mardi 25 octobre 2022

Le Coeur arrière ★★★☆☆ d' Arnaud Dudek

Pratiquer un sport, rime souvent, même à un niveau amateur, avec dépassement de soi.
Se dépasser, Victor connait ça. Lui, c'est le sport à haut niveau qu'il a décidé de briguer. Décider. C'est discutable. Il vit dans une Cité, son père a un sérieux penchant pour l'alcool et sa mère, absente, quasiment absente, ce qui revient au même quand on découvre comment ça tourne pas rond dans sa tête. Alors l'envie de devenir un champion, ça s'explique peut-être par l'envie de s'extraire de ce milieu qui ne lui promet pas le plus extraordinaire des avenirs.
Il est détecté. Il a un potentiel. Il est même très bon dans sa discipline : le triple saut.
Sauf que le haut niveau, c'est aussi un business. Loin de rimer avec tendresse, il s'associe davantage avec stress. Quand l'athlète s'élève au rang d'investissement, la bienveillance peut déserter le terrain, et l'estime de soi, la confiance en soi avec. Et  les conséquences, bien souvent irréversibles. C'est dommage. Il était vraiment doué le petit. Entièrement dévoué à son sport. Lui offrant sa jeunesse délibérément. Quand on aime on ne compte pas les souffrances. 
Heureusement, il y a le pote, et l'expérience amoureuse pour qu'une étreinte avec la vie en toute simplicité s'envisage de nouveau, peut-être...
Le Cœur arrière, quel beau titre, rend un bel hommage à ces sportifs qui ne comptent pas les heures d'entraînement, de perfectionnement, qui se donnent à fond. Une belle réflexion sur la santé mentale des athlètes de haut niveau. 
Une lecture qui n'a pas été sans me rappeler celle du livre de Mathieu Palain, mais dans un style complètement différent. 
Une première approche idéale, pour les novices, pour appréhender le sujet du haut niveau et ses impacts sur la vie et le mental  des sportifs. Pour approfondir mes connaissances sur le sujet, je me tournerais bien vers des autobiographies de sportifs de haut niveau. 
Des conseils ?

« ... il explique que son existence est monomaniaque, monothéiste, mais pas monotone. Entrainement, compétition, entrainement, compétition. Quand il ne saute pas dans un stade, il regarde des émissions sportives, visionne au ralenti les triples bonds de champions, lit les pages « athlétisme » de L'Equipe. »

« ...il y a autre chose, autre chose de plus grand qu'eux, il y a ce sac de sport qu'il porte en bandoulière, et puis tous ces poids qui lestent ses poches, elle ne sait pas, elle ne sait vraiment elle saura lutter contre tout ça. »


« On ferme les yeux: on écarte les bras; on se laisse évaporer. Et alors, petit à petit, on s'élève. »
Paul Auster, Mr Vertigo

« I'm getting older
I think I'm aging well 
I wish someone had told me
I'd be doing this by myself. »
Billie Eilish, Getting Older 

« Mon salaire ne suffit sûrement pas à payer ses chaussures fluorescentes, songe le père. Il doit avoir pas mal de médailles dans ses tiroirs, suppose le fils. Oublié le pain mou et le chausson aux pommes ; une lumière s'est glissée dans leur ombre, et tous deux s'en nourrissent. »

« C'est l'été malgré tout, la lumière dorée souhaite une bonne nuit aux moustiques et aux troènes, le sommeil chasse l'ennui, on rêve des montagnes que l'on veut gravir, des chemins qui feront quitter une commune de cinq mille huit cent cinquante-six habitants qui se compose de trois hameaux distincts, a été pillée par l'armée française de Louis XIV, s'est développée grâce à l'activité de l'industrie charbonnière, compte deux lignes de bus, et affiche un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne du pays. Qu'ils rêvent, Victor, les Rojas et les autres, parce qu'il n'y a rien de mieux à faire par ici. Rêver, ce n'est déjà pas si mal. »

« Le dossard 245 s'élance. Victor se lève. Une course rendue, hurle le commentateur, une course rythmée, et un saut long, long, long, À treize ans, Victor ignore que l'athlétisme devient un marché aux esclaves moderne, que les stratégies sont économiques avant d'être sportives. que l'effort est le carburant d'une immense machine à produire du spectacle. Victor ne sait pas que le sauteur en longueur qui l'émerveille à l'écran est en guerre contre sa fédération à cause d'une histoire d'équipementier et de sponsor - il ira, plus tard, perché sur la plus haute marche du podium, jusqu'à s'enrouler dans un drapeau, aucune once de patriotisme, non, il cachera ainsi le logs d'une marque qui n'est pas celle qui lui permet de vivre dans une luxueuse propriété de douze millions de dollar avec gymnase privé. Victor a bien le temps de découvrir les bassesses du sport. Il ne voit, à cet instant, que l'infinie beauté d'un homme qui se prend pour un aigle l'espace de quelques secondes, il quitte la terre, échappe à la gravité. Il ne voit que cette silhouette rouge sans défaut qui semble aspirée par le ciel, puis se pose aussi délicatement qu'une plume dans le sable du sautoir, sous les yeux et les objectifs de millions d'individus qui n'ont presque jamais quitté la terre. Les mains de Victor se sont posées devant sa bouche. Ses yeux brûlent; il les fronce comme s'il était placé en pleine lumière, ses grands cils vibrant continuellement. Sur ses rétines est encore imprimé le saut parfait de l'athlète cubain. »

« Il s'entraîne partout, même dans la neige, il saute, le matin de Noël, il improvise des courses d'élan dans l'allée de garage. Il découvre la transe. Un tourbillon vertigineux, une pente raide qu'il dévale les yeux bandés, les mains en l'air et les chairs vrillées. Il découvre ces minutes qui se figent ou se répètent tandis que le temps n'est plus, capturé par les envoûtements d'un effort douloureux qui ressemble à une extase. C'est merveilleux de courir, c'est merveilleux de sauter parce que c'est impensable. Et il le devine déjà, c'est ça et rien d'autre, ce sera toute sa vie. »

« Quand il court, quand il saute, il n'y a plus de timidité, il n'y a plus de tumulte. En courant, en sautant, c'est comme sil réussissait à descendre au plus profond de lui. Et commençait à découvrir qui il est. »

« Il devrait s'en aller, marcher longtemps et loin, vers la forêt, vers les perdrix, se frictionner longtemps de paysage. »

« Il faut croire que même le déséquilibre peut se déséquilibrer. »

« Hors de question de laisser passer sa chance. La vie moyenne, enchaîner des petits boulots après des études quelconques, entreprise de restauration rapide proposant des sandwichs et des pâtisseries, franchise de prêt-à-porter masculin, avoir le CDI comme Graal, l'émission de variétés du samedi soir comme principal divertissement, le tuning comme passion dominicale, ce n'est pas prévu dans son programme. La vie moyenne, des factures sur la commode écaillée de l'entrée, la télécommande posée sur le programme télé, des problèmes de loyer, d'alcool. de voisinage : même s'il est incapable de l'exprimer, de le formuler clairement, ce n'est pas du tout son objectif. »

« Sans relever la tête, Maël lui glisse qu'il a bien fait de choisir l'athlétisme : dans un sport collectif, il aurait tout fait à la place des autres, marqué des buts, défendu, bref, il ne se serait pas épanoui.
- Pas faux, glisse Victor.
Ils deviennent amis dans le sourire qui suit. »

« Victor approuve, complice. Dans trente minutes, un décilitre de sang leur sera prélevé, mais plus tard il y aura du sucre, il y aura du beurre, il y aura du réconfort. La dune contre le vent. »

« Victor caresse ses joues à peine rosies par l'effort. Se concentre. Regarde autour de lui, observe les bouches obscurcies par les bagues d'un orthodontiste, les mèches malmenées par le vent, les cages thoraciques qui se soulèvent. Il observe ce troupeau léger, ces congénères disparates, petits, grands, détendus ou bien ravagés par la peur de mal faire. Lui, il est en guerre. Contre ses os, contre ses muscles, contre ses tendons. Il est habité par les heures désertes, le mauve de l'aube et le moucheté du crépuscule. C'est là, dans ces ombres, qu'il essaie de se construire. »

« Le saut commence avant le corps. Plus facile de se déplacer quand on est assis. Ces phrases deviennent des mantras pour Victor, elles le poursuivent sous la douche, au réfectoire. Quand il les comprendra, il gagnera quelques centimètres supplémentaires. »

« Jusqu'aux années 1960, ai-je appris, le triple saut est considéré comme une discipline mineure, un pis-aller, un sport-refuge; les sprinteurs ou les sauteurs en longueur qui n'obtiennent pas les résultats escomptés dans leur discipline de prédilection s'y essaient pour se rassurer, pour exister, pour percer enfin. Ce n'est pas difficile dans la mesure où, à l'époque, le triple saut n'est pas techniquement très évolué. Les sauteurs se concentrent essentiellement sur le cloche-pied, le premier des trois sauts; ils finissent comme ils peuvent sur les deux autres.
Un certain Tadeusz Starzynski change le paradigme. Dans son livre, Le Triple Saut, traduit du polonais par Barbara Szpakowska, Starzynski cerne parfaitement les aspects techniques de la discipline. Aujourd'hui, ses travaux continuent de faire école. Il délaisse l'idée du saut en force. Se focalise sur la course d'élan. L'explosivité, la vitesse
L'équilibre. »

« Le bonheur ressemble parfois à un frisson que l'on rapporte chez soi en soupirant. »

« [...] il parle, parle, parle, dit gare que le la vraie vie c'est un café au bord d'un soleil léger, que la vraie vie c'est la conjugaison du verbe contempler, qu'il va démissionner, laisser les rênes de sa boîte à d'autres, qu'il va se mettre à la cuisine, à la pâtisserie, oui, qu'il va passer le reste de sa vie à chercher la recette ultime de la tarte au citron meringuée. Victor acquiesce, il ne sait pas quoi faire d'autre.
Avant de le laisser claquer la portière de son crossover, le père de Maël lui souhaite bonne chance pour tout. »

« Victor ignore par quels états, par quels tourments il va passer. Il est jeune, doué, déterminé mais relativement naïf, il pense que sa bonne étoile ne peut pas pâlir, mais voilà, elle est tellement complexe, la vie, tout à la fois plume d'oiseau et instrument de torture, couette en duvet d'oie et bombe à fragmentation, cœur gravé sur un tronc de hêtre et feu de forêt criminel, abécédaire poétique et discours négationniste, confiture fraise-litchi et page Wikipédia recensant les personnes mortes d'un cancer du pancréas, lumière ambrée, ténèbres bancales, dunes blanches et foyers d'accueil médicalisés, il faut la prendre avec soi, toute cette complexité, toute cette pagaille, ce yang, ce yin, toute cette beauté inexplicable, se dire qu'un jour les portes automatiques s'ouvrent en grand sur votre passage mais que, le lendemain, elles peuvent demeurer closes - et pour peu qu'un homme de ménage ait fait du zèle, qu'il ait rendu cette porte absolument transparente, on peut s'y écraser, oui, se la prendre en pleine figure. »

« - Le sport consiste à déléguer au corps quelques-unes des vertus les plus fortes de l'âme : l'énergie, l'audace, la patience.
Silence. Papa lève les yeux de son bout de papier. Le froisse. En fait une boulette compacte. Vise Xiang, qui est désormais le doyen de la Team, et l'atteint à la poitrine.
- Jean Giraudoux, ajoute-t-il. Nouveau silence, puis :
- Je ne retiens personne. »

« C'est des drôles de gens, ces sportifs, tu ne trouves pas ? Ils sacrifient tout, ils boivent pas, ils fument ne font pas, ils pas la fête, ils zappent leur jeunesse, bousillent leurs muscles et leurs tendons, tout ça pourquoi ? Des petites médailles, des records éphémères... Moi c'est clair, je ne pourrais pas. Er toi ? »

« - J'ai mal
- Où ça ?
Victor avait désigné son coeur, et avait ajouté:
- Derrière. 
-Sous le cœur ?
- Oui. Pas le cœur qui bat, l'autre, derrière, celui qui se serre quand on perd. »

« J'ai aussi posé cette question à Danuta : 
- Un athlète professionnel, c'est quelqu'un de normal, selon toi?
- Alors là, a-t-elle répondu, bonne question! Je dirais qu'on ne peut pas être sur le toit du monde de sa discipline en étant une personne lambda.
Être un sportif de haut niveau, c'est flirter en permanence avec les extrêmes. Et ce flirt permanent est dangereux. Il peut amener l'athlète à dérailler à tout moment. Des exemples, il y en a à la pelle, souligne Danuta. Simone Biles, Naomi Osaka, Ian Thorpe, Tom Dumoulin, Nick Kyrgios... Le sportif de haut niveau peut déraper même si son corps a consacré beaucoup d'énergie et de temps à assimiler les conditions de reproduction de ce qui s'approche le plus de la perfection.
- Tu connais Robin Söderling? Il a remporté dix titres en simple sur le circuit ATP de tennis - dont le Masters de Paris-Bercy, en 2010, année durant laquelle il a occupé brièvement la quatrième place du classement mondial. En Grand Chelem, il a notamment atteint à deux reprises la finale de Roland-Garros, s'inclinant simplement contre Roger Federer puis Rafael Nadal. Robin Söderling a été un immense champion, une de ces machines capables de répéter indéfiniment, avec froideur et mépris pour les simples joueurs mortels, des volées, des revers, des amorties qui n'avaient d'autre but que de terrasser ses adversaires, les détruire - car ce qu'on met toujours en jeu, dans le sport professionnel, n'est rien de moins que sa vie même, à chaque tournoi, chaque meeting, chaque rencontre. Alors qu'il était au sommet de son art et qu'il nourris sait cette sourde et folle ambition d'être numéro un, le vernis dur et mat du champion s'est pourtant craquelé. Söderling s'est noyé dans ses angoisses. Il s'est retrouvé, soyons précis, dans un état de profonde dépression. Membres engourdis, crises de larmes. Impression d'être aussi utile qu'un arbre mort. Désintérêt pour les séances d'entraînement. Perte du sommeil, de l'appétit. Idées suicidaires. Il s'asseyait dans son appartement et regardait dans le vide, le moindre bruit le mettait en panique. Quand le téléphone sonnait, il tremblait littéralement de peur. Et chaque défaite, même contre un joueur bien classé, même quand, objectivement, il n'avait pas démérité, l'enterrait un peu plus.
- Söderling, conclut Danuta, a fini par arrêter le tennis. Mais au moins, il a survécu. »

« Infiniment grises, doucement pluvieuses, certaines fins de matinée ne savent même pas crier. »

«  La vie, songe-t-il, est peut-être en train de passer son bras autour de ses épaules.»

« Lentement, il se met en mouvement. Il est totalement relâché. La tête est vide. Le coeur arrière est serein. Il court comme s'il n'avait pas d'esprit, il court comme s'il n'avait pas de corps.
Premier saut.
Deuxième saut. 
Troisième saut.
Suspension.
Et puis réception. 
Un record vient peut-être d'être battu. Mais personne ne le validera. Personne n'affichera la longueur du saut en chiffres d'or sur un écran immense, avec la mention WR pour World Record. Hors compétition, sur le sautoir non homologué d'un stade qu'aucun membre de la FIA ne connaît, les records ne peuvent pas être enregistrés. Mais ce n'est pas très important.
Ce qui compte, c'est ce que nous disent les yeux du jeune homme, lorsqu'il se relève, et quitte lentement la fosse de saut. »

Quatrième de couverture

Ça l’a surpris tout gosse, ce virage du hasard ; rien ne le prédestinait à devenir champion. Repéré à douze ans pour son talent au triple saut, Victor quitte sa petite ville, son père ouvrier, leur duo-bulle. L’aventure commence : entraînements extrêmes, premières médailles, demain devenir pro, pourquoi pas les JO ? Victor court, saute, vole. Une année après l’autre, un sacrifice après l’autre. Car dans cette arène, s’élever vers l’idéal peut aussi prendre au piège.

« La Team Eleven se veut l'alternative privée à la formation publique des athlètes. C'est une entreprise: gros budget annuel, dix-huit salariés. Et puis l'entraîneur en chef. La vitrine. Le maître-penseur. Ou, selon l'humeur des jeunes qu'il encadre, Papa, Jésus, le Cinglé. »

Arnaud Dudek, né en 1979 à Nancy, vit et travaille à Paris. De Rester sage (Alma, 2012, selection Goncourt du premier roman) à On fait parfois des vagues (Anne Carrière, 2020), il explore avec un tact rare les thèmes de la filiation, de la résilience. A son meilleur avec Le Coeur arrière, livre un roman de formation poignant en même temps qu'une réflexion fine sur la pression suble par les sportifs de haut niveau. 

Éditions Les avrils,  août 2022
211 pages

samedi 22 octobre 2022

La dépendance ★★★★☆ de Rachel Cusk

M, la narratrice, une romancière qui ne produit plus,  écrit à un certain Jeffers. Elle lui raconte ses préoccupations du moment, ses déboires, ses frustrations, ses inquiétudes  en tant que femme - elle ne se sent plus désirable - et mère - elle , son amour pour  son mari Tony, un être calme et droit, et celui fou et renversant, qu'elle aurait tant voulu réciproque pour L, l'artiste, un peintre à la renommée internationale, sur le déclin cependant, qu'elle a invité à s'installer dans leur dépendance, transformée en résidence d'artistes.

M a besoin d'exister, de se sentir désirable, désirée, aimée, admirée. Elle essuiera de sérieux revers de la part de L, que l'on découvre odieux, et qui malmènera M. Il y a pourtant son mari Tony, un être calme et droit, bienveillant, quelque peu poussé à bout quand même...allez, j'en ai assez dit ! 

La dépendance est un roman épistolaire exigeant qui aborde avec philosophie les relations humaines, l'influence de l'art, les relations mère-fille, la question de la liberté, la quête de vérités, la marque du temps, les tourments et l'élévation de l'âme. 
Un roman/essai/témoignage/fiction... qui m'a imprégné en moi de bien belles images de cette dépendance et ses marais. Qui m'a fait m'interroger sur l'accueil à donner à une production artistique quand son créateur est un être abominable..
« La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. »

« La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. »

« Quand on se marie jeune, Jeffers, tout croît depuis une racine commune, celle de la jeunesse, et il devient impossible de faire la distinction entre ce qui appartient à l'un ou à l'autre. Par conséquent, si on essaie de rompre, la rupture se propage des plus profondes racines jusqu'à l'extrémité de chaque branche-processus qui s'apparente à un gâchis sanglant et donne l'impression de priver chacun d'une moitié de soi. Mais quand on s'unit par le mariage plus tard, cela ressemble davantage à la rencontre de deux entités distincte ment formées, à une sorte de collision, à la façon dont de vastes blocs continentaux se heurtent et fusionnent au fil du temps géologique, laissant d'immenses et spectaculaires strates de chaînes montagneuses comme preuve de cette fusion. C'est moins un processus organique qu'un événement spatial, une manifestation externe. Les autres pouvaient aisément vivre dans notre entourage, à Tony et à moi, alors qu'ils n'auraient jamais pu pénétrer ni occuper le centre obscur- qu'il ait été mort ou vif - d'un mariage originel. Notre relation ne manquait pas d'ouverture d'esprit, mais elle posait aussi certaines difficultés, des défis naturels à surmonter: il nous fallait construire des ponts et creuser des tunnels pour nous rejoindre et dépasser ce qui en nous était préformé. La dépendance était l'un de ces ponts, et le silence de Tony coulait au-dessous, pareil à une rivière que rien ne vient troubler. »

« L'une des difficultés, Jeffers, que pose le récit d'événements, c'est qu'il vient après que les événements se sont déroulés. Cette idée pourra paraître évidente au point d'en être imbécile, mais je songe souvent qu'il y a autant à dire sur ce qu'on se figurait qu'il arriverait que sur ce qui est effectivement arrivé. Pourtant - contrairement au diable ces perceptions de la réalité n'ont pas toujours le beau rôle: on s'en débarrasse aussitôt qu'elles ont disparu de nos vies. En faisant un petit effort, je suis capable de me rappeler ce que j'espérais de ma rencontre avec L et ce que je pensais ressentir une fois que je serais près de lui, et vivrais à ses côtés, pendant une période donnée. Je ne sais pourquoi, mais je l'imaginais sombre, cette rencontre, peut-être parce que ses tableaux renferment tant d'obscurité et qu'il emploie la couleur noire avec une vigueur et une joie si curieuses. »

« Les doigts rigoureusement entraînés du pianiste de concert sont plus libres que le cœur asservi du mélomane ne le sera jamais. Cela explique sans doute pour quoi les grands artistes sont parfois des individus si odieux et décevants. La vie offre rarement assez de temps ou d'occasions d'accéder à la liberté de plus d'une façon. »

« Ce printemps-là, Justine avait vingt et un ans, Jeffers, âge auquel on commence à montrer son vrai visage, et à bien des égards elle se révélait très différente de celle que Pavais cru qu'elle était, tout en me rappelant dans le même temps et de façon inattendue d'autres personnes que j'avais connues. Je ne pense pas que les parents comprennent forcément leurs enfants tant que cela. On voit en eux ce qu'ils ne peuvent s'empêcher d'être ou de faire, plutôt que leurs intentions, et cela conduit à toutes sortes de malentendus. Par exemple, de nombreux parents se persuadent que leurs enfants ont du talent, alors que ceux-ci n'entendent nullement être des artistes ! Prédire leur devenir est comme autant de coups portés à l'aveuglette-nous nous prêtons à cette activité, je suppose, pour rendre le processus éducatif plus attrayant et pour passer le temps, de la même façon qu'une bonne histoire permet de se distraire, alors que tout ce qui importe vraiment, c'est qu'ils soient ensuite capables de prendre leur envol pour le vaste monde et d'y rester. Je suis convaincue que les enfants savent cela mieux que personne. »

« Je t'ai déjà parlé, Jeffers, de mon rapport aux commentaires, aux critiques et au sentiment d'invisibilité qui me gagnait très souvent, à présent que la vie que je menais ne m'exposait que rarement aux remarques d'autrui. En conséquence de quoi j'avais dû développer, je suppose, une sensibilité exacerbée ou une allergie aux commentaires-en tout cas, au contact des doigts de cette femme dans mes cheveux, j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas hurler en me dégageant violemment ! Mais, naturelle ment, je me suis contentée d'enfouir ces émotions au fond de moi et de rester muette, pareille à une bête au supplice, et d'attendre que nous ayons enfin atteint le marais pour descendre du camion. »

« Après la mort de son père il avait fugué, Jeffers, et il n'avait plus jamais revu un seul membre de sa famille. Il lui arrivait d'être officieusement adopté, pendant un temps, par d'autres familles. C'étaient des expériences en général bénéfiques, qui lui ont appris, je suppose, à attacher davantage de prix au choix et au désir qu'à la résignation et au destin. »

« Au bout d'un moment, L s'est installé à côté de moi et, dans le silence, le spectacle et les sons apaisants qu'offrait le marais sont nettement ressortis: les herbes ondoyantes tachetées de papillons, le lointain susurrement de la mer, les lambeaux de chants d'oiseaux, les appels des oies et des
goélands. 
" Il est bon d'être assis là pour observer ce monde de douceur, a dit L. Nous nous épuisons tant." »

« Au cours de ces journées, j'ai souvent réfléchi, Jeffers, à la notion de pérennité et à son importance, ainsi qu'au fait que nous en tenons si peu compte quand nous prenons des décisions et passons à l'action. Si nous envisagions chaque instant comme s'il s'agissait d'un état permanent, un lieu où nous nous retrouverions peut-être contraints de demeurer à jamais, la plupart d'entre nous choisiraient bien différemment la teneur de cet instant-là! Il est possible que les gens les plus heureux soient ceux qui adhèrent dans les grandes lignes à ce principe, qui n'empruntent pas sur l'instant, mais qui au contraire l'investissent de ce qui pourrait se perpétuer de façon acceptable dans chaque instant à venir sans causer ni dégât ni destruction, et sans en subir en retour-mais vivre ainsi exige beaucoup de discipline et une certaine insensibilité puritaine. Je n'en voulais pas à Brett de sa réticence à se sacrifier. Au bout du deuxième ou du troisième jour après le retour de L de l'hôpital, il est apparu évident qu'elle ne s'était jamais occupée de rien ni de per sonne au cours de sa vie, et qu'elle n'avait pas l'intention de s'y mettre. »

« Regarde! s'est écriée Justine. Qu'est-ce que c'est ? Elle s'était un peu éloignée de moi et, flottant à présent sur le dos, elle plongeait les bras sous la surface puis les relevait, tandis que l'eau, comme de la lumière fondue, glissait sur sa peau.
C'est une phosphorescence , ai-je répondu, m'étirant à mon tour pour observer l'étrange clarté couler le long de mes bras avec une légèreté extrême.
Justine, qui assistait à ce phénomène pour la première fois, a lâché une exclamation d'émerveillement, et j'ai été frappée par le fait, Jeffers, que notre disposition à recevoir des impressions est une sorte de droit humain acquis dès la naissance, un atout qui nous est donné au moment de notre création et au moyen duquel il nous revient de réguler le cours de nos âmes. Cette aptitude nous fait tôt ou tard défaut, à moins de restituer à la vie autant que ce que nous en retirons. J'ai alors saisi qu'il m'avait toujours été difficile de trouver un moyen de restituer toutes les impressions que j'avais reçues, d'en rendre compte à un dieu qui jamais, au grand jamais, n'était venu, malgré mon désir de renoncer à tout ce que je conservais en moi. Pourtant, sans que je sache pourquoi, ma réceptivité ne m'avait pas fait défaut: j'étais restée une dévoreuse tout en aspirant à devenir une créatrice, et j'ai compris que j'avais convoqué L par-delà les continents en croyant intuitivement qu'il serait capable de remplir cette fonction transformative pour moi, de me permettre de donner libre cours à mon activité créatrice. Ma foi, il avait obéi, et visiblement rien de significatif n'en avait résulté, excepté de brèves échappées de clairvoyance entre nous, lesquelles avaient été entrecoupées de tant d'heures de frustration, de vacuité et de douleur. »

« Est-il finalement vrai que la moitié de la liberté équivaut à la bonne volonté que l'on met à l'accepter quand elle nous est proposée ? Que chacun de nous en tant qu'individu doit s'en emparer comme un devoir sacré, mais aussi comme la limite de ce que nous pouvons faire pour autrui ? J'ai du mal à le croire, car l'injustice m'a toujours paru beaucoup plus puissante que n'importe quelle âme humaine. J'ai perdu l'occasion d'être libre, sans doute, quand je suis devenue la mère de Justine et que j'ai décidé de l'aimer à ma façon à moi, parce que j'aurai toujours peur pour elle et peur de ce que ce monde injuste pourrait lui infliger. »

Quatrième de couverture

M, romancière entre deux âges, s'est isolée du monde en s'ins tallant avec son second mari au bord d'une côte océanique spectaculaire. Sur sa propriété baignée d'une lumière splendide et entourée de marais, le couple possède une dépendance soigneusement reconvertie en résidence d'artistes. M n'a qu'un rêve : y accueillir un jour L, un peintre à la renommée mondiale, qu'elle admire.

Quand il finit par accepter son invitation, M jubile. Cependant, elle déchante vite car L n'arrive pas seul - une ravis sante jeune femme est à son bras. Entre-temps, la fille de M et son compagnon ont également débarqué. Les trois couples doivent alors cohabiter dans ce cadre certes enchanteur, mais qui va devenir le théâtre de multiples tensions.

D'une plume ciselée, Rachel Cusk crée un huis clos piquant et fascinant que l'on découvre en se plongeant dans le flot de pensées de M, une Mrs Dalloway des temps modernes. Entre désirs étouffés, orgueil artistique et illusions déçues, La dépendance décortique avec beaucoup de malice le large éventail des rapports humains et la légitimité de la vocation artistique.

«  Les phrases de Rachel Cusk sont hypnotisantes. » New York Magazine

« Le roman possède une charge électrique issue de la relation si asymétrique entre L et M. » The Wall Street Journal

« Cusk nous dévoile "les trois âges d'une femme", nous offrant des vérités inoubliables sur la féminité. »  The Paris Review

Éditions Gallimard,  août 2022
201 pages
Traduit de l'anglais par Blandine Longre 
Finaliste du Booker Prize 2021

Bélhazar ★★★★☆ de Jérôme Chantreau

Par un bel hasard, Bélhazar, nos chemins se croisent.
Tout comme, avant moi, ton chemin a croisé celui de l'auteur, ton ancien professeur, un ami de la famille. 
« Invention ou vérité, cela n'a aucune importance. Ce qui compte c'est la façon dont on se raconte. Ce que je cherche, c'est le carrousel d'images qui tournait dans la tête de Bélhazar. »
Une enquête nécessaire pour lui.  

Bélhazar était un enfant érudit. 
Intelligent. 
Unique, paisiblement et tristement unique. 
Il avait des trésors derrière les yeux. 
Pour Bélhazar, l'école était trop petite. Rempli de vie et d'érudition, il était difficilement canalisable entre les murs d'une classe.
Les parents avaient compris que leur fils était un enfant unique, hors-norme, hors-cases, hors-champ, passager d'un autre monde...Mais leurs alertes sont restées lettre morte.
Et au bout du chemin, un prénom orphelin sur une pierre tombale.
Suite logique : une mère qui n'a de cesse de pointer du doigt les incohérences de la justice, véritable rouleau compresseur. Elle devient l'habitante d'un autre monde, a rejoint l'autre rive, celle des condamnés qui revienne sans cesse au tragique.
Une mère en colère. Et un père, là où je ne l'attendais pas.

L'auteur donne voix à leur enfant, et nous fait revenir sur ses pas. 
« J'essaie de comprendre les raisons qui me font entreprendre ce livre. Je suis un fils en deuil et j'écris sur une mère qui a perdu son fils. Je peux faire parler Armelle parce qu'Armelle c'est moi, la personne qui reste quand l'autre s'en est allée. Je peux aussi donner voix à Bélhazar, parce que je suis un fils touché par la mort. »
Ce livre comme une dernière bataille à livrer  "un combat pour le repos de l'âme"
« Et ce repos se trouve dans la légende qu'on tisse. Un linceul de mots. Tant que l'histoire n'est pas bouclée, on ne déménage pas. On tient. Et on se bat. »
Que peut-il en émaner de bon quand on empêche un enfant de sortir du cadre ? 
En le bridant, le ceinturant, le surprotégeant ...ne le prive-t-on pas de liberté ? Et nous, parents, professeurs, famille ... ne nous privons-nous pas in fine, de découvrir ces petits trésors qui brillent derrière leurs yeux ?

Une histoire inspirée de faits réels, qui a fait naître en moi le sentiment de gâchis.
Un hommage émouvant.
« La littérature nous prend les trésors dont nous n'avions pas besoin : l'ego, le couple , la maison. Et nous laisse, auteur et personnages, ivres et nus à la fin du livre. »

« ... en ses douloureuses et sombres entrailles un étranger avait été porté à la vie, nourri d'éternité par des messages perdus, un étranger qui serait à lui-même son propre fantôme, qui hanterait sa propre demeure; seul dans son âme, seul au monde. Ô perdu ! »
Thomas Wolfe, L'Ange exilé - cité en exergue 

« Je t'ai connu, il y a une dizaine d'années, le temps de ton passage au Pays basque. Tu étais l'un de ces enfants dont l'acuité intellectuelle peut mettre mal à l'aise les adultes. Ta longue gabardine en cuir, ta collection de timbres que tu vendais sous le manteau, tes devoirs tapés à la Remington, tes inventions quotidiennes... Tout ce folklore était devenu célèbre.
Mais tu es bien autre chose.
Tu es le Regardeur de soleils, celui qui boit la lumière sans se brûler les yeux, le Petit Diderot, encyclopédiste de douze ans, sachant tout et ne répondant rien, tu es l'Arpenteur, qui trace en marchant la carte d'un monde invisible, le garçon aux cheveux de jais qui donne à ses amis le courage d'être eux-mêmes. Tu es l'adolescent qui ne dit pas bonjour, mais offre des fleurs, les mange et recrache par le pinceau des terres inconnues, le gamin à l'intérieur duquel survit l'âme d'un Poilu de 1914. Tu es le maître du lapin blanc, devant qui les mensonges s'effondrent. Tu es Bélhazar, qui ne tient pas mains de la vie. »

« Nos deux filles étaient protégées des coups du malheur par leur jeunesse. »

« Tandis Pierre revient lentement à la vie, nous nous que regardons, sa mère et moi, incapables de comprendre l'immensité du gouffre qui s'était ouvert sous nos pieds. Nous y avons repensé quelquefois. C'était une impression physique: le frôlement glacial d'une ombre. Si Pierre ne s'était pas réveillé, elle nous aurait enveloppés. Y aurait il eu encore des rires? Des fêtes? Aurions-nous refait l'amour? Oui, bien sûr, mais comment? Cela aurait il précipité notre séparation ou bien créé un ciment qui l'aurait empêchée? Quelle dose de tristesse aurait troublé le reste de nos jours?
Je ne pose pas ces questions pour moi, elles n'ont aucune utilité puisque Pierre est vivant, je les pose pour les parents de Bélhazar. Je vais les approcher, ils m'ouvriront leur cœur et leur mémoire. Pour comprendre l'étendue de leur peine, je n'aurai que le souvenir de cette ombre. »

« Devant la mort, il faut accepter la victoire comme la défaite. Comprendre que ce n'est, comme la naissance, que le résultat d'une course. »

« Je revois sa mèche de cheveux noirs tombant sur un œil, façon Albator, et son sourire apaisé, comme s'il était porté par la certitude que l'humanité regorgeait de bienveillance. Mais celui qui sort du lot n'a pas beaucoup de bonté à attendre d'une cour de récréation. »

« Une semaine après son arrivée, il était devenu, peut être pas une idole, mais une sorte de totem. Une chose unique et sacrée. Comment avait-il réussi ce tour de force? Je l'ai su bien plus tard. Une phrase prononcée le jour de ses obsèques, par l'un de ses copains: « Il nous donnait l'énergie d'être nous-mêmes. »»

« Par où commencer? Par une enquête contre la gendarmerie, c'est-à-dire l'Armée, ou contre le représentant de la Justice, le procureur? J'ai, à ce moment, pour toute expérience journalistique, quelques piges dans la presse sportive. Je n'ai jamais aimé poser des questions. Je dois interroger tes parents accablés, moi qui suis toujours resté muet au moment de présenter mes condoléances. Ai-je simplement les qualités pour cette enquête ? Est-ce une enquête? Ou bien est-ce une histoire ? Ce n'est pas tout à fait la même chose.
Je n'ai aucun goût pour les faits-divers et la recherche de la vérité. J'aime la compagnie des animaux et l'observation chamanique de la nature. J'apprécie l'artisanat poétique, qui prend du temps et produit de l'harmonie. Je n'ai rien contre les illusions. J'aime les histoires. »

« Avec le recul, maintenant que je suis allé au bout, je peux dire que ton histoire a fait le tri des personnes qui s'en sont occupées. Elle nous a choisis selon des critères qui m'échappent, pour la plupart. Et elle l'a fait sans faiblesse. Mais elle a regroupé autour d'elle les bonnes per sonnes, comme toi, à ta façon, tu avais choisi tes parents. Elle nous a donné cette force qui nous manquait, alors que nous restions enfermés dans nos peurs. Et quand nous avons accepté d'ouvrir les yeux, c'étaient des soleils que nous regardions. »

« L'École fait payer votre avance plus cher encore que votre retard. 
De mon côté, je n'avais rien à proposer, hormis les sempiternels conseils pédagogiques qu'on dispense sans y croire. Armelle restait muette et ne cherchait pas à dissimuler son ennui. Elle était venue me faire passer le message que je ne servais à rien, que l'École était trop petite pour Bélhazar, que je n'avais aucune chance de comprendre son fils. Pour elle, rien ne marcherait. Pas avec lui. Moi, je pensais: Bien sûr que si, avec du travail, ma méthode fonctionne. Il n'y a pas de raisons. Alors que si, il y en avait. »

« JE N'AI QU'UNE CERTITUDE : le livre s'appellera Bélhazar.
Quel nom étrange. Tu t'appelais en réalité Antoine Bélhazar Jaouen. Tu refusais qu'on t'appelle Antoine. Tes amis te nommaient « Béla », ou « Bélaz' ».
Tes parents t'avaient donné pour prénom Antoine. J'aime bien Antoine. Puis, pour remercier les dieux, la Nature ou je ne sais trop quoi, ils avaient ajouté, en forme d'ex-voto, un deuxième prénom. Ils l'avaient forgé comme une médaille de baptême agnostique ou l'épée d'un très jeune académicien. Un nom pour remercier le bel hasard qui t'avait fait naître. Une façon discrète de dédommager le Destin qui t'avait laissé vivre. C'était là, caché derrière Antoine. Ta part d'ombre.»

« Retour à la maison. Un autre jour, la mère d'Armelle la vend, et c'est toute cette vie qui disparaît. Je connais bien ce séisme des familles. Je l'ai vécu à la mort de la mienne. On veut croire qu'une maison n'est qu'un lieu dont on dispose un temps, que l'on vend pour en changer. Mais a-t-on bien réfléchi à tout ce que l'on vend?
Non, sinon on ne le ferait pas.
On vend les souvenirs et l'incrustation de la vie dans les murs, les voix chères qu'on entend longtemps après qu'elles se sont tues, la possibilité d'invoquer des fantômes. On vend les recoins secrets, les alcôves et les angles saillants. Ce qui cogne et ce qui répare. La maison, qui nous colle à la peau comme un vieux jeans qu'on garde au fond d'un tiroir et qu'on ne jetterait pas pour tout l'or du monde. On vend un temple dans lequel on se cachait pour murmurer des prières. Si un jour on veut s'en débarrasser, c'est que l'on est fâché avec ses dieux. 
La mère d'Armelle, comme toutes les femmes de cette famille, cachait une colère.
Elle a vendu Saint-Lunaire et, avec la maison, les fruits de mer, les ivresses, les interminables nuits baignées d'étoiles, mais aussi les rires et les courses de son petit fils dans le parc, ses premières inventions, sa découverte émerveillée de la vie végétale, son royaume. »

« Quel est ce monde que l'on rejoint derrière le pare-brise étoilé? Bélhazar, peux-tu répondre à la question de Pierre: «Pourquoi certains survivent et d'autres pas? Est-ce le résultat aléatoire d'une course? Un peu de destin qui nous reste à vivre ? Un acte, essentiel à l'équilibre du monde, que l'on n'a pas encore posé ? Et quand on a accompli ce geste utile qui aussi est le dernier, où va-t-on, Bélhazar ? »

« Armelle me donnera le nom de trois filles dont tu te serais amouraché. Je tente de les contacter par mails et sur les réseaux sociaux. Aucune réponse. J'abandonne. Mon instinct me dit que ce sont là des amies chères, admiratrices de tes facéties, rien de plus. Je n'y sens pas les relents épicés de salive et de sueur des amours adolescentes. Se pourrait-il que tu te sois situé en dehors des passions? Que cette grande affaire chronophage, tu ne t'y intéressais tout simplement pas? Ou bien tu as aimé tant de personnes que tu n'as pas pensé à en aimer une seule. L'amour exige d'arrêter son choix. Le sentiment amoureux est exclusif ou bien il n'est rien. Étais-tu sur terre pour aimer tous les êtres vivants ? Et cet immense amour te privait-il de l'autre, celui de deux corps qui s'attirent, de deux odeurs qui entrent en alchimie ?
Tu étais là pour autre chose. Pour quoi étais-tu là ? Répondez à cette question, et vous avez la clef de l'énigme. »

« Yann, en ce dimanche 13 février, pense à la Suisse et à tous les autres voyages. Il pense à l'ineffable présence de Bélhazar et à son absence tout aussi peu réelle. Il erre dans la maison. Que se passe-t-il lorsque l'on vient d'apprendre la mort de son enfant ? Je ne lui ai pas demandé. Je n'ai pas envie d'écrire la scène où il s'effondre en larmes ni celle où il entre dans la chambre de Bélhazar et suffoque et crie. Comme Armelle, je l'imagine, anesthésié par la souffrance, à l'image de ces soldats incapables sous le feu de dire s'ils sont ou non blessés. L'absence d'un membre, plus tard, leur apportera la réponse. Mais le moment n'est pas à la douleur. Il est à celui du goût métallique de la solitude au fond de la gorge. »

« le foisonnement de ta vie créatrice. Tes tableaux, tes collages, tous les objets façonnés par toi, le musée vivant de ton quotidien, à Saint-Brieuc, à Dinan, à Bidart. Je ramasse les indices que tu as laissés derrière toi. Dans mon premier roman, j'ai écrit cette phrase: Petit Poucet à rebours, il semait des cailloux pour qu'on le retrouve. Elle était pour toi. »

« La bruyère possède des vertus anti-inflammatoires. Mais ce dont elle a besoin, c'est d'une plante pour endormir ses pensées. Il en existe, elle les connaît. Elle sait recueillir l'angélique des bois, le millepertuis ou prélever en reculant l'herbe aux sorcières», la ver veine dont il ne faut jamais regarder les racines fraîchement arrachées. Elle ne les cueillera pas. Elle veut conserver intacte sa douleur. »

« Son rôle était de pleurer, de hurler. C'est peut-être vrai tout parent en deuil, mais Armelle, à ce moment précis, n'est pas en deuil. Il viendra plus tard, avec la vérité. Pour l'instant, il faut se battre. Et ce combat est une façon de maintenir en vie, non pas son fils, mais une image de lui, un esprit flottant, une lumière. Ne pas l'éteindre. »

« Le sexe est une réponse, brève, sans doute vaine, mais temporairement efficace. Ses amants se font tendres; elle les épuise en une nuit. Elle recherche les ivresses, les jaillissements. mais ils sont toujours désespérément brefs par rapport à l'infinie tristesse qu'elle doit étancher. Rien n'est plus puissant qu'une femme de cinquante ans. Quand la vie l'a lacérée méthodiquement, à tel point qu'elle connaît son corps par cœur et son cœur par corps. Une femme de cinquante ans qui a perdu son fils fait plus que se connaître, elle sait le chemin qui mène aux enfers. Si elle ne l'emprunte pas, c'est qu'il faudrait qu'on lui prenne la main. Mais il n'y a pas de main assez forte. »

« Évoquer avec quelqu'un la mort de l'un de ses proches est l'un des exercices les plus périlleux qui soient. Chacun en a fait ou en fera l'expérience. Mais parler de son fils défunt à une mère, c'est partager un verre de lave avec un dragon. Le jeune avocat en est capable. Il progresse en douceur, opposant sa bienveillance à la violence des faits. »

« Tu me fuis. Quelle est la route à suivre, Bélhazar? Laisse-moi te retrouver. Je ne crois pas à la thèse du suicide, ce n'est pas toi. Alors que s'est-il passé ? Pourquoi as-tu donné pas possible, cette impression que tu connaissais ta mort et que tu n'as rien fait pour l'éviter? Que s'est-il passé, Bélhazar, le 13 février 2013, 13 rue de l'Éternité ? »

« Si je dois définir ce que c'est dans une vie, alors je dirais ça :
Accepter de perdre.
Chérir sa peur.
Lever la tête.
Regarder les soleils. »

« Je pense que les choses qui arrivent dépendent d'une mathématique infiniment puissante, qui fait surgir les événements comme les boules du Loto. Mais je trouve que Bélhazar gagnait bien souvent. Je dis qu'il y a des hasards qui méritent qu'on les regarde de plus près. La lecture que j'en fais, le roman que j'en tire, je veux bien qu'on me dise que c'est n'importe quoi, mais tout est vrai.

Le récit qui relie les dits et les faits de Bélhazar, c'est cette arabesque éphémère qui survit dans les yeux des témoins. Et tous les instants de grâce forment un pays des merveilles. Je ne cherche pas à dire la vérité au sujet de la vie et de la mort d'Antoine-Bélhazar Jaouen. Je tends un fil. Il permet de pêcher des oiseaux. D'inverser les mondes. Je suis le premier surpris d'en être arrivé là.

Bélhazar m'a enseigné que l'émerveillement est la seule magie dont nous disposons. »

Quatrième de couverture

En 2013, Bélhazar Jaouen meurt à dix-huit ans lors d'une interpellation de police. Accident ? Bavure ? Suicide, comme l'avance le rapport judiciaire ? Passée sous silence, l'affaire tombe dans l'oubli. Jusqu'à ce que Jérôme Chantreau, l'un des anciens professeurs de Bélhazar, décide de mener l'enquête. Hanté par le souvenir de ce garçon à l'intelligence et à la sensibilité hors norme, il explore son passé mais fait face à la malédiction qui semble entourer ce drame. Artiste prolifique, l'adolescent a laissé derrière lui un troublant jeu de piste. Pour découvrir la vérité, Jérôme Chantreau va devoir accepter de perdre pied avec le réel et d'entrer dans un monde imaginaire.

Éditions Phébus,  août 2021
313 pages

lundi 3 octobre 2022

L’homme peuplé ★★★★★ de Franck Bouysse

Vertigineuse lecture. Magique.
La plume de Franck Bouysse est inimitable, et il n'a pas son pareil pour nous embarquer dans un décor à l'atmosphère noire, inquiétante et poétique à la fois.  
Un livre peuplé de fantômes, polyphonique, qui entremêle passé et présent, qui se savoure. Ecriture virtuose, ensorcelée et ensorcelante, d'une si belle musicalité, qu'il est intéressant de lire à haute voix.  
J'ai en mémoire le passage que Franck Bouysse a lu à la Librairie de Paris, le mois dernier, lors d'un interview/présentation de son livre, j'en avais eu le souffle coupé.
Auteur enraciné qui pourtant voudrait voler, ses descriptions de la nature, de la terre sont fascinantes.
J'ai été conquise par cet opus. Et une fois la lecture achevée, on n'a qu'une envie, c'est de le reparcourir dans la foulée ! C'est l'effet Franck Bouysse !

Sur le montage-photo ci-dessus, petite dédicace à la mésange bleue qui inspira l'auteur. Bon ce n'est pas vraiment une mésange, ni par conséquent la mésange bleue, perchée sur le rebord de la fenêtre, qui observe son reflet, et que Caleb observe. Mais c'est le seul oiseau que j'ai photographié qui s'en rapproche le plus ;-)

« Fenêtre sur terre » m'attend...comme un écho à cette lecture.
« Ce qui peut exister, c'est la rencontre fortuite d'un écrivain et d'un lecteur, et ce n'est pas le livre seulement qui permet ce miracle, c'est l'oubli de celui qui l'a écrit et de celui qui le lit. »

« C'est que je cherche une image et non un livre. Tous ceux dont les écrits sont emplis de sagesse N'ont rien d'autre que leur coeur aveugle et gourd. »
William Butler Yeats, «Ego dominus tuus » (trad. Jean Briat)

« Le gras du ciel libère d'épais flocons qui nappent peu à peu la nature endormie. Perchée sur le rebord de la fenêtre, une mésange bleue, que l'on dirait ornée d'un loup de carnaval, observe son reflet. À moins qu'elle ne regarde l'être aux plumes ternes de l'autre côté de la vitre, menant à sa bouche sans bec une étrange brindille au bout incandescent d'où sort une pâle fumée. Une paire de pattes le fait tenir debout, et une autre lui sert à saisir des choses que l'oiseau ne sait pas nommer; et d'une de ces choses, la plus terrifiante de toutes, il a même vu jaillir un éclair dans un bruit de tonnerre et aussitôt dégringoler un pigeon du haut d'un chêne. En revanche, la mésange n'a jamais vu de telles pattes soulever l'homme de terre pour l'emmener ailleurs.
Caleb observe la mésange qu'ébouriffe la brise. Il envie l'oiseau, capable de demeurer un long moment immobile dans le froid, capable de le ramener à sa place en ce monde, quand lui vient le désir de s'en écarter, plus sûrement qu'un de ces gourous du prêt à-penser dont il entend parfois la sainte parole à la radio. En cet instant, la place de Caleb est dans cette maison, avec le feu qui crépite dans le fourneau de la cuisinière à bois, avec la chaleur sur son dos et sa nuque et ses épaules. Sa vie d'homme se résume à ceci : allumer un feu à l'aube, l'entretenir et le laisser s'éteindre dans la nuit pour mieux le rallumer le matin suivant. »

« Le silence revient. L'inquiétude se diffuse dans son corps, tenace. Avec le brouillard qui l'enveloppe, le paysage tout entier semble se replier autour de lui, comme pour isoler un parasite, l'enfer mer dans une gangue. Il n'est pas à sa place et chaque élément de l'environnement le lui signifie clairement. »

« Il lit très tard pour repousser l'affronte ment avec les créatures de la nuit. Il sait comment le sommeil travaille les corps démunis. »

« - Orphelins de souvenirs, c'est ce qu'on devrait tous devenir, comme ça au moins on hériterait que de ce qu'on fait et on éviterait de penser. Si je te raconte un jour des choses qui te concernent pas directement, c'est que je serai pas loin de la tombe, mais même à ce moment-là, je ferai tout pour pas être tentée.
Elle avait fait promettre à son fils de ne jamais ins taller d'horloge dans maison, ni même de porter une montre à son poignet, affirmant que l'heure, ce sont les animaux qui la donnent, qu'il ne faut surtout pas se fier au soleil, comme à tout ce qui brille disait que le trop. Elle temps est une trouvaille désastreuse des hommes, la pire qui soit, qu'ils ne sont que des idiots cherchant à rattraper ce qui les pousse, que ne pas jalonner une vie avec des babioles est garant de l'intégrité de l'esprit. Elle disait que le monde de chacun est clôturé des barbelés et que, s'ils viennent à céder, par il faut s'empresser de les réparer et de les consolider.
Voilà ce qu'elle avait dit à haute voix au cours de son existence, ainsi que quelques paroles supplémentaires dont Caleb se souviendrait plus tard. Il les avait toutes retenues et avait aussi appris de ses gestes; depuis, il récite les premières sans parvenir à dévoiler leur sens profond et répète les deuxièmes pour ne plus y penser.
Chaque nuit. »

« Il y a aussi une dizaine d'exemplaires d'un même livre alignés à côté: L'Aube noire. L'auteur n'est autre que Harry Perdien. Un des exemplaires est ouvert en première page sur le bureau. Caleb lit : « J'avais voulu mourir à cinq ans, pensant que ce serait toujours ça de fait » puis referme le livre et le range à sa place.
En regardant le brouillard plaqué à la fenêtre, Caleb se demande quel genre d'homme peut écrire ce qu'un gamin de cinq ans pense de la mort. Foutaises. Parce que s'il s'agissait de sa propre expérience, il serait six pieds sous terre à l'heure qu'il est. Quel homme peut prétendre au « je » en convoquant la mort ? »

« Il continuait de lire, le plus souvent de relire, la vingtaine de livres constituant son panthéon, comme on écoute jusqu'à sa mort Bach ou Schubert sans jamais se lasser, sans jamais en épuiser la forme. Les grands livres ont ce pouvoir-là, de modifier la trajectoire du lecteur à chaque lecture, de maîtriser le temps en déployant l'espace, de faire en sorte que rien ne s'est véritablement produit, qu'à tout moment peuvent surgir de nouvelles montagnes et de nouveaux abysses. Le temps révolu n'est dès lors plus une succession de moments déjà vécus, mais une suite insoupçonnée de rapports au monde. Harry se nourrissait dans l'espoir de récupérer quelques pierres supplémentaires glanées au fil de ses lectures, nécessaires à la poursuite de la construction de sa propre maison. »

« Les mots de Burroughs lui viennent en mémoire : « La neige... elle tend une main miséricordieuse à la terre et toute chose en son sein, mais à ce qui circule à la surface, elle oppose ses obstacles et son embargo. » Il ouvre un carnet et fixe la première page, ce grand silence blanc qui la parcourt, un grand silence neigeux. La neige, il est parvenu à la faire fondre il y a longtemps, pour laisser apparaître l'encre noire et cette phrase annonçant le printemps. »

« En ville, son regard est habitué à buter sur un obstacle de chair, de fer, de béton ou de verre. Là-bas, le ciel est très haut, il faut lever la tête si on veut en découvrir la trame; ici, il est à hauteur d'homme, peut-être un effet de l'hiver. En ville, les sons, les voix, les cris se conçoivent en bruit ; ici, chacun se distingue des autres sur l'apprêt silencieux. En ville, les arbres ne peuvent rivaliser avec les gratte-ciel, emmaillotés dans leur écorce grise, des mégots à leur pied; ici s'exprime leur toute-puissance, il n'y a que la distance pour abaisser leur cime, et même foudroyée leur histoire est immense. Ici, les lignes électriques s'érigent en clôtures d'un bestiaire fabuleux, que des oiseaux discrets surveillent comme des chiens de berger. »

« Une fois la tension retombée, Harry s'assoit sur une chaise près du foyer qui crépite, ses muscles se sont dénoués et son esprit vagabonde en un autre temps, un autre lieu. Il n'y peut rien, ne lutte pas contre le souvenir qui le traverse. Ce mot abandonné sur la table du salon par une femme, alors qu'il n'avait pas encore publié de livre : « Mes yeux se sont usés à guetter ta promesse. » Il pense à elle. Réfléchir, beaucoup, trop, c'est peut-être son grand problème; réfléchir à la vie, aux femmes, à la littérature, trois féminins impossibles à accorder. »

« Harry mange à même la casserole tout en lisant les Mémoires d'un paysan du vingtième siècle. Il lit plusieurs fois certains passages pour la précision des gestes, les ambiances étranges et les superstitions. »

« ... vers un temps abandonné aux portes d'un passé refoulé. Et ce tic-tac, comme le bégaiement d'une réalité ne pouvant qu'être vaincue par la mort. Parce que entre oublier et conquérir, il n'y a pas d'espace, deux projets qu'on ne parvient jamais à mener à bien, sinon en disparaissant, en s'extirpant de cette maudite substance épaisse et glauque, inaltérable, sans laquelle nous serions des êtres magnifiques, libres et sans orgueil, exempts de la crainte de mourir. »

« La vanité est un marteau, et nos vaines espérances les clous qui scellent le cercueil. »

« Elle avait aussi confié à Caleb que si un jour l'envie le prenait de gravir une colline pour se prouver quelque chose ou simplement voir de l'autre côté, il lui faudrait lever la tête une fois en haut et regarder le ciel, de nuit comme de jour, car cet infini inconcevable le ramènerait toujours à la surface de son existence : une ferme à entretenir, à conserver sans songer à l'étendre. Vivre n'était pas se soumettre au temps, ni aux êtres, ni aux événements qui le balisent. Le meilleur moyen d'oublier ses ambitions était la discipline et le travail, reproduire la même journée, ne rien changer, refouler les tentations. Pour Sarah, seuls les animaux avaient le talent de venir au monde sans ambition. Eux seuls étaient en mesure de ne pas désirer devenir plus qu'une alternance de mouvements et de repos, eux seuls étaient capables de ne jamais convoquer un quelconque après dans une seule vie offerte. L'effacement était la doc trine de Sarah. Caleb avait reçu l'enseignement. Il devait ainsi éviter de côtoyer les humains, car selon elle, les formes d'attachement ne conduisent qu'au reniement de soi et l'on finit toujours par se trahir dans la haine ou le consentement. Lorsqu'elle parlait de haine, Caleb sentait que le sentiment accompagnait les mots de sa mère, une haine destinée à quelqu'un en particulier qu'elle ne pouvait nommer ni même évoquer. »

« Depuis longtemps, le double en littérature obsède Harry, l'idée selon laquelle le moi se protégerait de l'anéantissement en créant un double messager de la mort. El otro, disait Borgès. Un double qui ne serait pas un sosie ou un jumeau, mais un autre, capable d'es dosser le bonheur, la frustration, le courage, la peur, le désespoir, la lâcheté, la monstruosité, la folie, l'amour, la haine..., toutes les impossibilités momentanées ou non de l'original subordonnées à un double tout puissant. Il n'y a pas lieu de faire coller ces deux-là »

« Ce qui peut exister, c'est la rencontre fortuite d'un écrivain et d'un lecteur, et ce n'est pas le livre seulement qui permet ce miracle, c'est l'oubli de celui qui l'a écrit et de celui qui le lit. »

« Caleb souffle la fumée de cigarette vers la télévision allumée et les volutes s'écrasent mollement contre l'écran puis s'étalent et le contournent. Une fille par court la planète. En ce jour, elle parle du haut d'une tribune, depuis le siège de l'ONU, Elle porte une chemise mauve et une longue tresse retombe sur son buste androgyne, semblable à une liane. La colère déforme sa bouche et son visage. Telle une tragédienne, elle crache des mots définitifs alignés sur l'apocalypse dans le but d'éveiller les consciences. Trop naïve pour savoir qu'on ne peut éveiller ce qui n'existe pas chez la majorité de ceux qu'elle invective avec gravité dans l'assistance ou à travers le téléviseur : les décideurs et les figurants. Mais petite, tu te fatigues pour rien. Caleb sait d'expérience que la colère ne mène nulle part, mais qu'on ne peut pourtant s'en défaire lors qu'elle vous prend, qu'une fois dans le ventre, elle n'en ressort pas, sinon pour nourrir une plus grande haine. Caleb a entendu chanter une cigale l'été dernier. Au début, il n'y a pas cru, puis a fini par la débusquer sur le tronc centenaire de la glycine courant sur les clapiers. Bien sûr que la fille a raison, lui aussi ressent la douleur de la terre, constate que les hommes la font vieillir à toute vitesse grâce aux outils aiguisés par leur avidité. Pauvre chérie, bercée d'illusions, qui semble découvrir que les tribunaux sont présidés par les coupables, ceux-là mêmes qui font tourner la planète empalée sur une broche au-dessus du feu qu'ils ont allumé. »

« Pour que tout soit parfait, il faudrait qu'il n'y ait aucun survivant, sinon un jour ou l'autre, on recommencerait les mêmes erreurs. L'homme a toujours réussi à faire mieux, en pire. Il faudrait aller au bout des choses, ne pas se louper. Ce monde a besoin d'une catastrophe globale, à l'échelle de la planète, qui dénicherait chacun et chacune, partout, jusqu'au village, à commencer par le maire, et son fils, bien sûr. L'écrivain y passerait aussi, n'aurait pas le temps de se réfugier dans un de ses fichus bouquins. Pas un pour rattraper l'autre. Personne à sauver. Enfin presque. Caleb aimerait jouir du spectacle, jusqu'au bout, mais ce n'est pas possible. »

« Entre l'idée
Et la réalité 
Entre le mouvement
Et l'acte
Tombe l'ombre

Entre la conception 
Et la création
Entre l'émotion 
Et la réponse 
Tombe l'ombre.

Caleb lit plusieurs fois le poème. En dehors des roses de Ronsard, son expérience dans le domaine est limitée. Le sens lui paraît pourtant explicite. Nul besoin de faire autant de détours pour dire à peu près la même chose. Caleb pourrait résumer ainsi : De la coupe aux lèvres tombe l'ombre.

Il sait enlever le feu, guérir les mammites, faire disparaître les verrues, trouver de l'eau, et un tas de choses tout aussi utiles. Pour lui, les ombres ne tombent pas, elles rampent, tournent autour des substances, ne font pas de différence entre le vivant et l'inerte. Le poète parle d'un autre genre d'ombre, probablement une ombre fabriquée par une idée, quelque chose comme ça. Plus d'une fois Caleb a évalué l'écart entre l'idée et la mise en pratique et cette sorte d'ombre, il la nommerait plutôt impuissance, ou parfois misère. S'il affiche de tels mots sous son nez, l'écrivain ne doit pas être dans une bonne passe. Peut-être qu'il n'a plus assez d'encre dans le stylo et qu'il est venu se perdre ici pour essayer de refaire le plein. »

« Caleb éteint la radio et laisse le navire sombrer lentement et les disparus grossir les rangs des morts. L'écrivain vient de partir. Il se souvient du livre posé sur le bureau. Il aurait aimé l'emporter, mais c'est impossible. Le don de Caleb ne se réduit pas à trou ver l'eau ou enlever le feu ou encore à souffler le mal hors d'un corps, il est aussi capable de ressentir ce qu'abandonnent les gens quand ils ont occupé un espace : souffrance, joie, colère, tout ce qui les anime. Le livre représente l'espace de l'écrivain, Caleb a vu clair à l'intérieur, mais il ne fait pas confiance aux mots. Peut-être avec le temps. »

« Il se demande souvent ce qu'imaginent les autres, rien qu'en les observant, tente d'interpréter un geste, une attitude, Les femmes, en particulier. Habiter le présent, il n'y arrive guère. « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà.» Montaigne avait raison en ce qui le concerne. Un désir de conquête ronge les hommes depuis la nuit des temps, alors que les femmes s'habillent du désir de l'instant, et leur désir revêt tant de formes que les hommes sont bien souvent nus face à lui, presque toujours à contretemps. Une femme est singulière dans l'amour et les hommes si prévisibles par la nature de leur sang. Sofia ne ressemble à aucune des femmes qu'il a rencontrées. Elle le trouble. Cette manière qu'elle a de rester à distance, tout ce qu'elle refuse encore de dévoiler et qu'il est incapable de soupçonner. »

« Il n'est jamais parvenu à saisir la véritable nature de la relation entre son père et sa mère. Ils sont tellement différents, et pourtant, se sont trouvés et gardés. À les voir si liés dans vieillesse, Harry les trouve touchants, mais ne les envie pas. Il se souvient de ce repas d'anniversaire durant lequel son père avait qualifié sa compagne de « femme de ma vie ». Harry n'avait pu s'empêcher de trouver l'expression désespérante, car elle traînait dans son sillage l'idée d'un destin commun, scellé par le possessif charriant son lot de compromis pour que se réalise ce destin. Une fois assouvie la dérisoire ambition du nid et de l'œuf, que reste-t-il des ambitions de chacun ? »

« - Elle t'aide à quoi, au juste, la littérature?
Silence.
- À défier la mort. Il n'existe nulle part d'œuvre profonde sans l'ombre de la mort. Le reste n'est que vulgarité. »

« Il continue de s'imprégner de l'environne ment, de s'en nourrir. L'envie d'écrire est là, mais pas encore l'émotion brutale nécessaire au passage à l'acte. Ce pays le fascine. Ne surtout pas essayer de l'accorder à sa propre réalité, c'est à lui de s'accorder à ce monde qu'il découvre chaque jour un peu plus, de le laisser s'incarner en images, signes et symboles à traduire, de l'interpréter à sa manière, par son regard extérieur, afin que ce monde devienne un monde global, total. Écrire demande une grande écoute de soi. Son père souffle ces mots à son oreille. Ajoute que les certitudes ne servent qu'à consolider les garde-corps de l'esprit, qu'il n'y a bien que l'art et l'amour, poussés à leur point d'incandescence, pour les faire voler en éclats. »

« Un jour, la forêt aura disparu. Il ne subsistera qu'un seul arbre noué de toutes les figures du passé. Et l'arbre mourra à son tour, entraînant dans la mort sa mémoire sculptée, implorant le pardon de n'avoir pas la force d'être celui qui fait taire le glas et sonner le tocsin.
Plus tard, d'autres essences endémiques sortiront de terre, en lieu et place, et les hommes qui la fouleront s'interrogeront sur la présence de l'arbre couleur d'os aux multiples scarifications. Ils en déduiront la que nature reprend ses droits, sans même réaliser que le droit est une invention humaine, et que le drame de ce mot est de n'avoir pas de véritable contraire dans leur esprit, si ce n'est, parfois, dans l'effondrement éphémère de leur pensée. »

« Et lui, [...] comprenait que véritable pouvoir de cette femme ne résidait pas le dans mais dans le premier regard qui avait déclenché la grande faim. Il n'avait alors eu d'autre choix que de laisser l'avalanche dévaler la pente sans bouger d'un pouce. Parce que les femmes, en vérité, ça ne veut rien dire pour un homme. Avant qu'il ne rencontre celle qui supprime le pluriel. »

« Mon cher ami,

Nous savons tous les deux que le verbe naissant vaut mieux que celui qu'on recycle. Peu importe le prix à payer.
Tu as écrit...
Pour la mésange bleue, Pour l'homme derrière la vitre, honorer sa mémoire, Pour la mère de cet homme, ses gestes ensorcelants et sa parole éteinte,
Pour un vagabond et une ombre accrochée à son ombre, jetés au fond d'un puits, 
Pour une fille venue cogner et qui n'en savait rien, à la porte d'un mourant, 
Pour leur enfant,
Pour clouer les coupables à la porte d'une grange, 
Pour un vieil homme pendu au désespoir, Pour un bélier sacrifié, et maintenant ressuscité, 
Pour un oiseau de nuit effleurant un tapis de cendres, 
Pour un chien déchirant de ses cris les couches d'obs curité, Pour ton père qui ne survivra peut-être pas à la prochaine attaque,
Pour ta mère qui croyait arrêter le temps en t'offrant une montre,
Pour une femme qui guettait ta promesse,
Pour ceux qui sont partis et reviendront toujours,
Pour tous les invaincus,
Pour ceux qui ont tracé la voie,
Pour le loup marchant dans la steppe enneigée, Pour cette nuit éclaboussée d'étoiles, semblable à la robe d'un mage,
Pour une éternité, échapper à la mort,
Pour ce que tu ne savais pas et ne sauras jamais, 
Pour l'invraisemblable vérité, elle t'appartient, 
Pour l'homme peuplé que tu es devenu.
Nul ne sait quand nous nous reverrons. Moi qui sais les ailleurs où s'enchâsse ton âme, moi qui ai encore tant de noms à t'offrir, je ne signerai pas. »

Quatrième de couverture

Harry, romancier à la recherche d'un nouveau souffle, achète sur un coup de tête une ferme à l'écart d'un village perdu. C'est l'hiver. La neige et le silence recouvrent tout. Les conditions semblent idéales pour se remettre au travail. Mais Harry se sent vite épié, en proie à un malaise grandis sant devant les événements étranges qui se produisent.
Serait-ce lié à son énigmatique voisin, Caleb, guérisseur et sourcier ? Quel secret cachent les habitants du village ? Quelle blessure porte la discrète Sofia qui tient l'épicerie? Quel terrible poids fait peser la mère de Caleb sur son fils ? Entre sourcier et sorcier, il n'y a qu'une infime différence.
Au fil d'un récit où se mêlent passé et présent, réalité apparente et paysages intérieurs, Franck Bouysse trame une stupéfiante histoire des fantômes qui nourrissent l'écriture et la création.

Éditions AlbinMichel, septembre 2022
317 pages

On était des loups ★★★★★ de Sandrine Collette

« ... en ce temps-là on était des loups et les loups étaient des hommes ça ne faisait pas de différence on était le monde. Le chant des loups nous appelle parce que c'est notre chant et aussi loin qu'on puisse remonter il y a l'éclat d'un animal en nous, c'est pour ça que ça m'émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. Ce n'est pas du chagrin c'est une émotion profonde viscérale racinaire et ceux qui ne ressentent pas ça ils ont tout oublié, ce sont des gens déjà morts. Il n'y a pas de mots pour définir ce qui m'étreint et je me dis que c'est pour ça que je vis ici, pour toucher du doigt, du bord du cœur, le territoire sauvage qui survit en moi et à ces moments-là quand les loups hurlent dans la montagne je sais que je ne suis pas seul. »

Parce que la solitude ... soudaine.
Parce que l'incohérence d'une situation.
Parce que ces lambeaux de tristesse. 
Parce que la colère.
Parce que la perte de liberté.
Parce que « toute cette vie devant [eux], c'est trop grand ».
Le chemin sera long pour combler cette béance ...

Il y a Aru, l'enfant qui prend toute la place, qui « écoute le monde ça se voit dans ses yeux ».
L' enfant en quête d'une brèche, d'une possibilité de la largeur de deux bras ...
Il y a Liam, le père ... meurtri.
« Il y avait ces petites fleurs argentées je ne sais plus comment on les appelle, avec la lumière de la lune elles réfléchissaient dans la nuit on aurait dit des vers luisants en blanc. C'est là qu'on se rend compte qu'on n'est jamais seul la vie pullule partout si on se donne la peine de se poser pour la voir. »
Il y a la montagne, ses beautés à contempler, âpres et saisissantes à la fois, ses silences inquiétants, ses dangers.
Il y a le chant des loups.
Il y a ce père en devenir. 
Et c'est dans les pensées de cet homme que nous convie Sandrine Collette.
"On était des loups", c'est un livre sur le deuil, sur la paternité, sur la solitude et la survie en milieu hostile et rude, sur la liberté. Un livre qui fait sens pour moi et que je n'ai pu lâcher hier matin. L'écriture de Sandrine Collette me happe à chaque fois. Et c'est à bout de souffle, que j'ai tourné la dernière page.

« C'est quand même pour ça qu'on est tous là au bout de nulle part. avoir la même vie que si on était en ville ça ne valait pas la peine d'aller se perdre dans la montagne, et si le matin en regardant le soleil se lever j'avais des voisins qui le regardaient aussi en bas de chez moi ou juste à côté je l'aurais mauvaise. »

« Des fois j'ai un sentiment dérangeant quand je reviens d'une traque et que je sors de la forêt arriver chez nous par le champ. Ce champ je l'ai défriché avec Henry au tout début pour avoir de la vue et de la place pour les bêtes, ça fait un très grand espace vert avec des arbres partout devant la maison c'est beau et reposant. Donc je descends la montagne et je suis à pied, je fais toujours ça pour soulager le dos de mon cheval avant de rentrer. Aru me guette, je ne sais pas comment il fait s'il me guette toute la journée tous les jours que je pars enfin il me repère toujours en premier et là il crie. Ce n'est pas un cri comme un cri c'est de la joie. Ça non plus je n'ai pas les mots pour le dire je le perçois dans ma poitrine et c'est gigantesque et le petit court vers moi il ne court pas vite il est petit. C'est là que c'est bizarre chaque fois ça me fait quelque chose dans le ventre et c'est de l'émotion que je n'arrive pas à retenir, de l'émotion de voir qu'il m'attend et qu'il n'attend que moi et sur son visage le bonheur qu'il y a je ne peux pas l'expliquer c'est immense - mais c'est aussi une sorte de pitié effrayante quand je le regarde cavaler pour me rejoindre, il est tellement petit tellement faible ça me fait peur ça me fait de la tristesse à me broyer, je me dis qu'il sera tout le temps petit et fragile et pourtant je le sais que ce n'est pas vrai seulement je voudrais le protéger pour toujours.
Alors il y a ces instants terribles et puis Aru est là et il se jette contre mes jambes et d'un coup ça va mieux, comme si maintenant qu'il était avec moi il ne pouvait rien lui arriver. Et je sais aussi ça c'est faux parce que c'est sa mère qui s'occupe que tout de lui et c'est sa mère qui le protège, moi ce n'est qu'une sensation mais elle c'est en vrai chaque jour que Dieu fait. Il y a quelque chose d'injuste dans la course d'Aru vers moi et pourtant je le prends et je le garde et Ava sourit en bas du champ je jure que je devine son sourire. Après je finis mon chemin avec le petit homme sur mes épaules. Ce sont les seuls moments où je suis vraiment avec lui, ça ne cherche pas bien loin je m'en rends compte et j'embrasse Ava et on est là tous les trois dans la montagne je crois que je suis heureux. »

« Aru il ne parle pas. Ce môme c'est un taiseux je ne savais pas qu'un môme pouvait se taire comme ça. Ce n'est pas qu'il ne soit pas capable parce que je l'ai déjà entendu quand a un truc à dire, il cause il cause c'est comme un ruisseau c'est clair ça babille ça ne s'arrête pas et je me dis que j'aime sa voix il y a des sons si purs dans cette voix d'enfant. La plupart du temps il ne parle pas il écoute. Dieu il écoute tout ce qu'on dit Ava et moi mais il écoute aussi les bruits dehors et puis autre chose qu'on n'entend pas forcément, il écoute le monde ça se voit dans ses yeux. »

« Je n'aime pas qu'on dise que le loup hurle parce que ce n'est pas ça hurler, quand un clébard s'énerve là je veux bien. Le loup lui il chante c'est très différent, ce n'est pas gueuler pour gueuler, il y met du cœur et des intonations surtout quand ils sont plusieurs ça me donne des frissons et je n'ai qu'une envie c'est faire partie de la meute, ça vient de loin à l'intérieur de moi. Des fois je me refrène sinon je les accompagnerais, je donnerais de la voix moi aussi pour avoir cette sensation de ne pas être seul et j'irais courir avec eux. Bien sûr qu'ils ne veulent pas de moi mais je comprends ce qu'ils ressentent, je crois que je comprends ce qu'ils se disent. Les gens qui trouvent que leurs chants sont tristes sont passés à côté. J'en ai vu des loups qui chantaient j'en ai vu de mes yeux j'étais caché dans la montagne et je peux dire qu'ils n'avaient pas l'air tristes pas du tout. Ils causent c'est tout et si nous les hommes on se parlait en chantant comme ça il y aurait peut-être moins de problèmes entre nous. »

« Il y avait ces petites fleurs argentées je ne sais plus comment on les appelle, avec la lumière de la lune elles réfléchissaient dans la nuit on aurait dit des vers luisants en blanc. C'est là qu'on se rend compte qu'on n'est jamais seul la vie pullule partout si on se donne la peine de se poser pour la voir. »

« ... on a longé des prairies sauvages, il y avait des campanules des épilobes et plein de petites fleurs bleues roses et blanches et puis un tas de jaunes qui ressemblaient à des pissenlits trop maigres, il y avait des graminées et quand ça a été l'après-midi avec le soleil derrière ça faisait des reflets dorés c'était très beau. Je me suis arrêté pour regarder le paysage une ou deux fois et le gros a mangé des graminées lui ça ne lui faisait ni chaud ni froid la poésie du monde. »

« C'est une maison pas comme la nôtre : celle-là est en béton peint en blanc, ici on ne fait plus de maisons en bois. C'est propre et raide et je ne voudrais pas y vivre, et au moment où je pense ça je vois qu'Aru pense la même chose alors je dis c'est joli non. Il ne répond pas. Il y a un jardin avec des fleurs et une pelouse bien tondue, on dirait tout du faux je sais pourtant que c'est du vrai c'est juste que ça ne respire pas ça manque d'âme. Personne ne s'en rend compte vu que tout le monde vit pareil. »

« Le tintement de la pluie sur le monde quand on et à l'abri c'est ce qu'il y a de plus beau. Je suis sur qu'il y a des milliers de bêtes dans la montagne qui se disent la même chose au même instant et on laisse passer du temps les yeux à demi fermés, ce monde-là dehors résonne en nous et on l'accueille. »

« Ils sont loin on les entend par ricochet dans la montagne et Aru s'est redressé. À vrai dire on s'est redressés tous les deux et je remarque la tension similaire de nos corps penchés en avant et pourtant on sait lui et moi que les loups sont trop éloignés on ne les verra pas. C'est plutôt la fascination du marin quand le chant des sirènes résonne sur la mer, quelque chose d'irrépressible qui vrille au fond de nos ventres et vient chercher une vieille connivence oubliée du temps où l'univers était une sorte de fusion, j'ai du mal à expliquer pourtant en ce temps-là je crois qu'il n'y avait pas ces haines et ces peurs, en ce temps-là on était des loups et les loups étaient des hommes ça ne faisait pas de différence on était le monde. Le chant des loups nous appelle parce que c'est notre chant et aussi loin qu'on puisse remonter il y a l'éclat d'un animal en nous, c'est pour ça que ça m'émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. Ce n'est pas du chagrin c'est une émotion profonde viscérale racinaire et ceux qui ne ressentent pas ça ils ont tout oublié, ce sont des gens déjà morts. Il n'y a pas de mots pour définir ce qui m'étreint et je me dis que c'est pour ça que je vis ici, pour toucher du doigt, du bord du cœur, le territoire sauvage qui survit en moi et à ces moments-là quand les loups hurlent dans la montagne je sais que je ne suis pas seul. »

« Je suis seul parce que le môme ne compte pas, je veux dire je ne peux pas compter sur lui. S'il se blesse ici au milieu de nulle part il me gênera - si je me blesse il ne pourra rien pour moi et c'est ce qui m'inquiète le plus au fond, si je me casse quelque chose dans la montagne on sera deux à être seuls. Je crois que je me moque de mourir même si j'essaierai de survivre jusqu'au bout de mes forces et pour ça je préfère que le gosse ne soit pas là; parce que si je meurs en le laissant dans les forêts il devient quoi? Aru c'est la naissance de la peur dans ma tête et quand on commence à avoir peur on est exactement comme un con qui tiendrait une pique en l'air sous l'orage: on attire la foudre. Pas vite pas fort, c'est une porte qui s'entrouvre, après c'est le temps qui voit. C'est l'instinct qui cède à la réflexion et depuis que l'homme rationalise ça ne donne rien de bon. Agir avec les tripes avec le sentiment avec la sensation, ça j'y crois mais au moment où le cerveau dit stop il y a un truc qui me chiffonne, c'est la fin de tout et là mon cerveau a bu le poison il dit dans ma tête et si tu avais un accident il ferait quoi le môme et la réponse je la connais.
Les accidents j'en ai vu j'en ai vécu je sais les aborder. Les accidents ça arrive toujours, c'est ça qu'on ne veut pas comprendre et ça ne sert à rien de vouloir les éviter, il faut apprendre à faire avec. »

« Je ne saurais pas dire ce qu'il y a dans mes yeux ce moment-là fait un voile ça qui floute le monde, ça fait une sensation qui s'étend jusque dans ma tête, une toile un tissage qui m'engourdit. Je pense au corps qui s'endort quand on se blesse et que la douleur est trop forte, le corps qui s'anesthésie pour se protéger, pour oublier que ça fait mal et sans aucun doute c'est ce qui m'arrive à cet instant, je m'évanouis à moi-même. »

« ...c'est la nature qui efface les traces des hommes. C'est comme si elle nous détestait, la nature, et dès qu'on fait quelque chose elle tend à le détruire pour reprendre tout l'espace. On croirait qu'il n'y a pas de place pour elle et nous, il y en a un de trop là-dedans. Au début je me rappelle Henry disait que la nature a horreur du vide alors elle le comble c'est tout mais à mon avis c'est bien davantage. Ce n'est pas qu'elle le comble, elle ne se contente pas de remplir les vides. Si c'était simplement ça, dans le monde il y aurait des œuvres à elle et à côté des oeuvres à nous et ainsi de suite. Or j'en ai vu des maisons ou des villages désertés par les hommes, et je peux affirmer qu'en quelques années ils se font dévorer par les herbes et les lianes et les arbres. J'en ai traversé des ruines comme ça et la façon dont la nature monte à l'assaut de nos constructions ça n'est pas juste pour venir se coller tout contre elles : c'est pour les engloutir, c'est ni plus ni moins ce qu'un boa constrictor fait avec un lapin c'est exactement l'idée que j'en ai. La nature si elle peut, elle nous bouffe. »

« Ce n'est qu'un môme, il aura bientôt six ans et à cet âge-là on n'est pas prêt pour être un adulte. S'il perd du temps à regarder un papillon quand je l'envoie chercher de l'eau c'est qu'il est capable de poésie, cette poésie il la perdra bien assez vite tout seul, la vie s'en chargera et ce n'est pas la peine de l'engueuler. Je crois que j'accepte simplement que ce soit un gosse et ce n'est pas si facile quand soi-même on n'a pas eu d'enfance on ne sait pas ce que c'est. C'est comme un canard ou un chien orphelin élevé par un humain, s'il n'a jamais entendu cancaner ou aboyer eh bien il ne sait pas le faire. Au fond on n'est pas mieux que les bêtes il nous faut une référence. On répéter à l'infini ou la prendre à contrepied mais il peut la y a un repère c'est ça l'important, qu'on fasse avec ou qu'on fasse contre c'est autre chose. »

« Hier on a longé une rivière et même si on était toujours au nord ça faisait des lumières que je n'avais jamais vues. Ce n'est pas qu'elles n'existaient pas avant mais je ne les regardais pas. D'habitude à cette saison je piste je traque je chasse enfin j'ai le nez sur les chemins et les traces des bêtes et peut être que je suis passé à côté de tout ça, je me dis c'est immense ce que j'ai dû manquer. Et pourtant du temps j'en prends quand j'écoute les loups et que je contemple le bleu de la nuit, et quand je ne suis pas trop haut je compte les petits éclats incandescents des vers luisants comme si c'étaient des soleils à la fois précieux et dérisoires. C'est ce temps-là que je vis ici, c'est seulement pour que le monde est trop grand pour qu'on puisse tout voir. C'est aussi ce qui fait sa beauté et si je connaissais tout il n'y aurait plus de surprise et je ne trouverais pas que la lumière qui donne à la rivière des reflets d'arc-en-ciel, cette lumière est comme un tour de magie devant moi et je dis à Aru est-ce que tu vois et il dit oui. »

« Le soir avec Aru on s'assied dehors on regarde le ciel. Parfois on ne parle pas on n'a pas besoin. Si on veut laisser les pensées vagabonder et si on veut rentrer à l'intérieur de nous il n'y a rien de mieux que le silence et là-dessus on est bons. On a peut-être les mêmes choses qui nous traversent la tête et on ne le sait pas ça n'a pas d'importance et on ne met pas de mots dessus parce que les mots il y a des moments où ça n'apporte rien. On est l'un à côté de l'autre et c'est ce qui compte quand je pense à ce qu'on a traversé depuis la mort d'Ava et le nombre de fois où il aurait pu n'en rester qu'un seul de nous deux. Il y a des jours où je sens avec une force infinie que c'est le môme qui a fait de moi un homme je veux dire avec de l'humanité et pas seulement une machine vivante. Ce qui est terrible c'est que si Ava n'était pas morte -
Mais Ava n'est plus là et cela s'est accompli et je suis devenu le père de mon fils vraiment. Mainte nant je voudrais presque qu'il reste petit toute sa vie et que je le protège et ça ne marche pas comme ça bien sûr, alors chaque jour qui passe je compte les heures en espérant qu'elles seront les plus longues possible. Dans la lenteur il y a une plénitude et une justesse et je sens les vibrations de la terre dans ma poitrine, mon cœur bat à son rythme et les pulsations jusqu'au bout de mes doigts. »

« La montagne est calme je ne veux pas dire silencieuse juste calme. Le silence c'est nous qui le faisons, on essaie de laisser de l'espace aux autres, les insectes les oiseaux les errants et les chasseurs qu'on n'entend pas. Quand les nuits sont belles elles sont bleues et les arbres font des silhouettes noires qui se découpent comme si c'était en surimpression. Parfois et ce n'est pas souvent mais parfois les loups se mettent à hurler. On les devine par-delà le sommet ou sur la crête et ça me donne des frissons ces intonations-là. »

Quatrième de couverture

Ce soir-là, quand Liam rentre des forêts montagneuses où Ail est parti chasser, il devine aussitôt qu'il s'est passé quelque chose. Son petit garçon de cinq ans, Aru, ne l'attend pas devant la maison. Dans la cour, il découvre les empreintes d'un ours. A côté, sous le corps inerte de sa femme, il trouve son fils. Vivant.
Au milieu de son existence qui s'effondre, Liam a une certitude: ce monde sauvage n'est pas fait pour un enfant. Décidé à confier son fils à d'autres que lui, il prépare un long voyage au rythme du pas des chevaux. Mais dans ces profondeurs, nul ne sait ce qui peut advenir. Encore moins un homme fou de rage et de douleur accompagné d'un enfant terrifié.
Dans la lignée de Et toujours les Forts, Sandrine Collette plonge son lecteur au sein d'une nature aussi écrasante qu'indifférente à l'humain. Au fil de ces pages sublimes, elle interroge l'instinct paternel et le prix d'une possible renaissance.

Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l'auteure de Des nœuds d'acier, Il reste la poussière, et Les larmes noires sur la terre. Et toujours les Forêts a été couronné, entre autres, par le Prix du Livre France Bleu PAGE des libraires 2020, le Grand Prix RTL Lire et le Prix de La Closerie des Lilas.

Éditions JCLattes, août 2022
198 pages