lundi 3 octobre 2022

On était des loups ★★★★★ de Sandrine Collette

« ... en ce temps-là on était des loups et les loups étaient des hommes ça ne faisait pas de différence on était le monde. Le chant des loups nous appelle parce que c'est notre chant et aussi loin qu'on puisse remonter il y a l'éclat d'un animal en nous, c'est pour ça que ça m'émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. Ce n'est pas du chagrin c'est une émotion profonde viscérale racinaire et ceux qui ne ressentent pas ça ils ont tout oublié, ce sont des gens déjà morts. Il n'y a pas de mots pour définir ce qui m'étreint et je me dis que c'est pour ça que je vis ici, pour toucher du doigt, du bord du cœur, le territoire sauvage qui survit en moi et à ces moments-là quand les loups hurlent dans la montagne je sais que je ne suis pas seul. »

Parce que la solitude ... soudaine.
Parce que l'incohérence d'une situation.
Parce que ces lambeaux de tristesse. 
Parce que la colère.
Parce que la perte de liberté.
Parce que « toute cette vie devant [eux], c'est trop grand ».
Le chemin sera long pour combler cette béance ...

Il y a Aru, l'enfant qui prend toute la place, qui « écoute le monde ça se voit dans ses yeux ».
L' enfant en quête d'une brèche, d'une possibilité de la largeur de deux bras ...
Il y a Liam, le père ... meurtri.
« Il y avait ces petites fleurs argentées je ne sais plus comment on les appelle, avec la lumière de la lune elles réfléchissaient dans la nuit on aurait dit des vers luisants en blanc. C'est là qu'on se rend compte qu'on n'est jamais seul la vie pullule partout si on se donne la peine de se poser pour la voir. »
Il y a la montagne, ses beautés à contempler, âpres et saisissantes à la fois, ses silences inquiétants, ses dangers.
Il y a le chant des loups.
Il y a ce père en devenir. 
Et c'est dans les pensées de cet homme que nous convie Sandrine Collette.
"On était des loups", c'est un livre sur le deuil, sur la paternité, sur la solitude et la survie en milieu hostile et rude, sur la liberté. Un livre qui fait sens pour moi et que je n'ai pu lâcher hier matin. L'écriture de Sandrine Collette me happe à chaque fois. Et c'est à bout de souffle, que j'ai tourné la dernière page.

« C'est quand même pour ça qu'on est tous là au bout de nulle part. avoir la même vie que si on était en ville ça ne valait pas la peine d'aller se perdre dans la montagne, et si le matin en regardant le soleil se lever j'avais des voisins qui le regardaient aussi en bas de chez moi ou juste à côté je l'aurais mauvaise. »

« Des fois j'ai un sentiment dérangeant quand je reviens d'une traque et que je sors de la forêt arriver chez nous par le champ. Ce champ je l'ai défriché avec Henry au tout début pour avoir de la vue et de la place pour les bêtes, ça fait un très grand espace vert avec des arbres partout devant la maison c'est beau et reposant. Donc je descends la montagne et je suis à pied, je fais toujours ça pour soulager le dos de mon cheval avant de rentrer. Aru me guette, je ne sais pas comment il fait s'il me guette toute la journée tous les jours que je pars enfin il me repère toujours en premier et là il crie. Ce n'est pas un cri comme un cri c'est de la joie. Ça non plus je n'ai pas les mots pour le dire je le perçois dans ma poitrine et c'est gigantesque et le petit court vers moi il ne court pas vite il est petit. C'est là que c'est bizarre chaque fois ça me fait quelque chose dans le ventre et c'est de l'émotion que je n'arrive pas à retenir, de l'émotion de voir qu'il m'attend et qu'il n'attend que moi et sur son visage le bonheur qu'il y a je ne peux pas l'expliquer c'est immense - mais c'est aussi une sorte de pitié effrayante quand je le regarde cavaler pour me rejoindre, il est tellement petit tellement faible ça me fait peur ça me fait de la tristesse à me broyer, je me dis qu'il sera tout le temps petit et fragile et pourtant je le sais que ce n'est pas vrai seulement je voudrais le protéger pour toujours.
Alors il y a ces instants terribles et puis Aru est là et il se jette contre mes jambes et d'un coup ça va mieux, comme si maintenant qu'il était avec moi il ne pouvait rien lui arriver. Et je sais aussi ça c'est faux parce que c'est sa mère qui s'occupe que tout de lui et c'est sa mère qui le protège, moi ce n'est qu'une sensation mais elle c'est en vrai chaque jour que Dieu fait. Il y a quelque chose d'injuste dans la course d'Aru vers moi et pourtant je le prends et je le garde et Ava sourit en bas du champ je jure que je devine son sourire. Après je finis mon chemin avec le petit homme sur mes épaules. Ce sont les seuls moments où je suis vraiment avec lui, ça ne cherche pas bien loin je m'en rends compte et j'embrasse Ava et on est là tous les trois dans la montagne je crois que je suis heureux. »

« Aru il ne parle pas. Ce môme c'est un taiseux je ne savais pas qu'un môme pouvait se taire comme ça. Ce n'est pas qu'il ne soit pas capable parce que je l'ai déjà entendu quand a un truc à dire, il cause il cause c'est comme un ruisseau c'est clair ça babille ça ne s'arrête pas et je me dis que j'aime sa voix il y a des sons si purs dans cette voix d'enfant. La plupart du temps il ne parle pas il écoute. Dieu il écoute tout ce qu'on dit Ava et moi mais il écoute aussi les bruits dehors et puis autre chose qu'on n'entend pas forcément, il écoute le monde ça se voit dans ses yeux. »

« Je n'aime pas qu'on dise que le loup hurle parce que ce n'est pas ça hurler, quand un clébard s'énerve là je veux bien. Le loup lui il chante c'est très différent, ce n'est pas gueuler pour gueuler, il y met du cœur et des intonations surtout quand ils sont plusieurs ça me donne des frissons et je n'ai qu'une envie c'est faire partie de la meute, ça vient de loin à l'intérieur de moi. Des fois je me refrène sinon je les accompagnerais, je donnerais de la voix moi aussi pour avoir cette sensation de ne pas être seul et j'irais courir avec eux. Bien sûr qu'ils ne veulent pas de moi mais je comprends ce qu'ils ressentent, je crois que je comprends ce qu'ils se disent. Les gens qui trouvent que leurs chants sont tristes sont passés à côté. J'en ai vu des loups qui chantaient j'en ai vu de mes yeux j'étais caché dans la montagne et je peux dire qu'ils n'avaient pas l'air tristes pas du tout. Ils causent c'est tout et si nous les hommes on se parlait en chantant comme ça il y aurait peut-être moins de problèmes entre nous. »

« Il y avait ces petites fleurs argentées je ne sais plus comment on les appelle, avec la lumière de la lune elles réfléchissaient dans la nuit on aurait dit des vers luisants en blanc. C'est là qu'on se rend compte qu'on n'est jamais seul la vie pullule partout si on se donne la peine de se poser pour la voir. »

« ... on a longé des prairies sauvages, il y avait des campanules des épilobes et plein de petites fleurs bleues roses et blanches et puis un tas de jaunes qui ressemblaient à des pissenlits trop maigres, il y avait des graminées et quand ça a été l'après-midi avec le soleil derrière ça faisait des reflets dorés c'était très beau. Je me suis arrêté pour regarder le paysage une ou deux fois et le gros a mangé des graminées lui ça ne lui faisait ni chaud ni froid la poésie du monde. »

« C'est une maison pas comme la nôtre : celle-là est en béton peint en blanc, ici on ne fait plus de maisons en bois. C'est propre et raide et je ne voudrais pas y vivre, et au moment où je pense ça je vois qu'Aru pense la même chose alors je dis c'est joli non. Il ne répond pas. Il y a un jardin avec des fleurs et une pelouse bien tondue, on dirait tout du faux je sais pourtant que c'est du vrai c'est juste que ça ne respire pas ça manque d'âme. Personne ne s'en rend compte vu que tout le monde vit pareil. »

« Le tintement de la pluie sur le monde quand on et à l'abri c'est ce qu'il y a de plus beau. Je suis sur qu'il y a des milliers de bêtes dans la montagne qui se disent la même chose au même instant et on laisse passer du temps les yeux à demi fermés, ce monde-là dehors résonne en nous et on l'accueille. »

« Ils sont loin on les entend par ricochet dans la montagne et Aru s'est redressé. À vrai dire on s'est redressés tous les deux et je remarque la tension similaire de nos corps penchés en avant et pourtant on sait lui et moi que les loups sont trop éloignés on ne les verra pas. C'est plutôt la fascination du marin quand le chant des sirènes résonne sur la mer, quelque chose d'irrépressible qui vrille au fond de nos ventres et vient chercher une vieille connivence oubliée du temps où l'univers était une sorte de fusion, j'ai du mal à expliquer pourtant en ce temps-là je crois qu'il n'y avait pas ces haines et ces peurs, en ce temps-là on était des loups et les loups étaient des hommes ça ne faisait pas de différence on était le monde. Le chant des loups nous appelle parce que c'est notre chant et aussi loin qu'on puisse remonter il y a l'éclat d'un animal en nous, c'est pour ça que ça m'émeut et que des larmes viennent brûler le bas de mes yeux. Ce n'est pas du chagrin c'est une émotion profonde viscérale racinaire et ceux qui ne ressentent pas ça ils ont tout oublié, ce sont des gens déjà morts. Il n'y a pas de mots pour définir ce qui m'étreint et je me dis que c'est pour ça que je vis ici, pour toucher du doigt, du bord du cœur, le territoire sauvage qui survit en moi et à ces moments-là quand les loups hurlent dans la montagne je sais que je ne suis pas seul. »

« Je suis seul parce que le môme ne compte pas, je veux dire je ne peux pas compter sur lui. S'il se blesse ici au milieu de nulle part il me gênera - si je me blesse il ne pourra rien pour moi et c'est ce qui m'inquiète le plus au fond, si je me casse quelque chose dans la montagne on sera deux à être seuls. Je crois que je me moque de mourir même si j'essaierai de survivre jusqu'au bout de mes forces et pour ça je préfère que le gosse ne soit pas là; parce que si je meurs en le laissant dans les forêts il devient quoi? Aru c'est la naissance de la peur dans ma tête et quand on commence à avoir peur on est exactement comme un con qui tiendrait une pique en l'air sous l'orage: on attire la foudre. Pas vite pas fort, c'est une porte qui s'entrouvre, après c'est le temps qui voit. C'est l'instinct qui cède à la réflexion et depuis que l'homme rationalise ça ne donne rien de bon. Agir avec les tripes avec le sentiment avec la sensation, ça j'y crois mais au moment où le cerveau dit stop il y a un truc qui me chiffonne, c'est la fin de tout et là mon cerveau a bu le poison il dit dans ma tête et si tu avais un accident il ferait quoi le môme et la réponse je la connais.
Les accidents j'en ai vu j'en ai vécu je sais les aborder. Les accidents ça arrive toujours, c'est ça qu'on ne veut pas comprendre et ça ne sert à rien de vouloir les éviter, il faut apprendre à faire avec. »

« Je ne saurais pas dire ce qu'il y a dans mes yeux ce moment-là fait un voile ça qui floute le monde, ça fait une sensation qui s'étend jusque dans ma tête, une toile un tissage qui m'engourdit. Je pense au corps qui s'endort quand on se blesse et que la douleur est trop forte, le corps qui s'anesthésie pour se protéger, pour oublier que ça fait mal et sans aucun doute c'est ce qui m'arrive à cet instant, je m'évanouis à moi-même. »

« ...c'est la nature qui efface les traces des hommes. C'est comme si elle nous détestait, la nature, et dès qu'on fait quelque chose elle tend à le détruire pour reprendre tout l'espace. On croirait qu'il n'y a pas de place pour elle et nous, il y en a un de trop là-dedans. Au début je me rappelle Henry disait que la nature a horreur du vide alors elle le comble c'est tout mais à mon avis c'est bien davantage. Ce n'est pas qu'elle le comble, elle ne se contente pas de remplir les vides. Si c'était simplement ça, dans le monde il y aurait des œuvres à elle et à côté des oeuvres à nous et ainsi de suite. Or j'en ai vu des maisons ou des villages désertés par les hommes, et je peux affirmer qu'en quelques années ils se font dévorer par les herbes et les lianes et les arbres. J'en ai traversé des ruines comme ça et la façon dont la nature monte à l'assaut de nos constructions ça n'est pas juste pour venir se coller tout contre elles : c'est pour les engloutir, c'est ni plus ni moins ce qu'un boa constrictor fait avec un lapin c'est exactement l'idée que j'en ai. La nature si elle peut, elle nous bouffe. »

« Ce n'est qu'un môme, il aura bientôt six ans et à cet âge-là on n'est pas prêt pour être un adulte. S'il perd du temps à regarder un papillon quand je l'envoie chercher de l'eau c'est qu'il est capable de poésie, cette poésie il la perdra bien assez vite tout seul, la vie s'en chargera et ce n'est pas la peine de l'engueuler. Je crois que j'accepte simplement que ce soit un gosse et ce n'est pas si facile quand soi-même on n'a pas eu d'enfance on ne sait pas ce que c'est. C'est comme un canard ou un chien orphelin élevé par un humain, s'il n'a jamais entendu cancaner ou aboyer eh bien il ne sait pas le faire. Au fond on n'est pas mieux que les bêtes il nous faut une référence. On répéter à l'infini ou la prendre à contrepied mais il peut la y a un repère c'est ça l'important, qu'on fasse avec ou qu'on fasse contre c'est autre chose. »

« Hier on a longé une rivière et même si on était toujours au nord ça faisait des lumières que je n'avais jamais vues. Ce n'est pas qu'elles n'existaient pas avant mais je ne les regardais pas. D'habitude à cette saison je piste je traque je chasse enfin j'ai le nez sur les chemins et les traces des bêtes et peut être que je suis passé à côté de tout ça, je me dis c'est immense ce que j'ai dû manquer. Et pourtant du temps j'en prends quand j'écoute les loups et que je contemple le bleu de la nuit, et quand je ne suis pas trop haut je compte les petits éclats incandescents des vers luisants comme si c'étaient des soleils à la fois précieux et dérisoires. C'est ce temps-là que je vis ici, c'est seulement pour que le monde est trop grand pour qu'on puisse tout voir. C'est aussi ce qui fait sa beauté et si je connaissais tout il n'y aurait plus de surprise et je ne trouverais pas que la lumière qui donne à la rivière des reflets d'arc-en-ciel, cette lumière est comme un tour de magie devant moi et je dis à Aru est-ce que tu vois et il dit oui. »

« Le soir avec Aru on s'assied dehors on regarde le ciel. Parfois on ne parle pas on n'a pas besoin. Si on veut laisser les pensées vagabonder et si on veut rentrer à l'intérieur de nous il n'y a rien de mieux que le silence et là-dessus on est bons. On a peut-être les mêmes choses qui nous traversent la tête et on ne le sait pas ça n'a pas d'importance et on ne met pas de mots dessus parce que les mots il y a des moments où ça n'apporte rien. On est l'un à côté de l'autre et c'est ce qui compte quand je pense à ce qu'on a traversé depuis la mort d'Ava et le nombre de fois où il aurait pu n'en rester qu'un seul de nous deux. Il y a des jours où je sens avec une force infinie que c'est le môme qui a fait de moi un homme je veux dire avec de l'humanité et pas seulement une machine vivante. Ce qui est terrible c'est que si Ava n'était pas morte -
Mais Ava n'est plus là et cela s'est accompli et je suis devenu le père de mon fils vraiment. Mainte nant je voudrais presque qu'il reste petit toute sa vie et que je le protège et ça ne marche pas comme ça bien sûr, alors chaque jour qui passe je compte les heures en espérant qu'elles seront les plus longues possible. Dans la lenteur il y a une plénitude et une justesse et je sens les vibrations de la terre dans ma poitrine, mon cœur bat à son rythme et les pulsations jusqu'au bout de mes doigts. »

« La montagne est calme je ne veux pas dire silencieuse juste calme. Le silence c'est nous qui le faisons, on essaie de laisser de l'espace aux autres, les insectes les oiseaux les errants et les chasseurs qu'on n'entend pas. Quand les nuits sont belles elles sont bleues et les arbres font des silhouettes noires qui se découpent comme si c'était en surimpression. Parfois et ce n'est pas souvent mais parfois les loups se mettent à hurler. On les devine par-delà le sommet ou sur la crête et ça me donne des frissons ces intonations-là. »

Quatrième de couverture

Ce soir-là, quand Liam rentre des forêts montagneuses où Ail est parti chasser, il devine aussitôt qu'il s'est passé quelque chose. Son petit garçon de cinq ans, Aru, ne l'attend pas devant la maison. Dans la cour, il découvre les empreintes d'un ours. A côté, sous le corps inerte de sa femme, il trouve son fils. Vivant.
Au milieu de son existence qui s'effondre, Liam a une certitude: ce monde sauvage n'est pas fait pour un enfant. Décidé à confier son fils à d'autres que lui, il prépare un long voyage au rythme du pas des chevaux. Mais dans ces profondeurs, nul ne sait ce qui peut advenir. Encore moins un homme fou de rage et de douleur accompagné d'un enfant terrifié.
Dans la lignée de Et toujours les Forts, Sandrine Collette plonge son lecteur au sein d'une nature aussi écrasante qu'indifférente à l'humain. Au fil de ces pages sublimes, elle interroge l'instinct paternel et le prix d'une possible renaissance.

Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l'auteure de Des nœuds d'acier, Il reste la poussière, et Les larmes noires sur la terre. Et toujours les Forêts a été couronné, entre autres, par le Prix du Livre France Bleu PAGE des libraires 2020, le Grand Prix RTL Lire et le Prix de La Closerie des Lilas.

Éditions JCLattes, août 2022
198 pages

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