vendredi 13 octobre 2023

Le plus court chemin ★★★★☆ d'Antoine Wauters

Une écriture épurée pour convoquer les souvenirs
, la tendresse des visages aimés et admirés, aimants aussi, la beauté des lieux, la saveur des mots dans la bouche de ses aïeux, de leurs gestes, de leurs habitudes, pour évoquer le manque aussi.
Ah quelle pouvoir a l'écriture !
Antoine Wauters se souvient de son enfance dans les Flandres, « comme un funambule sur le fil de ces voix emmêlés remontant du passé, à moitié effacées et pourtant toujours là », se livre sur les événements, les histoires familiales, amicales qui ont fait de lui l'homme et l'écrivain qu'il est devenu, qui explique son rapport aux autres. 
« Avant d'être un acte d'expression, écrire est un acte d'écoute. Il faut longtemps se taire et apprendre à entendre, puis seulement parler. »
Les mots, comme le plus court chemin vers un passé empreint, ici, de valeurs et de simplicité.
Antoine Wauters a fait le choix d'un récit fragmenté. Déstabilisante expérience au début -  au passage, je déconseille le gymnase bruyant pour entamer cette lecture ;-) ; je m'y suis reprise à deux fois pour ne pas passer à côté de ces bouts de vie, d'intimité, de mélancolie et in fine, ai fait le choix de prendre mon temps, au calme, de savourer chaque fragment, de laisser venir à moi les images, de me laisser surprendre par mon propre passé, mes propres souvenirs. 
« L'écriture vient toujours après. Après la fracture. Après la faille. Quand vient le manque. »

« Nous sommes les lieux où nous avons été. »
JIM HARRISON

« Je suis plus heureuse. J'ai atteint un stade où je n'ai peut-être plus besoin d'un film entre la vie et moi. »
JANE CAMPION

« Cips, cips
Da di doo di doo 
Ci-boom, ci-boom-boom »
PAOLO CONTE

« J'ai vécu jusqu'à mes dix-huit ans dans un petit village d'Ardenne où mon imagination se trouve encore. Que je le veuille ou non, tout ce que j'écris vient de là : des quelques mètres carrés du hangar à poules de Papou, de l'odeur des fraises qu'il cultivait derrière l'église, face aux collines de Hoyemont, au-dessus de l'Ourthe et de l'Amblève, des silos à foin de la ferme de Jacques Martin, des bêtes sachant d'instinct trouver le bonheur, des machines agricoles défoncées par l'usage, dans le purin. »

« Je suis marqué à vie par ce monde presque disparu. C'est une immense joie et une immense peine. Je ne peux pas le dire mieux : mon enfance me remplit et de peine et de joie. »

« Fixer l'éternité contenue dans le regard d'une vache, son innocence blessée. Entendre le tracteur John Deere qui s'enfonce dans le bois du Fays. Parler avec la voix d'un enfant qui ne reviendra plus, la parole perdue. Fixer les cornes en croissant de lune des bêtes que Karine, l'épouse de Jacques, rentre aux étables, leurs mamelles déformées par les centaines de milliers d'heures de traite, leur rumination triste, lente, cette façon de mâcher constamment le même morceau de temps, exactement comme moi qui écris ces lignes. »

« J'ai écrit mon enfance à mesure que je la vivais. Et je l'ai vécue en l'écrivant. Pas avec des mots d'écrivain, mais des mots qui restaient en l'air, sans laisser de traces, sans avenir, sans devenir, légers comme la poussière dans le soleil ou les ailes du milan au-dessus des poules de Jacques Martin. Des pages comme la lumière qui courait sur le mur de l'église. Des mots qui n'attendaient rien. Ne prenaient rien à personne. Ne jetaient d'ombre sur rien. »

« Le cri, le tu, le chant, la morsure, le chaos. Et s'il ne s'agissait que de ça ? Tenter de laisser ressurgir, dans tout ce qu'on écrit, ce que la faculté de nommer nous a pris ? »

« Pris d'une soudaine passion pour la nature, il s'en allait cueillir des rosés-des-prés (à défaut de girolles) ou des girolles (méprisant, dans ce cas, les rosés-des-prés) et ne revenait que le soir, la barbe grise, les vêtements sales. Assis sur le seuil, je le revois fumer. Un père. Ainsi qu'un étranger.

Je pense à son silence, dans son garage. Puis au silence de Pépé, qui se délesta des mots au fil des ans, pour finir mutique. Chez lui, l'apparition d'un mot a toujours fait figure d'événement. On aurait pu noter, d'une croix dans son Petit Farceur, les jours où il parlait. Questions : poursuit-on par nos propres silences des silences entamés plus tôt ? Y a-t-il une communication invisible des silences? Dans quelle mesure sommes-nous, ou non, l'amplification des fatigues, blessures et « nœuds » de nos ancêtres ? Quels sont les paysages du fond de la parole ? Que voit-on qu'on ne voit pas tant qu'on est en train de parler ? Et d'où me vient cette impression, par l'écriture de ces lignes, que je poursuis ton propre silence, Pépé ? »

« Partout, il n'y avait que des champs où promener nos yeux. Pas de distractions. La porte du monde ? Verrouillée. La télé ? Une dame austère et fort parcimonieuse qu'on ne fréquentait pas plus de trente minutes par jour. De sorte que tout ce qu'on sait ou qu'on connaît alors vient des voix glanées ici et là, devant le journal sportif chez Pépé et Mémé, chez Parrain Jacques parlant des champignons des bois, à la ferme, au bord du terrain de foot et dans ces fêtes foraines où les gens crient comme des putois. Notre monde est créé par elles, par ces voix. Il est agrandi, rendu possible par elles. Plus nous en collectons, plus nous vivons. »

« L'écriture est ce fil posé sur l'oubli. Et le risque, je crois, est peut-être moins de chuter dans l'oubli que dans la mémoire. De ne plus en revenir. Ce serait alors une autre forme d'oubli. Échouer dans le souvenir par refus d'oublier. Descendre dans l'écriture sans pouvoir en remonter. Être piégé. »

« Sale de la tête aux pieds, on bondissait dans les sous-bois, attachait nos ennemis à des troncs avec des lianes souples qu'on fumait par ailleurs, cent pour cent sains et cent pour cent malades, sauvages, intégraux, enfants et loups. Un espace de douceur et de cruauté. Le milieu des années quatre-vingt, avant les ordinateurs, avant le règne du porno et des jeux vidéo immersifs, avant que tout se mette à trembler et à aller très vite. Avant que les gens tombent amoureux d'eux-mêmes, abîmés dans leurs téléphones. »

« Comme points de contact entre nous, il y avait  l'air qu'on respirait, la vasque de la baignoire où on prenait nos bains, la soupe qui cuisait et partout répandait son fumet, les gants de toilette, hérités d'Andrée de Hannut, qu'on se partageait, les slips, chemises et tee-shirts qu'on se partageait aussi, le carrelage où sifflaient nos chaussettes, les pas japonais dans le jardin (y a-t-il jamais eu de pas japonais dans le jardin ?), les ballons de foot, les passements de jambes, la même fatigue, les soirs où les parents rentraient bitus de chez des amis, et que nous nous endormions (ou feignions de le faire) dans la voiture, les virus qui nous mordaient à tour de rôle, la fièvre et les aphtes, les rhumes, tout cela comme des passerelles magiques entre nous, liant nos corps. À présent, on se touche si peu. »

« Quand il n'y a pas école, j'embrasse prestement mes parents, j'enfile mes vieux habits et je vais jouer. C'est une phrase magique. Tu fais quoi aujourd'hui ? Je vais jouer. Et maintenant, quoi ? Je vais jouer. Et ce soir, si je pars avec Papa ? Rien, je jouerai. Je ne me remettrai jamais de ces jeux sérieux si typiques de l'enfance, dans lesquels on jetait nos forces et dont rien ne nous détournait. Des jeux qui ne nous divertissaient pas, pas plus qu'ils ne nous amusaient, mais qui nous confisquaient. Qui étaient tout. »

« J'ai toujours été pleutre. Pétrifié de la pire espèce. Je haïssais, par exemple, prendre ce bus qui nous amenait à la piscine quand on avait cinq ans, ce bus où, à l'approche du bassin, non loin du fort d'Embourg, les autres se levaient et hurlaient comme des possédés, incapables de réprimer la joie que l'idée de se flanquer à l'eau faisait naître en eux. Je me bouchais les oreilles et plongeais dans les bras de la maîtresse, madame Boline, aussi appelée madame Anne. Je ne supportais pas d'être touché par eux, dans les vestiaires. Leurs corps blancs d'asticots me faisaient frissonner. Partager la même eau me donnait des haut-le-cœur. J'ignore d'où me vient cette peur, mais je constate qu'elle ne m'a pas quitté. Chaque voyage, chaque déplacement pour un livre que j'écris, mais également pour des vacances, m'est de plus en plus pénible. Je crois que ma laisse, cette espèce de distance vitale au-delà de laquelle on se sent loin de chez soi et en danger, fait cent kilomètres tout au plus. Au-delà, je me liquéfie. Dans les grands magasins, encore maintenant, je reste figé dans les rayons. Trop d'étiquettes de prix, d'éclairages. Même sensation que dans le bus vers la piscine. Me suis-je mis à écrire pour me cacher du bruit ? »

« Le lieu de l'écriture est ce qui m'est le plus propre. Il abrite tout ce que je suis, c'est-à-dire aussi tout ce que je ne suis pas et tout ce que je voudrais être. C'est le musée du plus grand que soi. Les voix qui y résonnent n'appartiennent à personne. Le nom de toute chose y a été gommé, et sur ses murs mouvants se trouve ceci : « on a le droit d'être plusieurs. » »

« Plus le temps passe, plus m'appellent les livres courts. J'aspire au moins, au peu. Le chemin de la fiction ne m'attire plus comme avant ; c'est mon environnement direct qui m'appelle. Documenter les choses avant qu'elles ne s'effacent. M'enfoncer dans les bois, longer le Targnon, suivre le Wayai. Marcher est une autre façon d'écrire. Il y a des mondes passés sous chaque pas. Sédiments. Vestiges. Voix. On marche pour entendre ce qu'il y a avant soi. »

« Parce qu'un franc était un franc et qu'une des expressions préférées des parents était « nous ne sommes pas Rothschild », on dessinait au verso des documents officiels que Papa ramenait de la banque, des bristols aux bords tranchants recyclés en feuilles de brouillon. Sur le verso, nos créations. De l'autre, « crédits court terme » et « points de vente actifs » dont s'occupait Papa dans sa vie diurne. De sorte que Maman, à la façon des mères, sans en parler et avec une infinie discrétion, nous a appris que l'art se pratique au dos du monde, toujours. Et que l'envers est l'endroit le plus précieux. »

« Notre sentiment d'impuissance, l'impression que la douceur est à jamais partie, la sensation de fracture, d'effroi, tout, j'ai le sentiment que tout s'est mis à tourner de travers à la mort de Papou, Pépé, puis Mémé et Nénène, dans cet ordre-là. Comme s'ils étaient le soubassement d'un temps où subsistait du calme, et qu'ils nous protégeaient avec ce peu qui était leur tout. Je parle de leurs cache-poussière, de leurs paletots, de leurs maudits bacs de géraniums, de leurs pantoufles fourrées et du fait qu'ils possédaient tellement peu de choses, qu'on ne pouvait penser à elles sans aussitôt penser à eux. »

« Ils ne disaient pas « faire les courses », mais «  faire les commissions ». Maman a conservé cette liste de Mémé :
1 × Petit Beurre Lu
1 × lait
1 × spéculoos
1 × beurre
1 × sucre
1 × arrache-toux
1 × pain (chez Moray)
C'était ça, le peu qui était leur tout. »

« Dans l'entre-deux-guerres, le salon où elle punissait saint Antoine vit passer les moutons de la vieille tante Marie. Ensuite, il devint un magasin de chaussures. Puis il se transforma en cabinet de consultation pour le plus jeune frère de Maman, Pierre, devenu médecin de campagne. Moutons, chaussures, médicaments. Mémé finit sa vie au milieu de ces choses. Elle essayait de les toucher. Comme dans une mer, elle y était immergée. Nous, elle nous reconnaissait à peine. Égarée en sa propre maison.  »

« La vérité de ma tristesse se trouvait sous mon sternum, et dedans, il y avait une malle pleine de mystères souffrant de ne pouvoir être dits. Dans cette malle, il y avait du feu, je le sentais. Autant de feu, de glace et de force vitale que de capacité à me détruire. Aux gens comme nous, Maman disait que le monde ne convenait pas. Parce qu'il ne nous suffisait pas. Il nous fallait de la beauté, à nous. La beauté nous portait. Sans beauté, disait-elle, les gens de notre espèce s'auto-consument. C'est si vrai. »

« L'écriture m'a beaucoup donné et elle m'a beaucoup pris. Ce qu'elle m'a donné de meilleur ? Une voie parallèle. Ce qu'elle m'a pris de plus précieux ? La voie principale, celle qui menait aux autres. »

« J'ai passé tellement de temps dans le silence des mots, à chercher je ne sais pas très bien quoi mais à ne cesser d'entendre, d'apprendre, de lutter, en équilibre sur la corde raide de ma propre « vérité », que tout retour au réel partagé me coûte. Je me perds dans les dîners. Ce qui semble évident pour les autres est pénible pour moi. Quelqu'un qui écrit revient toujours de loin, c'est un revenant. Ses absences en sont-elles davantage pardonnables ? »

« L'idée folle de tout type qui écrit ? Être heureux sans le secours des mots. »

« « Quand on cherche quelque chose, c'est que, quelque part, on en a le souvenir, c'est que ce quelque chose a existé et peut encore exister. » Ça aussi, c'est si vrai. »

« Chaque fois que je pense à eux, à leurs vestes élimées bien qu'impeccablement propres, à leur simplicité, à leurs bienheureuses poules, c'est le visage de l'URSS qui me vient à l'esprit. Un monde où l'argent ne signifiait pas tout. Je revois Nénène dîner avec ce simple morceau de pain et ses quartiers d'orange, les vitamines C trôner à côté du produit de vaisselle, le porte-torchons avec ses trois petites têtes en forme de trou de cul, les chapelets et le buis bénit, et je me dis que ce sobre mode de vie, c'est comme ça que je vois les choses aujourd'hui, n'indiquait finalement que ça : le capitalisme n'avait pas encore tout conquis. Depuis qu'ils sont partis, je vis avec l'impression que la moitié moelleuse du monde m'a été reprise. Sa douceur. Sa lenteur. Avec le sentiment que la vie est coupée en deux. D'un côté, une joie dormante. De l'autre, une tristesse, un regret. Et je sens physiquement la coupe. Combien je suis divisé. Enfant et vieux. Sensible et comme déjà revenu de tout. »

« « Quand il ne restera plus rien du monde classique, quand tous les paysans et les artisans seront morts, quand l'industrie aura fait tourner sans répit le cycle de la production et de la consommation, alors notre histoire sera finie », écrit Pasolini. Joan Didion le dit autrement, mais elle le dit aussi. « J'étais pour la première fois directement confrontée à l'évidence de l'atomisation, la preuve que les choses se désagrègent. Si je voulais retravailler un jour, il me faudrait accepter le désordre. Le désordre, l'idée que « tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais », ajoute Pasolini. »

« Papou lisait le journal. La Meuse, comme Oncle Joseph. Mais il ne disait pas « le journal ». Il disait « la gazette ». Il m'a aussi offert les mots « hangar », « paletot » et « cache-poussière ». Pépé, lui, « sapristi », « mildiou » et « oraisons ». Et Mémé, « passe-montagne », « bégonias », « poule aux macaronis ». « Limonade » m'a été offert par Nénène, qui préférait dire « citronné ». « Un verre de citronné, mi p'tit fi ? » »

« En un battement de cils, je me projetais dans des mondes de lumière. Ça ne me demandait aucun effort. Quand Cheval nous parlait de pays étrangers, je les voyais tout de suite. La Martinique, c'était l'autre côté de la place où se trouvait l'école, derrière le érable. Pour atteindre la montagne gros Pelée, j'enjambais le ruisseau. Il y avait de la joie en moi et je me sentais peuplé. C'est encore le cas aujourd'hui. J'écris pour rester nombreux. »

« Si celui qui écrit doit avoir une qualité, ce n'est pas de se changer en fille s'il est un garçon, ni de devenir vieillard, feuille de marronnier, bras de fleuve, bouse de vache ou poisson de mer, mais celle de se souvenir des voix qu'il porte en lui, et qu'il lui faut entendre puis faire parler. C'est une schizophrénie. Mais une schizophrénie de pleine santé. »

Quatrième de couverture

Que se passe-t-il lorsqu'un auteur, qui a beaucoup écrit sur l'enfance, remonte le fil d'argent de sa propre enfance?

Le plus court chemin est un hommage aux proches et la tentative de revisiter avec les mots ce vaste monde d'avant les mots : les êtres, les lieux, les sentiments et les sensations propres à cette époque sur le point de disparaître, les années d'avant la cassure, d'avant l'accélération générale qui suivront la chute du mur de Berlin.

Raconter l'existence dans les paysages infinis de la campagne wallonne, dire l'amour et le manque. Car écrire, c'est poursuivre un dialogue avec tout ce qui a cessé d'être visible. Par-delà la nostalgie.

Antoine Wauters est né à Liège en 1981. Le plus court chemin est son cinquième livre aux éditions Verdier, après Mahmoud ou la montée des eaux: Prix Wepler 2021 et Prix Livre Inter 2022.

Les Éditions Verdier,  août 2023
241 pages

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