samedi 21 octobre 2023

Ma tempête ★★★★☆ de Éric Pessan


« Toujours, David a trouvé étrange que les gens parlent d'être acteur de leur vie, il est acteur, un acteur joue les mots pensés par un autre, pourquoi ne dit-on pas que l'on devrait être auteur de nos vies ? » 

Regarder les vagues que la pluie dessine sur la vitre de la fenêtre du salon, ne pas se laisser impressionner par les éclairs, laisser passer la tempête extérieure comme intérieure, et lutter pour ne pas laisser ses rêves se rouiller. 
C'est un peu le programme de David,  un papa metteur en scène recemment congédié, et une lecture bien à propos, c'est jour de tempête par ici.
Une lecture originale que j'ai beaucoup appréciée, elle est un pamphlet, un essai, un roman... un peu tout cela à la fois. Elle est un bel hommage au monde du théâtre, elle est instructive, raconte Shakespeare et le théâtre 🎭  de son époque, que les femmes n'avaient pas le droit de fouler les scènes, les scènes qui s'improvisaient dans les rues, à ciel ouvert, et laissaient une large place à l'improvisation, des textes relus scrupuleusement pour satisfaire les seigneurs...
Des mots comme un écrin pour réfléchir sur l'art, sa place dans notre société, son utilité, pour rappeler que la culture n'est pas un simple bien consommable. 
Des mots qui évoquent aussi les luttes fratricides, le monde des intermittents du spectacle, les relations au sein du couple, la paternité, la famille, l'éducation.
« C'est de cela que David a besoin : des joies et des lumières solaires de sa fille. On insiste beaucoup sur le travail nécessaire pour bien élever un enfant, on dit peu l'inverse : tout ce que l'enfant offre en contrepartie à ses parents. La paternité, c'est donnant-donnant, protection, éducation et nourriture contre émerveillement, amour inconditionnel et supplément de vie. Une tendresse pour adoucir la rugosité du monde. »
J'ai aimé découvrir cette œuvre de Shakespeare que je connaissais pas, lire sur la création et l'écriture, lire ces pages empreintes de fureur, d'amour et de joie.
Une mise en scène subtile et intelligence. Cette journée de tempête, dans un appartement, donne lieu à de beaux moments complices entre un père et sa fille, la maman présente par la pensée, en filigrane. 

Un auteur dont je n'avais encore jamais foulé les pages. Je vais y remédier ;-)
« Les sentiments ne sont jamais abstraits. S'ils sont vrais, ils s'expriment par des actes. Les sentiments construisent. Celui qui aime sans réagir pourrait tout autant être déjà mort. Son amour n'est rien. »

« Nous sommes de l'étoffe 
Dont les rêves sont faits, et notre vie 
Infime est couronnée par un sommeil »
Shakespeare, La Tempête (traduction André Markowicz)  

« Si les enfants savaient combien de fois ils parlent dans le vide. C'est peut-être un point commun avec les comédiens, pense David en souriant à ses propres idioties. »

« C'est de cela que David a besoin : des joies et des lumières solaires de sa fille. On insiste beaucoup sur le travail nécessaire pour bien élever un enfant, on dit peu l'inverse : tout ce que l'enfant offre en contrepartie à ses parents. La paternité, c'est donnant-donnant, protection, éducation et nourriture contre émerveillement, amour inconditionnel et supplément de vie. Une tendresse pour adoucir la rugosité du monde. »

« Jusqu'à quel point deux personnes qui s'aiment peuvent étirer le silence sans que ce soit leur amour qui se déchire ? »

« Ce matin, Anne virevoltait entre cuisine et salle de bain, tout ce qui se déroule dans la vraie vie n'est pas superposable à une pièce de Shakespeare, impossible de passer la mère sous silence, elle est là, elle souffre elle aussi, David le sait, bien qu'il la perde un peu de vue dans l'inquiétude grandissante des journées. Elle virevolte beaucoup depuis quelques semaines, depuis qu'il est devenu évident que, dans leur couple, c'est elle qui est du parti du mouvement et David de celui de l'immobilité. Anne est professeure de français, un jour l'enfant comprendra ce que cela signifie d'enseigner du lundi au vendredi, et David, lui, est comédien, comédien à terre, comédien sans projet, sans planche de salut, sans espoir pour l'instant d'un jour remonter sur scène. Comédien au plus bas, lessivé, naufragé lui aussi. Comédien marqué par la faillite de ses espoirs, par l'abandon, la poisse. C'est Anne qui ramène mois après mois son salaire à la maison, c'est grâce à elle que tous trois vivent, cahin-caha, avec ce peu. »

« Dehors, à nouveau, un roulement dégringole du ciel pour venir s'écraser lourdement au sol. L'enfant sourit, tout les reconduit à la tempête, elle est l'événement qui permet aux histoires innombrables de naître. C'est peut-être ainsi que l'homme a commencé à inventer des fictions: trempé et apeuré, il contemplait une tempête, sursautait à la vue de l'éclair et tremblait au son du tonnerre, et il n'a pas voulu que sa peur n'ait ni cause ni conséquence, il n'a pas voulu que l'incroyable énergie des vents, de la foudre et de la pluie soit inutile, alors il a inventé une histoire pour mettre un peu d'ordre dans ce déchaînement aveugle et sourd. Il a lié les perles de la tempête le long d'un fil narratif pour en fabriquer un collier, une croyance, une œuvre d'art. »

« Depuis des mois, son langage se précise de plus en plus, elle a vite abandonné les glossolalies de la toute petite enfance pour se réjouir de la juste musique des mots. »

« L'apprentissage du langage passe par cette poésie directe, ces courts-circuits rapides, ces sauts vifs que certains poètes mettent quelquefois des années à reconquérir. »

« Prospéro est un artiste, il parle d'art pour dire magie, il tient son savoir des livres. Il a acquis des pouvoirs inestimables, c'était sur ce point que David voulait insister sur scène. Si le spectacle n'avait pas été annulé, il aurait accentué la nécessité de l'art. Il désirait glisser un doute dans la tête du spectateur: Prospéro est-il un magicien ou un artiste ? David avait envie d'introduire cette ambiguïté-là : la possibilité que rien de ce qui se joue sur scène ne soit vrai, la possibilité que toute l'histoire soit un conte écrit par Prospéro ou une toile peinte par lui, un oratorio qu'il a composé. Pas besoin qu'il provoque vraiment le naufrage d'un navire, l'énoncer suffit. La fiction peut venger du réel, c'est peut-être une consolation pathétique mais elle n'en est pas moins nécessaire. Pour monter cette pièce, David avait retraduit le texte, il s'était octroyé le rôle de Prospéro et devait signer la mise en scène, c'est dire si l'abandon de la production lui a causé trois fois plus de peine. Alors peu importe, laissons Ariel protester encore et encore, Prospéro ne le lâchera pas, comme l'écrivain ne renonce pas à poursuivre l'écriture de son roman. Brouiller les pistes est une liberté à conquérir ; David aimerait regarder la réalité tomber en poussières, s'effilocher jusqu'à n'être plus qu'un sable docile qui coulerait entre ses doigts, et jouir un instant de cette conquête parce qu'il sait pertinemment qu'il lui faudrait un jour ou l'autre rendre compte de cette victoire. Le réel résiste, donne des coups de griffe, refuse de se laisser encager dans la fiction. »

« Toujours, David a trouvé étrange que les gens parlent d'être acteur de leur vie, il est acteur, un acteur joue les mots pensés par un autre, pourquoi ne dit-on pas que l'on devrait être auteur de nos vies ? »

« Les pensées des enfants sont un grand mystère, on ne sait de quoi est tissée cette étoffe-là. Avec aplomb ou détachement, il arrive à la fillette de poser les questions essentielles : pourquoi papa et maman s'aiment ? Pourquoi papa est triste ? Toujours des pourquoi et jamais des comment bien plus faciles à expliquer. »

« Avec lenteur, David évoque les luttes fratricides. Shakespeare, dit-il, était le troisième enfant de huit. Les deux aînées, Joan et Margaret, des filles, sont mortes, l'une à la naissance, l'autre dans sa première année. C'est comme ça, ce qui nous apparaît intolérable de nos jours était la triste norme autrefois; dans cette seconde moitié du xvi° siècle, en Angleterre, 20 % des enfants ne survivaient pas au-delà de leur premier mois. 9 % mouraient à la naissance, a-t-il lu. Une autre de ses sœurs, la sixième enfant du couple, n'a pas survécu à sa huitième année. Toujours est-il que William a trois frères, Gilbert, Richard et Edmund, tous plus jeunes que lui. On ne sait trop quels rapports il a entretenus avec eux, mais si on lit son théâtre, on est frappé par d'étranges coïncidences : dans Le Roi Lear, Edmund complote pour usurper la place d'Edgar, son frère aîné, en le discréditant; Richard le bossu deviendra le roi Richard III en écrasant ses deux frères aînés, légitimes héritiers: Édouard et Clarence. Sans vouloir psychologiser à outrance le théâtre de Shakespeare, cela serait très étonnant que ce bon vieux Will n'ait pas réalisé qu'il baptisait deux de ses plus antipathiques personnages des prénoms de ses propres frères. Et Antonio a destitué son frère Prospero ; Claudius, l'oncle d'Hamlet, a assassiné son frère ; dans le Conte d'Hiver, Léonte, le roi de Sicile, soupçonne son frère de cœur, Polixène, d'être l'amant de son épouse. Selon l'historien et écrivain anglais Peter Ackroyd, grand spécialiste - entre autres-de Shakespeare, le passage de la Bible qui revient le plus souvent dans les textes du dramaturge, c'est le meurtre d'Abel par son cadet Caïn, cette scène serait racontée vingt-cinq fois par divers personnages des tragédies ou comédies de Shakespeare, alors rien de neuf sous le soleil. Nul ne sait ce qui pousse les frères à rivaliser. Peut-être certains parents donnent-ils l'illusion de n'avoir de l'amour à donner qu'à un nombre fini d'enfants. David se tait, contemple le gris cendré du ciel. Si un jour tu as des frères ou des sœurs, dit-il à l'enfant, j'espère de tout cœur que vous vous aimerez. »

« Tiens, prête-moi un bonhomme, je veux que tu entendes la tirade de Gonzalo, tu te souviens, c'est un courtisan qui se trouvait à bord du bateau, un homme simple et loyal, quelqu'un qui fera passer la morale avant le profit, un homme rare, donc. »

« Si l'on réfléchit trop aux hasards, on invente des miracles. »

« David se tait, il ne va pas fatiguer sa fille avec les crises, les grèves, l'augmentation nécessaire du nombre de cachets rémunérés, les contrôles, les attaques, les menaces. Depuis presque trente ans, ceux qui tiennent à tour de rôle les finances du pays ne veulent plus d'un tel statut. Après tout, ils considèrent que l'art est comme le reste, livré à la libre concurrence : soit on est rentable, soit on fait faillite et on disparaît. »

« Cette scène, de l'avis de David, est faite pour être en grande partie modifiée ou improvisée. À l'époque de Shakespeare, le respect du texte était une notion assez relative, il n'était pas rare qu'un comédien prenne le public à partie. En fonction de l'humeur et de l'ambiance, un comédien pouvait ajouter une danse, un numéro de clown, il quittait son rôle pour répondre aux miaulements ou glapissements des spectateurs. David essaie d'expliquer à quoi ressemblait une représentation de théâtre en cette fin du XVI ou au début du XVII siècle: on joue sur de vastes scènes, entre un numéro d'escrime et l'exhibition d'un ours, le théâtre est un drôle de cirque; ceux qui n'ont pas les moyens de se payer un banc restent debout, ça siffle et ça hurle, des marchands passent dans les rangs pour vendre des noix, des bières ou des pommes; dès qu'il se joue un duel ou une bataille, le public cherche à monter sur scène pour prêter main-forte à ses comédiens préférés; les monologues sont rendus inaudibles par les commentaires, les cris ou les applaudissements. Le théâtre est une fourmilière agitée, certains lieux de Londres peuvent accueillir trois mille spectateurs, des pickpockets et des prostituées se mêlent à la foule, les gens chiquent, boivent, mangent à qui mieux mieux, les représentations se déroulent dans une agitation et un vacarme assourdissants, alors il ne faut jamais lâcher les spectateurs : il faut les surprendre, les aiguillonner, accumuler les ruptures de registre; les historiens pensent que le texte était récité à toute vitesse. La rencontre de Caliban avec Trinculo et Stéphano sert à ce que les comédiens s'amusent pour éviter de perdre l'attention du public, Shakespeare offre une respiration: sur les planches, il place l'enfant d'une sorcière, un bouffon, un ivrogne, le texte est certainement un simple prétexte à la farce. Alors qu'il réfléchissait à la mise en scène de La Tempête, David avait prévu d'aller vers le grotesque et l'outrance, il demandait aux comédiens de péter et roter. L'enfant éclate de rire en écoutant les explications de son père, il s'emporte. Écoute-moi bien, dit-il, on a oublié la liberté première des textes, avant d'être un classique écrit par Shakespeare, cette pièce était un divertissement, nul ne se gênait pour ajouter ou couper des répliques, à commen- cer par Shakespeare lui-même qui a passé sa vie à réécrire et modifier ses propres manuscrits. Là, David voulait du gras, de l'absurde, du mime, du clown, de l'outrance, du burlesque, rien de sérieux, en fait il voulait du théâtre, de l'artificiel, que le spectateur se dise : tiens, je regarde une pièce de théâtre, comme si au milieu d'un roman, l'auteur se permettait de rappeler au lecteur qu'il lit des mots alignés. C'était son idée, tous avaient commencé à travailler en ce sens. »

« Là, par exemple, le roi aurait joué un esprit et Trinculo, le bouffon. Il suffit de maquillage et de changement de costume. Un même comédien aurait été le plus noble et l'un des moins nobles personnages. La lutte des classes en direct. Une autre chose était importante : du temps de Shakespeare, il était impensable qu'une femme monte sur scène, tous les rôles étaient tenus par des hommes, aussi Stéphano l'ivrogne et Miranda auraient été joués par le même comédien. Faire aujourd'hui ce qui était obligatoire il y a quatre cents ans, c'est ajouter de la confusion sur les genres, David aimait beaucoup cette idée. À la fin du XVIe siècle, en Angleterre, il était interdit à une femme d'être comédienne. Il a fait quelques recherches là-dessus, on parle d'une certaine Isabella Andreini, italienne, contemporaine de Shakespeare, interprétant le rôle de l'amoureuse dans la commedia dell'arte, mais si elle a joué en Italie ou en France, l'Angleterre élisabéthaine n'était pas prête à accueillir une telle modernité. À Londres, il faudra attendre plus de cinquante ans, à l'hiver 1660, pour qu'une femme joue le rôle d'une femme, Desdemona dans Othello. Un prologue joué sur scène prévenait le public de la présence d'une véritable actrice, loin d'être ce que l'on peut appeler une prostituée. Le roi Charles II est grand amateur de théâtre, il va décréter en 1662 que tous les rôles féminins pourront être interprétés par des femmes. »

« La mère de David, celle que Miranda ne connaît presque pas, lui a expliqué au téléphone qu'il n'avait qu'à faire des choses qui plaisent aux gens; les parents de David se piquent de culture. Lorsqu'ils étaient plus jeunes, de curieux sursauts hygiénistes les décidaient à se rendre au concert, à l'opéra ou au théâtre ; ils allaient une à deux fois par an au spectacle, certains que cela ne peut pas faire de mal et convaincus que cela ne changera rien à leur vie. Tu vois, réfléchit David, je crois qu'il faudrait toujours aller voir un spectacle en pensant l'inverse, en se disant que peut-être ce à quoi l'on assistera pourrait bouleverser de fond en comble notre existence. »

« Enfant, David les a accompagnés une poignée de fois, il n'en garde pas d'autre souvenir que Ils allaient écouter les chanteurs de la télévision ou regarder une comédie bourgeoise jouée dans des décors hyperréalistes et empesés. En leur compagnie, il a vu La Flûte enchantée, l'opéra présenté à tort comme idéal pour les enfants. Heureusement, l'école a ouvert l'horizon bouché par les pesanteurs de sa famille. David a découvert le théâtre lors d'un atelier mené en seconde par une professeure de français, Ionesco et Beckett, de quoi dynamiter le mur du conformisme bourgeois. Au collège, Molière l'avait ennuyé parce qu'il était enseigné comme un texte mort écrit dans une langue morte, et non comme une parole à incarner, un mouvement chorégraphié par des répliques.
Deux types attendent un troisième qui jamais ne viendra, les hommes se transforment en rhinocéros. Les mots imprimés sur du papier étaient des animaux guettant l'ouverture d'une cage. Il fallait dire, crier, chuchoter, chanter, bouger. Il fallait vivre. La littérature n'était plus un cadavre à autopsier encore et encore, mais bien une défroque à endosser, un cœur vif, battant, intense. Cette année de seconde a été décisive. L'élève en tout point médiocre qu'il était avait trouvé une place où exceller. Et une direction vers laquelle s'orienter.
Le théâtre a changé sa vie. »

« Dans sa famille, on est de droite ou de ce centre économique libéral qui refuse de s'avouer de droite, c'est-à-dire que l'on ne s'attaquera pas frontalement à la culture, on n'est pas fasciste tout de même, on respecte le cinéma et le théâtre, la danse et la peinture, l'opéra et la poésie, la littérature et la musique à condition que les artistes demeurent à leur juste place et que les impôts ne servent pas à financer un art hors-sol, non rentable, non apte à susciter des recettes. L'exception culturelle est - dans la bouche du frère et des parents de David - une aberration inventée par celles et ceux qui n'ont pas assez de talent pour gagner leur vie.
Le pire, c'est que cette idéologie galope, on la retrouve partout, un soir à l'apéritif, un collègue d'Anne, professeur de français, a demandé à David s'il avait fait une étude de marché avant de se lancer dans la production de La Tempête. Au début, David a cru à une plaisanterie, mais non, l'enseignant parlait sérieusement. Le conditionnement marketing contamine tous les secteurs du monde. Pour beaucoup, si un spectacle fait venir mille spectateurs et un autre vingt mille, il est une évidence que celui qui aura fait le plus d'entrées payantes sera le meilleur. Il est de plus en plus difficile de faire entendre qu'il existe des critères qui ne sont pas économiques. »

« Il faut s'appuyer sur la parole, avait-il dit, C'est comme un travail choral. On reprend la parole de l'autre pour l'amener un peu plus loin. C'est un crescendo. Le plus important, c'est la circulation : comment la parole circule. Il ne faut pas jouer le sens, sinon on explique mais on ne joue pas. C'est la voix qui rend les choses vitales. Le mot doit construire un espace. Il doit pouvoir s'épaissir. »

« On recommence, disait-il, mais sans l'intelligence de la logique. C'est trop réfléchi, oubliez que vous jouez Shakespeare, oubliez le classique, le poids, la tradition, les mots sont comme de petits véhicules, la phrase dessine le mouvement. Un monologue, ça tient à partir du moment où on a l'impression que chaque phrase est une fin. Si tu laisses penser qu'il te reste dix lignes de texte, ça ne marchera pas. »

« [...] la peur est partout, on voit des yeux qui roulent et des morves qui coulent, les voitures ripent dans les flots boueux, s'emboîtent les unes aux autres, leurs carrosseries s'ouvrent et les débris des moteurs mitraillent les rues en ricochant sur l'asphalte. Des blocs arrachés d'on ne sait où se donnent l'apparence de géants marchant dans les rues, le ciel s'est déchiré, la nuit s'accouple au jour, la rage de l'ouragan ne fait que croître et des vagues emportent des auto- bus, les vents épluchent la ville de toutes ses couches superficielles, bientôt il ne restera que l'os de la désolation. L'orage vomit l'eau du ciel en y mettant un acharnement millénariste, un dieu aurait maudit la ville que l'ouragan ne pour- rait être plus violent; les tuyaux de gaz cèdent et projettent de longs arcs de feu qui roulent sur les avenues; les vents attrapent par poignées tout ce qui traîne encore au sol pour en bombarder les trottoirs, il pleut des vélos, il pleut des ferrailles, il pleut des présentoirs et des affiches, il pleut de la terre et des fleurs, des automobiles et des kiosques, des tuiles et des gouttières, des stores et des parasols, des chaises de café et des étals de marché [...]. Le bord des quais n'est plus discernable du cours des eaux, tout tourbil- lonne et s'épuise, se creuse et se répand, coule et s'écrase. La ville est une masse de papier mâché, elle s'enroule comme si une main titanesque avait retiré le bouchon d'une bonde, les immeubles ivres titubent, des cavernes s'ouvrent sous les pas, des geysers de feu répondent aux colonnes d'eaux boueuses, ici quelqu'un klaxonne et le son de cette détresse rassurerait presque les oreilles, ce son ridicule dans le grand vacarme de la fin du monde est d'une réconfortante familiarité, puis le klaxon se tait, la voiture file dans le ciel, météore qui ira s'écraser hors de vue [...]. »

« [...] il préfère agir sans éclat, en coupant en douce les subventions des compagnies de théâtre, par exemple, en évoquant la nécessité de faire des économies, en parlant de crise, de pragmatisme obligatoire, d'impossibilité d'étirer les budgets, il se garde bien d'exprimer son mépris du monde de l'art, de la culture, si un journaliste se trouve dans les parages. Son mépris, sa morgue, sa suffisance, il les réserve à la sphère familiale. »

« Pas de raison de soutenir une compagnie ou un artiste non reconnu par le public. L'art est nécessaire à partir du moment où il est populaire, facile, consensuel, distrayant. David écoutait, il sentait monter la colère mais il se taisait pour ne pas gâcher la fête. Il se connaît, il  n'a pas la patience des arguments : face à la bêtise, il explose. Et son frère continuait, satisfait de son ronron, allant chercher dans le porte-revues des parents le programme d'un théâtre et s'indignant de ce qu'il ne reconnaisse aucun nom. Si on veut faire venir le public dans les théâtres, il faut l'attirer en programmant des célébrités. C'était son credo. Il confondait culture et amusement, comme beaucoup. Les politiques culturelles soumises à l'applaudimètre, rien sur l'éducation artistique, on donne aux gens ce qu'ils veulent, on ne cherche pas à enseigner, à développer la curiosité, à attirer les publics, à permettre l'expression d'une diversité, à soutenir la culture; on reste dans le petit monde à paillettes du consensuel. La culture pensée comme un divertissement sans importance et jamais comme une émancipation, comme une émotion, et surtout pas comme un effort. »

« L'acte V commence devant la cellule de Prospéro. De nombreux critiques ont vu en lui une sorte de double de Shakespeare. David n'est pas vraiment en accord avec cette vision un peu réductrice des choses. Il ne pense pas que cela soit si simple. Shakespeare a dû mettre du sien dans tous les personnages de ses pièces, il est autant Othello, Juliette, Shylock, Horatio que Desdémone. Ce qui diffère chez Prospéro, c'est qu'il n'a qu'un pouvoir : celui de ses livres. Il est l'écrivain universel. Sans ses livres, il perd son art. Sans son art, il ne contrôle plus les esprits et l'étoffe dont sont faits les rêves se déchire.
Il n'est pas certain qu'il faille tout le temps chercher les clés d'une œuvre dans la biographie de son auteur, c'est le travers dans lequel tombent la plus grande partie des biographes de Shakespeare, ils cherchent à justifier la moindre réplique ou le moindre sonnet par des expériences tirées de son existence. Ce serait sous-estimer l'invention. Au fil des siècles, il a été raconté beaucoup de bêtises sur Shakespeare, sans doute parce qu'au XVIe siècle, les sources historiques sont rares, ensuite certainement parce que sa réussite et la place qu'il occupe dans le paysage littéraire anglais ont suscité des jalousies, des envies, des colères et des rivalités. On a tout fait pour le discréditer ou pour augmenter ses mérites selon qu'on le considérait comme un imposteur ou comme un génie. Nul doute qu'avant tout Shakespeare était un homme, il a fait ce qu'il a pu, et c'est déjà pas mal.
Ses détracteurs se moquaient de son ignorance du latin et du grec, ne lui pardonnaient pas de ne pas être passé par l'université, l'accusaient de plagier ses idées. Ses partisans lui donnaient des origines très populaires, faisant de son père un boucher, l'imaginant gravir un à un les échelons de la réussite sociale. En vérité, il semble que les parents de Shakespeare aient été de riches bour- geois, il est né à Startford-upon-Avon, à 150 km au nord-ouest de Londres, juste en dessous de Birmingham, en avril 1564. Gantier, négociant, usurier, habile spéculateur foncier, son père John a été conseiller municipal puis maire de Stratford. Sa mère, Mary, fille de fermiers aisés, est une riche héritière. L'enfance de Shakespeare est préservée, même s'il semble que ses parents aient régulièrement des problèmes liés à leur foi catholique alors qu'en Angleterre, il vaut mieux s'afficher anglican, en scission avec la papauté. Mais peu importe, David voudrait juste que sa fille se figure qui était l'auteur de La Tempête, quelqu'un né hors de la noblesse, mais quelqu'un sans réels soucis économiques. D'ailleurs, Shakespeare ne sera pas que comédien, poète et auteur de théâtre, il sera aussi toute sa vie un homme d'affaires avisé. Il va à l'école qu'il quitte rapidement, à l'âge de treize ans, sans doute pour travailler auprès de son père. À dix-huit ans, il épouse Anne Hathaway, vingt-six ans, enceinte de lui, ils auront une première fille, Susanna, puis des jumeaux, Hamnet et Judith, deux ans plus tard, et Shakespeare filera à Londres, n'abandonnant pas juridiquement sa famille - il semblerait qu'il ait envoyé de l'argent à son épouse - mais vivant dorénavant en célibataire. Depuis quatre siècles, les spécialistes se disputent pour savoir si, oui ou non, Shakespeare aimait sa femme. Le peu qu'il lui lègue à sa mort, le fait qu'il n'ait pas vécu avec elle et qu'elle n'ait jamais porté d'autres enfants de lui malgré ses visites régulières semble plaider pour le non. Exégètes et linguistes s'entredéchirent pour déterminer si, dans l'un de ses sonnets, il fait allusion à son épouse en écrivant Hate Away, loin de la haine, qui se prononçait Hathaway à la fin du xvIe siècle. Les histoires d'amour des adultes sont d'une terrible confusion. Passons, vite. À Londres, Shakespeare sera apprenti comédien, puis comédien, puis auteur, puis il atteindra la célébrité en devenant poète, mais s'en retournera toujours au théâtre. À cette époque, les auteurs se piquaient sans cesse des sujets, des phrases, des vers, ils allaient puiser leur inspiration dans l'histoire ou chez les Antiques. On a beaucoup accusé Shakespeare d'avoir pillé Ovide, d'avoir picoré dans les textes de l'autre grand auteur dramatique anglais, Christopher Marlowe, son strict contem- porain (ils sont nés la même année, le même mois) qui a été célèbre avant Shakespeare et dont on ne sait trop s'ils ont été rivaux, amis ou simples collègues. Toujours est-il que Marlowe, lui, avait étudié à l'université et que l'on a prétendu qu'il était le véritable auteur des textes de Shakespeare. N'oublions pas que celui qui veut inventer doit apprendre à imiter.

On a nié à Shakespeare la paternité de ses œuvres, c'est une pensée très anachronique, on est troublé que l'écrivain le plus célèbre d'Angleterre ait été comédien, comme si les acteurs n'étaient que de stupides récitants. S'il n'avait pas écrit ses pièces, Shakespeare n'aurait pas fait fortune, il n'aurait pas acheté des terres et des maisons tout au long de sa vie. Au fil des siècles, la société a placé très haut les auteurs et s'est toujours méfiée des comédiens. Molière a subi les mêmes procès que Shakespeare. Au XIXe comme au début du XXe siècle, des intellectuels ont affirmé que ce bon vieux William n'avait pas existé. De simples recherches dans les archives ont démontré ensuite qu'un homme de ce nom était né, avait vécu, était mort, et que cet homme-là avait tout au long de sa vie écrit et joué du théâtre. S'il n'avait pas été comédien, nul doute que son œuvre n'aurait pas été aussi aboutie. Sa connaissance précise de la scène et des réactions du public lui a permis de composer ses comédies et ses tragédies. Il savait quand les gens riaient, comment ils écoutaient, pourquoi leur attention se perdait, de quelle manière les distraire, les émouvoir, les bousculer, les faire rire, les provoquer, les saisir, les attirer dans la nasse de son art. Il connaissait intimement le travail de la scène, il partageait les planches avec les comédiens de sa troupe, il pouvait à merveille inventer un Richard III, un Roméo, une Juliette, un Falstaff ou un Hamlet puisqu'il avait déjà en tête le corps, la voix, les gestes et les manies de ceux qui interpréteraient ces rôles.
Toujours, les comédiens ont été sous-estimés, faut-il voir dans leur capacité à se transformer en glissant d'un rôle à l'autre la cause de cette méfiance ? À force de les observer changer de peau, le public s'est demandé qui ils étaient réellement. Celui qui se dissimule sous le masque, le costume, son si bel uniforme ou sous le maquillage fait peur. On a beau le scruter, on ne connaît pas son vrai visage. Tandis que les auteurs rassurent : le public a la troublante impression d'une familiarité, les gens croient percer les pensées d'un écrivain en lisant ou en écoutant les mots nés de lui. Il est pourtant aussi simple d'écrire, de dire ou de jouer un mensonge.
Au fil des siècles, Shakespeare est devenu l'un des auteurs les plus célèbres de l'histoire de l'humanité. Hier, en prenant le bus, David a noté cet affichage de la compagnie de transport: to bip or not to bip, un slogan contre la fraude incitant à valider sa carte d'abonnement. Il s'est demandé combien d'usagers pensaient à ce vieux Will en lisant cette phrase.

Shakespeare était auteur et comédien, il a écrit parfois trop vite, il a copié, il a sacrifié l'exigence à l'urgence, il a souvent écrit en collaboration, il a sans cesse remodelé ses textes en fonction d'impératifs politiques ou économiques, il a été génial et humain, pragmatique et inspiré, vulgaire et lyrique, épique et intimiste, drôle et tragique, il a été multiple comme n'importe qui peut l'être, et il a rondement su mener sa carrière. Son œuvre est restée parce qu'il a tout mis en œuvre pour qu'elle reste. C'est la grande différence avec son pauvre contemporain Cervantes qui n'a su qu'accumuler les faillites sans jamais bénéficier des fruits du Quichotte, le premier best-seller mondial.
Shakespeare a été Shakespeare, un homme qui a fait passer sa carrière et son désir de gloire avant sa famille, qui a jalousement préservé sa vie privée pour mieux exhiber sa vie publique. Il a suivi les modes pour mieux les devancer. Shakespeare est un puzzle vieux de plus de quatre cents ans dont de nombreuses pièces ont été égarées. Il faut prendre garde à ne pas demander aux auteurs classiques une cohérence que nous sommes incapables d'exiger de nos propres vies. »

« Lentement, les noeuds se défont, c'est une chose souvent revenue dans le théâtre élisabéthain : tout ce qui a été tricoté sous les yeux des spectateurs se détricote, et - comme par magie - les fils ont changé de couleur. Prospéro est enveloppé de sa robe de magicien comme David de cette nappe, Ariel va chercher le roi et sa suite, toute la pelote est là, sur scène, hébétée, chancelante, le roi, les nobles et le frère félon de Prospéro font cercle, les enchantements tombent un à un, les yeux s'ouvrent sur la réalité : c'est-à-dire sur la fiction, parce que le naufrage était une fiction et que, depuis qu'ils sont sur cette île, les passa- gers jouent à leur insu une pièce de théâtre. De la musique éclate, David pose une enceinte au sol, tout contre l'enfant qui roule sur la couette, il lance l'opéra que Purcell a composé en s'inspirant de la pièce. À ce moment, sur scène, se tiennent des comédiens interprétant des personnages ensorce- lés devenus naufragés pour que se révèlent leurs vrais visages. Gonzalo est droit et fidèle. Alonzo, le roi, est dévasté de chagrin - il croit toujours que son fils, le nounours Ferdinand, s'est noyé - mais il demeure bon et juste malgré son chagrin. Sébastien, le frère du roi, révèle sa véritable nature de comploteur. Antonio est maintenant aux yeux de tous le voleur du duché de son frère. Il faut le pouvoir du théâtre pour que la vérité éclate. De l'artifice, des mensonges, des décors actionnés par des cordages et des poulies, des costumes, des artefacts. Le théâtre est un mensonge qui chemine vers la vérité. Pour connaître quelqu'un, il vaut mieux lui demander de révéler l'ensemble de ses masques plutôt que de le mettre à nu. »

« La fin est un monologue. Les fins sont souvent des monologues. Même quand plusieurs personnes se parlent, le signe de la fin est qu'elles ne s'écoutent plus, elles croisent des monologues. Dialoguer est un art difficile. Dialoguer réellement, c'est-à-dire accueillir la parole de l'autre en acceptant la possibilité qu'elle nous bouleverse, ou qu'elle modifie notre propre parole, ne se produit presque jamais dans une vie. »

« Il est harassé par avance à l'idée de défendre l'importance de la culture pour l'émancipation des individus. Son frère monologue impératifs de croissance, productivité, compétitivité, ajustement de l'offre à la demande. Ce serait ça, dans le fond, être de gauche ou de droite ? Opposer la nécessité d'éduquer à celle d'ajuster l'offre ? »

« Les sentiments ne sont jamais abstraits. S'ils sont vrais, ils s'expriment par des actes. Les sentiments construisent. Celui qui aime sans réagir pourrait tout autant être déjà mort. Son amour n'est rien. »

Quatrième de couverture

DAVID EST METTEUR EN SCÈNE DE THÉÂTRE. IL APPREND UN MATIN QUE SA FUTURE MISE EN SCÈNE DE LA TEMPÊTE DE SHAKESPEARE NE SE FERA PAS. CE REVERS, LE DERNIER D'UNE LONGUE SÉRIE, LE PLONGE DANS UNE PROFONDE CRISE EXISTENTIELLE. SEUL ESPOIR À L'HORIZON : IL DOIT GARDER SA FILLE CAR LA CRÈCHE EST EN GRÈVE. DAVID VA LUI JOUER SA MISE EN SCÈNE DE LA TEMPÊTE.

À QUOI SERVENT LES ARTISTES? À QUOI SERT L'ART ? À QUOI SERVENT CEUX QUI NE FONT PAS DES MÉTIERS SÉRIEUX ? QUE LAISSENT-ILS À LEURS ENFANTS, À NOUS, AUX AUTRES, AU MONDE, SINON LE PLUS PRÉCIEUX DES CADEAUX : L'ÉTOFFE DES RÊVES ?

ÉRIC PESSAN EST NÉ EN 1970. IL EST AUTEUR DE ROMANS, DE FICTIONS RADIOPHONIQUES, DE TEXTES DE THÉÂTRE, AINSI QUE DE TEXTES EN COMPAGNIE DE PLASTICIENS.

SELON LA LÉGENDE, VULCAIN A FORGE LE BOUCLIER DE MARS, LE TRIDENT DE NEPTUNE, LE CHAR D'APOLLON, DANS L'ASSEMBLÉE DES DIEUX, IL N'EST CERTES NI LE PLUS FORT, NI LE PLUS BEAU; MAIS PARCE QU'IL A DONNÉ AUX AUTRES LE MOYEN DE LEUR PUISSANCE, IL EST LE PLUS NÉCESSAIRE.

LES ÉDITIONS AUX FORGES DE VULCAIN FORGENT PATIEMMENT LES OUTILS DE DEMAIN. ELLES PRODUISENT DES TEXTES. ELLES NE CROIENT PAS AU GÉNIE, ELLES CROIENT AU TRAVAIL. ELLES NE CROIENT PAS À LA SOLITUDE DE L'ARTISTE, MAIS À LA BIENVEILLANCE MUTUELLE DES ARTISANS. ELLES ESPÈRENT PLAIRE ET INSTRUIRE. ELLES SOUHAITENT CHANGER LA FIGURE DU MONDE.

Éditions Aux forges de vulcain, août 2023
134 pages

mercredi 18 octobre 2023

Ce que je sais de toi ★★★★★♥ d'Éric Chacour

Quel livre sublime ! 
Je comprends l'engouement, l'enthousiasme que ce premier roman a suscité. 
Une lecture coup de cœur, une pépite empreinte de grâce, de pudeur, de délicatesse. Une écriture subtile, belle, travaillée, fluide, touchante pour une histoire bouleversante et profondément humaine. Une construction si originale. Du velours. 
Un retour tout en superlatif parce que ce livre le vaut amplement. 
Je ne vous en dirai pas plus, d'aucuns l'ont fait si bien avant moi. Simplement, si ce n'est pas déjà fait, ouvrez ce livre, envolez-vous pour Le Caire et laissez-vous conter l'histoire de Tarek, Ali, Rafik, Nesrine, Mémie, Fatheya, Mira. Laissez-vous émouvoir. Savourez le phrasé. 
« Le jour, ses mains en prolongement des tiennes sur le corps des patients. La nuit, son corps en prolongement du tien sous tes mains impatientes. »
Bravo Éric Chacour. 
Je m'en vais écouter le replay de la soirée "fan club" d'hier soir que m'a gentiment transmis Florence. 
« On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. »

« Tu avais l'âge de n'avoir pour projets que ceux que l'on formait pour toi; n'était-ce réellement qu'une question d'âge ? »

« Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l'on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard. À ce stade, seuls défilaient des instants dont tu ne conserverais pratiquement rien. On ne retient pas le nom de ceux qui se sont usé le dos à vous porter sur leurs épaules, pas plus qu'on ne remarque les heures passées à préparer votre plat préféré. On conserve, en revanche, l'insignifiance: tu avais ri de Nesrine parce qu'elle n'arrivait pas à prononcer correctement pyramide en arabe, vous aviez mangé sur une plage des frescas et la mélasse avait taché vos maillots, tu dessinais avec ton doigt sur les fenêtres couvertes de buée quand Fatheya, votre domestique, cuisinait... »

« Ce langage semblait appartenir au monde des adultes, un continent lointain qu'il te restait à découvrir. Tu ignorais si l'on y échouait un jour, sans s'en apercevoir, pour trop avoir laissé l'enfance dériver, ou s'il s'agissait de terres qui se conquièrent dans la souffrance. Se pouvait-il qu'elles te restent à jamais étrangères ? Rirais-tu un jour comme eux ?  »

« La vie commencerait plus tard. Pour l'heure, ce n'était pas la vie. C'était une attente, un répit peut-être, l'enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? Ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n'hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un Président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu'ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d'Assouan ou des nationalisations. Tu finissais par croire que c'était cela, l'âge adulte: la disparition de toute forme de doute. »

« Un jour, il t'apparaîtrait pourtant avec évidence qu'il n'existe que très peu d'adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations. On s'étonne encore de déceler une réaction puérile chez un de nos semblables, mais c'est une grossière erreur : il n'y a pas d'adultes au comportement d'enfant, il n'y a que des enfants qui ont atteint l'âge où le doute est honteux. Des enfants qui finissent par se conformer à ce que l'on attend d'eux : qui renoncent à la moindre remise en question, affirment sans plus trembler, méprisent la différence. Des enfants aux voix rauques, aux cheveux blancs, à l'alcool facile. Bien des années plus tard, tu finiras par comprendre qu'il faut les fuir quoi qu'il en coûte. Mais en ce temps-là, ils te fascinaient. »

« Tu évoluais dans ce monde bourgeois et occidentalisé, sorte de bulle allogène de plus en plus anachronique. Elle était l'héritage d'une Égypte cosmopolite et tournée vers l'avenir où les différentes populations d'ascendances lointaines se fréquentaient. Les Levantins se reconnaissaient dans l'éducation européenne des Grecs, des Italiens ou des Français. Ils savaient, comme les Arméniens, le goût ferreux du sang qui précède un exil. Ces choses-là rapprochent. La famille de ton père était de celles qui avaient fui les massacres de Damas, en 1860. Il n'en conservait que son prénom, hommage au quartier chrétien de la porte Saint-Thomas où ses ancêtres avaient vécu, et quelques bijoux, rescapés de la joaillerie qu'ils y tenaient, dont cette montre de gousset qui ne le quittait jamais. Dans l'espoir, sans doute, que vous les transmettiez un jour à vos enfants, il vous racontait, à ta sœur et toi, des histoires d'un autre temps. Elles parlaient de ceux qui vous avaient précédés, arrivés par vagues successives et contribuant à la renaissance intellectuelle du pays qui les accueillait, mais aussi de la domination britannique dont ils s'accommodaient bien et des fonctions prestigieuses qu'ils occupaient dans l'administration, le commerce, l'industrie ou la culture. De ses mots transparaissait une fierté mêlée de reconnaissance envers ce peuple qui leur avait ouvert les bras. »

« Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut de plus divertissant. »

« De même que les zabbalines du Moqattam dédiaient leur existence à redonner vie aux objets qui finissaient entre leurs mains, tu t'appliquais à soigner ces corps malmenés, ces membres disloqués, ces plaies purulentes dont personne ne distinguait plus l'odeur tant ce bidonville concentrait à lui seul les exhalaisons les plus fétides. Si elles t'avaient pris à la gorge lors de tes premières permanences, tu n'en étais désormais plus incommodé. Elles étaient le versant olfactif de ce lieu auquel tu t'étais attaché. Tu avais cessé le compte des côtes cassées, des infections non traitées et des souffles courts. Tu décou- vrais les limites de ton métier lorsque ces femmes au visage contusionné te racontaient avoir trébuché en descendant les marches de leur maison. Tu tâchais d'écouter, chez chacune, les paroles qu'elle prononçait autant que celles qu'elle taisait. Tu la raccompagnais ensuite, impuissant, vers le seuil de ton cabinet où son mari l'attendait. Un mari dont tu reverrais, à l'heure de t'endormir, les mains aux allures d'escalier. »

« Le savoir découplé de la pratique lui avait toujours semblé au mieux vain, sinon suspect. Au-delà du domaine médical, ton père nourrissait une distance prudente avec toute forme d'intellectualisme. S'il lui avait été donné de vivre jusque-là, les derniers mois de la présidence de Sadate, où nombre de tes professeurs d'université et de ses patients les plus engagés se faisaient emprisonner, lui auraient incontestablement donné raison. Il s'était toujours gardé d'émettre le moindre jugement moral ou politique, affirmant se limiter à sa fonction dans la société : soigner les corps. Tu n'avais jamais su s'il s'agissait là d'une manière d'éviter les sujets polémiques dans une Égypte où une opinion pouvait coûter la vie ou, tout simplement, d'un manque d'intérêt sincère de sa part. »

« Il ne laissait transparaître aucune émotion mais, derrière chaque déglutition, tu croyais déceler sa gorge serrée par Ou bien par la tristesse. le sable. Le Caire laissait entendre au loin son vacarme impénitent. Ici le silence, là-bas le bruit. Là-bas la vie, ici l'après. Face à l'affairement de millions d'individus, que pèse le recueillement de vingt personnes ? Vingt, peut-être quinze. »

« Un système simple et ordonné peut se révéler parfaitement imprédictible. Simple au sens où peu de variables le régissent. Ordonné puisque soumis à des actions strictement connues et exemptes de hasard. Pour autant, impossible à prévoir. En physique, ce paradoxe se nomme « chaos déterministe ».
Ta vie était constituée de cercles concentriques qui avaient pour noms la maison, la communauté et le pays. Simple. La maison attendait de toi que tu diriges ta famille et en assures la perpétuation. La communauté te concédait le statut de ton père contre l'illusion qu'elle avait encore un avenir. Le pays, dans son obsessionnelle quête de stabilité, demandait à chacun d'exalter morale et tradition. Ordonné. Et de là, pourtant, le chaos. »

« Tu repensais aux choix par lesquels tu t'étais construit et une pensée obsédante s'insinuait en toi : celle d'avoir été méthodiquement dépossédé de chacun d'eux. Par tes parents, par conditionnement social, par des raisonnements préétablis, par sens du devoir, par atavisme, par habitude, par lâcheté, comme s'il y avait toujours eu une bonne raison de ne pas trancher. Se pouvait-il qu'inconsciemment tu aies cru te soulager du poids de chaque décision en l'esquivant ? Et pour quel résultat? Conservais-tu ne serait-ce qu'un souffle de cette infinie légèreté qui semblait gonfler les poumons d'Ali chaque fois qu'il respirait? »

« Il est toujours commode de laver son âme au vice des autres. »

« Le jour, ses mains en prolongement des tiennes sur le corps des patients. La nuit, son corps en prolongement du tien sous tes mains impatientes. »

« Chaque homme porte en lui les germes de sa propre destruction. »

« La rumeur. Celle qui se propage, invisible comme le vent dans les palmiers. Celle qui souille ce qu'elle ne comprend pas. Les vitres de ton cabinet avaient été brisées de l'extérieur. Celle qui condamne ce qui lui est inconnu. Tu crus d'abord à un vol avec effraction, mais aucun objet de valeur n'avait été dérobé. On avait éventré tes meubles, renversé tes armoires, éparpillé tes dossiers. Celle qui exclut ce qui lui est étranger. La volonté de détruire ne faisait aucun doute. Combien étaient-ils pour faire cela ? Cinq ? Vingt ? Et qui ? Celle qui se déforme, de l'oreille à la bouche. Il y avait une odeur d'essence, comme si l'on avait projeté de tout incendier. Pourquoi s'être arrêté avant? Par manque de temps ? Pour que l'effet n'en soit que plus spectaculaire ? Parce que l'on aurait préféré que tu t'y trouves ? Celle qui tord la bouche qui la relaie d'une indignation feinte, d'un sourire entendu. Tu pensas aussitôt à Mira. Où était-elle à cet instant précis ? Et ta mère ? Et Nesrine ? S'en seraient-ils pris à des femmes? Celle qui se vautre dans ses certitudes. Et Ali ? Celle dissimule sa laideur sous les masques qui de la bienséance, de la tradition, de la morale, des principes. Un frisson de rage te parcourut à cet instant. »

« Ses silences étaient une toile tendue sur laquelle le passé projetait ses images. »

« Le cumin, la poussière (déjà), la coriandre, la benzine, les ânes, leurs déjections, le sable, la poussière (encore), la sueur, la cardamome, les gaz de combustion, les oignons frits, les ordures brûlées, les fèves chaudes, le jasmin, la poussière (obstinément), l'asphalte redevenu visqueux sous le règne sans partage du soleil. Le Caire était une entêtante présence olfactive qu'une infinité d'éléments composaient. On ne se rend compte de ces choses-là qu'au moment de les retrouver. Avant, elles ne sont pas; leur abstraction est semblable à celle des battements du cœur. Elles sont vitales mais invisibles. Elles n'existent qu'à partir du moment où l'on a vécu sans. Elles reviennent alors avec une violente évidence, aussi envahissantes que leur présence était jadis anodine. À ce moment précis, elles étaient pour toi Le Caire. »

« Le même prénom et le même nom, mais personne autour de toi pour les prononcer sans les écorcher. C'est aussi cela, l'exil. Le même prénom et le même nom, c'est à peu près tour ce que tu avais en commun avec l'homme que tu étais. Cela faisait quinze ans que tu n'avais pas foulé le sol empoussiéré de ton pays. Quinze années passées à oublier méthodiquement la pulpe blanche des melons d'Ismaïlia, le stationnement du Palace où défilaient les images des films américains projetés sur l'écran lointain, les cassettes de Fairouz et de Piaf que ta mère faisait jouer pendant les repas, les calèches longeant la corniche d'Alexandrie, le goût des premiers oursins de l'année sur la plage d'Agami.... »

« Tu déverrouillas la porte d'entrée, le geste hésitant et le manteau d'un touriste qui prend le mois de mars au Caire pour plus frais qu'il ne l'est. J'aurais aimé pouvoir interpréter l'expression de ton visage avec certitude. Pouvoir doser avec justesse ce qu'il y avait de fatigue, de nostalgie, de tristesse, d'empressement, de renoncement ou d'indifférence dans chacun de tes gestes. Sans m'en laisser le temps, tu te transformas en ombre suivant maladroitement celle du portier avant de disparaître dans la bâtisse aux murs noircis par le temps. »

« Ce que je sais de toi sentait l'ail et l'anis. »

« Celui qui étale sa misère n'inspirera jamais le désir ni la crainte. »

« Les songes ne servent qu'à ça : ranimer les absents. »

« Les souvenirs n'ont de valeur que pour ceux qui les peuplent. Une fois ces derniers disparus, ils deviennent une devise qui n'a plus cours, une monnaie de singe dont il faut se méfier. »

« La somme de mes déductions avait fini par raconter une histoire: la tienne. Ou, pour être exact, mon histoire de toi. Elle s'était transformée en une vérité à la fois splendide et fragile, une statue immense aux pieds de fer et d'argile comme je n'aurais pas cru qu'il s'en trouve ailleurs que dans les pages aux tranches dorées du missel de Mémie. »

« Je cesse à présent d'écrire ta vie, parce que les mots ne peuvent pas tout. Ils ne peuvent pas ramener de la mort ceux qui nous ont quittés, ils ne peuvent pas guérir les malades ou résoudre les injustices, tout comme il est absurde de prétendre qu'ils déclarent des guerres ou y mettent fin. Dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont au mieux qu'un symptôme, au pire un prétexte. Je cesse d'écrire ta vie parce qu'elle ne m'appartient pas, parce qu'elle ne résulte que d'un alliage improbable entre ta malchance et tes mauvaises décisions, parce que le dernier des malheureux n'en voudrait pas, parce qu'on ne peut pas combler une absence par des phrases. Je cesse d'écrire ta vie parce qu'elle a été malmenée par trop de mensonges pour que j'y ajoute, même de bonne foi, les miens. Je cesse d'écrire ta vie parce que j'ai besoin que tu me la racontes, parce que je n'en veux plus aucune autre version. »

« Un ersatz de sapin ouvre péniblement ses bras synthétiques alourdis de boules achetées au Dollarama. Soignants et malades le contournent comme un obstacle auquel on ne prête plus attention. La nouvelle année est pourtant vieille de quelques semaines, mais le temps ne se mesure pas de la même manière dans un hôpital. Ceux qui savent qu'ils en sortiront cherchent à le tuer, les autres tentent d'en gagner un peu. Ils se l'injectent par intraveineuse, le réajustent d'un bilan sanguin à l'autre, se font une raison ou finissent par la perdre. »

« Passé, présent, futur. Le temps est une grammaire pour l'humanité, une fiction admise de tous. Une fausse évidence. Une vraie religion. Et pourtant, à quelle temporalité appartient cet instant ? »

Quatrième de couverture

Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet. médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une soeur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L'ouverture par Tarek d'un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d'oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu'au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu'il va prendre sous son alle. Comment celui qui n'a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie.
Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d'humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d'un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu'aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d'un homme en quête de sa vérité.

« Ali te fascinait. Il y avait chez lui une liberté absolue, une absence de calcul, une exaltation du présent. Il n'était lié par aucun passé et ne concevait pas l'avenir à travers les mêmes contraintes que toi. Il se contentait de vivre et tu te surprenais parfois à espérer que vivre serait contagieux. »

Né à Montréal de parents égyptiens, ÉRIC CHACOUR a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd'hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman.

Éditions Philippe Rey,  août 2023
301 pages
Prix Première Plume 2023

mardi 17 octobre 2023

La vie en fuite ★★★☆☆ de John Boyne

J'ai ouï dire qu'il fallait lire John Boyne, alors après une première découverte plutôt réussi avec Le secret de Tristan Sadler, je continue avec ce roman, qui je l'ai compris à la fin est étroitement lié au roman jeunesse Un garçon en pyjama rayé que l'auteur a écrit vingt ans plus tôt. Pas besoin de connaître ce dernier pour comprendre l'histoire de cette grande sœur, née à Berlin, que la défaite des nazis en 1945 a poussée sur les routes. Elle a fui. Enfin, sa mère l'a obligée à fuir avec elle.
C'est sa vie que l'on découvre dans une alternance de chapitres passé/présent, ses émotions, ses amours, ses secrets, ses tourments, sa culpabilité,  son fardeau. 
Gretel est une personne très âgée à présent et alors qu'elle porte encore en elle le poids des crimes de son père - elle savait et culpabilise - il est peut-être encore temps pour elle de se racheter aux yeux de l'humanité.
S'il est indéniable que John Boyne est un excellent conteur - livre lu quasiment d'une traite - il m'a manqué un je ne sais quoi de vraisemblance pour être totalement embarquée dans cette histoire. Certains aspects m'ont étonnée, semblé peu crédibles et cela a quelque peu entaché ma lecture ; notamment le fait que l'enfant (douze ans ici) d'un criminel,  alors qu'il. n'a rien commis de répréhensible, si ce n'est d'être resté passif face à la monstruosité qui se jouait de l'autre côté du grillage, dans cet "Autre monde" comme le nomme Gretel, puisse risquer un jugement et finir en prison. Elle sait pertinemment qu'elle savait, certes, que ça la ronge, oui, que cela l'affecte, évidemment, qu'elle soit accusée et jugée, là je ne pense pas. Les enfants des criminels nazis n'ont pas été jugés, si ? Je n'ai rien trouvé à  ce sujet.

Malgré ce couac, je compte bien continuer à découvrir les écrits de John Boyne. Je n'ai entendu que du bien de L'Audacieux M. Swift et Il n'est pire aveugle. Et j'ai récemment emprunté le syndrome du canal carpien à la bibliothèque ce week-end. Vous les avez lus ?

« Si tout homme est coupable de tout le bien qu'il n'a pas fait, comme l'a suggéré Voltaire, alors j'ai consacré une vie entière à essayer de me convaincre que je suis innocente de tout le mal. C'est ce qui m'a permis de supporter les décennies d'exil du passé que je me suis imposées, de voir en moi une victime d'amnésie historique, disculpée de toute accusation de complicité et exonérée de toute responsabilité.  »

« Je trouvais étrange cette façon qu'avait Heidi de sauter d'un sujet à un autre - un instant parfaitement lucide et le suivant, un tout petit moins, comme une photo prise une milliseconde après que le sujet a bougé. Pas vraiment floue, mais pas tout à fait nette. »

« Je l'avais vue chez les soldats, presque tous sans exception. Ce désir de faire mal, cette certitude que rien ni personne ne pouvait les arrêter. Fascinant. »

« - Je me dis probablement que je n'ai pas tout tenté pour les sauver. Ces patients sont venus dans mon service, ou notre service, et ils ont mis tous leurs espoirs en nous. Et nous n'avons pas été à la hauteur. J'ai participé à des centaines d'opérations et j'ai perdu quinze patients. J'ai oublié les noms de ceux qui ont survécu, mais je garde en mémoire tous ceux qui sont décédés. 
Je restai silencieuse, et pensive. Je sentais déjà que ce sens de l'éthique était profondément ancré en elle, chez la femme et le médecin, et qu'elle se rappellerait ces quinze personnes, et celles qui auraient le malheur de s'ajouter à cette liste, jusqu'à son dernier jour. Manquais-je de quelque chose, moi qui ne partageais pas cette exigence morale ? Mon passé était presque intégralement construit sur l'esquive, la tromperie, l'instinct consistant à me protéger avant de protéger les autres. « Vous ne devez en aucune façon avoir cette impression que c'est votre faute, dis-je enfin, d'une voix presque suppliante. 
- Si, je le dois, répondit-elle avec douceur, presque gentillesse. Si je veux être quelqu'un de bien. » »

Quatrième de couverture

1946. Trois ans après un événement tragique qui a fait voler leur vie en éclats, une mère et sa fille quittent la Pologne pour Paris. Honte et peur chevillées au corps, elles ne savent pas encore combien il est dur d'échapper au passé.

2022. Presque quatre-vingts années plus tard à Londres, Gretel Fernsby mène une vie bien éloignée de son enfance traumatique. Lorsqu'elle est dérangée par un couple qui emménage dans son immeuble, elle espère que la gêne ne sera que passagère. Cependant, l'attitude de Henry, leur fils de neuf ans, fait resurgir des souvenirs que Gretel pensait enfouis à jamais.

Confrontée au choix cornélien de sauver sa peau ou celle de l'enfant, Gretel replonge dans son histoire quitte à faire éclore des secrets qu'elle a mis toute une vie à dissimuler.

John Boyne est né en Irlande en 1971, Il est l'auteur du Garçon en pyjama rayé (Gallimard Jeunesse, 2009), qui s'est vendu à plus de six millions d'exemplaires dans le monde. Ses romans, des Fureurs invisibles du cœur à L'Audacieux Monsieur Swift, l'ont imposé sur la scène littéraire française.

L'un des plus grands écrivains de sa génération. The Observer

Le don de John Boyne pour servir la littérature est immense, nul autre que lui ne sait dépeindre aussi bien la nature humaine. The Guardian

John Boyne a un talent de conteur exceptionnel.
John Irving

Éditions JC Lattès,  mars 2023
365 pages
Traduit de l'anglais (Irlande) par Sophie Aslanides

dimanche 15 octobre 2023

Blanc ★★★★☆ de Sylvain Tesson

Sylvain Tesson raconte la montagne, la rugueuse, la dure, la dangereuse, celle où le vent cisaille les cols, où le froid glacial saisit, la vraie, la blanche, la belle. Libre.
« L'esprit oublie vite les souffrances du corps. C'est le ressort de la vie : effacer et recommencer. La volonté est un fauve. Elle réclame sa part de viande : on rêve à un nouveau départ, aussitôt goûté le repos. Quand l'expérience commence à vous dissuader de repartir, c'est que vous avez vieilli. »
Une belle parenthèse dans les massifs et vallées des Alpes, de belles escapades, sportives, éprouvantes, de celles qui se méritent, le corps subit, souffre, ressent, sent les choses profondément, rafle ces moments de vie intenses, se gorge d'espace et ainsi peut savourer intensément chaque moment d'accalmie, d'essentiel,  la beauté des paysages, la tasse de thé fumant, la chaleur d'un feu de cheminée le soir au refuge. Je les ai suivis, l'auteur etvse deux compagnons de route, dans leurs raids extrêmes jusqu'à l'épuisement, montant, grimpant chaque jour ou presque jusqu'à une nouvelle crête, longeant ces dorsales chargées d'histoires que j'ai eu plaisir à me laisser conter, dans leurs glisses sauvages, périlleuses, dangereuses à travers les forêts, j' ai craint le pire pour eux. 
« [...] le poêle, la soupe et l'écrasement du corps devant les braises. Ces minuscules conquêtes s'augmentaient parce que nous les avions gagnées de haute lutte. Ces délices étaient salvateurs : la porte après le vent, la table après la pente, le poêle après la neige, la soupe après l'effort, la flamme après la blancheur.
Le poste, l'abri, la cabane, la tente deviennent palatiaux pour peu qu'on les ait conquis. Là réside une définition du luxe : dans la cessation de l'effort davantage que dans la sophistication ou l'abondance des jouissances. Le luxe, c'est le comblement. »
Une écriture de qualité (quoique toujours aussi ampoulée pour les initiés) au service de ce Blanc. Des réflexions sérieuses et enrichissantes sur divers sujets, politiques et économiques pour beaucoup côtoient les descriptions si réalistes de paysages ou encore du quotidien. 
Sylvain Tesson, aventurier de l'extrême, à la recherche du toujours plus, de l'absolu, aux inspirantes échappées pour qui serait tenté de fuir une société qui de plus en plus étouffe.
« La flambée, le poêle, la soupe: nos conquêtes. La vie se resserrait autour de plaisirs proportionnés à leur nécessité absolue. Le raid instituait une théorie de la relativité. La cessation de la tempête, le comblement d'un manque procurent des voluptés plus précieuses que les plaisirs sophistiqués. Autrement dit : avoir chaud quand on a eu froid est plus jouissif que manger des perles à la truffe dans un jacuzzi de champagne. »
Funambuler en haute montagne, au-delà de la recherche de sensations fortes, du dépassement de soi, c'est aussi laisser naturellement venir le temps de la contemplation, celui de chiner dans la mémoire, de raviver les souvenirs d'enfance. Pour Sylvain Tesson et pour notre plus grand plaisir, ce fut aussi celui de convoquer bien évidemment, poésie et littérature - Tourgueniev, Pessoa, Hugo, Stendhal, Chateaubriand, Mallarmé, Rilke, Rimbaud, Buzzati ... -, de se laisser aller un peu à lui-même aussi ... « [...] quand la logistique diminue, la vie s'augmente. Le bonheur est dans la purge. »

Une bien belle parenthèse, oui, savourée sous un olivier, à bord d'un train puis enfin, sous un plaid douillet ;-) 
Merci M. Tesson. À très vite !
« L'escalade offre à l'homme pressé de gagner du temps. En 300 mètres, il traverse le spectre des sentiments - la joie, la peur, l'espoir, la plénitude. Quel précipité ! »

« Le lendemain, nous repartirions, une fois passé le coup d'éponge sur les épuisements de la veille. La nuit, cette remise de peine. »

« Quinze ans que nous courions les montagnes ensemble. Nous nous étions connus à son retour du Mali où il avait réalisé la première ascension d'une voie de huitième degré dans les parois de grès de la Main de Fatma. Il m'avait raconté l'histoire d'alpinistes arrivés sur le sommet d'une tour. Persuadés d'être les premiers, ils avaient découvert des débris de poterie : des Africains immémoriaux étaient parvenus à grimper jusque-là ! J'avais aimé ses histoires baroques et jamais fatiguées. Du Lac tenait la vodka, je dormais peu à cette époque; on avait escaladé des immeubles. On s'était pendus aux balcons. On s'était bien entendus.
Vainqueur de la Coupe du monde d'escalade, champion international, guide de haute montagne, défricheur de voies extrêmes, rien ne le disposait à s'encorder à moi. Mais nous avions en commun d'aimer l'escalade parce qu'elle était la meilleure échappée à l'ennui. On grimpe, on s'enfuit, et peu importe ce qui se passera au retour. Pierre Mazeaud - premier Français à l'Everest - nous avait formulé son programme sociopolitique en forme de conduite de vie : « J'ai rejoint le gaullisme et j'ai mis l'anarchie dans l'escalade. » »

« Grimper était une liturgie de gestes déliés et de noeuds définitifs. Sur les dalles de granit ou de calcaire, on rendait nos grâces au dieu Pan (pas encore mort). Tout ce qui se dévoile est beau, avait dit Priam sur les remparts de Troie. Tout ce qui est vide est divin, ajoutions-nous. La montagne était notre église. Notre épuisement, le soir, après les escalades, la preuve de notre foi. La sensation d'être vivant, au bord d'un gouffre, ne pouvait-elle pas porter le nom de Dieu ?
L'escalade offre à l'homme pressé de gagner du temps. En 300 mètres, il traverse le spectre des sentiments - la joie, la peur, l'espoir, la plénitude. Quel précipité ! »

« Cette fois, je partais dans le Blanc. Et je comptais sur la couleur substantifique pour me pourvoir la joie. Le séjour dans les paysages de neige est une saignée de l'âme. On respire le Blanc, on trace dans la lumière. Le monde éclate. On se gorge d'espace. Alors, s'opère l'éclaircie de l'être par le lavement du regard. »

« [...] le poêle, la soupe et l'écrasement du corps devant les braises. Ces minuscules conquêtes s'augmentaient parce que nous les avions gagnées de haute lutte. Ces délices étaient salvateurs : la porte après le vent, la table après la pente, le poêle après la neige, la soupe après l'effort, la flamme après la blancheur.
Le poste, l'abri, la cabane, la tente deviennent palatiaux pour peu qu'on les ait conquis. Là réside une définition du luxe : dans la cessation de l'effort davantage que dans la sophistication ou l'abondance des jouissances. Le luxe, c'est le comblement.
Je dormis sans cauchemars. Dehors, flottait la requin blanc, dents dehors. »

« Le gardien du refuge d'Ambin prenait tout juste ses quartiers de printemps. Il était arrivé deux heures avant nous et déneigeait l'accès à la porte. On l'aida à la corvée. Du Lac pelleta comme un cantonnier. Sur les étagères du refuge, traînait un Larousse dans une édition de 1975. Dans les pages roses rassemblant les maximes gréco-latines, je pêchai : Abyssus abyssum invocat. « L'abîme appelle l'abîme. »
- On dirait nos vies, dis-je.
- On dirait le ski, dit du Lac. »

«  Le brouillard nous maintenait dans un état de confiance. On ne voyait rien des gouffres. C'était préférable. L'homme ne ferme-t-il pas les yeux devant le danger ? Allégorie politique : les princes cultivent la cécité générale pour éviter les paniques ! Le brouillard est un brouillage. Ivan Tourgueniev aux frères Goncourt : « Pour nous autres, le brouillard slave a quelque chose de bon... il a le mérite de nous dérober à la logique de nos idées (...) chez moi, l'idée de la mort disparaît. » Après tout, s'épargner les inquiétudes en demeurant derrière des œillères n'avait rien d'absurde. Les romans, la foi, l'amour et les campagnes électorales : nous vivions tous dans les chimères. C'était cela aussi la traversée du Blanc : danser au bord du vertige en prenant soin de ne pas regarder derrière les parapets. Aujourd'hui du Lac et moi nous félicitions de ne rien savoir des gueules entre lesquelles nous slalomions.
Au refuge du Carro, seuls avec le gardien, on célébra la liturgie du soir : regarder les flammes du feu à travers la fumée du thé. La nuit pendant ce temps prenait le relais du brouillard. »

« L'alpiniste est ce type qui ne trouvera jamais là-haut ce dont il manque en bas mais sera toujours prêt à y retourner. C'était donc vrai : on pouvait se guérir de l'ennui, oublier toute peine et laver l'amertume en s'enfonçant dans la blancheur. La neige était un acide indolore. Il décapait l'âme. Il faudrait y replonger. L'Alpe était grande encore, on reviendrait. »

« Au Saint-Bernard, en 1799, le général Bonaparte, après avoir vaincu les Autrichiens à Marengo, passa le col « à la tête de cette jeune armée, etc.* ». Il vit les mêmes cimes, les mêmes oiseaux, les mêmes rochers. Il allait vers la gloire, donc la chute. Il n'était que mouvement. Il traversa la géo- graphie. Il bâtit un empire. L'empire s'écroula. Il vainquit des princes. Les princes survécurent. Il battit les routes. Les routes restèrent. L'Histoire est ce qui passe au milieu de ce qui demeure.
Entre-temps, en contrebas du col, un hospice avait été édifié, gardé par les chanoines du Grand-Saint-Bernard dont la vocation était d'accueillir les voyageurs. Une hostellerie massive absorbait le flux. Quarante-deux hospitaliers attendaient le chaland, c'est-à-dire la bande passante, c'est- à-dire leur prochain à qui rien n'était demandé et tout proposé - repas, prière, amitié. Le visiteur incarnait la figure du fils à secourir. On laissait la porte ouverte : définition de l'amour.
L'hostellerie était vaste, puissante, claire, austère - épithètes suisses. Le chanoine Raphaël nous servit la soupe et écouta gentiment nos récits. Cet ecclésiastique avait choisi Dieu, étudié la théologie. Et il était là, ce soir, dans un réfectoire blafard, à avaler les banalités de skieurs de fortune.
Pourquoi s'infligeait-il ce pensum ? Était-ce cela, « l'imitation de Jésus-Christ » ? Était-ce une définition de l'orgueil que de s'astreindre ainsi à préparer le potage quand on avait le niveau de commenter saint Bernard ? J'appelais « syndrome Pessoa » cette rage à se faire humble. Le poète portugais avait mené une carrière de rond-de-cuir. Dans la médiocrité du bureau, il créait une œuvre majeure. Il se consolait des humiliations de l'existence par la certitude de son génie. Peut-être goûtait-il le mépris de ses chefs ? La nullité de ses pairs confirmait sa propre supériorité. Il était le seul à en détenir le secret.
Y avait-il du Pessoa chez le père Raphaël ? C'était une question stupide. En la posant, j'omettais une donnée cruciale. Le chanoine était peut-être sincèrement bon.
- Encore de la soupe ? dit-il.

* Le 15 mai 1796 le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur, Stendhal, incipit de La Chartreuse de Parme. »

« L'histoire est ce qui passe au milieu de ce qui demeure. »

« Nous nous glissâmes dans le petit matin. Franchie la porte, les premières secondes étaient un bain vital. L'organisme se trempait dans l'air glacé, se réveillait des mollesses. Le froid accélérait le cœur. C'était le miracle de chaque aube, la bénédiction de chaque départ. Je préférerai toujours le début des choses à leur fin, le premier baiser au premier enfant, le départ à l'arrivée, l'aube au crépuscule et la pureté de l'aurore aux sales petits rendez-vous du soir. J'avais toujours voyagé vers l'Orient, berceau du soleil. »

« Quelques psychanalystes associaient les visions de la blancheur à une hallucination morbide exprimant le souvenir d'un manque maternel. D'autres à « un désir d'absence, de suspension du lien social et d'effacement ». En somme, l'amour du Blanc total trahirait la tentation douloureuse de l'annulation. Ils me les brisaient ces sexologues austro-dépressifs. Il y avait une jouissance plus qu'une souffrance à imaginer sa dématérialisation. Mieux, il y avait une joie !
- Qu'en penses-tu, du Lac ? 
- Les psys devraient faire du ski. »

« L'esprit oublie vite les souffrances du corps. C'est le ressort de la vie : effacer et recommencer. La volonté est un fauve. Elle réclame sa part de viande : on rêve à un nouveau départ, aussitôt goûté le repos. Quand l'expérience commence à vous dissuader de repartir, c'est que vous avez vieilli. »

« Je me souvenais, sous les projecteurs des blocs opératoires, d'un mol éblouissement précédant l'anesthésie. Les produits diffusaient leur moiteur dans l'organisme, jusqu'à l'extinction. On divaguait, immobile, puis on sombrait. Dans la montagne, il s'agissait d'un autre anéantissement. Le corps continuait de marcher machinalement à travers un néant de formes, au lieu de laisser la torpeur se répandre en lui.
Le voyage se situait à l'opposé de l'itinéraire chateaubrianesque en Terre sainte où le voyageur circule dans une géographie historique, cherchant une référence sous les pierres. « Chaque nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare l'avenir ; chaque sommet retentit des accents d'un prophète* », dit le voyageur de l'espace historique. Chez Chateaubriand, pour comprendre, il faut savoir. Dans le Blanc sans mémoire, l'espace règne seul. L'Histoire n'imprime pas de trace, l'homme n'écrit rien. C'est la patrie du vide « que la blancheur défend** ». 
*Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, Livre XVIII, chap. 2. 
** Mallarmé, Brise marine, Poésies. »

« Ce matin, à cinq heures, autour du poêle, j'exposai mon projet d'escalader l'aiguille d'Étretat, au retour. Maurice Leblanc l'avait baptisée « l'aiguille creuse » et en avait fait le repaire d'Arsène Lupin. Le monolithe blanc, de « craie à silex », dressait ses 60 mètres de haut dans la mer, à un jet des falaises de la côte. Il suffirait d'atteindre le socle en canot puis de grimper avec cordes et pitons, vêtus de redingotes. Au sommet, je déclamerais devant les mouettes, et vers la Grande-Bretagne, un appel au « primesaut » pour célébrer dans l'ordre : la gaieté publique, la désinvolture privée et l'esprit d'enfance. Ces vertus avaient constitué jadis la réponse de la France à toute adversité. Pendant des siècles, le monde avait jugé les Français trop légers. Que s'était-il passé en quelques décennies pour que nous devinssions à ce point moroses, persuadés de notre place sur le podium du malheur planétaire? À Paris, autour de moi, chacun se jugeait victime du sort, offensé par ses semblables, jamais reconnu à sa juste valeur, lésé par la vie et abandonné aux mauvais vents par un Etat dont on exigeait le secours intégral tout en combattant la moindre immixtion. Même la gaieté avait rejoint le rang des vertus suspectes, remplacée par l'exercice d'indignation. La démocratie avait dépassé ses ambitions : tout le monde se gênait, chacun se haïssait. Nous allions remédier au ressentiment en lançant notre supplique inutile du haut de l'aiguille, dans la tradition lupinesque. »

« Tesson, il va falloir rentrer en France. Un chagrin d'amour ?
Moins grave : une épidémie. En bas, ils ferment les frontières, les gens étouffent dans les vallées. Pour la première fois dans l'Histoire, huit milliards d'êtres humains allaient assister en temps réel aux expé- rimentations des gouvernements en matière de contrôle des masses. On parlait de « pandémie ». Le même terme que pour les pestes historiques où la camarde fauchait des millions d'âmes! Il y avait de quoi frémir en écoutant les membres autoproclamés de la nouvelle élite : les experts sanitaires.
La bureaucratie fourbissait son arsenal d'expressions hideuses et de concepts infantiles. Ils allaient devenir des lieux communs : « gestes barrières », « distanciation sociale ». Nous les entendions pour la première fois. Le grand enfermement commençait. Dans quelques jours, le monde allait entrer en quarantaine. Pour l'instant nous l'ignorions. On pouvait encore s'en aller. Du Lac et moi ne demandions rien d'autre. Nous tenions l'expression des Orientales de Victor Hugo pour un motif suprême de l'existence : « La liberté sur la montagne ». Le reste nous importait peu. Nous avions le Blanc, il nous suffisait. Il y avait ce mot de l'explorateur Rasmussen : « Donnez-moi l'hiver, donnez-moi les chiens, et gardez tout le reste. »  »

« Il faisait -8°. Le bon temps raflé à l'auberge ne s'avérait d'aucune utilité dans les tourmentes. On passait de la cheminée à la chambre froide sans que la première ne diffusât un peu de sa chaleur à la seconde. Le bien-être, comme l'électricité, ne s'emmagasine pas.
Dans la pente du col du Splügen, je trouvai un sujet de nouvelle : trois amis voyagent sur les crêtes. En bas, les hommes meurent de la peste. Pourquoi descendre ? Ils ne se souviennent plus de leurs semblables. Ils demeurent dans le cristal: montagne de verre, ciel de nacre, vie ultraviolette. Un jour, l'un d'eux veut retourner en bas, chez les siens. Il mourra de redescendre, il le sait, mais l'homme ne peut s'empêcher. Les deux autres le retiennent, ils se battent : discorde, blessure, haine. Ils s'entretuent. En bas, la peste a disparu, la vie est revenue. En haut, le recours aux forêts a échoué. La pureté est dangereuse. »

« Du Lac, ce matin-là, ouvrait la trace au GPS. Le ciel livide était tombé sur la terre. La visibilité commandait de rester enfermé. Mais du Lac usait toujours d'une méthode consistant à partir avant de se demander s'il était raisonnable de le faire. Au pire, nous risquions le demi-tour. C'était l'application sportive de la métaphysique de Pessoa:  « Agir, c'est connaître le repos. » 
On suivait, remettant notre vie dans le petit boîtier de notre ami. Il fallait franchir deux cols aujourd'hui.
Et si l'appareil tombait en panne ? Si les machines décidaient de se venger ? Nous étions quelques-uns à les haïr. Pour se retourner contre nous, elles disposaient d'un moyen plus subtil que les armes des robots tueurs de Philip K. Dick. Elles pouvaient désorganiser insidieusement les systèmes, instiller des erreurs dans les programmes. Nos correspondances seraient alors dirigées vers les mauvais destinataires. Le message à l'amante irait à l'épouse. Les GPS conduiraient vers le précipice. La météo annoncerait des redoux juste avant la tempête. Une intelligence artificielle doit nécessairement contenir sa part de perversité. »

« Au fond du val d'Avers, à 2000 mètres, des Suisses-Allemands nous reçurent dans une auberge de bois au goût parfait. Au-delà du hameau de Juf, s'élevaient les derniers cols avant Sils-Maria.
Cette auberge résumait le génie alémanique. Tout était sobrement ajusté. La pensée claire, la vie solide. La Terre devait paraître un camp de Gitans à ces tauliers capables d'aligner les cure-dents un par un dans des boîtes ouvragées. Occupés à briquer les pieds de chaises, ils ne parlaient pas de ce virus mystérieux qui se répandait en bas.
De la régie du barrage à l'ordonnancement des pots de confitures, régnait dans ce pays un certain génie de l'administration des choses. L'ordre formel est un motif civilisationnel. Tout élément, du plus simple au plus complexe, bénéficiait de l'application du principe de perfection.
Dans un pays où les napperons font l'objet d'un soin méticuleux, les trains arrivent à l'heure. Les vertus de détail profitent à l'organisation générale. Ce système irrigua les théories de M. Daurat, patron de l'Aéropostale, dans les années 1920. Les chefs de postes aériens, sur la ligne argentine et chilienne, ne toléraient aucun défaut sur le plus petit boulon. Les manquements étaient punis avec une dureté disproportionnée à la faute. Cette sévérité de détail cachait un souci supérieur : la vie des pilotes. Si le carrelage était propre, les avions ne tombaient pas. Les cure-dents de notre auberge en disaient autant sur le pays que l'entretien du réseau routier. À contrario, dans l'Ukraine socialiste des années 1980, les lampadaires cassés présageaient Tchernobyl.
Certes, la maniaquerie formelle produisait une atmosphère mortellement conventionnelle. Pourtant, l'inspiration naissait dans ces géographies au cordeau. Après tout Zarathustra était né au pays des trains électriques.
Nous dinâmes en essayant de ne rien renverser sur la nappe. »

« À peine les skis rangés, le thé à la violette chauffait sur le réchaud de du Lac. L'alpinisme : alternance quotidienne entre la vie de sportif et la vie de vieille dame. »

« Nous franchîmes le col vers les versants généreux de Saint-Charles. Nous quittâmes l'interstice pour regagner les fermes de la lisière, ceintes de barrières de bois. Elles commandaient de vastes auges qui me rappelaient les kolkhozes d'Asie centrale posés sur la steppe : des barrières de bois quadrillaient une vallée aplanie. À 1800 mètres, Saint-Charles, place forte des alpages, verrouillait la confluence de trois vallées. Les rivières avaient dégagé un replat idyllique qu'occupaient l'église, les maisons frappées de fresques baroques et des écuries peuplées de chevaux blonds.
Le drapeau suisse claquait dans le soir lumineux. « C'est là que je veux être », disait la croix blanche sur son fond rouge. »

« À six heures du matin, nous partîmes pour notre séance de dissolution. La frontière longeait les crêtes. Nous basculâmes de Suisse en Italie. Nous montions dans l'aube fraîche vers le col de Sesvenna.
L'écrivain Adalbert Stifter décrit ainsi la jeunesse du matin : « Gorgés des rumeurs et des flots de sève montante de leur jeune vie à peine commencée, les jeunes gens escaladaient la pente entre les arbres, parmi les chants de rossignols. »
J'aimais cette première phrase de "L'Homme sans postérité". »

« Le Blanc ne variait pas. Nous allions dans le stable et l'homogène. Passaient les paysages, demeurait la substance. Chaque matin, reprise du chemin. Et chaque soir, gestes de la soupe, du feu, et du châlit. Nous nous couchions sans rien demander d'autre que de recommencer.
Là est le luxe du raid. Ailleurs, la mise sous presse de l'homme. Vitesse, variété, intensité: un jour, nous rentrerions chez nous. Alors, l'ordre technique nous assénerait ses impératifs. Nous serions réactifs, agiles, adaptés. Nous redeviendrions les laquais de nos terminaux cybernétiques. Confort, docilité, excitation : le pacte des villes. Peur, lutte et joie : le pacte des montagnes.
Dans le Blanc, nous n'avions pas honte d'être lourds, lents, silencieux, n'enlevant pas plus de 20 kilomètres par jour. Pensées calmes, gestes simples, désirs réduits : attention maximale. »

« La flambée, le poêle, la soupe : nos conquêtes. La vie se resserrait autour de plaisirs proportionnés à leur nécessité absolue. Le raid instituait une théorie de la relativité. La cessation de la tempête, le comblement d'un manque procurent des voluptés plus précieuses que les plaisirs sophistiqués. Autrement dit : avoir chaud quand on a eu froid est plus jouissif que manger des perles à la truffe dans un jacuzzi de champagne. »

« L'amitié, c'est d'avoir un ennemi commun.»

« « S'adapter » est le nom que l'impuissance donne à l'action. « Sens de l'Histoire » est le nom que des dirigeants incapables donnent au mouvement qu'ils ne savent empêcher. Ainsi s'épargnent-ils la charge de veiller tendrement sur les héritages de l'Histoire.
Hugo dans Les Rayons et les Ombres : « que peu de temps suffit à changer toute chose ». Les empereurs Habsbourg disaient en léguant le pouvoir à leur descendance: « Veille à ce que rien ne change. » C'est une parole de montagnard, répugnant à l'incertain, craignant les avalanches qui sont à la géographie ce que les révolutions sont à l'Histoire. »

«  Une des magies du Blanc : ramener à la mémoire les bulles de l'enfance. Définition du ski de traverse: matrice des images. »

« On regagna l'Italie bien que le pays eût fermé sa frontière. Les efforts de la bureaucratie contre la circulation des miasmes s'arrêtaient aux moraines. Au-delà d'une certaine altitude et derrière un rideau de brouillard : liberté de mouvement. Nous ne savions pas si la liberté avait un prix. Elle avait sa cartographie. »

« À la boussole, du Lac trouva le refuge. Contrairement aux informations recueillies au Brenner, la pièce d'hiver était cadenassée. On chercha en vain une entrée, pelletant la neige. Nous nous résolûmes à descendre encore 1000 mètres de neige épaisse vers le barrage de Lappago. Les murailles de béton apparurent sous la couche des nuages. Les installations fantomatiques verrouillaient le défilé. Le barrage avait l'allure des bases des années 1950, époque où la puissance industrielle inspirait confiance. Le progrès n'était pas encore devenu la somme des efforts entrepris pour corriger ses propres effets. On chercha une âme en vie. La station hydroélectrique était désertée. »

« Demeurait un dernier principe impérial: celui de l'ozone et de la neige. Tous les ans, de la Tinée à Trieste, l'hiver refondait son règne organique. Ses sujets le rejoignaient librement. Il fallait traverser la forêt, monter encore, ouvrir la trace dans la substance et s'approcher du ciel pour rejoindre les hauts postes du silence et de l'unifor- mité. L'esprit du lieu influait sur la nature humaine. On se sentait léger, solide bien que vulnérable. Pour survivre, il fallait continuer. L'altitude imposait la fuite. Vertu du mouvement, il s'alimente lui-même : on trouve en avançant les forces nécessaires à toujours avancer. Et cet impératif rendait l'esprit allègre et le corps plus tendu. On se sentait libre.
C'était cela le dernier empire : le Blanc.

Au Pfannhorn, apparurent les Dolomites. Je l'avais attendu, ce spectacle. Les cimes emplissaient l'horizon, au fur et à mesure que nous approchions du sommet. Soudain, les montagnes de verre » de Dino Buzzati étaient là. Je les avais tant regardées dans les livres. La Marmolada, les Tre Cime, la Civetta... noms de talismans. C'étaient des stèles pour guerriers italiens. Ceux-ci avaient inventé le combat en montagne, monté des canons au sommet des aiguilles et percé des tunnels pour frapper l'ennemi. C'étaient aussi les monuments à la gloire des figures de l'alpinisme. Preuss, Messner, Cassin, Comici... Nous connaissions par cœur leurs exploits - drames et frasques.
Par la grâce des bizarreries de l'imagination, l'enfant que j'avais été devait à cette bande d'Italiens suspendus en espadrilles dans des murailles de 500 mètres de haut d'avoir un jour rêvé de bivouacs aux étoiles.
Assis sur le socle de la croix du Pfannhorn, nous restâmes près d'une heure, immobiles, devant ce songe tombé des nuages. Les sommets découpaient leurs motifs : tours, donjons, remparts, échauguettes, ruines et colonnes. Les murs étaient classiques. Les crénelures romantiques. Un château fort s'était suspendu dans le ciel, taillé pour le rêve et la musculature. »

« Rémoville lisait les chroniques italiennes de Stendhal, vrai manuel du raid à ski. Non pas que Stendhal s'intéressât à l'alpinisme mais parce qu'il diffusait un style de vie pas étranger à l'aventure. Il se résumait à trois verbes : vouloir, décider, agir. Et vite avec cela ! « L'énergie » était l'explication de Stendhal. Il en faisait grand cas dans sa description des sociétés. Il la cherchait chez ses amis. Il la transfusait dans l'écriture. Il préférait la sensation à l'idée. À Naples, Florence et Rome, il passait ses matinées dans les églises, l'après-midi dans les jardins, le soir au théâtre, dans l'espoir d'une alcôve pour la nuit. Les journées tombaient, avec leur moisson de beauté. Comment devenir stendhalien ? Il fallait tracer son sillage entre les marques de la splendeur et les effets de la fantaisie. Glisser à la surface des choses pour les sentir profondément. Ordre du jour : tout saisir, tout aimer, se garder des théories, mépriser les idées générales, rafler les impressions particulières. Je lisais à mes amis ces lignes du journal du 19 janvier 1817 : « J'observai une fois un pâtre des chalets suisses qui passa trois heures, les bras croisés, à contempler les sommets couverts de neige du Jungfrau. Pour lui c'était une musique. »
Si nous réussissions à transposer la micro-tactique stendhalienne au raid à ski, nous fuserions à travers la Vénétie du Nord et l'ouest de la Slovénie, comme dans les galeries d'un musée, ne cherchant rien d'autre qu'à saluer les formes inertes de la beauté.
En bref, on se lève, on se casse et on absorbe tout ce qu'on peut. »

Quatrième de couverture

Avec mon ami le guide de haute montagne Daniel du Lac, je suis parti de Menton au bord de la Méditerranée pour traverser les Alpes à ski, jusqu'à Trieste, en passant par l'Italie, la Suisse, l'Autriche et la Slovénie. De 2018 à 2021, à la fin de l'hiver, nous nous élevions dans la neige. Le ciel était vierge, le monde sans contours, seul l'effort décomptait les jours. Je croyais m'aventurer dans la beauté, je me diluais dans une substance. Dans le Blanc tout s'annule - espoirs et regrets. Pourquoi ai-je tant aimé errer dans la pureté ?
S. T.

Sylvain Tesson a notamment publié aux Éditions Gallimard Dans les forêts de Sibérie (prix Médicis essai 2011), Sur les chemins noirs et La panthère des neiges (prix Renaudot 2019).

Éditions Gallimard,  septembre 2022
235 pages