mercredi 18 octobre 2023

Ce que je sais de toi ★★★★★♥ d'Éric Chacour

Quel livre sublime ! 
Je comprends l'engouement, l'enthousiasme que ce premier roman a suscité. 
Une lecture coup de cœur, une pépite empreinte de grâce, de pudeur, de délicatesse. Une écriture subtile, belle, travaillée, fluide, touchante pour une histoire bouleversante et profondément humaine. Une construction si originale. Du velours. 
Un retour tout en superlatif parce que ce livre le vaut amplement. 
Je ne vous en dirai pas plus, d'aucuns l'ont fait si bien avant moi. Simplement, si ce n'est pas déjà fait, ouvrez ce livre, envolez-vous pour Le Caire et laissez-vous conter l'histoire de Tarek, Ali, Rafik, Nesrine, Mémie, Fatheya, Mira. Laissez-vous émouvoir. Savourez le phrasé. 
« Le jour, ses mains en prolongement des tiennes sur le corps des patients. La nuit, son corps en prolongement du tien sous tes mains impatientes. »
Bravo Éric Chacour. 
Je m'en vais écouter le replay de la soirée "fan club" d'hier soir que m'a gentiment transmis Florence. 
« On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. »

« Tu avais l'âge de n'avoir pour projets que ceux que l'on formait pour toi; n'était-ce réellement qu'une question d'âge ? »

« Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l'on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard. À ce stade, seuls défilaient des instants dont tu ne conserverais pratiquement rien. On ne retient pas le nom de ceux qui se sont usé le dos à vous porter sur leurs épaules, pas plus qu'on ne remarque les heures passées à préparer votre plat préféré. On conserve, en revanche, l'insignifiance: tu avais ri de Nesrine parce qu'elle n'arrivait pas à prononcer correctement pyramide en arabe, vous aviez mangé sur une plage des frescas et la mélasse avait taché vos maillots, tu dessinais avec ton doigt sur les fenêtres couvertes de buée quand Fatheya, votre domestique, cuisinait... »

« Ce langage semblait appartenir au monde des adultes, un continent lointain qu'il te restait à découvrir. Tu ignorais si l'on y échouait un jour, sans s'en apercevoir, pour trop avoir laissé l'enfance dériver, ou s'il s'agissait de terres qui se conquièrent dans la souffrance. Se pouvait-il qu'elles te restent à jamais étrangères ? Rirais-tu un jour comme eux ?  »

« La vie commencerait plus tard. Pour l'heure, ce n'était pas la vie. C'était une attente, un répit peut-être, l'enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? Ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n'hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un Président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu'ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d'Assouan ou des nationalisations. Tu finissais par croire que c'était cela, l'âge adulte: la disparition de toute forme de doute. »

« Un jour, il t'apparaîtrait pourtant avec évidence qu'il n'existe que très peu d'adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations. On s'étonne encore de déceler une réaction puérile chez un de nos semblables, mais c'est une grossière erreur : il n'y a pas d'adultes au comportement d'enfant, il n'y a que des enfants qui ont atteint l'âge où le doute est honteux. Des enfants qui finissent par se conformer à ce que l'on attend d'eux : qui renoncent à la moindre remise en question, affirment sans plus trembler, méprisent la différence. Des enfants aux voix rauques, aux cheveux blancs, à l'alcool facile. Bien des années plus tard, tu finiras par comprendre qu'il faut les fuir quoi qu'il en coûte. Mais en ce temps-là, ils te fascinaient. »

« Tu évoluais dans ce monde bourgeois et occidentalisé, sorte de bulle allogène de plus en plus anachronique. Elle était l'héritage d'une Égypte cosmopolite et tournée vers l'avenir où les différentes populations d'ascendances lointaines se fréquentaient. Les Levantins se reconnaissaient dans l'éducation européenne des Grecs, des Italiens ou des Français. Ils savaient, comme les Arméniens, le goût ferreux du sang qui précède un exil. Ces choses-là rapprochent. La famille de ton père était de celles qui avaient fui les massacres de Damas, en 1860. Il n'en conservait que son prénom, hommage au quartier chrétien de la porte Saint-Thomas où ses ancêtres avaient vécu, et quelques bijoux, rescapés de la joaillerie qu'ils y tenaient, dont cette montre de gousset qui ne le quittait jamais. Dans l'espoir, sans doute, que vous les transmettiez un jour à vos enfants, il vous racontait, à ta sœur et toi, des histoires d'un autre temps. Elles parlaient de ceux qui vous avaient précédés, arrivés par vagues successives et contribuant à la renaissance intellectuelle du pays qui les accueillait, mais aussi de la domination britannique dont ils s'accommodaient bien et des fonctions prestigieuses qu'ils occupaient dans l'administration, le commerce, l'industrie ou la culture. De ses mots transparaissait une fierté mêlée de reconnaissance envers ce peuple qui leur avait ouvert les bras. »

« Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut de plus divertissant. »

« De même que les zabbalines du Moqattam dédiaient leur existence à redonner vie aux objets qui finissaient entre leurs mains, tu t'appliquais à soigner ces corps malmenés, ces membres disloqués, ces plaies purulentes dont personne ne distinguait plus l'odeur tant ce bidonville concentrait à lui seul les exhalaisons les plus fétides. Si elles t'avaient pris à la gorge lors de tes premières permanences, tu n'en étais désormais plus incommodé. Elles étaient le versant olfactif de ce lieu auquel tu t'étais attaché. Tu avais cessé le compte des côtes cassées, des infections non traitées et des souffles courts. Tu décou- vrais les limites de ton métier lorsque ces femmes au visage contusionné te racontaient avoir trébuché en descendant les marches de leur maison. Tu tâchais d'écouter, chez chacune, les paroles qu'elle prononçait autant que celles qu'elle taisait. Tu la raccompagnais ensuite, impuissant, vers le seuil de ton cabinet où son mari l'attendait. Un mari dont tu reverrais, à l'heure de t'endormir, les mains aux allures d'escalier. »

« Le savoir découplé de la pratique lui avait toujours semblé au mieux vain, sinon suspect. Au-delà du domaine médical, ton père nourrissait une distance prudente avec toute forme d'intellectualisme. S'il lui avait été donné de vivre jusque-là, les derniers mois de la présidence de Sadate, où nombre de tes professeurs d'université et de ses patients les plus engagés se faisaient emprisonner, lui auraient incontestablement donné raison. Il s'était toujours gardé d'émettre le moindre jugement moral ou politique, affirmant se limiter à sa fonction dans la société : soigner les corps. Tu n'avais jamais su s'il s'agissait là d'une manière d'éviter les sujets polémiques dans une Égypte où une opinion pouvait coûter la vie ou, tout simplement, d'un manque d'intérêt sincère de sa part. »

« Il ne laissait transparaître aucune émotion mais, derrière chaque déglutition, tu croyais déceler sa gorge serrée par Ou bien par la tristesse. le sable. Le Caire laissait entendre au loin son vacarme impénitent. Ici le silence, là-bas le bruit. Là-bas la vie, ici l'après. Face à l'affairement de millions d'individus, que pèse le recueillement de vingt personnes ? Vingt, peut-être quinze. »

« Un système simple et ordonné peut se révéler parfaitement imprédictible. Simple au sens où peu de variables le régissent. Ordonné puisque soumis à des actions strictement connues et exemptes de hasard. Pour autant, impossible à prévoir. En physique, ce paradoxe se nomme « chaos déterministe ».
Ta vie était constituée de cercles concentriques qui avaient pour noms la maison, la communauté et le pays. Simple. La maison attendait de toi que tu diriges ta famille et en assures la perpétuation. La communauté te concédait le statut de ton père contre l'illusion qu'elle avait encore un avenir. Le pays, dans son obsessionnelle quête de stabilité, demandait à chacun d'exalter morale et tradition. Ordonné. Et de là, pourtant, le chaos. »

« Tu repensais aux choix par lesquels tu t'étais construit et une pensée obsédante s'insinuait en toi : celle d'avoir été méthodiquement dépossédé de chacun d'eux. Par tes parents, par conditionnement social, par des raisonnements préétablis, par sens du devoir, par atavisme, par habitude, par lâcheté, comme s'il y avait toujours eu une bonne raison de ne pas trancher. Se pouvait-il qu'inconsciemment tu aies cru te soulager du poids de chaque décision en l'esquivant ? Et pour quel résultat? Conservais-tu ne serait-ce qu'un souffle de cette infinie légèreté qui semblait gonfler les poumons d'Ali chaque fois qu'il respirait? »

« Il est toujours commode de laver son âme au vice des autres. »

« Le jour, ses mains en prolongement des tiennes sur le corps des patients. La nuit, son corps en prolongement du tien sous tes mains impatientes. »

« Chaque homme porte en lui les germes de sa propre destruction. »

« La rumeur. Celle qui se propage, invisible comme le vent dans les palmiers. Celle qui souille ce qu'elle ne comprend pas. Les vitres de ton cabinet avaient été brisées de l'extérieur. Celle qui condamne ce qui lui est inconnu. Tu crus d'abord à un vol avec effraction, mais aucun objet de valeur n'avait été dérobé. On avait éventré tes meubles, renversé tes armoires, éparpillé tes dossiers. Celle qui exclut ce qui lui est étranger. La volonté de détruire ne faisait aucun doute. Combien étaient-ils pour faire cela ? Cinq ? Vingt ? Et qui ? Celle qui se déforme, de l'oreille à la bouche. Il y avait une odeur d'essence, comme si l'on avait projeté de tout incendier. Pourquoi s'être arrêté avant? Par manque de temps ? Pour que l'effet n'en soit que plus spectaculaire ? Parce que l'on aurait préféré que tu t'y trouves ? Celle qui tord la bouche qui la relaie d'une indignation feinte, d'un sourire entendu. Tu pensas aussitôt à Mira. Où était-elle à cet instant précis ? Et ta mère ? Et Nesrine ? S'en seraient-ils pris à des femmes? Celle qui se vautre dans ses certitudes. Et Ali ? Celle dissimule sa laideur sous les masques qui de la bienséance, de la tradition, de la morale, des principes. Un frisson de rage te parcourut à cet instant. »

« Ses silences étaient une toile tendue sur laquelle le passé projetait ses images. »

« Le cumin, la poussière (déjà), la coriandre, la benzine, les ânes, leurs déjections, le sable, la poussière (encore), la sueur, la cardamome, les gaz de combustion, les oignons frits, les ordures brûlées, les fèves chaudes, le jasmin, la poussière (obstinément), l'asphalte redevenu visqueux sous le règne sans partage du soleil. Le Caire était une entêtante présence olfactive qu'une infinité d'éléments composaient. On ne se rend compte de ces choses-là qu'au moment de les retrouver. Avant, elles ne sont pas; leur abstraction est semblable à celle des battements du cœur. Elles sont vitales mais invisibles. Elles n'existent qu'à partir du moment où l'on a vécu sans. Elles reviennent alors avec une violente évidence, aussi envahissantes que leur présence était jadis anodine. À ce moment précis, elles étaient pour toi Le Caire. »

« Le même prénom et le même nom, mais personne autour de toi pour les prononcer sans les écorcher. C'est aussi cela, l'exil. Le même prénom et le même nom, c'est à peu près tour ce que tu avais en commun avec l'homme que tu étais. Cela faisait quinze ans que tu n'avais pas foulé le sol empoussiéré de ton pays. Quinze années passées à oublier méthodiquement la pulpe blanche des melons d'Ismaïlia, le stationnement du Palace où défilaient les images des films américains projetés sur l'écran lointain, les cassettes de Fairouz et de Piaf que ta mère faisait jouer pendant les repas, les calèches longeant la corniche d'Alexandrie, le goût des premiers oursins de l'année sur la plage d'Agami.... »

« Tu déverrouillas la porte d'entrée, le geste hésitant et le manteau d'un touriste qui prend le mois de mars au Caire pour plus frais qu'il ne l'est. J'aurais aimé pouvoir interpréter l'expression de ton visage avec certitude. Pouvoir doser avec justesse ce qu'il y avait de fatigue, de nostalgie, de tristesse, d'empressement, de renoncement ou d'indifférence dans chacun de tes gestes. Sans m'en laisser le temps, tu te transformas en ombre suivant maladroitement celle du portier avant de disparaître dans la bâtisse aux murs noircis par le temps. »

« Ce que je sais de toi sentait l'ail et l'anis. »

« Celui qui étale sa misère n'inspirera jamais le désir ni la crainte. »

« Les songes ne servent qu'à ça : ranimer les absents. »

« Les souvenirs n'ont de valeur que pour ceux qui les peuplent. Une fois ces derniers disparus, ils deviennent une devise qui n'a plus cours, une monnaie de singe dont il faut se méfier. »

« La somme de mes déductions avait fini par raconter une histoire: la tienne. Ou, pour être exact, mon histoire de toi. Elle s'était transformée en une vérité à la fois splendide et fragile, une statue immense aux pieds de fer et d'argile comme je n'aurais pas cru qu'il s'en trouve ailleurs que dans les pages aux tranches dorées du missel de Mémie. »

« Je cesse à présent d'écrire ta vie, parce que les mots ne peuvent pas tout. Ils ne peuvent pas ramener de la mort ceux qui nous ont quittés, ils ne peuvent pas guérir les malades ou résoudre les injustices, tout comme il est absurde de prétendre qu'ils déclarent des guerres ou y mettent fin. Dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont au mieux qu'un symptôme, au pire un prétexte. Je cesse d'écrire ta vie parce qu'elle ne m'appartient pas, parce qu'elle ne résulte que d'un alliage improbable entre ta malchance et tes mauvaises décisions, parce que le dernier des malheureux n'en voudrait pas, parce qu'on ne peut pas combler une absence par des phrases. Je cesse d'écrire ta vie parce qu'elle a été malmenée par trop de mensonges pour que j'y ajoute, même de bonne foi, les miens. Je cesse d'écrire ta vie parce que j'ai besoin que tu me la racontes, parce que je n'en veux plus aucune autre version. »

« Un ersatz de sapin ouvre péniblement ses bras synthétiques alourdis de boules achetées au Dollarama. Soignants et malades le contournent comme un obstacle auquel on ne prête plus attention. La nouvelle année est pourtant vieille de quelques semaines, mais le temps ne se mesure pas de la même manière dans un hôpital. Ceux qui savent qu'ils en sortiront cherchent à le tuer, les autres tentent d'en gagner un peu. Ils se l'injectent par intraveineuse, le réajustent d'un bilan sanguin à l'autre, se font une raison ou finissent par la perdre. »

« Passé, présent, futur. Le temps est une grammaire pour l'humanité, une fiction admise de tous. Une fausse évidence. Une vraie religion. Et pourtant, à quelle temporalité appartient cet instant ? »

Quatrième de couverture

Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet. médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une soeur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L'ouverture par Tarek d'un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d'oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu'au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu'il va prendre sous son alle. Comment celui qui n'a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie.
Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d'humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d'un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu'aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d'un homme en quête de sa vérité.

« Ali te fascinait. Il y avait chez lui une liberté absolue, une absence de calcul, une exaltation du présent. Il n'était lié par aucun passé et ne concevait pas l'avenir à travers les mêmes contraintes que toi. Il se contentait de vivre et tu te surprenais parfois à espérer que vivre serait contagieux. »

Né à Montréal de parents égyptiens, ÉRIC CHACOUR a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd'hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman.

Éditions Philippe Rey,  août 2023
301 pages
Prix Première Plume 2023

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