mardi 25 octobre 2022

Le Coeur arrière ★★★☆☆ d' Arnaud Dudek

Pratiquer un sport, rime souvent, même à un niveau amateur, avec dépassement de soi.
Se dépasser, Victor connait ça. Lui, c'est le sport à haut niveau qu'il a décidé de briguer. Décider. C'est discutable. Il vit dans une Cité, son père a un sérieux penchant pour l'alcool et sa mère, absente, quasiment absente, ce qui revient au même quand on découvre comment ça tourne pas rond dans sa tête. Alors l'envie de devenir un champion, ça s'explique peut-être par l'envie de s'extraire de ce milieu qui ne lui promet pas le plus extraordinaire des avenirs.
Il est détecté. Il a un potentiel. Il est même très bon dans sa discipline : le triple saut.
Sauf que le haut niveau, c'est aussi un business. Loin de rimer avec tendresse, il s'associe davantage avec stress. Quand l'athlète s'élève au rang d'investissement, la bienveillance peut déserter le terrain, et l'estime de soi, la confiance en soi avec. Et  les conséquences, bien souvent irréversibles. C'est dommage. Il était vraiment doué le petit. Entièrement dévoué à son sport. Lui offrant sa jeunesse délibérément. Quand on aime on ne compte pas les souffrances. 
Heureusement, il y a le pote, et l'expérience amoureuse pour qu'une étreinte avec la vie en toute simplicité s'envisage de nouveau, peut-être...
Le Cœur arrière, quel beau titre, rend un bel hommage à ces sportifs qui ne comptent pas les heures d'entraînement, de perfectionnement, qui se donnent à fond. Une belle réflexion sur la santé mentale des athlètes de haut niveau. 
Une lecture qui n'a pas été sans me rappeler celle du livre de Mathieu Palain, mais dans un style complètement différent. 
Une première approche idéale, pour les novices, pour appréhender le sujet du haut niveau et ses impacts sur la vie et le mental  des sportifs. Pour approfondir mes connaissances sur le sujet, je me tournerais bien vers des autobiographies de sportifs de haut niveau. 
Des conseils ?

« ... il explique que son existence est monomaniaque, monothéiste, mais pas monotone. Entrainement, compétition, entrainement, compétition. Quand il ne saute pas dans un stade, il regarde des émissions sportives, visionne au ralenti les triples bonds de champions, lit les pages « athlétisme » de L'Equipe. »

« ...il y a autre chose, autre chose de plus grand qu'eux, il y a ce sac de sport qu'il porte en bandoulière, et puis tous ces poids qui lestent ses poches, elle ne sait pas, elle ne sait vraiment elle saura lutter contre tout ça. »


« On ferme les yeux: on écarte les bras; on se laisse évaporer. Et alors, petit à petit, on s'élève. »
Paul Auster, Mr Vertigo

« I'm getting older
I think I'm aging well 
I wish someone had told me
I'd be doing this by myself. »
Billie Eilish, Getting Older 

« Mon salaire ne suffit sûrement pas à payer ses chaussures fluorescentes, songe le père. Il doit avoir pas mal de médailles dans ses tiroirs, suppose le fils. Oublié le pain mou et le chausson aux pommes ; une lumière s'est glissée dans leur ombre, et tous deux s'en nourrissent. »

« C'est l'été malgré tout, la lumière dorée souhaite une bonne nuit aux moustiques et aux troènes, le sommeil chasse l'ennui, on rêve des montagnes que l'on veut gravir, des chemins qui feront quitter une commune de cinq mille huit cent cinquante-six habitants qui se compose de trois hameaux distincts, a été pillée par l'armée française de Louis XIV, s'est développée grâce à l'activité de l'industrie charbonnière, compte deux lignes de bus, et affiche un taux de chômage deux fois supérieur à la moyenne du pays. Qu'ils rêvent, Victor, les Rojas et les autres, parce qu'il n'y a rien de mieux à faire par ici. Rêver, ce n'est déjà pas si mal. »

« Le dossard 245 s'élance. Victor se lève. Une course rendue, hurle le commentateur, une course rythmée, et un saut long, long, long, À treize ans, Victor ignore que l'athlétisme devient un marché aux esclaves moderne, que les stratégies sont économiques avant d'être sportives. que l'effort est le carburant d'une immense machine à produire du spectacle. Victor ne sait pas que le sauteur en longueur qui l'émerveille à l'écran est en guerre contre sa fédération à cause d'une histoire d'équipementier et de sponsor - il ira, plus tard, perché sur la plus haute marche du podium, jusqu'à s'enrouler dans un drapeau, aucune once de patriotisme, non, il cachera ainsi le logs d'une marque qui n'est pas celle qui lui permet de vivre dans une luxueuse propriété de douze millions de dollar avec gymnase privé. Victor a bien le temps de découvrir les bassesses du sport. Il ne voit, à cet instant, que l'infinie beauté d'un homme qui se prend pour un aigle l'espace de quelques secondes, il quitte la terre, échappe à la gravité. Il ne voit que cette silhouette rouge sans défaut qui semble aspirée par le ciel, puis se pose aussi délicatement qu'une plume dans le sable du sautoir, sous les yeux et les objectifs de millions d'individus qui n'ont presque jamais quitté la terre. Les mains de Victor se sont posées devant sa bouche. Ses yeux brûlent; il les fronce comme s'il était placé en pleine lumière, ses grands cils vibrant continuellement. Sur ses rétines est encore imprimé le saut parfait de l'athlète cubain. »

« Il s'entraîne partout, même dans la neige, il saute, le matin de Noël, il improvise des courses d'élan dans l'allée de garage. Il découvre la transe. Un tourbillon vertigineux, une pente raide qu'il dévale les yeux bandés, les mains en l'air et les chairs vrillées. Il découvre ces minutes qui se figent ou se répètent tandis que le temps n'est plus, capturé par les envoûtements d'un effort douloureux qui ressemble à une extase. C'est merveilleux de courir, c'est merveilleux de sauter parce que c'est impensable. Et il le devine déjà, c'est ça et rien d'autre, ce sera toute sa vie. »

« Quand il court, quand il saute, il n'y a plus de timidité, il n'y a plus de tumulte. En courant, en sautant, c'est comme sil réussissait à descendre au plus profond de lui. Et commençait à découvrir qui il est. »

« Il devrait s'en aller, marcher longtemps et loin, vers la forêt, vers les perdrix, se frictionner longtemps de paysage. »

« Il faut croire que même le déséquilibre peut se déséquilibrer. »

« Hors de question de laisser passer sa chance. La vie moyenne, enchaîner des petits boulots après des études quelconques, entreprise de restauration rapide proposant des sandwichs et des pâtisseries, franchise de prêt-à-porter masculin, avoir le CDI comme Graal, l'émission de variétés du samedi soir comme principal divertissement, le tuning comme passion dominicale, ce n'est pas prévu dans son programme. La vie moyenne, des factures sur la commode écaillée de l'entrée, la télécommande posée sur le programme télé, des problèmes de loyer, d'alcool. de voisinage : même s'il est incapable de l'exprimer, de le formuler clairement, ce n'est pas du tout son objectif. »

« Sans relever la tête, Maël lui glisse qu'il a bien fait de choisir l'athlétisme : dans un sport collectif, il aurait tout fait à la place des autres, marqué des buts, défendu, bref, il ne se serait pas épanoui.
- Pas faux, glisse Victor.
Ils deviennent amis dans le sourire qui suit. »

« Victor approuve, complice. Dans trente minutes, un décilitre de sang leur sera prélevé, mais plus tard il y aura du sucre, il y aura du beurre, il y aura du réconfort. La dune contre le vent. »

« Victor caresse ses joues à peine rosies par l'effort. Se concentre. Regarde autour de lui, observe les bouches obscurcies par les bagues d'un orthodontiste, les mèches malmenées par le vent, les cages thoraciques qui se soulèvent. Il observe ce troupeau léger, ces congénères disparates, petits, grands, détendus ou bien ravagés par la peur de mal faire. Lui, il est en guerre. Contre ses os, contre ses muscles, contre ses tendons. Il est habité par les heures désertes, le mauve de l'aube et le moucheté du crépuscule. C'est là, dans ces ombres, qu'il essaie de se construire. »

« Le saut commence avant le corps. Plus facile de se déplacer quand on est assis. Ces phrases deviennent des mantras pour Victor, elles le poursuivent sous la douche, au réfectoire. Quand il les comprendra, il gagnera quelques centimètres supplémentaires. »

« Jusqu'aux années 1960, ai-je appris, le triple saut est considéré comme une discipline mineure, un pis-aller, un sport-refuge; les sprinteurs ou les sauteurs en longueur qui n'obtiennent pas les résultats escomptés dans leur discipline de prédilection s'y essaient pour se rassurer, pour exister, pour percer enfin. Ce n'est pas difficile dans la mesure où, à l'époque, le triple saut n'est pas techniquement très évolué. Les sauteurs se concentrent essentiellement sur le cloche-pied, le premier des trois sauts; ils finissent comme ils peuvent sur les deux autres.
Un certain Tadeusz Starzynski change le paradigme. Dans son livre, Le Triple Saut, traduit du polonais par Barbara Szpakowska, Starzynski cerne parfaitement les aspects techniques de la discipline. Aujourd'hui, ses travaux continuent de faire école. Il délaisse l'idée du saut en force. Se focalise sur la course d'élan. L'explosivité, la vitesse
L'équilibre. »

« Le bonheur ressemble parfois à un frisson que l'on rapporte chez soi en soupirant. »

« [...] il parle, parle, parle, dit gare que le la vraie vie c'est un café au bord d'un soleil léger, que la vraie vie c'est la conjugaison du verbe contempler, qu'il va démissionner, laisser les rênes de sa boîte à d'autres, qu'il va se mettre à la cuisine, à la pâtisserie, oui, qu'il va passer le reste de sa vie à chercher la recette ultime de la tarte au citron meringuée. Victor acquiesce, il ne sait pas quoi faire d'autre.
Avant de le laisser claquer la portière de son crossover, le père de Maël lui souhaite bonne chance pour tout. »

« Victor ignore par quels états, par quels tourments il va passer. Il est jeune, doué, déterminé mais relativement naïf, il pense que sa bonne étoile ne peut pas pâlir, mais voilà, elle est tellement complexe, la vie, tout à la fois plume d'oiseau et instrument de torture, couette en duvet d'oie et bombe à fragmentation, cœur gravé sur un tronc de hêtre et feu de forêt criminel, abécédaire poétique et discours négationniste, confiture fraise-litchi et page Wikipédia recensant les personnes mortes d'un cancer du pancréas, lumière ambrée, ténèbres bancales, dunes blanches et foyers d'accueil médicalisés, il faut la prendre avec soi, toute cette complexité, toute cette pagaille, ce yang, ce yin, toute cette beauté inexplicable, se dire qu'un jour les portes automatiques s'ouvrent en grand sur votre passage mais que, le lendemain, elles peuvent demeurer closes - et pour peu qu'un homme de ménage ait fait du zèle, qu'il ait rendu cette porte absolument transparente, on peut s'y écraser, oui, se la prendre en pleine figure. »

« - Le sport consiste à déléguer au corps quelques-unes des vertus les plus fortes de l'âme : l'énergie, l'audace, la patience.
Silence. Papa lève les yeux de son bout de papier. Le froisse. En fait une boulette compacte. Vise Xiang, qui est désormais le doyen de la Team, et l'atteint à la poitrine.
- Jean Giraudoux, ajoute-t-il. Nouveau silence, puis :
- Je ne retiens personne. »

« C'est des drôles de gens, ces sportifs, tu ne trouves pas ? Ils sacrifient tout, ils boivent pas, ils fument ne font pas, ils pas la fête, ils zappent leur jeunesse, bousillent leurs muscles et leurs tendons, tout ça pourquoi ? Des petites médailles, des records éphémères... Moi c'est clair, je ne pourrais pas. Er toi ? »

« - J'ai mal
- Où ça ?
Victor avait désigné son coeur, et avait ajouté:
- Derrière. 
-Sous le cœur ?
- Oui. Pas le cœur qui bat, l'autre, derrière, celui qui se serre quand on perd. »

« J'ai aussi posé cette question à Danuta : 
- Un athlète professionnel, c'est quelqu'un de normal, selon toi?
- Alors là, a-t-elle répondu, bonne question! Je dirais qu'on ne peut pas être sur le toit du monde de sa discipline en étant une personne lambda.
Être un sportif de haut niveau, c'est flirter en permanence avec les extrêmes. Et ce flirt permanent est dangereux. Il peut amener l'athlète à dérailler à tout moment. Des exemples, il y en a à la pelle, souligne Danuta. Simone Biles, Naomi Osaka, Ian Thorpe, Tom Dumoulin, Nick Kyrgios... Le sportif de haut niveau peut déraper même si son corps a consacré beaucoup d'énergie et de temps à assimiler les conditions de reproduction de ce qui s'approche le plus de la perfection.
- Tu connais Robin Söderling? Il a remporté dix titres en simple sur le circuit ATP de tennis - dont le Masters de Paris-Bercy, en 2010, année durant laquelle il a occupé brièvement la quatrième place du classement mondial. En Grand Chelem, il a notamment atteint à deux reprises la finale de Roland-Garros, s'inclinant simplement contre Roger Federer puis Rafael Nadal. Robin Söderling a été un immense champion, une de ces machines capables de répéter indéfiniment, avec froideur et mépris pour les simples joueurs mortels, des volées, des revers, des amorties qui n'avaient d'autre but que de terrasser ses adversaires, les détruire - car ce qu'on met toujours en jeu, dans le sport professionnel, n'est rien de moins que sa vie même, à chaque tournoi, chaque meeting, chaque rencontre. Alors qu'il était au sommet de son art et qu'il nourris sait cette sourde et folle ambition d'être numéro un, le vernis dur et mat du champion s'est pourtant craquelé. Söderling s'est noyé dans ses angoisses. Il s'est retrouvé, soyons précis, dans un état de profonde dépression. Membres engourdis, crises de larmes. Impression d'être aussi utile qu'un arbre mort. Désintérêt pour les séances d'entraînement. Perte du sommeil, de l'appétit. Idées suicidaires. Il s'asseyait dans son appartement et regardait dans le vide, le moindre bruit le mettait en panique. Quand le téléphone sonnait, il tremblait littéralement de peur. Et chaque défaite, même contre un joueur bien classé, même quand, objectivement, il n'avait pas démérité, l'enterrait un peu plus.
- Söderling, conclut Danuta, a fini par arrêter le tennis. Mais au moins, il a survécu. »

« Infiniment grises, doucement pluvieuses, certaines fins de matinée ne savent même pas crier. »

«  La vie, songe-t-il, est peut-être en train de passer son bras autour de ses épaules.»

« Lentement, il se met en mouvement. Il est totalement relâché. La tête est vide. Le coeur arrière est serein. Il court comme s'il n'avait pas d'esprit, il court comme s'il n'avait pas de corps.
Premier saut.
Deuxième saut. 
Troisième saut.
Suspension.
Et puis réception. 
Un record vient peut-être d'être battu. Mais personne ne le validera. Personne n'affichera la longueur du saut en chiffres d'or sur un écran immense, avec la mention WR pour World Record. Hors compétition, sur le sautoir non homologué d'un stade qu'aucun membre de la FIA ne connaît, les records ne peuvent pas être enregistrés. Mais ce n'est pas très important.
Ce qui compte, c'est ce que nous disent les yeux du jeune homme, lorsqu'il se relève, et quitte lentement la fosse de saut. »

Quatrième de couverture

Ça l’a surpris tout gosse, ce virage du hasard ; rien ne le prédestinait à devenir champion. Repéré à douze ans pour son talent au triple saut, Victor quitte sa petite ville, son père ouvrier, leur duo-bulle. L’aventure commence : entraînements extrêmes, premières médailles, demain devenir pro, pourquoi pas les JO ? Victor court, saute, vole. Une année après l’autre, un sacrifice après l’autre. Car dans cette arène, s’élever vers l’idéal peut aussi prendre au piège.

« La Team Eleven se veut l'alternative privée à la formation publique des athlètes. C'est une entreprise: gros budget annuel, dix-huit salariés. Et puis l'entraîneur en chef. La vitrine. Le maître-penseur. Ou, selon l'humeur des jeunes qu'il encadre, Papa, Jésus, le Cinglé. »

Arnaud Dudek, né en 1979 à Nancy, vit et travaille à Paris. De Rester sage (Alma, 2012, selection Goncourt du premier roman) à On fait parfois des vagues (Anne Carrière, 2020), il explore avec un tact rare les thèmes de la filiation, de la résilience. A son meilleur avec Le Coeur arrière, livre un roman de formation poignant en même temps qu'une réflexion fine sur la pression suble par les sportifs de haut niveau. 

Éditions Les avrils,  août 2022
211 pages

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