mardi 17 novembre 2020

Saturne ★★★★☆ de Sarah Chiche

Un bel et bouleversant hommage à un père parti trop tôt, un père aimant, amoureux fou de sa femme et de sa fille, une histoire de famille touchante, déchirante, une descente aux enfers et une émouvante histoire d'amour...Saturne c'est un peu tout ça à la fois. Des pages empreintes de vives douleurs et de mélancolie, d'une certaine tension et à la fois d'une intense lumière d'amour et d'espoir dans cette sombre nuit

〰Sarah Chiche raconte la vie de son père, Harry, son enfance broyée par la médiocrité des adultes, la relation avec son frère - Armand, le préféré, celui qui réussit « Mais Armand n’aime pas Harry, ou plutôt, il l’aime comme on est forcé d’aimer les bons chiens qui trottinent à nos côtés, tremblants et frétillants, et lancent de biais des regards humides qui appellent la caresse. » -, la folle histoire d'amour avec celle qui deviendra la mère de l'auteure, Ève, la « plus déglinguée des enfants perdues ». 

L'écrivaine raconte ses propres souffrances, son enfance bousillée par les pertes sèches « je vivais dans un monde où les objets apparaissaient tout aussi brusquement que les gens y disparaissaient, et où, du reste, comme les autres, on l’aura compris, je ne vivais pas vraiment », par les dissensions au sein de sa famille, ballottée, malmenée entre haine et amour. Elle raconte sa construction troublée, son parcours solitaire, écrasée, tout comme son père avant elle, par la violence des adultes, par le poids de son histoire. 
Un parcours en lisière de vie, et dont l'issue semble ravageante. « La certitude que je ne pouvais pas me tuer puisque j’étais déjà morte s’est installée par degrés, en même temps que la sensation inexprimable d’être entièrement réfugiée dans une tête gigantesque contenant toutes les vies des vivants et des morts. » 
C'est par l'écriture que l'écrivaine entamera le processus de (re)construction. 
« Mais Saturne est peut-être aussi l'autre nom du lieu de l'écriture – le seul lieu où je puisse habiter. C'est seulement quand j'écris que rien ne fait obstacle à mes pas dans le silence de l'atone et que je peux tout à la fois perdre mon père, attendre, comme autrefois, qu'il revienne, et, enfin le rejoindre. Et je ne connais pas de joie plus forte. »
Convoquer les fantômes et (ré)apprendre à vivre avec. Un programme salutaire mené avec vigueur par Sarah Chiche.
« L’histoire de la famille de ma mère, je l’ai déjà racontée, ailleurs. Mais j’ai caché le cœur de ce qui m’a faite. Depuis l’enfance, je réponds à ce panneau muet, cette ardoise brandie par mon père sur son lit de mort, ce geste ultime d’écriture. Au départ, les mots manquent. C’est très lent. Sans cesse tout menace d’être détruit, broyé par les pensées qui m’assiègent et me condamnent à n’écrire que par bribes, à ne penser que par fragments. »
〰Elle raconte aussi le colonialisme, le racisme, « [Joseph] a haï Pétain mais se méfie du général de Gaulle. Il a parlé arabe avant de parler français, il se considère comme algérien, pense que les juifs et les musulmans sont frères et qu'au lieu de se battre comme des bêtes les uns contre les autres, le racisme qu'ils subissent de la part des colons comme de l'administration et de la police devrait les inciter à déposer les armes, et à dénoncer, ensemble, le rôle de marionnettes qu'on veut leur faire jouer. », l'exil « car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l'exil des uns n'efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé. », la cupidité, la vanité, le misérabilisme du monde.

Des instantanés autobiographiques de vie. Sarah Chiche nous fait entrer dans l'intimité de sa famille, une famille éclatée et c'est un peu comme si nous pénétrions à l'intérieur de leurs âmes, par petites touches intelligemment déposées au creux de ces pages. 
C'est un récit bouleversant. La souffrance du deuil prend vie sous la plume de l'auteure, elle est exprimée avec tellement de sincérité, de mélancolie, de vérité que cela en est bouleversant. Pour Sarah Chiche, les « morts ne sont pas avalés, ni par l'eau ni même par la terre. Ils continuent de marcher parmi les vivants ». 
« Ce qui tue, c’est aussi la condescendance et le mépris de ceux qui pensent que la douleur d’un deuil qui se prolonge relève d’une paresse de la volonté ou d’une faiblesse complaisante. »
« Nous vivons, en permanence, dans et avec nos morts, dans le sombre rayonnement de nos mondes engloutis ; et c'est cela qui nous rend heureux. »
Les dernières pages de Saturne m'ont émue aux larmes...
« Et sur la route où je pars, seule, mais avec mon père, seule, mais avec ceux que j'aime, seule, mais avec les mélancoliques, les amoureux, les endeuillés et les intranquilles, seule, mais cachée dans la foule des vivants et des morts, tout est perdu, tout va survivre, tout est perdu, tout est sauvé. Tout est perdu. Tout est splendide. »
Un livre dur. Sombre. Un livre beau. L' «histoire du crépuscule d'un monde, de la fosse incurable de nos regrets et d'une maladie mentale, la mienne, qui fut une damnation avant d'être une chance. »

« Son père s'approcha de lui, plongeant ses yeux dans les siens. Il lui chuchota quelques mots à l'oreille. Après deux reports provoqués par des révisions de dernière minute, la sonde Voyager 1 s'était envolée dans l'espace pour rejoindre sa jumelle, Voyager 2, partie quelques semaines plus tôt. Cette nouvelle le remplit de joie. A l'ambition, il avait toujours préféré les mystères des étoiles, le cinéma, les livres anciens. Et puis, Ève, sa femme. Il ne verrait jamais les images de Saturne ni des autres géantes gazeuses. Il se représenta peut-être toutes les années qu'il resterait à sa famille à flotter dans le vaste océan subglaciaire de leur bon droit à être ce qu'ils étaient, alors qu'il n'y a peut-être rien, aucun Dieu, aucun sens, qui puisse justifier que le bien consiste à ce conduire comme ceci ou comme cela, ni même qu'il y a un quelconque bien, ni même qu'il est pertinent de se battre pour continuer d'exister.  »

« Ils avaient tous en eux l'espoir que ce ne serait qu'un mauvais rêve, mais en fait, tout cela, ce n'est pas un rêve, tout cela c'est pareil pour tout le monde, tout cela, ce n'est pas grand-chose, tout cela ce n'est que la vie, et, finalement, la mort. »

« L'histoire de ma mère, je l'ai déjà racontée, ailleurs. Mais j'ai caché le coeur de ce qui m'a faite. Depuis l'enfance, je réponds à ce panneau muet, cette ardoise brandie par mon père sur son lit de mort, ce geste ultime d'écriture. [« Ma femme, ma fille »] J'y réponds par l'écriture. Au départ, les mots manquent. C'est très lent. Sans cesse tout menace d'être détruit, broyé par les pensées qui m'assiègent et me condamnent à n'écrire que par bribes, à ne penser que par fragments. Tout gèle. Tout veut regagner l'immobilité glacée où je suis ce chien sans maître qui ronge le même os depuis toujours. »

« Dans les années 1960, les hôpitaux publics ne pouvaient plus accueillir tous les jeunes médecins désireux de se lancer dans une carrière hospitalière. Mais cela n'empêchait pas ces mêmes hôpitaux, quand le népotisme et l'arrogance des professeurs ne barraient pas la route aux juifs ou même aux protestants, peinaient à faire face au besoin toujours plus grand de lits, comme à se moderniser. On entassait dans des salles communes laides et sombres des malades par dizaines et de plus en plus de médecins, hospitaliers ou non, pour peu qu'ils aient l'esprit ouvert, s'étaient mis à lorgner du côté des cliniques privées et de leurs confortables salaires, plusieurs membres du gouvernement félicitant régulièrement les efforts admirables de l'hospitalisation privée. C'est à ce moment que Joseph joua tapis. »

« Il y avait quelque chose de pourri dans notre royaume. Je le sentais confusément. J'avais neuf ans. Et bien d'autres rêves ridiculement plus petits, solitaires et féroces, sans remède aucun. Les enfants savent tout mais ne comprennent rien. Leur égoïsme et leur silence les protègent - et, parfois, les rendent, malgré eux, monstrueux. »

« Le soleil d'août 1955 plane, indifférent à la haine et aux injustices centenaires. »

« [...] leur mère laisse flotter au vent, d'un geste vague et beau, un petit mouchoir brodé parfumé à la lavande, qu'aujourd'hui encore il m'arrive de humer même s'il n'exhale plus que son irrémédiable absence. »

« La nuit jetée sur le visage, il continue de lire, une lampe de poche à la main. Tout autour de lui, les autres forment enfin. Parfois, Harry voudrait qu'ils ne se réveillent jamais. Et qu'on le laisse pendant des jours, des semaines, des années, s'enfuir tout entier dans ces tunnels de mots et d'images qu'il a de plus en plus de mal à quitter. La voix de la vie y est joviale et rude, provocante, bigarrée, pleine d'éclats et d'étoiles. L'aube le rend à sa solitude. »

« C'était une douleur qui avait l'immensité du monde. Ce n'est plus rien. Pas même une question. Une histoire, scellée dans les nuits d'enfance, qui m'a percutée, et tuée, il y a des siècles. »

« Debout sur le pont avant, appuyée sur la rambarde, Louise fixe la Méditerranée vide de toutes ces épaves fantômes qui la hanteront cinquante ans plus tard - car ainsi voguons-nous disloqués dans la tempête des années, otages de la mer sombre où l'exil des uns n'efface jamais celui des autres, coupables et victimes du passé. »

« Elle ne dit plus rien. Alors, il embrasse ses yeux, il lui dit qu'elle est une infraction à la loi du jour, qu'il va boire ses larmes et qu'elle ne pleurera plus, qu'elle est belle, et pure, qu'elle fait sa joie, qu'il n'est pas permis d'être si heureux, qu'il va lui montrer ce qu'est la vie bonne, et qu'il se sent tous les courages, et qu'il va l'aimer, malgré toute cette nuit qu'elle a en elle, malgré la peur qu'elle lui inspire, parce que ça fait partie de l'amour. »


« Les Japonais nomment Takotsubo, qui veut dire « piège à poulpe », ce syndrome où, à la suite d'une rupture amoureuse, d'un deuil ou d'un choc émotionnel intense, le coeur se déforme, ses muscles s'affaiblissent et deviennent si paresseux que, tout à coup, littéralement, il se brise. La sidération de l'organe - ici, dans le syndrome de Takotsubo, la sidération du myocarde - se retrouve également, mais cette fois sur le plan de l'esprit, dans un cas de mélancolie extrême, de dépression anxieuse ravageante à son stade ultime. Dans ce trouble mental, connu sous le nom de délire des négations, la personne peut, à la suite d'un trop grand choc, avoir la conviction qu'elle n'a plus d'organes ou que certains d'entre eux sont pourris mais qu'elle ne peut pas mourir car elle n'est jamais née. J'ai vingt-six ans. Cela foudroie dans la prime jeunesse, à l'âge où la société attend de vous donner naissance. Autrement dit, à l'âge où vous devez vérifier pour tous que la vie est joyeuse et libre en étalant le spectacle de vos organes sains et vivants sous les yeux ravis de vos parents, de vos amis, et pour finir, du grand théâtre du monde dans lequel vous vous devez d'être l'entrepreneur optimiste, performant et conquérant de votre légende personnelle. »

« Toute naissance est la mort naissante d'un idéal : les enfants ne ressembleront jamais trait pour trait à la façon dont leurs parents et leurs grands-parents les ont rêvés. Toute éducation est un échec : les parents et les grands-parents blessent toujours, souvent même sans le vouloir, un enfant. Peut-être que dans notre famille les choses se passaient d'une façon plus grotesque que dans d'autres mais, si l'on prend la peine d'y réfléchir, il semble que, quel que soit le milieu, dans une famille la haine vise toujours, d'une manière ou d'une autre, l'extermination de ses membres les plus vulnérables. Je n'ai plus de peine pour ce qui nous est arrivé : incapable d'oublier, j'ai dû tout pardonner. J'ai de la peine pour cet art avec lequel les adultes mettent à mort leurs propres enfants. »

« Non, je ne veux plus penser à mes grands-parents paternels ni à mon oncle, que j'ai tant aimés et tant haïs, et j'ai tant déçue, à toutes les horreurs qui furent une insulte à la mort de mon père, et à toutes ces photographies, prises avant même sa mort, qui nous montrent heureux, pleins de tendresse et de douceur les uns pour les autres, mais où nous avons tous l'air de ces animaux aux yeux d'opale et de résine qu'on trouve chez le taxidermiste, dont on a retiré, tanné, et lustré la peau, pour en revêtir un squelette de bois imitant, à la perfection, la forme du sujet vivant. »

« On me disait que j'étais orpheline. On me disait qu'il me manquait quelque chose. Mais je ne savais quoi. On sait ce que l'on a perdu quand on se souvient l'avoir connu. On ne sait pas ce que l'on a perdu de ce qui a toujours déjà été perdu. Quand les adultes étaient occupés, ailleurs, j'allais, sans bruit, jusqu'au salon, regarder, posées sur une table à côté du piano, des photographies de mon père. Je passais devant les cadres. Je ne m'arrêtais jamais tout à fait. Je les regardais, de biais, en plissant les yeux. Dès que je m'attardais devant les photos, dès que je les regardais trop longtemps, j'étais prise au piège. Il n'avait l'air ni vivant ni mort. »

« J'étais le visage du pire. J'avais tout raté avec une obstination qui ne relevait pas de la distraction et ne tolérait donc aucun pardon. Je n'étais plus ni petite-fille, ni fille, ni épouse, ni amante. Je ne serais pas mère. Non. Plus rien avant, plus rien après. Parfaitement seule, entièrement libre. »

« L'idée qu'entre ceux qui nous ont précédés dans la succession des générations, les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent et qu'une haine inexpugnable peut parfois cacher des sentiments exactement contraires me traversa soudain. »

« Tous les enfants rêvent à un moment donné qu'ils ont été adoptés - sauf les enfants adoptés. Je ne savais pas à quel moment mon père s'était dit que naître dans sa famille avait été une erreur. Que pour d'autres, cette famille aurait peut-être été une famille merveilleuse, car elle savait être drôle, et courageuse, elle avait aussi une forme de génie de la démesure, mais lui, ça allait le tuer. Je ne savais pas non plus pourquoi, pour leur échapper, mon père était tombé fou d'amour de la plus déglinguée des enfants perdues, de la plus atomique des bombes qui s'était fait tringler par des sales types et des types très sales. Sans doute avait-il vu en elle une forteresse sans porte ni fenêtre sous le plancher de laquelle il était persuadé que se trouvait le plus beau des trésors, son moi profond, qu'il exhumerait, pour la sauver, et la transformer, et qu'il l'avait donc délibérément couverte d'amour, de joie, de rires, de cadeaux et que finalement, d'après ce que l'on venait très aimablement de me signifier, c'était donc cela qui avait causé sa perte. Tout ce à quoi je m'étais désespérément raccrochée depuis toujours pour pardonner à ma mère sa folie et sa violence, tout ce que j'avais échafaudé, année après année, de toutes mes forces d'enfant, pour continuer à maintenir vivant en mon coeur l'amour qu'avaient eu mes parents l'un pour l'autre, venait de s'effondre d'un coup. C'était dégoûtant. Tout était dégoûtant. L'argent qui corrompt les coeurs. La cupidité des adultes, la mienne. Les mensonges de ma mère, qui depuis toutes ces années attendait donc peut-être patiemment que je meure à mon tour pour hériter de moi. Et mon père qui, comprenant sans doute tout cela, avait tiré sa révérence. Il avait eu raison. Tellement raison. J'allumai une cigarette. Je pris poliment congé de mon oncle et du notaire. Je redescendis la rue, mon enfance crevée dans mes poches vides. »

« Mes journées n'avaient plus de bord. La nuit ne tranchait plus, de son mordant, les jours de la semaine, un par un. Les heures m'appartenaient enfin. [...] Je me glissais dans la peau du silence, avec un bonheur que je n'avais jamais connu jusque-là - le bruit d'une goutte d'eau sur la bonde du lavabo, les ronflements de l'ascenseur ou les pas de ceux qui allaient et venait au-dessus devinrent, peu à peu, des événements à part entière. 

« « Tout va très bien ». On jugera peut-être tout cela insensé. Pourtant, nos vies sont semées de ces moments où, affligés par un malheur que l'on ne peut souhaiter à personne, on arrive à le cacher à tout le monde : les enfants violés ou battus le savent mieux que quiconque. 
Nos chagrins ne varient pas avec les siècles. Ils ne se mesurent ni à l'aune de nos mérites ni à celle de nos possessions. Un deuil reste un deuil. Un cadavre, un cadavre. Une tombe, une tombe. Mais si certaines personnes apprennent à vivre douloureusement avec la perte, d'autres se laissent mourir avec leurs morts. S'il est possible de faire comprendre aux personnes bien portantes ce qu'est une douleur physique [...] il leur est plus difficile de se représenter ce qu'est l'autoaccusation mélancolique consécutive à un deuil. Dès que vous sortez de l'inconscience du sommeil, ce que fut votre existence s'étale devant vous comme une flaque de goudron, poisseuse, puante. Tout ce que vous avez fait. Tout ce que vous auriez dû faire. Tout ce que vous auriez pu dire à la personne disparue. [...] Tout se recouvre d'une glu noire qui comprime la poitrine, naphte qui brûle l'âme d'un feu lourd, dévaste vos boyaux, et fait défiler à toute heure du jour et de la nuit en arrière de vos yeux toutes les fautes que vous avez commises, ou pu commettre, ou sans nul doute commises sans le savoir, mais peu importe, car elles collent toutes les unes aux autres en un écoulement affreux. »

« On sait ce qu'est la dévalorisation. Plus perçante est la haine de soi. Elle méduse. On se regarde comme les autres vous regardent, comme un être qui aurait tout pour être libre et heureux, et qui rencontre cette haine féroce de soi, dans laquelle toutes vos pensées se réfugient pour vous faire mourir de l'intérieur. Mais ce qui tue, ça n'est pas seulement la douleur morale. Ce qui tue, c'est aussi la condescendance et le mépris de ceux qui pensent que la douleur d'un deuil qui se prolonge relève d'une paresse de la volonté ou d'une faiblesse complaisante. »

Quatrième de couverture

    Automne 1977 : Harry, trente-quatre ans, meurt dans des circonstances tragiques, laissant derrière lui sa fille de quinze mois. Avril 2019 : celle-ci rencontre une femme qui a connu Harry enfant, pendant la guerre d’Algérie. Se déploie alors le roman de ce père amoureux des étoiles, issu d’une grande lignée de médecins. Exilés d’Algérie au moment de l’indépendance, ils rebâtissent un empire médical en France. Mais les prémices du désastre se nichent au coeur même de la gloire. Harry croise la route d’une femme à la beauté incendiaire. Leur passion fera voler en éclats les reliques d’un royaume où l’argent coule à flots. À l’autre bout de cette légende noire, la personne qui a écrit ce livre raconte avec férocité et drôlerie une enfance hantée par le deuil, et dévoile comment, à l’image de son père, elle faillit être engloutie à son tour.
   Roman du crépuscule d’un monde, de l’épreuve de nos deuils et d’une maladie qui fut une damnation avant d’être une chance, Saturne est aussi une grande histoire d’amour : celle d’une enfant qui aurait dû mourir, mais qui est devenue écrivain parce que, une nuit, elle en avait fait la promesse au fantôme de son père.

Sarah Chiche est écrivain. Elle est notamment l’auteur du roman Les Enténébrés (Seuil, 2019, prix de la Closerie des Lilas). Elle est également psychologue clinicienne et psychanalyste.

Éditions Seuil, août 2020
205 pages
Prix du roman News 2020
Finaliste du roman Fnac 2020 et du prix littéraire du Monde
Sélection Prix Goncourt des Lycéens 2020

samedi 14 novembre 2020

Betty ★★★★★ de Tiffany McDaniel

Par souci de conformisme, la nature humaine est parfois bien pourrie (une phrase qui au moment où je l'écris me rappelle tout à coup une de mes précédentes lectures "Humanité" de Rutger Bergman; il aborde précisément ce sujet dans son livre). 
Et Betty, l'héroïne de ce roman, y sera confrontée aux conceptions étriquées de la morale bourgeoise, aux comportements moutonniers du racisme, aux idées figées aliénant la capacité à penser par soi-même. 

Betty, "Petite Indienne", raconte la rencontre de ses parents - un père Cherokee, une mère "Blanche" -, sa naissance et celle de ses frères et soeurs au fil des États que les parents traversent - Leland, le premier de la fratrie, puis Fraya, Yarrow et Waconda, Flossie, la soeur aux citrons jaunes, qui voulait devenir plus célèbre qu'Elizabeth Taylor et se faire un nom à Hollywood, Trustin, « un petit garçon qui se servait du rouge à lèvres de Flossie pour dessiner de jolies cavernes sur le mur de notre chambre », et Lint, le petit dernier. Elle nous parle ensuite de leur installation à Breathed dans l'Ohio, l'enfance joyeuse qu'on lui a déposée au creux des mains...puis son désenchantement quand elle prend conscience que l'univers des adultes dans lequel elle entre par la force des choses, est rempli d'ombres. Quand elle comprend qu'il y a des plis dans sa famille et que par ses plis, le diable s'immisce sans vergogne. Quand elle comprend les secrets. Quand elle comprend qu'elle devra se battre et enfouir, enterrer dans la terre, ces histoires vivantes, brûlantes de douleur. 

La douleur emplit ces pages, mais rassurez-vous, elles sont aussi inondées d'amour. 
Betty, dans ce parcours de vie parfois bien sombre, bénéficie d'une aide précieuse, celle de son papa, d'une bienveillance comme jamais je n'en ai côtoyée, un homme affectueux, doux, aimant, un sauveur ... Il a « dans la tête des cieux remplis des étoiles de ses enfants »il a « construit sa demeure avec du ciel et des étoiles », il s'est « attaché à la palpitation même de la vie et il en avait délaissé les commodités », il vit en symbiose avec la nature et fait honneur à la sagesse, héritée de ses ancêtres, « [son âme] était d'une autre époque. D'une époque où le pays était peuplé de tribus qui écoutaient la terre et qui la respectaient. » Il est très plaisant de valser avec Betty dans les histoires ensoleillées de son père sans se brûler les pieds.  

Un roman fluide sur la transmission, la différence, l'intégration, le racisme, l'amour, la nature, les violences, le viol, l'enfance, le sadisme des enfants, la méchanceté gratuite, le passage à l'âge adulte, la famille, la condition de la femme...
Un rendez-vous lumineux et inoubliable à ne pas manquer !
« Non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. […] En fait, nous nous raccrochions comme des forcenés à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées. »

« Devenir femme, c'est affronter le couteau. C'est apprendre à supporter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d'avoir les genoux assez solides pour passer la serpillière dans la cuisine tous les samedis. Ou bien on se perd, ou bien on se trouve. Ces vérités peuvent s'affronter à l'infini. Et qu'est ce que l'infini, sinon un serpent confus ? Un cercle brisé. Une portion de ciel fushia. Si l'on redescend sur terre, l'infini prend la forme d'une succession de collines ondoyantes. Un coin de campagne dans l'Ohio où tous les serpents dans les hautes herbes de la prairie savent comment les anges perdent leurs ailes. »

« Quand j'étais petite, je croyais qu'être cherokee signifiait être reliée à la lune, comme un éclat de lumière qui s'en déroulait au bout du fil. »

« Avant le christianisme, les Cherokees étaient fiers de leur société matriarcale et matrilinéaire. Les femmes étaient à la tête de la famille, mais le christianisme a donné aux hommes un rôle prédominant. À la suite de ce bouleversement, les femmes ont été écartées de la terre qu'elles avaient possédée et cultivée. On leur a donné un tablier et on leur a signifié que leur place était à la cuisine. Aux hommes, qui avaient toujours été des chasseurs, on a dit qu'ils devaient maintenant travailler dans les champs. Les Cherokees ont vu leur mode de vie traditionnel éradiqué, de même que la répartition des rôles entre les deux sexes, qui avait permis aux femmes d'occuper une place aussi importante que celle des hommes. 
Entre le rouet et la charrue, certains ont bien lutté pour préserver leur culture, mais les traditions se sont peu à peu diluées. »

« - Tu vois les microbes ? demandait-il en braquant le faisceau de lumière dans l'air entre nous. Ils sont tous en train de jouer du violon. La toux, c'est leur chant. »

« Ma mère disait toujours qu'un homme qui frappe une femme est un homme qui marche avec les pieds de travers, et un homme qui marche avec les pieds de travers laisse derrière lui une empreinte difforme. Et vous savez ce qui vit dans une empreinte difforme ? Rien que des choses qui brûlent les yeux de Dieu. »

« Quand je repense à ma famille, maintenant, je vois un grand champs de sorgho d'autrefois, pareil à celui dans lequel mon père est venu au monde. Une terre brune et sèche, des feuilles vertes et humides. Une douceur un peu folle, là, au milieu des tiges dures. C'est cela, ma famille. Du lait et du miel, et toutes ces conneries du temps jadis. »

« Je vois l'haleine de ma mère et sa peau qui se hérisse. C'est cela l'hiver pour moi. Ma mère assise dans une robe printanière, au milieu du salon où pénètrent les rafales de neige. Papa, qui arrive en courant pour l'envelopper d'une couverture en même temps qu'il se hâte de fermer les fenêtres. La neige, que l'on laisse fondre et qui forme de petites flaques sur le parquet de notre maison dans Shady Lane, à Breathed, dans l'Ohio. Pour moi, c'est cela l'hiver. C'est cela, le mariage. »

« Mes soeurs et moi avons appelé cet endroit le "Bout du Monde", parce que même si il était juste là, tout près, dans notre cour, il nous semblait si éloigné que nous ne nous y sentions retenues par rien ni personne. C'était notre monde à nous, et si vous aviez entendu le langage que nous y parlions, cela vous aurait paru être de l'anglais, mais nous aurions été prêtes à jurer que cela ne pouvait se comparer à rien de connu. Avec nos mots, nous racontions des histoires qui n'avaient pas de fin et nos chants comportaient toujours des refrains infinis. Nous nous transformions les unes en les autres, et chacune devenait conteuse, actrice, chanteuse et compositrice, prenant la mesure des choses qui nous entouraient jusqu'à ce que nous sentions que nous avions tracé les grandes lignes de la géométrie qui devait nous projeter de la vie qui était alors la nôtre à la vie à laquelle nous pensions être destinées.[...]
Pourtant, nous étions encore que des enfants, là aussi. Nous courions entre les quatre coins de cette scène sans jamais nous aventurer au-delà de ses limites, comme si le monde tout entier était là, assez grand pour contenir les rêves de trois filles. Nous faisions semblant d'avoir reçu une balle en plein coeur pour ressusciter peu après. Le ciel se retournait pour devenir un océan dans lequel nous nagions, battant des jambes dans l'eau tandis que nous gardions une main posée sur la scène flottante, l'autre étant libre de jouer à projeter des éclaboussures ou de se tendre vers les baleines qui passaient tout près de nous . La nuit, ce n'était plus le bois dur des planches que nous sentions sous nos doigts , mais le corps doux et chaud d'un oiseau assez grand pour s'arracher à la pesanteur et nous emporter si haut dans les airs que le chagrin n'existait plus. Flossie filait sur une aile et nous disait qu'elle allait plonger au milieu des étoiles pour en devenir une elle-même. Nous partagions une même imagination alors. Une seule et belle pensée. L'idée que nous étions importantes. Et que tout était possible. »

« La nature nous parle. Nous devons simplement nous souvenir de l’écouter. »

« Tu sais pourquoi je t’appelle Petite Indienne ? […] C’est pour que tu saches que tu es déjà quelqu’un d’important. »

« Papa n'a jamais voulu renoncer. D'une certaine manière, peut-être que Lint était comme une plante qu'il espérait parvenir à faire pousser en dépit des conditions difficiles et contre toute adversité. Ne pas croire une telle chose possible doit être terrible pour un bon père. »

« Mon Pappy était un homme qui avait les orteils dans la rivière de Dieu et les talons dans la boue du diable. »


« J’avais les yeux de mon père, et désormais j’avais aussi la souffrance de ma mère. »

« Je comprenais ce besoin d’aller au-delà de la clôture. Aussi belle que puisse être la pâture, c’est la liberté de choisir qui fait la différence entre une existence que l’on vit et une existence que l’on subit. »

« - Quand une fille se maquille, elle commence déjà à mettre un pied dehors. L’ombre à paupières, le rouge à lèvres, c’est toi en train de me quitter. Pourquoi tu peux pas rester une petite fille ?
- Pour la même raison que celle pour laquelle tu n’as pas pu rester un petit garçon, P’pa. »

« C'est comme être prise dans une tempête. Tu te sens fouettée par le vent glacial. Martelée par la pluie. J'essaie de trouver l'enfant en moi, comme si elle était encore en vie. J'essaie de la trouver et de la sortir de la tempête et je lui demande : "Qu'est-ce que tu veux devenir quand tu seras grande ? " De cette manière, je peux faire comme si son futur n'était pas moi. Je peux faire comme si la seule raison pour laquelle son père la met au lit est de remonter sa couverture et de lui souhaiter de faire de beaux rêves. Tu sais quelle est la chose la plus lourde au monde, Betty ? C'est un homme qui est sur toi alors que tu ne veux pas qu'il y soit. »

« Dieu nous a créées à partir de la côte d'un homme. C'est notre malédiction. C'est à cause de a que les hommes ont la bêche et que nous avons la terre. Juste là, entre nos jambes. C'est là qu'ils peuvent enfouir tous leurs péchés. Ils les enfouissent si profondément que personne n'est au courant, à part eux et nous. » 

« Que fait-on lorsque les deux personnes qui sont censés nous protéger le plus sont justement les monstres qui nous déchirent et nous mettent en pièce ? » 

« Il y avait des choses chez mon père qui commençaient à s’écailler, comme une peinture qui vieillit. Quand je lisais les livres que j’empruntais à la bibliothèque, je pensais que mon père – comme les histoires que ces livres racontaient – était né de l’esprit de ces écrivains. Je croyais que le Grand Créateur avait expédié ces écrivains sur la lune, portés par les ailes d’oiseaux-tonnerre, et leur avait dit de m’écrire un père. Des écrivains tels que Mary Shelley, qui avait donné à mon père une compréhension gothique pour la tendresse de tous les monstres. Agatha Christie avait créé le mystère qui habitait mon père et Edgar Allan Poe avait conçu pour lui l’obscurité de manière à ce qu’il puisse s’élever jusqu’au vol du corbeau. William Shakespeare avait écrit pour lui un cœur de Roméo en même temps que Susan Fenimore Cooper lui avait imaginé une proximité avec la nature et le désir d’un paradis à retrouver. 
Emily Dickinson avait partagé sa sensibilité de poète pour que mon père sache que le texte le plus sacré se lit dans la façon dont les êtres humains riment ou ne riment pas les uns avec les autres, laissant à John Steinbeck le soin de mettre dans le cœur de mon père une boussole afin qu’il puisse toujours vérifier qu’il était bien à l’est d’Éden et légèrement au sud du paradis. Pour ne pas être en reste, Sophia Alice Callahan s’était assurée qu’une partie de mon père resterait à jamais un enfant de la forêt, tandis que Louisa May Alcott avait mis en mots toute la loyauté et l’espoir que contenait son âme. C’était à Theodore Dreiser qu’était revenue la tâche d’écrire pour mon père la tragédie américaine qui devait être son destin, non sans que Shirley Jackson l’ait d’abord préparé aux horreurs qui devaient accompagner cette tragédie.
Pour ce qui était de son imagination, j’étais convaincue que Dieu avait posé le pied sur son esprit. C’était la faute de Steinbeck, qui avait laissé tomber sur la terre l’esprit de mon père pour commencer, donnant à Dieu la possibilité de marcher dessus pour y laisser une petite encoche et l’empreinte de Son pied. Avec une telle empreinte, qui n’aurait pas une imagination semblable à celle de Papa ? Toutefois, cette fantaisie s’écaillait de plus en plus, et je commençais à voir, sous cette couche, la chair et les os. » 

« Ce serait tellement plus facile si l'on pouvait entreposer toutes les laideurs de notre vie dans notre peau - une peau dont on pourrait ensuite se débarrasser comme le font les serpents. Alors il serait possible d'abandonner toutes ces horreurs desséchées par terre et poursuivre notre route, libéré d'elles. » 

« C'est pas le sang qui définit ce qu'on est. C'est notre âme. » 

« C’était une femme qui avait été utilisée puis abandonnée par l’humanité comme seuls les humains savent consommer, puis jeter. »

« Ma soeur était tout simplement une de ces filles condamnées par une idéologie et des textes ancestraux selon lesquels le destin d'une femme est d'être bien comme il faut, obéissante et sagement séduisante, mais invisible au besoin. Clouée à la croix du sexe auquel elle appartient, une jeune femme se trouve coincée entre la mère et la côte biblique, dans un espace réduit qui ne lui permet d'être rien d'autre qu'une fille qui vit auprès de ses frères sans pour autant être égale. Ces garçons qui, eux, peuvent hurler comme des matous en rut, se vautrer dans la chair sans retenue, sans que jamais on ne les traite de traînée ou de putain comme ma soeur. »

« Et voilà le résultat : je me retrouve seule dans ma chambre, en train de contempler le reflet d’une femme qui a toujours eu peur d’être elle-même.
Dans le miroir, ses yeux sont passés de son image à la mienne.
- Ne laisse pas une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout. »

« - Il y a des hommes qui connaissent le montant exact de leur compte en banque, a poursuivi maman. Il y a ceux qui savent combien de kilomètres indique le compteur de leur voiture et combien elle pourra encore parcourir. D’autres connaissent le score à la batte de leur joueur de base-ball préféré et ils sont plus nombreux encore à savoir la somme exacte que l’Oncle Sam leur a soutirée. Ton père lui ne connaît rien de tout ça. Les seuls nombres que Landon Carpenter a en tête, c’est le nombre d’étoiles qu’il y avait dans le ciel la nuit où ses enfants sont nés. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais moi je dirais qu’un homme qui a dans la tête des cieux remplis des étoiles de ses enfants est un homme qui mérite leur amour. En particulier l’amour de celle qui avait le plus d’étoiles. »

« Je voudrais décrire mon petit frère au long de chants infinis, mais il n'y a pas de chant infini pour un garçon qui n'a vécu que dix ans. Seule existe la brièveté. La preuve fugitive qu'il a bien été vivant. Vous perdez une personne. Vous vous retrouvez avec un fantôme. Mon fantôme, c'est un petit garçon en train de sucer des glaçons sur la balancelle et de se servir de rouge à lèvres de Flossie pour dessiner de jolies cavernes sur le mur de notre chambre. Il est trop jeune pour avoir fait autre chose. Trop jeune pour s'être marié ou avoir eu des enfants. Beaucoup trop jeune pour avoir grandi. Ce petit garçon qui s'avançait dans un champ et en ressortait avec une brassée de fleurs sauvages pour me faire un collier.
En le regardant, j'ai ressenti l'urgence d'écrire son nom partout. Sur chaque brin d'herbe, sur chaque barreau du château d'eau, sur toutes les feuilles des arbres autour de nous. Je voulais que son nom figure sur toutes ces choses et bien d'autres encore. J'avais tellement peur que personne ne sache même qu'il avait existé. »

« Il était impossible de regarder couler les larmes de mon père sans avoir mal. Elles pesaient sur vous comme une bête féroce qui, par son poids écrasant, vous maintient prisonnier jusqu'à ce que vous ayez désespérément besoin de croire qu'un miracle va intervenir, qu'un Dieu va vous sauver, que la douleur n'est rien d'autre que l'ombre de la plus belles maison dans laquelle vous avez jamais vécu. »

« C'était l'automne et on avait l'impression que tous les coins du monde étaient teintés de pourpre et d'écarlate. L'air frais et vif entrait en tourbillonnant par les vitres baissées. La sensation était agréable, mais j'avais le sentiment qu'elle m'était étrangère. J'étais devenue beaucoup trop consciente de la façon dont vacille une lumière qui s'éteint. »

« COMME AFFAMÉE, j'ai commencé à écrire. J'en suis venue à détester mon lit et le sommeil qui endiguait mon épanchement sur la page. Si la douleur était devenu mon sujet, l'amour ne l'était pas moins. Mon dialogue est devenu une démence qui a ensuite évolué vers une métamorphose de l'âme. Me révoltant contre une fatalité écrasante, ne fût-ce que pour défier et combattre la souffrance, je concevais des histoires qui me commandaient de survivre. »

« De mes écrits ressortaient des entrelacs et des ciselures. Il y avait des griffes et des serres, des choses plus douces également. Je parlais d'eau ruisselant des murs, de fumée dérivant dans le ciel. De ces réalités intangibles ou palpables qui nous liaient tous en des nœuds qu'aucun début extraordinaire ne pourrait jamais fixer. Mes poèmes embrassaient tout ce que mes bras ne pouvaient étreindre. Ils hurlaient ce que je taisais. Ils étaient aussi un murmure brûlant qui proclamait que parfois l'amour est un châtiment. »

« [...] dans la vie, ou bien vous vivez dans la maison de quelqu'un d'autre, ou bien vous construisez la vôtre. Un homme qui avait les mains de mon père était un homme qui avait construit sa demeure avec du ciel et des étoiles. Il s'était attaché à la palpitation même de la vie et il en avait délaissé les commodités. C'est quelque chose que vous ne pouvez pas espérer faire sans vous salit les mains. Vous savez ainsi que vous faites les choses comme il faut.  »

Quatrième de couverture

“ Ce livre est à la fois une danse, un chant 
et un éclat de lune, mais par-dessus tout, 
l’histoire qu’il raconte est, et restera à jamais, 
celle de la Petite Indienne. ”

La Petite Indienne, c’est Betty Carpenter, née dans une baignoire, sixième de huit enfants. Sa famille vit en marge de la société car, si sa mère est blanche, son père est cherokee. Lorsque les Carpenter s’installent dans la petite ville de Breathed, après des années d’errance, le paysage luxuriant de l’Ohio semble leur apporter la paix. Avec ses frères et sœurs, Betty grandit bercée par la magie immémoriale des histoires de son père. Mais les plus noirs secrets de la famille se dévoilent peu à peu. Pour affronter le monde des adultes, Betty puise son courage dans l’écriture : elle confie sa douleur à des pages qu’elle enfouit sous terre au fil des années. Pour qu’un jour, toutes ces histoires n’en forment plus qu’une, qu’elle pourra enfin révéler.

Betty raconte les mystères de l’enfance et la perte de l’innocence. À travers la voix de sa jeune narratrice, Tiffany McDaniel chante le pouvoir réparateur des mots et donne naissance à une héroïne universelle.

Un livre pour ces temps incertains, 
qui a beaucoup à nous apprendre sur 
la famille, le manque, l'amour.
LEE MARTIN,
Finaliste 

Éditions Gallmeister, septembre 2020
716 pages
Traduit de l'américain par François Happe
Prix du roman Fnac 2020

mardi 10 novembre 2020

Fille ★★★★☆ de Camille Laurens

« Garce. Le mot revient et la hante. C'est une injure. Mais n'est-ce pas d'abord le féminin de garçon ? Tout ce qui est féminin déçoit, déchoit, elle le sait désormais. Garçon, c'est un constat. Garce, c'est un jugement. Le mot, en changeant de genre, devient mauvais. Mais il a des pouvoirs. »

Un roman féministe teinté d'humour et d'ironie qui m'a franchement bien plu. 
Au vu de certains avis réservés, j'ai bien failli reporter cette lecture. Cela aurait été bien dommage. Car au-delà du sujet principal de ce livre, la défense de la cause des filles et des femmes, qui m’intéresse et me fait encore, toujours grimacer, je serais passée à côté d'une plume remarquable et d'une exceptionnelle maîtrise. Camille Laurens joue avec les mots et c'est souvent avec le sourire aux lèvres et admirative que j'ai lu ce livre, relisant certains passages, comme ceux des premières pages - une entrée en matière géniale et déroutante à la fois -, et également le récit du deuxième accouchement qui m'a émue aux larmes. 
J'ai aimé le rythme de cette lecture, les changements de tons à l'image des tumultes de la vie. L'intimité d'une vie qui happe, fait réfléchir, des instants de foudre racontés avec fougue et qui saisissent. Une invitation au respect aussi. 
Il y a le sujet bien entendu, plusieurs sujets en réalité : la souffrance des filles, femmes, l'adolescence, la sexualité, le mensonge, le deuil, la condition des filles, des femmes dans notre société ... ; les propos de l'auteure sont très tranchés; le titre déjà FILLE qui parle de lui-même. Camille Laurens fait une belle démonstration de ce que cela représentait de naître fille dans les années 50 : un fardeau, une tare pour le père de famille essentiellement finalement, et son cheminement est intéressant. J'ai apprécié aussi que l'auteure ne tombe pas dans la victimisation au féminin, d'une manière générale, même si certains passages peuvent l'infirmer.
« [...] c'est la leçon de choses dont tu aies jamais eu à subir le scénario, celui-là tu n'aurais pas pu l'imaginer. Mais la perte de chance remonte à bien plus loin, c'est une très vieille histoire, qu'on pourrait croire à tort écrite pour ailleurs ou pour autrefois. La perte de chance, ici et maintenant, c'est d'être quelqu'un qui ne choisit pas, qu'on manipule, le jouet d'un mensonge, l'objet d'une machination, l'enjeu d'un accord tacite, une personne dont le sort, la vie, le malheur et la joie se décident à côté d'elle, en dehors d'elle, malgré elle, chez les parents, les maîtres et les hommes. La perte de chance, tu vois, c'est d'être une fille. »
En tant que Fille, Femme, Mère ... il fallait rester à sa place. L'auteure nous fait prendre conscience du chemin qui a été parcouru depuis le milieu du siècle dernier : aujourd'hui, les femmes peuvent ouvrir un compte en banque par exemple, elles ont droit de travailler sans demander l'autorisation à leur mari...Pourtant, des combats sont encore à mener pour que la parité soit acquise. Et cela n'est pas anodin si le thème de la libération de la femme occupe encore une large place dans les écrits de cette rentrée littéraire. 
« La différence, maman, entre les hommes et les femmes, tu vois, c'est que les hommes ont peur pour leur honneur, tandis que les femmes, c'est pour leur vie. Le ridicule ne tue pas, la violence, si. » 
Un itinéraire singulier particulier qui peut parler à beaucoup. Quelques généralités peut-être un peu faciles, mais dans l'ensemble une très belle lecture qui fait résonance avec celle que je viens de terminer "Le silence d'Isra" de Etaf Rum, un primo roman : trois portraits de femmes victimes de la tradition. Un livre plébiscité sur les réseaux, qui m'a également touchée. Je vous en parle très vite ;-)

INCIPIT
« « C'est une fille. »
Ça commence avec un mot, comme la lumière ou comme le noir. Ta naissance ressemble à la création du monde, et il y a le ciel et il y a la terre, une parole coupe en deux l'espace, fend la foule, sépare le temps. Ce n'est pas Dieu qui la prononce, toutefois, autant que tu le saches tout de suite, c'est Catherine Bernard, sage-femme à la clinique Sainte-Agathe où l'horloge murale indique cinq heures et quart. Cette annonce, elle ne l'a pas préparée, elle n'a rien désiré ni désiré, ayant d'autant moins d'opinion sur la question qu'elle est bonne soeur, mais le résultat est le même : elle le dit, elle te nomme en te mettant au monde, sous sa coiffe immaculée l'épouse vierge de Dieu prononce son arrêt, elle te fait naître en te nommant. Tu nais d'un mot comme d'une rose, tu éclos sous la langue. Tu n'es rien encore, à peine un sujet, tu peines à venir à l'existence ; tu ne peux pas encore dire « je suis », personne ne dit « elle est », même au passé, « et la fille fut », même avec un article indéfini, « et une fille fut » ça ne se dit pas. Tu n'es pas indéfinie, du reste, oh non, tu n'es pas née indéfinie, il y a déjà un e, tu vois, un e muet, c'est vrai, mais un e muet loquace. Tu es un article bien défini, au contraire. Les faits parlent pour toi. Née fille. C'est ainsi, c'est dit, ça résonne dans l'air - pièce blanche, bouteille d'eau, lit étroit, crucifix. Ta naissance est une énigme banale. Tu nais presque rien, à la va-comme-je-te-pousse. Un schisme se joue, mais où ? Il y a un soir et il y a un matin. L'un succède à l'autre, l'un se change en l'autre. Toi non. Tu n'es pas modifiable. C'est ainsi. Il n'est plus temps que les fées se penchent sur ton berceau. La messe est dite. Tu entres tête baissée dans le décor et ta vie délivrée se déplie à l'air libre, enfin, libre, façon de parler puisque jour ou nuit, soir ou matin, ce ne sera plus jamais autre chose que ce que c'est. Tu cries, tu t'égosilles, la vérité est froide qui emplit tes poumons, la rime est féminine, ça crie et crée en toi le sentiment râpeux de la séparation, tu sens que ça se divise, c'est tout, ça fait deux, ça coupe, c'est coupé. Ta naissance te sépare à la fois de ta mère, qui est une fille aussi, ça se sait, et de toute l’humanité qui ne porte pas le nom de fille. Le mot adverse n’est pas prononcé, et pour cause, mais il flotte silencieusement dans l’éther de la chambre, le mot contraire met dans l’air un effet de pochoir, un embryon, un fœtus, un bébé, jusque-là le genre était de ton côté. Il y a quelques secondes, elle ou il, tout restait possible, la grammaire rêvassait toujours son paysage,à présent on t’a coupé les ailes(quoi d’autre?) tu es plus seule que Robinson et pourtant c’est fait, le sort en est jeté avec la placenta, Dieu, né garçon, dit-on, père d’un fils, croit-on, Dieu est un enfant qui joue aux dés : c’est une fille. »

« « C'est une fille. »
De l'autre côté de la phrase de soeur Catherine se trouvent tes parents, les destinataires, les responsables, aussi, les faiseurs de filles, les fauteurs de troubles - lui, elle, à l'instant t, qui n'a pas su donner quoi ? »

«  C'est une nouvelle aussi parce que tu n'es pas la première. Ce n'est pas seulement une fille, c'est une nouvelle fille qu'on leur annonce. Une seconde fille - on préfère ne pas dire « une deuxième » car on n'envisage pas une suite (on a tort). Tu n'es pas seulement une fille, tu es encore une fille. Tu suis une fille. »

« Ton père se retire. Tout lui semble épuisant, soudain, il est vidé, il rentre se coucher - le cordon, la tétée, le bain très peu pour lui, dans quatre heures, il faudra reprendre les consultations. Appeler la famille ardéchoise en modulant sa voix qui s'éraille : « C'est une fille... Oui oui, c'est bien aussi. » Une fille. Voilà, c'est dit, c'est fait. Le champagne va rester dans la 403. Un garçon, il aurai assisté au premier bain pour le plaisir de voir flotter le sexe avantageux. Tandis qu'une fille... Rien à voir. Ce n'est pas qu'il soit malheureux, non. Un petit quelque chose manque à son bonheur, voilà tout. Il rase les murs pour éviter de recroiser le Dr Galliot mais tombe sur lui à l'entrée du parking. « Alors ? - C'est une fille. - Ah ! C'est bien aussi. » »

« « T'es quoi, toi ? Un garçon ou une fille ? - Je ne sais pas, répond l'autre. - Attends » dit le premier en se penchant vers son berceau. Il soulève la couverture, regarde dessous et lui dit : « T'es un garçon. - Comment tu le sais ? demande l'autre. - Ben, t'as des chaussons bleus. » Chez toi, on a été prudentes, on s'est retenues de tricoter du ciel, dispensées de peindre les murs en pervenche, abstenues de coller une frise outremer dans la chambre prête. Patience dans l'azur. On ne vend pas la peau de l'oursonne avant de bercer l'ourson. Mais on n'a pas donné non plus dans le bonbon, le saumon ou la cuisse de nymphe, on a même écarté la coquille d’œuf au profit d'un blanc pur, neige (vierge) sur laquelle le sort et les chromosomes jetteront du rouge (sang) ou du bleu (roi) : c'est la nature et non le rêve qui écrit le conte. »

« « Prénom de l'enfant ? » répète l'employé de l'état civil. Laurence Olivier... Ton père lui ressemble, en plus, on le lui a déjà dit plusieurs fois (et à Sean Connery, aussi. À Tyrone Power, un peu). Laurence Olivier. Brun ténébreux, comme lui. Fils de pasteur (anglican, mais bon...), acteur génial (il a joué Roméo, justement). Soupçonné d'être homosexuel ? Ton père l'ignore, il n'écoute pas les mauvaises langues. « Laurence », dit-il. Laurence, du latin laurus, « (couvert de) lauriers » (ton père n'a pas de lumières en étymologie mais il est médecin, connaît toutes les plantes par leur nom latin). Tu seras un athlète grec, un tribun romain, le front ceint d'une couronne. Tu seras Spartacus, tu seras Roméo, tu seras César, Apollon, Napoléon s'il le faut. Tu seras un prince, ma fille. Au moins chez les Rosbifs. Tu seras Laurence, l'éternel lauréat. Ou l'éternel.le lauréat. e, si tu préfères (ton père est conciliant le jour de ta naissance. « L’écriture inclusive ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? te-dira-t-il dans soixante ans. La femme est déjà incluse dans l’homme. ») »

« En Inde, « c'est une fille » est aujourd'hui une phrase interdite. Dire « c'est une fille » avant la naissance est passible de trois ans de prison et de dix mille roupies d'amende: on n'a plus le droit de demander ou de pratiquer une échographie pour voir le sexe de l'enfant et avorter en conséquence car trop de filles disparaissent ; à force de les étouffer dans l’œuf, il y a des villages entiers d'hommes célibataires. À force de liquider les filles, ils ne trouvent plus d'âmes soeurs. Avant l'invention de l'échographie, on les tuait à la naissance. Si tu étais née en Inde ou en Chine, tu serais peut-être morte. À Rouen, tout va bien. On t'aime quand même. »

« Tu me diras que dans quelques régions du monde c'est le contraire : au Mexique, chez les Zapotèques de Juchitan de Zaragoza, on fait de grandes fêtes  quand naît une fille car les femmes y sont les chefs de famille et lèguent leur nom à leurs enfants. Les hommes donnent leur salaire aux femmes qui le gèrent. Mais bon, c'est au Mexique, et encore, sur un tout petit bout de terre. Chez toi, en attendant, ta mère n'a pas de compte en banque, pas le droit de faire un chèque ni de travailler sans l'accord de ton père - d'ailleurs, elle ne travaille pas. Elle fait la cuisine (très bien - elle sort d'une école ménagère), elle joue au tennis (bien) et aux dames (pas mal). Pour le tennis, c'est compliqué, ton père n'y est pas favorable, à cause des tournois qui l'éloignent en jupette du repas dominical conséquemment préparé à la sauvette, voire laissé à sa seule gouverne. Elle va bientôt mettre à profit son farniente pour prendre un amant. C'est la façon, chez nous, qu'ont trouvée les filles d'affirmer leur liberté à l'égal des garçons. Only you se décline, and you, and you. À malin maligne et demie. À mari femme ennemie. »

« À propos de filles il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c'est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. Tu n'as et n'auras jamais que ce mot pour dire ton être et ton ascendance, ta dépendance et ton identité. La fille est l'éternelle affiliée, la fille ne sort jamais de la famille. Le Dr Galiot, au contraire, a eu un garçon et il a eu un fils. Tu n'as qu'une entrée dans le dictionnaire, lui en a deux. Le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens « une femme » et, le cas échéant, « la femme de ». L'unique mot qui te désigne ne cesse jamais de souligner ton joug, il te rappelle toujours à quelqu'un - tes parents, ton époux, alors qu'un homme existe en lui-même, c'est la langue qui le dit, comme la grammaire t'expliquera plus tard, dans ta petite école de filles jouxtant celle des garçons, que « le masculin l'emporte sur le féminin ». Tu devras l'apprendre par coeur un jour, mais tu le sais depuis le premier jour. »

« Elles ne votent que depuis dix ans, guère plus, et encore, elles n'osent pas toujours. Mais elles ont des espérances. Elles te donnent leur procuration. Tu seras unique ma petite-fille. Mais reste dans les clous, quand même. Sois polie . Sois sage. On ne sait jamais. » 

« Je suis précoce, comme fille, oui, ou plutôt, précoce comme une fille : je parle mieux que je ne bouge, j'écoute mieux que je ne cours, je préfère jouer avec les mots qu'à chat perché. Il paraît que la langue est notre privilège, à nous qui apprenons si tôt à limiter notre corps. La parole est notre Nautilus, elle a ses abysses. »

« La chanson de Blanche-Neige est une promesse, et une promesse, ça se tient. Le baiser finit toujours par arriver, il suffit d'attendre. Bon, il y a quand même des filles qui partent à sa recherche, qui ne restent pas les deux pieds dans la même pantoufle, surtout en verre. » 

« Les histoires me remplissent...»

« Garce. Le mot revient et la hante. C'est une injure. Mais n'est-ce pas d'abord le féminin de garçon ? Tout ce qui est féminin déçoit, déchoit, elle le sait désormais. Garçon, c'est un constat. Garce, c'est un jugement. Le mot, en changeant de genre, devient mauvais. Mais il a des pouvoirs. »

« « C'est juste un mauvais moment à passer. - Et à quoi ça sert, le décapsulage ? » demande-t-elle. Son père s'esclaffe, mais c'est un peu ça : le mari ôte le bouchon la première nuit, ainsi il est sûr d'être le premier, et il veut être le premier. Elle grimace. Elle serait donc l'une de ces bouteilles de bière que le père laissait traîner au salon avant qu'il ait son ulcère ? « Et lui, le mari, comment on sait qu'on est la première, pour lui ? - Lui, ce n'est pas important. Au contraire. » L'équivalent de la virginité pour la fille, chez le garçon c'est l'expérience. La valeur est inversement proportionnelle dans un couple : elle ignare, lui savant, c'est le principe. »
« La virginité est vraiment le dada du papa, on ne tarde pas à s'en apercevoir. La raison n'est pas tellement cette histoire de pureté - il est protestant et les protestants, la Vierge, ils s'en tapent, enfin c'est ce qu'elle a compris de ses premières années de catéchisme. Non, lui, ce qui l'obsède c'est qu'elles tombent enceintes ( on tombe, on tombe bien bas, on ne s'en relève pas). Qu'elles aient un polichinelle dans le tiroir, une côtelette dans le buffet, le mou enflé, la fluxion de neuf mois, qu'elles se fassent gonfler le ballon, arrondir le globe, bâtir la devanture, piquer par un clou rouillé, qu'elles aient sucé le crayon, attrapé la paquet, avalé l'os, mangé la soupe à la quéquette, mis la poule à couver , laisse la cuillère dans la tasse. Les filles, c'est le boulet des pères. Il ne sait pas trop comment s'y prendre. Les contraindre ou les convaincre, il hésite en vain: c'est ni l'un ni l'autre. »
« Nous les filles, nous payons notre tribut à la lune, nous traversons la mer Rouge, nous recevons la visite de tante Flo, nous avons notre male semaine, nos brouilleries, nos ouin-ouin, nos mauvais jours, nos catimini, nous faisons relâche, nous souffrons.
« Oui, d'accord, dit le cousin de Jeanine qui veut se marier avec elle quand elle sera grande, d'accord vous souffrez. Mais c'est seulement cinq jours par mois. Nous on est obligés de se raser tous les jours. Et puis nous, on a le service militaire. » »

« Pendant quinze jours, à Londres, en secret j'ai été un garçon. Laurence. Un baraqué à poitrine plate. Un garçon invisible dans une fille sans lauriers. Un perdant. Laurence, lauréate de rien. »

« On ne dit jamais ça, une fille manquée, vous avez remarqué ? C'est parce que aucun garçon ou presque ne rêve d'être une fille, alors que l'inverse... Un garçon manqué, c'est une fille à qui il a manqué la liberté d'être un garçon. Ne pas être libre, c'est la souffrance d'une fille. Vous-même, ne l'éprouvez-vous pas ? » 

« Dans ce visage brutal et vieux, les yeux ignobles attachés sur ma fille suintent le vice à vif, l'indifférence à toute humanité, l'injure à l'enfance. Ils expriment la cruauté, la domination, la lubricité bestiale du rut, la malfaisance pure. »

« - Ça n'a rien à voir. La domination vient des hommes. que certains aient peur, ok, on ne va pas pleurer pour eux. Tandis qu'une femme vit sans arrêt sous la menace, et très tôt dans sa vie. Sinon, tu m'as appris à me défendre, quand j'étais petite?
Une femme menacée, c'est un pléonasme. »

« La différence, maman, entre les hommes et les femmes, tu vois, c'est que les hommes ont peur pour leur honneur, tandis que les femmes, c'est pour leur vie. Le ridicule ne tue pas, la violence, si. » 

Quatrième de couverture

FILLE, nom féminin 
1. Personne de sexe féminin considérée par rapport à son père, à sa mère. 
2. Enfant de sexe féminin. 
3. (Vieilli.) Femme non mariée. 
4. Prostituée. 

    Laurence Barraqué grandit avec sa soeur dans les années 1960 à Rouen. « Vous avez des enfants ? demande-t-on à son père. – Non, j’ai deux filles » , répond-il. Naître garçon aurait sans doute facilité les choses. Un garçon, c’est toujours mieux qu’une garce. Puis Laurence devient mère dans les années 1990. Etre une fille, avoir une fille : comment faire ? Que transmettre ? 
    L’écriture de Camille Laurens atteint ici une maîtrise exceptionnelle qui restitue les mouvements intimes au sein des mutations sociales et met en lumière l’importance des mots dans la construction d’une vie.

Éditions Gallimard, août 2020
225 pages
Finaliste Prix Landerneau 2020

dimanche 1 novembre 2020

Fugues ★★★★☆ de Arthur H

Une fugue à trois voix
Fugue musicale.
Fugues en avant sur le chemin périlleux de la liberté, à la recherche du soi, de son identité, fuir un monde cloisonné, quitter le cocon affectueux et étayant pour mieux s'appréhender, se découvrir, se relâcher, s'élever, s'aimer, vivre son rêve en toute innocence et insolence  ...
« Quel est le rapport entre une fugue et une fugue ? Est-ce le même goût de larguer les amarres ? La fuite des notes de musique vers l'infini participerait-elle du même mouvement que cette échappée qui nous emmène loin, dans un espace non cartographié, où l'on va pouvoir enfin respirer ? »
Une plume fluide, poétique souvent, qui nous conte l'errance de l'être, l'errance de l'âme. Un parcours initiatique qui se révèle être également un bel hommage à Nicole Courtois, la mère de l'auteur.
Un parcours fuyant qui se répète d'une génération à l'autre et qui nous parle, forcément, je pense. Devenus adultes, l'adolescence fut un passage obligé, plus ou moins aisé selon chacun, et une facilité à le franchir pas forcément liée à la condition de vie de la famille, il me semble. Jeunesse dorée ou pas, le cap à franchir vers la quête de soi reste le même. Ce n'est que mon avis évidemment...
Fugues est aussi une ode généreuse et belle à la musique, même si, pour être honnête, les passages invitant Bach d'outre-tombe, m'ont laissée perplexe...
« La musique est l’art de l’espace. Littéralement, le flux sonore ouvre l’espace, le déflore, le densifie ou l’allège. Organiser les sons est le moyen que les humains utilisent pour nettoyer l’air, rendre sa surface intime et fluide, pour mieux faire voyager les idées, les émotions, les intuitions. La musique est une image de l’espace intérieur de l’homme : elle l’agrandit, le purifie, donne une direction à son énergie ; elle le prépare ainsi à recevoir et échanger de nouvelles informations. C’est une brise légère qui chasse les humeurs fétides, nettoie le corps subtil. En plus du plaisir intense qu’elle procure, elle participe à la santé globale de la personne qui s’abandonne à elle. Être plus réceptif, plus disponible, plus dynamique, c’est être potentiellement plus libre. L’art de la fugue est l’art de la liberté. »
J'ai aimé ce regard que l'auteur porte sur lui-même. J'ai aimé celui qu'il porte sur la société de l'époque, reflet de notre société actuelle, « rétrograde et immature » et sur elle, « jeune femme libre du XXIème siècle, enfermée dans un carcan moisi du XIXème siècle, pleine incohérence temporelle »
J'ai aimé la prose
J'ai aimé ce voyage dans le désert odorant d'une nature immaculée. 
J'ai aimé m'identifier à sa jeune mère, chevauchant, les sens en éveil, dans le maquis sauvage de la région de Scopamène, au centre de la Corse.
En quittant Arthur H et ses Fugues, je me suis demandée pourquoi cette autofiction ? Bénéfique pour l'auteur ? Nécessaire, indispensable ?
Pour moi, elle fut animée de belles émotions, et par le pouvoir des mots, je me suis souvent retrouvée dans ce maquis sauvage que j'affectionne particulièrement. Alors peu importe votre affinité avec l'auteur, si vous êtes à la recherche d'un élan de liberté, d'une escapade sauvage, je vous recommande vivement cette lecture ! 
🙏 à Babelio, Mercure de France et Folio pour cette belle découverte. 

« C'est curieux de vivre un rêve qu'on a programmé depuis des années, un rêve qui n'aurait pu rester qu'une promesse morte. Il y a un agencement harmonieux qui se met en place à l'intérieur de soi, le relâchement subtil d'une vieille tension. Les rêves sont faits pour être réalisés et, même si c'est devenu un slogan publicitaire, on reste toujours persuadé du contraire, qu'il est normal de ne jamais les vivre. »

« J'étudie la vie de Bach aussi. C'est une vie impénétrable, on ne sait presque rien de lui, si ce n'est qu'il a été habité par une extravagante puissance vitale capable d'absorber toutes les épreuves et tous les chagrins. Quand on suit les méandres de son existence, attiré par le magnétisme d'un trou noir, on atteint vite les abords d'un immense cimetière. »

« Régularité de la douleur, persistance rétinienne du cercueil. »

« Quel est le rapport entre une fugue et une fugue ? Est-ce le même goût de larguer les amarres ? La fuite des notes de musique vers l'infini participerait-elle du même mouvement que cette échappée qui nous emmène loin, dans un espace non cartographié, où l'on va pouvoir enfin respirer ? »

« [...] un acte qui transforme la vie ne peut être que solitaire, on doit fatalement s'isoler pour être soi-même. »

« La musique est une onde lumineuse qui me permet de voyager et de me rendre exactement là où ma conscience imagine aller. La musique est une énergie tangible et utile, que ce soit dans votre monde ou dans les autres. »  

« L’élixir sacré de cette cérémonie était le pastis. Il coulait à flots dans tous les verres mais son parfum anisé écœurait Nicole et elle était la seule à consommer du cap-corse, un mélange amer de vin, de plantes aromatiques, d’écorce d’orange et de quinquina. Elle sirotait sa liqueur avec une paille parfois assise sur le bar, en observant et appréciant l’étrange comédie humaine. A l’heure de la fermeture, des ombres titubaient dans les ruelles pour regagner le domicile conjugal, où les épouses, comme tous les soirs, s’étaient assoupies dans une attente toujours déçue. La nuit corse était exquise, fraîche et parfumée. Seules la lune ou les étoiles éclairaient les épaisses maisons de pierre, il n’y avait pas de réverbères, pas d’électricité […] Dans leur délicieux nuage d’ivresse, tout semblait mystérieux et beau. »

« La musique m’hypnotise, je l’entends comme je ne l’ai jamais entendue, elle est précise, géométrique, ancienne. Du coup, je décolle un peu plus. On me sert un rhum de Basse-Terre et du feu coule en moi, j’avale un dragon. J’observe les mouvements de cette symphonie parfaite, j’admire les corps des hommes et des femmes qui se déplacent dans cet espace mouvant. Mais je suis incapable d’interagir : la drogue n’abolit pas ma timidité. Le mélange de l’alcool et des champignons provoque un obscurcissement progressif de la conscience, la richesse des impressions migre vers la confusion des émotions. Je m’absorbe trop dans le paysage féerique, je m’y noie. Titubant et m’agrippant au hasard des choses qui tombent sous ma main, je regagne ma couche et m’endors tout habillé, la cervelle au grand large, emporté dans ma propre tempête neuronale. »

« La vie était comme ça, certains hommes étaient comme ça, il fallait faire avec. La société tout entière était rétrograde et immature, il faudrait donc lutter sans cesse en attendant une évolution incertaine. Nicole avait dix-huit ans, mais était déjà une jeune femme libre du XXIème siècle, enfermée dans un carcan moisi du XIXème siècle, pleine incohérence temporelle. Cela exigeait patience et détermination. »

Quatrième de couverture

«L’ennui féroce qui leur tapait sur le crâne, la satisfaction imbécile de la société des années cinquante où ils végétaient leur étaient chaque jour plus intolérables. Le monde des adultes était pour eux vain, fade, fondamentalement hypocrite.»

À travers ce récit familial bouleversant, Arthur H évoque sa passion pour la musique et pour l’existence vagabonde, héritée de ses parents. Il rend ainsi hommage à son père Jacques Higelin, et plus encore à sa mère, Nicole Courtois, une femme idéaliste, audacieuse et rebelle, qui lui a transmis l’amour d’une vie sans entrave, loin de l’ordre établi, quitte à prendre la fuite.

Éditions Mercure de France, avril 2019
Sortie en poche chez Folio, septembre 2020
189 pages