lundi 9 octobre 2023

Flagrant déni ★★★★☆ de Hélène Machelon

Juliette, une lycéenne brillante, à la verve superbe déclara un jour forfait, terrorisée face à ce bébé qui s'était planqué au fin fond de ses entrailles - son subterfuge à lui pour se positionner du côté de la vie. 
Et sa famille autour, ses parents et sa sœur quasi jumelle, Chloé. Une famille emplie d'amour à qui Juliette ne laisse rien passer, surtout à sa mère, « [...] deux cœurs hémophiles qui se perdaient. » 
J'ai littéralement fait partie de l'équation, propulsée, avec Juliette et sa famille, dans cet immense et vertigineux tourbillon de la vie qui a suivi l'incroyable et effroyable annonce du déni de grossesse de Juliette ; c'est d'un souffle que j'ai eu le sentiment de dévorer les mots de l'autrice sur les deux premiers tiers du roman.
Le sas de décompression bienvenu qu'a représenté pour moi le troisième tiers de ce roman ménage un tantinet et permet de prendre la hauteur nécessaire pour comprendre les étapes successives qui mènent à un horizon plus clément. Des étapes légitimes, quasi incontournables pour que les nœuds se défassent, que les liens petit à petit se (re)tissent entre les différents membres de cette famille, pour que les brisures se parent de dorures laissant place à l'espoir.

Sujet difficile superbement traité par Hélène Machelon. L'uppercut que se prend Juliette, ses réactions et celles de sa famille, les émotions qui les traversent sont décrits avec une telle justesse, une telle précision, un tel réalisme que l'onde de choc nous traverse indubitablement.

Merci Magali (https://coccinelledeslivres.be/) d'avoir proposé ce voyage littéraire à "Flagrant déni" et merci Hélène Machelon de vous être prêtée au jeu. Une expérience incroyable qui m'a touchée, profondément touchée. Quelle écriture ! 
« Aucun être ne sort indemne des rouleaux de la vie »...

« La nature aime à se cacher. » Héraclite

« Elle était deux. Qui était-il ? Dans la même seconde, elle perdit sa verve, un peu de sa superbe et beaucoup de son enfance. Elle qui avait si souvent remporté la partie, échouait à ce concours d'éloquence. La langue cimentée au palais, elle déclara forfait.
Était-ce vraiment elle ? Ces échographies étaient- elles siennes ? Comment nier l'évidence? Son nom était inscrit sur l'écran. Son adversaire avait un visage et un corps. Comment accouche-t-on lorsqu'on n'est pas enceinte ? »

« Elle était une gamine terrorisée par cet inconnu qui, libéré, prenait la place qui lui revenait de droit. Le corps déformé de Juliette était devenu si phénoménal qu'elle le contemplait, sidérée. Il ne lui appartenait plus. Elle subissait cet autre dont elle ne voulait pas et qui l'assiégeait, qui la forçait. Comme un viol, elle se sentait sale et contrainte. L'enfant lui volait sa dignité et son innocence, il tuait son avenir. Il était le corps du délit, l'aveu criant de sa sexualité. L'enfant, vorace comme un parasite, s'était introduit en elle, avait puisé dans ses ressources pour se développer. Il était allé jusqu'à se servir de ses gènes comme point de départ de la construction de son être unique. »

« Les loups approchaient. Son tour venait, elle avait froid. En plein été, Juliette changea de saison. »

« Agnès enviait ces autres qui approchaient sa fille sans se brûler. La mère de l'adolescente avait mille mots ravalés. Le fichu caractère de Juliette, son envie de grandir trop vite et ses exigences les tuaient à petit feu. »

« Mère et fille étaient deux cœurs hémophiles qui se perdaient. »

« L'air se médicalisa. L'essaim de blouses blanches devint bleu. On entendit le bruit froid d'ustensiles métalliques déposés sur des plateaux métalliques placés sur des tables métalliques. Le champ stérile cachait le sang de la scène du crime. Des odeurs abrasives flottaient, prenaient Juliette à la gorge pour y rester collées. Celles qui s'infiltrent, qui vicient l'air, l'envahissent et persistent même une fois disparues. Juliette avait le sentiment de les avaler et qu'elles l'empoisonnaient. »

« Sans un regard pour les messages reçus la veille sur son téléphone, la lycéenne hébétée découvrit sur la toile de glaçantes histoires de congélateur, de sac de sport, de placard et même de poubelle. Elle trembla en lisant des mots gros comme hémorragie, néonaticide, prison.
Complices, le corps et la tête de Juliette s'étaient ligués pour protéger le nouveau-né de l'ogresse qui l'aurait dévoré. Le camouflage était donc le subterfuge, l'arme que l'Autre avait utilisée pour survivre. Il avait sauvé sa peau. »

« Au fil des années, sa mère devint son antithèse, elle était tout ce que Juliette ne voulait pas devenir. »

«  Juliette se rêvait un grand destin d'héroïne qui change la face du monde. Elle avait la soif d'absolu de certains adolescents, qui les rend intransigeants et cruels. »

«  Ils le trouvèrent beau, si petit sur leur poitrine. Rafael et Agnès croyaient l'enfant fragile alors qu'il n'était que vigueur. Ils le croyaient vulnérable, il n'était que force. C'était un leurre, éclatant de vie, l'enfant avait la rage écrasante des survivants. »

« Pourquoi fallait-il qu'ils se comprennent si mal, que dans leur bouche, les mots aient toujours un sens différent ? Alors qu'ils partageaient leur quotidien, ils s'épuisaient à se chercher sans se rencontrer vraiment. »

« La lycéenne s'était laissé séduire ou réduire par le regard intelligent de cet homme brillant animé par de grandes causes. »

« L'Autre était le terroriste capable de faire sauter sa vie. Malgré le rejet et la haine, il avait tenu, s'était accroché, il fallait qu'il aime sacrément la vie. L'Autre avait mordu les parois de son utérus pour ne plus les lâcher, et pendant neuf mois il avait imprégné ses chairs, la moelle de ses os jusqu'au noyau de ses cellules. Elle l'avait dans la peau, il était sa dope dont elle devait se désintoxiquer. Son corps entier, en manque, criait famine, il la rongeait et la rendait malade. L'adolescente hibernait en plein été et perdait la notion du temps. Léthargique, elle ne gardait comme référents que les deux grands axes du jour et de la nuit, elle passait du lit au fauteuil, du lit au tapis, du lit au lit. Là sans y être, elle voyageait hors d'elle, elle se désintégrait chaque jour un peu plus.
Depuis lui. Depuis le traumatisme de la naissance, Juliette ne savait plus réfléchir. Même mollement, encéphalogramme plat. L'Autre l'avait décervelée, elle marchait à côté d'elle-même. Juliette était floue, elle parlait flou, elle bougeait flou. »

« Juliette avait fait de lui un orphelin, un enfant d'aucune mère, né d'une fille qui s'était crue femme. »

« Juliette sut que dans l'ombre, en silence, on la raccommodait, on la berçait doucement, on lui chuchotait des mots d'amour qu'elle n'avait jamais entendus. Elle était la flamme sur laquelle sa famille soufflait pour la raviver. C'était donc cela l'amour fou : s'effacer pour laisser l'autre passer. »

« En dépit de tout, Solal était né heureux. Enfant mi-force, mi-faille, enfant crampon, enfant sauveur. »

Quatrième de couverture

Comment accouche-t-on lorsqu'on n'est pas enceinte ?

Un soir d'été, Juliette accouche, sidérée, d'un enfant qu'elle n'attendait pas. L'adolescente n'est pas une menteuse, jamais elle n'a consciemment caché quoi que ce soit aux yeux du monde. D'ailleurs, l'enfant n'apparaît pas, fruit lentement mûri, il fait irruption, s'impose dans l'instant, tapi qu'il était, insoupçonné, quelque part dans l'ombre des vertèbres, à l'affût dans un repli du ventre.

D'un naturel joyeux, Hélène Machelon croit encore au merveilleux. Quand elle n'est pas dans sa maison colorée, entourée de ses curiosités venues de pays lointains où elle a vécu, elle passe des heures dans les cafés à regarder les gens vivre et ne peut s'empêcher d'écouter leurs conversations.

Éditions Le Dilettante,  janvier 2023
213 pages

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