dimanche 15 octobre 2023

Blanc ★★★★☆ de Sylvain Tesson

Sylvain Tesson raconte la montagne, la rugueuse, la dure, la dangereuse, celle où le vent cisaille les cols, où le froid glacial saisit, la vraie, la blanche, la belle. Libre.
« L'esprit oublie vite les souffrances du corps. C'est le ressort de la vie : effacer et recommencer. La volonté est un fauve. Elle réclame sa part de viande : on rêve à un nouveau départ, aussitôt goûté le repos. Quand l'expérience commence à vous dissuader de repartir, c'est que vous avez vieilli. »
Une belle parenthèse dans les massifs et vallées des Alpes, de belles escapades, sportives, éprouvantes, de celles qui se méritent, le corps subit, souffre, ressent, sent les choses profondément, rafle ces moments de vie intenses, se gorge d'espace et ainsi peut savourer intensément chaque moment d'accalmie, d'essentiel,  la beauté des paysages, la tasse de thé fumant, la chaleur d'un feu de cheminée le soir au refuge. Je les ai suivis, l'auteur etvse deux compagnons de route, dans leurs raids extrêmes jusqu'à l'épuisement, montant, grimpant chaque jour ou presque jusqu'à une nouvelle crête, longeant ces dorsales chargées d'histoires que j'ai eu plaisir à me laisser conter, dans leurs glisses sauvages, périlleuses, dangereuses à travers les forêts, j' ai craint le pire pour eux. 
« [...] le poêle, la soupe et l'écrasement du corps devant les braises. Ces minuscules conquêtes s'augmentaient parce que nous les avions gagnées de haute lutte. Ces délices étaient salvateurs : la porte après le vent, la table après la pente, le poêle après la neige, la soupe après l'effort, la flamme après la blancheur.
Le poste, l'abri, la cabane, la tente deviennent palatiaux pour peu qu'on les ait conquis. Là réside une définition du luxe : dans la cessation de l'effort davantage que dans la sophistication ou l'abondance des jouissances. Le luxe, c'est le comblement. »
Une écriture de qualité (quoique toujours aussi ampoulée pour les initiés) au service de ce Blanc. Des réflexions sérieuses et enrichissantes sur divers sujets, politiques et économiques pour beaucoup côtoient les descriptions si réalistes de paysages ou encore du quotidien. 
Sylvain Tesson, aventurier de l'extrême, à la recherche du toujours plus, de l'absolu, aux inspirantes échappées pour qui serait tenté de fuir une société qui de plus en plus étouffe.
« La flambée, le poêle, la soupe: nos conquêtes. La vie se resserrait autour de plaisirs proportionnés à leur nécessité absolue. Le raid instituait une théorie de la relativité. La cessation de la tempête, le comblement d'un manque procurent des voluptés plus précieuses que les plaisirs sophistiqués. Autrement dit : avoir chaud quand on a eu froid est plus jouissif que manger des perles à la truffe dans un jacuzzi de champagne. »
Funambuler en haute montagne, au-delà de la recherche de sensations fortes, du dépassement de soi, c'est aussi laisser naturellement venir le temps de la contemplation, celui de chiner dans la mémoire, de raviver les souvenirs d'enfance. Pour Sylvain Tesson et pour notre plus grand plaisir, ce fut aussi celui de convoquer bien évidemment, poésie et littérature - Tourgueniev, Pessoa, Hugo, Stendhal, Chateaubriand, Mallarmé, Rilke, Rimbaud, Buzzati ... -, de se laisser aller un peu à lui-même aussi ... « [...] quand la logistique diminue, la vie s'augmente. Le bonheur est dans la purge. »

Une bien belle parenthèse, oui, savourée sous un olivier, à bord d'un train puis enfin, sous un plaid douillet ;-) 
Merci M. Tesson. À très vite !
« L'escalade offre à l'homme pressé de gagner du temps. En 300 mètres, il traverse le spectre des sentiments - la joie, la peur, l'espoir, la plénitude. Quel précipité ! »

« Le lendemain, nous repartirions, une fois passé le coup d'éponge sur les épuisements de la veille. La nuit, cette remise de peine. »

« Quinze ans que nous courions les montagnes ensemble. Nous nous étions connus à son retour du Mali où il avait réalisé la première ascension d'une voie de huitième degré dans les parois de grès de la Main de Fatma. Il m'avait raconté l'histoire d'alpinistes arrivés sur le sommet d'une tour. Persuadés d'être les premiers, ils avaient découvert des débris de poterie : des Africains immémoriaux étaient parvenus à grimper jusque-là ! J'avais aimé ses histoires baroques et jamais fatiguées. Du Lac tenait la vodka, je dormais peu à cette époque; on avait escaladé des immeubles. On s'était pendus aux balcons. On s'était bien entendus.
Vainqueur de la Coupe du monde d'escalade, champion international, guide de haute montagne, défricheur de voies extrêmes, rien ne le disposait à s'encorder à moi. Mais nous avions en commun d'aimer l'escalade parce qu'elle était la meilleure échappée à l'ennui. On grimpe, on s'enfuit, et peu importe ce qui se passera au retour. Pierre Mazeaud - premier Français à l'Everest - nous avait formulé son programme sociopolitique en forme de conduite de vie : « J'ai rejoint le gaullisme et j'ai mis l'anarchie dans l'escalade. » »

« Grimper était une liturgie de gestes déliés et de noeuds définitifs. Sur les dalles de granit ou de calcaire, on rendait nos grâces au dieu Pan (pas encore mort). Tout ce qui se dévoile est beau, avait dit Priam sur les remparts de Troie. Tout ce qui est vide est divin, ajoutions-nous. La montagne était notre église. Notre épuisement, le soir, après les escalades, la preuve de notre foi. La sensation d'être vivant, au bord d'un gouffre, ne pouvait-elle pas porter le nom de Dieu ?
L'escalade offre à l'homme pressé de gagner du temps. En 300 mètres, il traverse le spectre des sentiments - la joie, la peur, l'espoir, la plénitude. Quel précipité ! »

« Cette fois, je partais dans le Blanc. Et je comptais sur la couleur substantifique pour me pourvoir la joie. Le séjour dans les paysages de neige est une saignée de l'âme. On respire le Blanc, on trace dans la lumière. Le monde éclate. On se gorge d'espace. Alors, s'opère l'éclaircie de l'être par le lavement du regard. »

« [...] le poêle, la soupe et l'écrasement du corps devant les braises. Ces minuscules conquêtes s'augmentaient parce que nous les avions gagnées de haute lutte. Ces délices étaient salvateurs : la porte après le vent, la table après la pente, le poêle après la neige, la soupe après l'effort, la flamme après la blancheur.
Le poste, l'abri, la cabane, la tente deviennent palatiaux pour peu qu'on les ait conquis. Là réside une définition du luxe : dans la cessation de l'effort davantage que dans la sophistication ou l'abondance des jouissances. Le luxe, c'est le comblement.
Je dormis sans cauchemars. Dehors, flottait la requin blanc, dents dehors. »

« Le gardien du refuge d'Ambin prenait tout juste ses quartiers de printemps. Il était arrivé deux heures avant nous et déneigeait l'accès à la porte. On l'aida à la corvée. Du Lac pelleta comme un cantonnier. Sur les étagères du refuge, traînait un Larousse dans une édition de 1975. Dans les pages roses rassemblant les maximes gréco-latines, je pêchai : Abyssus abyssum invocat. « L'abîme appelle l'abîme. »
- On dirait nos vies, dis-je.
- On dirait le ski, dit du Lac. »

«  Le brouillard nous maintenait dans un état de confiance. On ne voyait rien des gouffres. C'était préférable. L'homme ne ferme-t-il pas les yeux devant le danger ? Allégorie politique : les princes cultivent la cécité générale pour éviter les paniques ! Le brouillard est un brouillage. Ivan Tourgueniev aux frères Goncourt : « Pour nous autres, le brouillard slave a quelque chose de bon... il a le mérite de nous dérober à la logique de nos idées (...) chez moi, l'idée de la mort disparaît. » Après tout, s'épargner les inquiétudes en demeurant derrière des œillères n'avait rien d'absurde. Les romans, la foi, l'amour et les campagnes électorales : nous vivions tous dans les chimères. C'était cela aussi la traversée du Blanc : danser au bord du vertige en prenant soin de ne pas regarder derrière les parapets. Aujourd'hui du Lac et moi nous félicitions de ne rien savoir des gueules entre lesquelles nous slalomions.
Au refuge du Carro, seuls avec le gardien, on célébra la liturgie du soir : regarder les flammes du feu à travers la fumée du thé. La nuit pendant ce temps prenait le relais du brouillard. »

« L'alpiniste est ce type qui ne trouvera jamais là-haut ce dont il manque en bas mais sera toujours prêt à y retourner. C'était donc vrai : on pouvait se guérir de l'ennui, oublier toute peine et laver l'amertume en s'enfonçant dans la blancheur. La neige était un acide indolore. Il décapait l'âme. Il faudrait y replonger. L'Alpe était grande encore, on reviendrait. »

« Au Saint-Bernard, en 1799, le général Bonaparte, après avoir vaincu les Autrichiens à Marengo, passa le col « à la tête de cette jeune armée, etc.* ». Il vit les mêmes cimes, les mêmes oiseaux, les mêmes rochers. Il allait vers la gloire, donc la chute. Il n'était que mouvement. Il traversa la géo- graphie. Il bâtit un empire. L'empire s'écroula. Il vainquit des princes. Les princes survécurent. Il battit les routes. Les routes restèrent. L'Histoire est ce qui passe au milieu de ce qui demeure.
Entre-temps, en contrebas du col, un hospice avait été édifié, gardé par les chanoines du Grand-Saint-Bernard dont la vocation était d'accueillir les voyageurs. Une hostellerie massive absorbait le flux. Quarante-deux hospitaliers attendaient le chaland, c'est-à-dire la bande passante, c'est- à-dire leur prochain à qui rien n'était demandé et tout proposé - repas, prière, amitié. Le visiteur incarnait la figure du fils à secourir. On laissait la porte ouverte : définition de l'amour.
L'hostellerie était vaste, puissante, claire, austère - épithètes suisses. Le chanoine Raphaël nous servit la soupe et écouta gentiment nos récits. Cet ecclésiastique avait choisi Dieu, étudié la théologie. Et il était là, ce soir, dans un réfectoire blafard, à avaler les banalités de skieurs de fortune.
Pourquoi s'infligeait-il ce pensum ? Était-ce cela, « l'imitation de Jésus-Christ » ? Était-ce une définition de l'orgueil que de s'astreindre ainsi à préparer le potage quand on avait le niveau de commenter saint Bernard ? J'appelais « syndrome Pessoa » cette rage à se faire humble. Le poète portugais avait mené une carrière de rond-de-cuir. Dans la médiocrité du bureau, il créait une œuvre majeure. Il se consolait des humiliations de l'existence par la certitude de son génie. Peut-être goûtait-il le mépris de ses chefs ? La nullité de ses pairs confirmait sa propre supériorité. Il était le seul à en détenir le secret.
Y avait-il du Pessoa chez le père Raphaël ? C'était une question stupide. En la posant, j'omettais une donnée cruciale. Le chanoine était peut-être sincèrement bon.
- Encore de la soupe ? dit-il.

* Le 15 mai 1796 le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur, Stendhal, incipit de La Chartreuse de Parme. »

« L'histoire est ce qui passe au milieu de ce qui demeure. »

« Nous nous glissâmes dans le petit matin. Franchie la porte, les premières secondes étaient un bain vital. L'organisme se trempait dans l'air glacé, se réveillait des mollesses. Le froid accélérait le cœur. C'était le miracle de chaque aube, la bénédiction de chaque départ. Je préférerai toujours le début des choses à leur fin, le premier baiser au premier enfant, le départ à l'arrivée, l'aube au crépuscule et la pureté de l'aurore aux sales petits rendez-vous du soir. J'avais toujours voyagé vers l'Orient, berceau du soleil. »

« Quelques psychanalystes associaient les visions de la blancheur à une hallucination morbide exprimant le souvenir d'un manque maternel. D'autres à « un désir d'absence, de suspension du lien social et d'effacement ». En somme, l'amour du Blanc total trahirait la tentation douloureuse de l'annulation. Ils me les brisaient ces sexologues austro-dépressifs. Il y avait une jouissance plus qu'une souffrance à imaginer sa dématérialisation. Mieux, il y avait une joie !
- Qu'en penses-tu, du Lac ? 
- Les psys devraient faire du ski. »

« L'esprit oublie vite les souffrances du corps. C'est le ressort de la vie : effacer et recommencer. La volonté est un fauve. Elle réclame sa part de viande : on rêve à un nouveau départ, aussitôt goûté le repos. Quand l'expérience commence à vous dissuader de repartir, c'est que vous avez vieilli. »

« Je me souvenais, sous les projecteurs des blocs opératoires, d'un mol éblouissement précédant l'anesthésie. Les produits diffusaient leur moiteur dans l'organisme, jusqu'à l'extinction. On divaguait, immobile, puis on sombrait. Dans la montagne, il s'agissait d'un autre anéantissement. Le corps continuait de marcher machinalement à travers un néant de formes, au lieu de laisser la torpeur se répandre en lui.
Le voyage se situait à l'opposé de l'itinéraire chateaubrianesque en Terre sainte où le voyageur circule dans une géographie historique, cherchant une référence sous les pierres. « Chaque nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare l'avenir ; chaque sommet retentit des accents d'un prophète* », dit le voyageur de l'espace historique. Chez Chateaubriand, pour comprendre, il faut savoir. Dans le Blanc sans mémoire, l'espace règne seul. L'Histoire n'imprime pas de trace, l'homme n'écrit rien. C'est la patrie du vide « que la blancheur défend** ». 
*Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, Livre XVIII, chap. 2. 
** Mallarmé, Brise marine, Poésies. »

« Ce matin, à cinq heures, autour du poêle, j'exposai mon projet d'escalader l'aiguille d'Étretat, au retour. Maurice Leblanc l'avait baptisée « l'aiguille creuse » et en avait fait le repaire d'Arsène Lupin. Le monolithe blanc, de « craie à silex », dressait ses 60 mètres de haut dans la mer, à un jet des falaises de la côte. Il suffirait d'atteindre le socle en canot puis de grimper avec cordes et pitons, vêtus de redingotes. Au sommet, je déclamerais devant les mouettes, et vers la Grande-Bretagne, un appel au « primesaut » pour célébrer dans l'ordre : la gaieté publique, la désinvolture privée et l'esprit d'enfance. Ces vertus avaient constitué jadis la réponse de la France à toute adversité. Pendant des siècles, le monde avait jugé les Français trop légers. Que s'était-il passé en quelques décennies pour que nous devinssions à ce point moroses, persuadés de notre place sur le podium du malheur planétaire? À Paris, autour de moi, chacun se jugeait victime du sort, offensé par ses semblables, jamais reconnu à sa juste valeur, lésé par la vie et abandonné aux mauvais vents par un Etat dont on exigeait le secours intégral tout en combattant la moindre immixtion. Même la gaieté avait rejoint le rang des vertus suspectes, remplacée par l'exercice d'indignation. La démocratie avait dépassé ses ambitions : tout le monde se gênait, chacun se haïssait. Nous allions remédier au ressentiment en lançant notre supplique inutile du haut de l'aiguille, dans la tradition lupinesque. »

« Tesson, il va falloir rentrer en France. Un chagrin d'amour ?
Moins grave : une épidémie. En bas, ils ferment les frontières, les gens étouffent dans les vallées. Pour la première fois dans l'Histoire, huit milliards d'êtres humains allaient assister en temps réel aux expé- rimentations des gouvernements en matière de contrôle des masses. On parlait de « pandémie ». Le même terme que pour les pestes historiques où la camarde fauchait des millions d'âmes! Il y avait de quoi frémir en écoutant les membres autoproclamés de la nouvelle élite : les experts sanitaires.
La bureaucratie fourbissait son arsenal d'expressions hideuses et de concepts infantiles. Ils allaient devenir des lieux communs : « gestes barrières », « distanciation sociale ». Nous les entendions pour la première fois. Le grand enfermement commençait. Dans quelques jours, le monde allait entrer en quarantaine. Pour l'instant nous l'ignorions. On pouvait encore s'en aller. Du Lac et moi ne demandions rien d'autre. Nous tenions l'expression des Orientales de Victor Hugo pour un motif suprême de l'existence : « La liberté sur la montagne ». Le reste nous importait peu. Nous avions le Blanc, il nous suffisait. Il y avait ce mot de l'explorateur Rasmussen : « Donnez-moi l'hiver, donnez-moi les chiens, et gardez tout le reste. »  »

« Il faisait -8°. Le bon temps raflé à l'auberge ne s'avérait d'aucune utilité dans les tourmentes. On passait de la cheminée à la chambre froide sans que la première ne diffusât un peu de sa chaleur à la seconde. Le bien-être, comme l'électricité, ne s'emmagasine pas.
Dans la pente du col du Splügen, je trouvai un sujet de nouvelle : trois amis voyagent sur les crêtes. En bas, les hommes meurent de la peste. Pourquoi descendre ? Ils ne se souviennent plus de leurs semblables. Ils demeurent dans le cristal: montagne de verre, ciel de nacre, vie ultraviolette. Un jour, l'un d'eux veut retourner en bas, chez les siens. Il mourra de redescendre, il le sait, mais l'homme ne peut s'empêcher. Les deux autres le retiennent, ils se battent : discorde, blessure, haine. Ils s'entretuent. En bas, la peste a disparu, la vie est revenue. En haut, le recours aux forêts a échoué. La pureté est dangereuse. »

« Du Lac, ce matin-là, ouvrait la trace au GPS. Le ciel livide était tombé sur la terre. La visibilité commandait de rester enfermé. Mais du Lac usait toujours d'une méthode consistant à partir avant de se demander s'il était raisonnable de le faire. Au pire, nous risquions le demi-tour. C'était l'application sportive de la métaphysique de Pessoa:  « Agir, c'est connaître le repos. » 
On suivait, remettant notre vie dans le petit boîtier de notre ami. Il fallait franchir deux cols aujourd'hui.
Et si l'appareil tombait en panne ? Si les machines décidaient de se venger ? Nous étions quelques-uns à les haïr. Pour se retourner contre nous, elles disposaient d'un moyen plus subtil que les armes des robots tueurs de Philip K. Dick. Elles pouvaient désorganiser insidieusement les systèmes, instiller des erreurs dans les programmes. Nos correspondances seraient alors dirigées vers les mauvais destinataires. Le message à l'amante irait à l'épouse. Les GPS conduiraient vers le précipice. La météo annoncerait des redoux juste avant la tempête. Une intelligence artificielle doit nécessairement contenir sa part de perversité. »

« Au fond du val d'Avers, à 2000 mètres, des Suisses-Allemands nous reçurent dans une auberge de bois au goût parfait. Au-delà du hameau de Juf, s'élevaient les derniers cols avant Sils-Maria.
Cette auberge résumait le génie alémanique. Tout était sobrement ajusté. La pensée claire, la vie solide. La Terre devait paraître un camp de Gitans à ces tauliers capables d'aligner les cure-dents un par un dans des boîtes ouvragées. Occupés à briquer les pieds de chaises, ils ne parlaient pas de ce virus mystérieux qui se répandait en bas.
De la régie du barrage à l'ordonnancement des pots de confitures, régnait dans ce pays un certain génie de l'administration des choses. L'ordre formel est un motif civilisationnel. Tout élément, du plus simple au plus complexe, bénéficiait de l'application du principe de perfection.
Dans un pays où les napperons font l'objet d'un soin méticuleux, les trains arrivent à l'heure. Les vertus de détail profitent à l'organisation générale. Ce système irrigua les théories de M. Daurat, patron de l'Aéropostale, dans les années 1920. Les chefs de postes aériens, sur la ligne argentine et chilienne, ne toléraient aucun défaut sur le plus petit boulon. Les manquements étaient punis avec une dureté disproportionnée à la faute. Cette sévérité de détail cachait un souci supérieur : la vie des pilotes. Si le carrelage était propre, les avions ne tombaient pas. Les cure-dents de notre auberge en disaient autant sur le pays que l'entretien du réseau routier. À contrario, dans l'Ukraine socialiste des années 1980, les lampadaires cassés présageaient Tchernobyl.
Certes, la maniaquerie formelle produisait une atmosphère mortellement conventionnelle. Pourtant, l'inspiration naissait dans ces géographies au cordeau. Après tout Zarathustra était né au pays des trains électriques.
Nous dinâmes en essayant de ne rien renverser sur la nappe. »

« À peine les skis rangés, le thé à la violette chauffait sur le réchaud de du Lac. L'alpinisme : alternance quotidienne entre la vie de sportif et la vie de vieille dame. »

« Nous franchîmes le col vers les versants généreux de Saint-Charles. Nous quittâmes l'interstice pour regagner les fermes de la lisière, ceintes de barrières de bois. Elles commandaient de vastes auges qui me rappelaient les kolkhozes d'Asie centrale posés sur la steppe : des barrières de bois quadrillaient une vallée aplanie. À 1800 mètres, Saint-Charles, place forte des alpages, verrouillait la confluence de trois vallées. Les rivières avaient dégagé un replat idyllique qu'occupaient l'église, les maisons frappées de fresques baroques et des écuries peuplées de chevaux blonds.
Le drapeau suisse claquait dans le soir lumineux. « C'est là que je veux être », disait la croix blanche sur son fond rouge. »

« À six heures du matin, nous partîmes pour notre séance de dissolution. La frontière longeait les crêtes. Nous basculâmes de Suisse en Italie. Nous montions dans l'aube fraîche vers le col de Sesvenna.
L'écrivain Adalbert Stifter décrit ainsi la jeunesse du matin : « Gorgés des rumeurs et des flots de sève montante de leur jeune vie à peine commencée, les jeunes gens escaladaient la pente entre les arbres, parmi les chants de rossignols. »
J'aimais cette première phrase de "L'Homme sans postérité". »

« Le Blanc ne variait pas. Nous allions dans le stable et l'homogène. Passaient les paysages, demeurait la substance. Chaque matin, reprise du chemin. Et chaque soir, gestes de la soupe, du feu, et du châlit. Nous nous couchions sans rien demander d'autre que de recommencer.
Là est le luxe du raid. Ailleurs, la mise sous presse de l'homme. Vitesse, variété, intensité: un jour, nous rentrerions chez nous. Alors, l'ordre technique nous assénerait ses impératifs. Nous serions réactifs, agiles, adaptés. Nous redeviendrions les laquais de nos terminaux cybernétiques. Confort, docilité, excitation : le pacte des villes. Peur, lutte et joie : le pacte des montagnes.
Dans le Blanc, nous n'avions pas honte d'être lourds, lents, silencieux, n'enlevant pas plus de 20 kilomètres par jour. Pensées calmes, gestes simples, désirs réduits : attention maximale. »

« La flambée, le poêle, la soupe : nos conquêtes. La vie se resserrait autour de plaisirs proportionnés à leur nécessité absolue. Le raid instituait une théorie de la relativité. La cessation de la tempête, le comblement d'un manque procurent des voluptés plus précieuses que les plaisirs sophistiqués. Autrement dit : avoir chaud quand on a eu froid est plus jouissif que manger des perles à la truffe dans un jacuzzi de champagne. »

« L'amitié, c'est d'avoir un ennemi commun.»

« « S'adapter » est le nom que l'impuissance donne à l'action. « Sens de l'Histoire » est le nom que des dirigeants incapables donnent au mouvement qu'ils ne savent empêcher. Ainsi s'épargnent-ils la charge de veiller tendrement sur les héritages de l'Histoire.
Hugo dans Les Rayons et les Ombres : « que peu de temps suffit à changer toute chose ». Les empereurs Habsbourg disaient en léguant le pouvoir à leur descendance: « Veille à ce que rien ne change. » C'est une parole de montagnard, répugnant à l'incertain, craignant les avalanches qui sont à la géographie ce que les révolutions sont à l'Histoire. »

«  Une des magies du Blanc : ramener à la mémoire les bulles de l'enfance. Définition du ski de traverse: matrice des images. »

« On regagna l'Italie bien que le pays eût fermé sa frontière. Les efforts de la bureaucratie contre la circulation des miasmes s'arrêtaient aux moraines. Au-delà d'une certaine altitude et derrière un rideau de brouillard : liberté de mouvement. Nous ne savions pas si la liberté avait un prix. Elle avait sa cartographie. »

« À la boussole, du Lac trouva le refuge. Contrairement aux informations recueillies au Brenner, la pièce d'hiver était cadenassée. On chercha en vain une entrée, pelletant la neige. Nous nous résolûmes à descendre encore 1000 mètres de neige épaisse vers le barrage de Lappago. Les murailles de béton apparurent sous la couche des nuages. Les installations fantomatiques verrouillaient le défilé. Le barrage avait l'allure des bases des années 1950, époque où la puissance industrielle inspirait confiance. Le progrès n'était pas encore devenu la somme des efforts entrepris pour corriger ses propres effets. On chercha une âme en vie. La station hydroélectrique était désertée. »

« Demeurait un dernier principe impérial: celui de l'ozone et de la neige. Tous les ans, de la Tinée à Trieste, l'hiver refondait son règne organique. Ses sujets le rejoignaient librement. Il fallait traverser la forêt, monter encore, ouvrir la trace dans la substance et s'approcher du ciel pour rejoindre les hauts postes du silence et de l'unifor- mité. L'esprit du lieu influait sur la nature humaine. On se sentait léger, solide bien que vulnérable. Pour survivre, il fallait continuer. L'altitude imposait la fuite. Vertu du mouvement, il s'alimente lui-même : on trouve en avançant les forces nécessaires à toujours avancer. Et cet impératif rendait l'esprit allègre et le corps plus tendu. On se sentait libre.
C'était cela le dernier empire : le Blanc.

Au Pfannhorn, apparurent les Dolomites. Je l'avais attendu, ce spectacle. Les cimes emplissaient l'horizon, au fur et à mesure que nous approchions du sommet. Soudain, les montagnes de verre » de Dino Buzzati étaient là. Je les avais tant regardées dans les livres. La Marmolada, les Tre Cime, la Civetta... noms de talismans. C'étaient des stèles pour guerriers italiens. Ceux-ci avaient inventé le combat en montagne, monté des canons au sommet des aiguilles et percé des tunnels pour frapper l'ennemi. C'étaient aussi les monuments à la gloire des figures de l'alpinisme. Preuss, Messner, Cassin, Comici... Nous connaissions par cœur leurs exploits - drames et frasques.
Par la grâce des bizarreries de l'imagination, l'enfant que j'avais été devait à cette bande d'Italiens suspendus en espadrilles dans des murailles de 500 mètres de haut d'avoir un jour rêvé de bivouacs aux étoiles.
Assis sur le socle de la croix du Pfannhorn, nous restâmes près d'une heure, immobiles, devant ce songe tombé des nuages. Les sommets découpaient leurs motifs : tours, donjons, remparts, échauguettes, ruines et colonnes. Les murs étaient classiques. Les crénelures romantiques. Un château fort s'était suspendu dans le ciel, taillé pour le rêve et la musculature. »

« Rémoville lisait les chroniques italiennes de Stendhal, vrai manuel du raid à ski. Non pas que Stendhal s'intéressât à l'alpinisme mais parce qu'il diffusait un style de vie pas étranger à l'aventure. Il se résumait à trois verbes : vouloir, décider, agir. Et vite avec cela ! « L'énergie » était l'explication de Stendhal. Il en faisait grand cas dans sa description des sociétés. Il la cherchait chez ses amis. Il la transfusait dans l'écriture. Il préférait la sensation à l'idée. À Naples, Florence et Rome, il passait ses matinées dans les églises, l'après-midi dans les jardins, le soir au théâtre, dans l'espoir d'une alcôve pour la nuit. Les journées tombaient, avec leur moisson de beauté. Comment devenir stendhalien ? Il fallait tracer son sillage entre les marques de la splendeur et les effets de la fantaisie. Glisser à la surface des choses pour les sentir profondément. Ordre du jour : tout saisir, tout aimer, se garder des théories, mépriser les idées générales, rafler les impressions particulières. Je lisais à mes amis ces lignes du journal du 19 janvier 1817 : « J'observai une fois un pâtre des chalets suisses qui passa trois heures, les bras croisés, à contempler les sommets couverts de neige du Jungfrau. Pour lui c'était une musique. »
Si nous réussissions à transposer la micro-tactique stendhalienne au raid à ski, nous fuserions à travers la Vénétie du Nord et l'ouest de la Slovénie, comme dans les galeries d'un musée, ne cherchant rien d'autre qu'à saluer les formes inertes de la beauté.
En bref, on se lève, on se casse et on absorbe tout ce qu'on peut. »

Quatrième de couverture

Avec mon ami le guide de haute montagne Daniel du Lac, je suis parti de Menton au bord de la Méditerranée pour traverser les Alpes à ski, jusqu'à Trieste, en passant par l'Italie, la Suisse, l'Autriche et la Slovénie. De 2018 à 2021, à la fin de l'hiver, nous nous élevions dans la neige. Le ciel était vierge, le monde sans contours, seul l'effort décomptait les jours. Je croyais m'aventurer dans la beauté, je me diluais dans une substance. Dans le Blanc tout s'annule - espoirs et regrets. Pourquoi ai-je tant aimé errer dans la pureté ?
S. T.

Sylvain Tesson a notamment publié aux Éditions Gallimard Dans les forêts de Sibérie (prix Médicis essai 2011), Sur les chemins noirs et La panthère des neiges (prix Renaudot 2019).

Éditions Gallimard,  septembre 2022
235 pages

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