samedi 22 octobre 2022

La dépendance ★★★★☆ de Rachel Cusk

M, la narratrice, une romancière qui ne produit plus,  écrit à un certain Jeffers. Elle lui raconte ses préoccupations du moment, ses déboires, ses frustrations, ses inquiétudes  en tant que femme - elle ne se sent plus désirable - et mère - elle , son amour pour  son mari Tony, un être calme et droit, et celui fou et renversant, qu'elle aurait tant voulu réciproque pour L, l'artiste, un peintre à la renommée internationale, sur le déclin cependant, qu'elle a invité à s'installer dans leur dépendance, transformée en résidence d'artistes.

M a besoin d'exister, de se sentir désirable, désirée, aimée, admirée. Elle essuiera de sérieux revers de la part de L, que l'on découvre odieux, et qui malmènera M. Il y a pourtant son mari Tony, un être calme et droit, bienveillant, quelque peu poussé à bout quand même...allez, j'en ai assez dit ! 

La dépendance est un roman épistolaire exigeant qui aborde avec philosophie les relations humaines, l'influence de l'art, les relations mère-fille, la question de la liberté, la quête de vérités, la marque du temps, les tourments et l'élévation de l'âme. 
Un roman/essai/témoignage/fiction... qui m'a imprégné en moi de bien belles images de cette dépendance et ses marais. Qui m'a fait m'interroger sur l'accueil à donner à une production artistique quand son créateur est un être abominable..
« La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. »

« La peur est une habitude comme une autre, et les habitudes tuent ce qui en nous est essentiel. »

« Quand on se marie jeune, Jeffers, tout croît depuis une racine commune, celle de la jeunesse, et il devient impossible de faire la distinction entre ce qui appartient à l'un ou à l'autre. Par conséquent, si on essaie de rompre, la rupture se propage des plus profondes racines jusqu'à l'extrémité de chaque branche-processus qui s'apparente à un gâchis sanglant et donne l'impression de priver chacun d'une moitié de soi. Mais quand on s'unit par le mariage plus tard, cela ressemble davantage à la rencontre de deux entités distincte ment formées, à une sorte de collision, à la façon dont de vastes blocs continentaux se heurtent et fusionnent au fil du temps géologique, laissant d'immenses et spectaculaires strates de chaînes montagneuses comme preuve de cette fusion. C'est moins un processus organique qu'un événement spatial, une manifestation externe. Les autres pouvaient aisément vivre dans notre entourage, à Tony et à moi, alors qu'ils n'auraient jamais pu pénétrer ni occuper le centre obscur- qu'il ait été mort ou vif - d'un mariage originel. Notre relation ne manquait pas d'ouverture d'esprit, mais elle posait aussi certaines difficultés, des défis naturels à surmonter: il nous fallait construire des ponts et creuser des tunnels pour nous rejoindre et dépasser ce qui en nous était préformé. La dépendance était l'un de ces ponts, et le silence de Tony coulait au-dessous, pareil à une rivière que rien ne vient troubler. »

« L'une des difficultés, Jeffers, que pose le récit d'événements, c'est qu'il vient après que les événements se sont déroulés. Cette idée pourra paraître évidente au point d'en être imbécile, mais je songe souvent qu'il y a autant à dire sur ce qu'on se figurait qu'il arriverait que sur ce qui est effectivement arrivé. Pourtant - contrairement au diable ces perceptions de la réalité n'ont pas toujours le beau rôle: on s'en débarrasse aussitôt qu'elles ont disparu de nos vies. En faisant un petit effort, je suis capable de me rappeler ce que j'espérais de ma rencontre avec L et ce que je pensais ressentir une fois que je serais près de lui, et vivrais à ses côtés, pendant une période donnée. Je ne sais pourquoi, mais je l'imaginais sombre, cette rencontre, peut-être parce que ses tableaux renferment tant d'obscurité et qu'il emploie la couleur noire avec une vigueur et une joie si curieuses. »

« Les doigts rigoureusement entraînés du pianiste de concert sont plus libres que le cœur asservi du mélomane ne le sera jamais. Cela explique sans doute pour quoi les grands artistes sont parfois des individus si odieux et décevants. La vie offre rarement assez de temps ou d'occasions d'accéder à la liberté de plus d'une façon. »

« Ce printemps-là, Justine avait vingt et un ans, Jeffers, âge auquel on commence à montrer son vrai visage, et à bien des égards elle se révélait très différente de celle que Pavais cru qu'elle était, tout en me rappelant dans le même temps et de façon inattendue d'autres personnes que j'avais connues. Je ne pense pas que les parents comprennent forcément leurs enfants tant que cela. On voit en eux ce qu'ils ne peuvent s'empêcher d'être ou de faire, plutôt que leurs intentions, et cela conduit à toutes sortes de malentendus. Par exemple, de nombreux parents se persuadent que leurs enfants ont du talent, alors que ceux-ci n'entendent nullement être des artistes ! Prédire leur devenir est comme autant de coups portés à l'aveuglette-nous nous prêtons à cette activité, je suppose, pour rendre le processus éducatif plus attrayant et pour passer le temps, de la même façon qu'une bonne histoire permet de se distraire, alors que tout ce qui importe vraiment, c'est qu'ils soient ensuite capables de prendre leur envol pour le vaste monde et d'y rester. Je suis convaincue que les enfants savent cela mieux que personne. »

« Je t'ai déjà parlé, Jeffers, de mon rapport aux commentaires, aux critiques et au sentiment d'invisibilité qui me gagnait très souvent, à présent que la vie que je menais ne m'exposait que rarement aux remarques d'autrui. En conséquence de quoi j'avais dû développer, je suppose, une sensibilité exacerbée ou une allergie aux commentaires-en tout cas, au contact des doigts de cette femme dans mes cheveux, j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas hurler en me dégageant violemment ! Mais, naturelle ment, je me suis contentée d'enfouir ces émotions au fond de moi et de rester muette, pareille à une bête au supplice, et d'attendre que nous ayons enfin atteint le marais pour descendre du camion. »

« Après la mort de son père il avait fugué, Jeffers, et il n'avait plus jamais revu un seul membre de sa famille. Il lui arrivait d'être officieusement adopté, pendant un temps, par d'autres familles. C'étaient des expériences en général bénéfiques, qui lui ont appris, je suppose, à attacher davantage de prix au choix et au désir qu'à la résignation et au destin. »

« Au bout d'un moment, L s'est installé à côté de moi et, dans le silence, le spectacle et les sons apaisants qu'offrait le marais sont nettement ressortis: les herbes ondoyantes tachetées de papillons, le lointain susurrement de la mer, les lambeaux de chants d'oiseaux, les appels des oies et des
goélands. 
" Il est bon d'être assis là pour observer ce monde de douceur, a dit L. Nous nous épuisons tant." »

« Au cours de ces journées, j'ai souvent réfléchi, Jeffers, à la notion de pérennité et à son importance, ainsi qu'au fait que nous en tenons si peu compte quand nous prenons des décisions et passons à l'action. Si nous envisagions chaque instant comme s'il s'agissait d'un état permanent, un lieu où nous nous retrouverions peut-être contraints de demeurer à jamais, la plupart d'entre nous choisiraient bien différemment la teneur de cet instant-là! Il est possible que les gens les plus heureux soient ceux qui adhèrent dans les grandes lignes à ce principe, qui n'empruntent pas sur l'instant, mais qui au contraire l'investissent de ce qui pourrait se perpétuer de façon acceptable dans chaque instant à venir sans causer ni dégât ni destruction, et sans en subir en retour-mais vivre ainsi exige beaucoup de discipline et une certaine insensibilité puritaine. Je n'en voulais pas à Brett de sa réticence à se sacrifier. Au bout du deuxième ou du troisième jour après le retour de L de l'hôpital, il est apparu évident qu'elle ne s'était jamais occupée de rien ni de per sonne au cours de sa vie, et qu'elle n'avait pas l'intention de s'y mettre. »

« Regarde! s'est écriée Justine. Qu'est-ce que c'est ? Elle s'était un peu éloignée de moi et, flottant à présent sur le dos, elle plongeait les bras sous la surface puis les relevait, tandis que l'eau, comme de la lumière fondue, glissait sur sa peau.
C'est une phosphorescence , ai-je répondu, m'étirant à mon tour pour observer l'étrange clarté couler le long de mes bras avec une légèreté extrême.
Justine, qui assistait à ce phénomène pour la première fois, a lâché une exclamation d'émerveillement, et j'ai été frappée par le fait, Jeffers, que notre disposition à recevoir des impressions est une sorte de droit humain acquis dès la naissance, un atout qui nous est donné au moment de notre création et au moyen duquel il nous revient de réguler le cours de nos âmes. Cette aptitude nous fait tôt ou tard défaut, à moins de restituer à la vie autant que ce que nous en retirons. J'ai alors saisi qu'il m'avait toujours été difficile de trouver un moyen de restituer toutes les impressions que j'avais reçues, d'en rendre compte à un dieu qui jamais, au grand jamais, n'était venu, malgré mon désir de renoncer à tout ce que je conservais en moi. Pourtant, sans que je sache pourquoi, ma réceptivité ne m'avait pas fait défaut: j'étais restée une dévoreuse tout en aspirant à devenir une créatrice, et j'ai compris que j'avais convoqué L par-delà les continents en croyant intuitivement qu'il serait capable de remplir cette fonction transformative pour moi, de me permettre de donner libre cours à mon activité créatrice. Ma foi, il avait obéi, et visiblement rien de significatif n'en avait résulté, excepté de brèves échappées de clairvoyance entre nous, lesquelles avaient été entrecoupées de tant d'heures de frustration, de vacuité et de douleur. »

« Est-il finalement vrai que la moitié de la liberté équivaut à la bonne volonté que l'on met à l'accepter quand elle nous est proposée ? Que chacun de nous en tant qu'individu doit s'en emparer comme un devoir sacré, mais aussi comme la limite de ce que nous pouvons faire pour autrui ? J'ai du mal à le croire, car l'injustice m'a toujours paru beaucoup plus puissante que n'importe quelle âme humaine. J'ai perdu l'occasion d'être libre, sans doute, quand je suis devenue la mère de Justine et que j'ai décidé de l'aimer à ma façon à moi, parce que j'aurai toujours peur pour elle et peur de ce que ce monde injuste pourrait lui infliger. »

Quatrième de couverture

M, romancière entre deux âges, s'est isolée du monde en s'ins tallant avec son second mari au bord d'une côte océanique spectaculaire. Sur sa propriété baignée d'une lumière splendide et entourée de marais, le couple possède une dépendance soigneusement reconvertie en résidence d'artistes. M n'a qu'un rêve : y accueillir un jour L, un peintre à la renommée mondiale, qu'elle admire.

Quand il finit par accepter son invitation, M jubile. Cependant, elle déchante vite car L n'arrive pas seul - une ravis sante jeune femme est à son bras. Entre-temps, la fille de M et son compagnon ont également débarqué. Les trois couples doivent alors cohabiter dans ce cadre certes enchanteur, mais qui va devenir le théâtre de multiples tensions.

D'une plume ciselée, Rachel Cusk crée un huis clos piquant et fascinant que l'on découvre en se plongeant dans le flot de pensées de M, une Mrs Dalloway des temps modernes. Entre désirs étouffés, orgueil artistique et illusions déçues, La dépendance décortique avec beaucoup de malice le large éventail des rapports humains et la légitimité de la vocation artistique.

«  Les phrases de Rachel Cusk sont hypnotisantes. » New York Magazine

« Le roman possède une charge électrique issue de la relation si asymétrique entre L et M. » The Wall Street Journal

« Cusk nous dévoile "les trois âges d'une femme", nous offrant des vérités inoubliables sur la féminité. »  The Paris Review

Éditions Gallimard,  août 2022
201 pages
Traduit de l'anglais par Blandine Longre 
Finaliste du Booker Prize 2021

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