vendredi 12 juillet 2019

La tresse ★★★★☆ de Laetitia Colombani

« Une femme libre est exactement le contraire d'une femme légère. »
SIMONE DE BEAUVOIR

Un bel et vibrant hommage aux femmes, à TOUTES les femmes. Qu' importe le niveau social, les conditions de vie, les croyances, les origines...un combat reste un combat.  

Trois femmes, trois destins, trois combats et une jolie histoire qui les réunit. Ce lien m'a semblé plus évident lors de ma deuxième lecture, il se révèle au fur et à mesure, et l'image de la tresse prend alors tout son sens. Lors d'une première lecture, j'ai suivi les conseils d'une Babeliote et me suis concentrée sur l'histoire de chacune de ces femmes séparément. J'ai commencé par lire intégralement l'histoire de Smita, puis suis passée à celle de Giulia, pour enfin, achever ma lecture avec  celle de Sarah. Le destin qui lie ces trois femmes m'avait alors un peu échappé.

Un beau moment de lecture, empli d'émotions

Merci Gaëtane pour le prêt ;-) Je l'ai relu il y a quelques jours avant de te le rendre, et bien m'en a pris. Une deuxième lecture plus intense que la première. C'est étrange, va savoir pourquoi. Il y a certainement des moments plus propice que d'autres à l'éclosion des mots et des émotions.

« À l'école, Smita n'y a jamais mis les pieds. Ici à Badlapur, les gens comme elle n'y vont pas. Smita est une Dalit. Intouchable. De ceux que Gandhi appelait les enfants de Dieu. Hors caste, hors système, hors tout. Une espèce à part, jugée trop impure pour se mêler aux autres, un rebut indigne qu'on prend soin d'écarter, comme on sépare le bon grain de l'ivraie. Comme Smita, ils sont des millions à vivre en dehors des villages, de la société, à la périphérie de l'humanité. 
Elle aurait tant voulu que sa mère se batte pour elle, tant aimé passer la porte de l'école, s'asseoir parmi les autres enfants. Apprendre à lire et à compter. Mais cela n'avait pas été possible, le père de Smita n'était pas un homme bon comme Nagarajan, il était irascible et violent. Il battait son épouse, comme tous le font ici. Il le répétait souvent : une femme n'est l'égale de son mari, elle lui appartient. Elle est sa propriété, son esclave. Elle doit se plier à sa volonté. Assurément, son père aurait préféré sauver sa vache, plutôt que sa femme.
Mère de famille, cadre supérieur, working-girl, it-girl, wonder-woman, autant d'étiquettes que les magazines féminins collent sur le dos des femmes qui lui ressemblent, comme autant de sacs pesant sur leurs épaules.
L'interne n'est pas d'humeur à plaisanter. Il lui suggère de se reposer, de prendre un congé. « Lever le pied », voilà le terme qu'il emploie. Sarah éclate de rire. On peut donc être médecin et avoir de l'humour... Lever le pied ? Et comment ? En vendant ses enfants sur eBay ? En décidant qu'à partir de ce soir, on ne mange plus ? En annonçant à ses clients qu'elle fait grève au cabinet ? [...]Prendre un congé n'est pas une option.
Parfois, mon esprit s'échappe de cet atelier,Et m'entraîneVers des contrées lointaines,Vers des vies inconnues,Dont les voix me parviennentComme un écho ténu,Et se mêlent à la mienne.
Balayer la classe, cela veut dire : tu n'as pas le droit d'être ici. Tu es une Dalit, une scavenger, ainsi tu resteras, ainsi tu vivras. Tu mourras dans la merde, comme ta mère et ta grand-mère avant toi. Comme tes enfants, tes petits-enfants, et tous ceux de ta descendance. Il n'y aura rien d'autre pour vous, les Intouchables, rebuts de l'humanité, rien d'autre que ça, cette odeur infâme, pour les siècles et les siècles, juste la merde des autres, la merde du monde entier à ramasser.
Elle sait qu'ici, dans son pays, les victimes de viol sont considérées comme les coupables. Il n'y a pas de respect pour les femmes, encore moins si elles sont Intouchables. Ces êtres qu'on ne doit pas toucher, pas même regarder, on les viole pourtant sans vergogne. On punit l'homme qui a des dettes en violant sa femme. On punit celui qui fraye avec une femme mariée en violant ses soeurs. Le viol est une arme puissante, une arme de destruction massive. Certains parlent d'épidémie.
Cette violence porte un nom, qu'elle a du mal à prononcer : discrimination.
Plus jamais ça. Elle se l'est promis. Ne plus vivre en apnée. Respirer librement, dignement, enfin. 
Adela ne dit rien. Assise dans un coin, elle regarde ses soeurs s'affronter - en toutes circonstances, elle reste neutre, indifférente à ce qui fait le monde, en un mot : adolescente. »

Quatrième de couverture

Trois femmes, trois vies, trois continents. Une même soif de liberté.

Inde. Smita est une Intouchable. Elle rêve de voir sa fille échapper à sa condition misérable et entrer à l’école.

Sicile. Giulia travaille dans l’atelier de son père. Lorsqu’il est victime d’un accident, elle découvre que l’entreprise familiale est ruinée.

Canada. Sarah, avocate réputée, va être promue à la tête de son cabinet quand elle apprend qu’elle est gravement malade.

Liées sans le savoir par ce qu’elles ont de plus intime et de plus singulier, Smita, Giulia et Sarah refusent le sort qui leur est destiné et décident de se battre. Vibrantes d’humanité, leurs histoires tissent une tresse d’espoir et de solidarité.

Éditions Grasset, mai 2017
223 pages
Prix Relay des Voyageurs Lecteurs, Trophée Littéraire 2017 des Femmes de l’Economie et le Globe de Cristal 2018 du premier roman

mardi 9 juillet 2019

La noirceur des couleurs ★★★★☆ de Martin Blasco

« Quel est mon projet ? Quel est l'objectif que je poursuis avec cette expérimentation ? La réponse est ce que désire tout homme qui se respecte, le seul objectif sensé que l'on peut se fixer dans la vie : changer le monde. Ces murs verront grandir l'humanité de demain. Le XXème siècle approche et je vais façonner de mes mains les hommes qui le peupleront. » Journal de J.F. Andrew, 15 mai 1885

Le 5 avril 1885, cinq enfants âgés d'environ un an, disparaissent de leur foyer au milieu de la nuit. 
Cinq enfants, cinq couleurs : noir, azur, vert, marron et blanc. Des enfants que le Dr Andrew, qui voit dans la normalité, notre pire ennemi, va façonner à sa manière; ils vont devenir ses "rats" de laboratoire et chacun des ses enfants bénéficiera d'une éducation bien spécifique. À ses yeux, un projet grandiose, extraordinaire; il se voit comme le créateur d'une oeuvre révolutionnaire, hors du commun. Aux miens, une oeuvre cruelle et diabolique !

En refermant ce livre, on se pose nécessairement la question de l'éthique dans la science. L'éthique est-elle extérieure à la science ? Peut-on tout faire au nom de la science et du progrès ? Quelles sont les limites à ne pas dépasser ?

Très bien écrit/traduit, un scénario bien ficelé, un roman noir haut en couleurs. Et quand un petit génie, un "chien", une mystique et un assassin se rencontrent, c'est un dénouement exceptionnel, riche en surprises qui clôture cette sombre histoire. L'âme humaine ne se dompte pas, et in fine, impose sa propre expression.

Un roman jeunesse surprenant. Une ambiance étrange, empreinte à la fois de cruauté et de tendresse. Un excellent moment de lecture que je recommande vivement aux amateurs de roman noir.

«  Marron : j'ai caché un succulent morceau de viande dans les plantes. Un être humain normal, plus encore un enfant, n'aurait jamais pu le trouver en se guidant uniquement de son odorat. Pourtant, Marron a réussi en moins de trois minutes. Cela veut-il dire qu'il développe des caractéristiques propres à ses compagnons canins ? Cela signifierait-il que même les sens de l'homme, et donc sa perception de la réalité, peuvent être modifiés si l'on travaille dessus ? Je crois que nous sommes devant une grande avancée. 
La femme jouait à être sensuelle, elle créait un personnage, en y mettant tout son coeur. Le corset blanc était le déguisement dans lequel elle tenait son rôle. Mais le costume était trop petit. Les plis de chair échappaient au contrôle du morceau de tissu; ils sortaient par-dessus, par-dessous, formant de curieux bourrelets, petits et gros, qui saillaient, en rébellion complète contre la figure imposée. Le corset sculptait dans le corps une taille fine, un buste avantageux et des hanches harmonieuses. Mais ni la taille ni le buste, ni les hanches n'étaient réels : la vérité résidait dans les bourrelets de chair. La tenue choisie était la fiction, et le corps, la réalité. La fiction, le fantasme, l'imagination, tout comme le corset, visaient à imposer un ordre à la réalité : « Voici le début », « Voici la fin »,  « Cette histoire parle de ça », « Voici ce qui est bien, voilà ce qui est mal ». Mais la réalité est toujours plus grande, plus complexe. Tout comme le corps débordant de cette femme, la réalité ne se laisse pas corseter. »

Quatrième de couverture

Cinq bébés enlevés. Un projet expérimental diabolique consigné dans un journal intime. Un journaliste qui enquête sur ces disparitions vingt-cinq ans après.1910, Buenos Aires. Une jeune femme réapparaît au domicile de ses parents après avoir disparu une nuit alors qu’elle dormait dans son berceau. Une jeune femme sans aucun souvenir, un homme qui se comporte comme un chien, les images hallucinées d’une session d’hypnose, sont les pistes qui conduiront Alejandro à remonter le fil de cette sombre histoire jusqu’à un dénouement aussi terrifiant qu’inattendu. 

Éditions L'école des Loisirs, octobre 2017
246 pages
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Sophie Hofnung