samedi 22 octobre 2022

Bélhazar ★★★★☆ de Jérôme Chantreau

Par un bel hasard, Bélhazar, nos chemins se croisent.
Tout comme, avant moi, ton chemin a croisé celui de l'auteur, ton ancien professeur, un ami de la famille. 
« Invention ou vérité, cela n'a aucune importance. Ce qui compte c'est la façon dont on se raconte. Ce que je cherche, c'est le carrousel d'images qui tournait dans la tête de Bélhazar. »
Une enquête nécessaire pour lui.  

Bélhazar était un enfant érudit. 
Intelligent. 
Unique, paisiblement et tristement unique. 
Il avait des trésors derrière les yeux. 
Pour Bélhazar, l'école était trop petite. Rempli de vie et d'érudition, il était difficilement canalisable entre les murs d'une classe.
Les parents avaient compris que leur fils était un enfant unique, hors-norme, hors-cases, hors-champ, passager d'un autre monde...Mais leurs alertes sont restées lettre morte.
Et au bout du chemin, un prénom orphelin sur une pierre tombale.
Suite logique : une mère qui n'a de cesse de pointer du doigt les incohérences de la justice, véritable rouleau compresseur. Elle devient l'habitante d'un autre monde, a rejoint l'autre rive, celle des condamnés qui revienne sans cesse au tragique.
Une mère en colère. Et un père, là où je ne l'attendais pas.

L'auteur donne voix à leur enfant, et nous fait revenir sur ses pas. 
« J'essaie de comprendre les raisons qui me font entreprendre ce livre. Je suis un fils en deuil et j'écris sur une mère qui a perdu son fils. Je peux faire parler Armelle parce qu'Armelle c'est moi, la personne qui reste quand l'autre s'en est allée. Je peux aussi donner voix à Bélhazar, parce que je suis un fils touché par la mort. »
Ce livre comme une dernière bataille à livrer  "un combat pour le repos de l'âme"
« Et ce repos se trouve dans la légende qu'on tisse. Un linceul de mots. Tant que l'histoire n'est pas bouclée, on ne déménage pas. On tient. Et on se bat. »
Que peut-il en émaner de bon quand on empêche un enfant de sortir du cadre ? 
En le bridant, le ceinturant, le surprotégeant ...ne le prive-t-on pas de liberté ? Et nous, parents, professeurs, famille ... ne nous privons-nous pas in fine, de découvrir ces petits trésors qui brillent derrière leurs yeux ?

Une histoire inspirée de faits réels, qui a fait naître en moi le sentiment de gâchis.
Un hommage émouvant.
« La littérature nous prend les trésors dont nous n'avions pas besoin : l'ego, le couple , la maison. Et nous laisse, auteur et personnages, ivres et nus à la fin du livre. »

« ... en ses douloureuses et sombres entrailles un étranger avait été porté à la vie, nourri d'éternité par des messages perdus, un étranger qui serait à lui-même son propre fantôme, qui hanterait sa propre demeure; seul dans son âme, seul au monde. Ô perdu ! »
Thomas Wolfe, L'Ange exilé - cité en exergue 

« Je t'ai connu, il y a une dizaine d'années, le temps de ton passage au Pays basque. Tu étais l'un de ces enfants dont l'acuité intellectuelle peut mettre mal à l'aise les adultes. Ta longue gabardine en cuir, ta collection de timbres que tu vendais sous le manteau, tes devoirs tapés à la Remington, tes inventions quotidiennes... Tout ce folklore était devenu célèbre.
Mais tu es bien autre chose.
Tu es le Regardeur de soleils, celui qui boit la lumière sans se brûler les yeux, le Petit Diderot, encyclopédiste de douze ans, sachant tout et ne répondant rien, tu es l'Arpenteur, qui trace en marchant la carte d'un monde invisible, le garçon aux cheveux de jais qui donne à ses amis le courage d'être eux-mêmes. Tu es l'adolescent qui ne dit pas bonjour, mais offre des fleurs, les mange et recrache par le pinceau des terres inconnues, le gamin à l'intérieur duquel survit l'âme d'un Poilu de 1914. Tu es le maître du lapin blanc, devant qui les mensonges s'effondrent. Tu es Bélhazar, qui ne tient pas mains de la vie. »

« Nos deux filles étaient protégées des coups du malheur par leur jeunesse. »

« Tandis Pierre revient lentement à la vie, nous nous que regardons, sa mère et moi, incapables de comprendre l'immensité du gouffre qui s'était ouvert sous nos pieds. Nous y avons repensé quelquefois. C'était une impression physique: le frôlement glacial d'une ombre. Si Pierre ne s'était pas réveillé, elle nous aurait enveloppés. Y aurait il eu encore des rires? Des fêtes? Aurions-nous refait l'amour? Oui, bien sûr, mais comment? Cela aurait il précipité notre séparation ou bien créé un ciment qui l'aurait empêchée? Quelle dose de tristesse aurait troublé le reste de nos jours?
Je ne pose pas ces questions pour moi, elles n'ont aucune utilité puisque Pierre est vivant, je les pose pour les parents de Bélhazar. Je vais les approcher, ils m'ouvriront leur cœur et leur mémoire. Pour comprendre l'étendue de leur peine, je n'aurai que le souvenir de cette ombre. »

« Devant la mort, il faut accepter la victoire comme la défaite. Comprendre que ce n'est, comme la naissance, que le résultat d'une course. »

« Je revois sa mèche de cheveux noirs tombant sur un œil, façon Albator, et son sourire apaisé, comme s'il était porté par la certitude que l'humanité regorgeait de bienveillance. Mais celui qui sort du lot n'a pas beaucoup de bonté à attendre d'une cour de récréation. »

« Une semaine après son arrivée, il était devenu, peut être pas une idole, mais une sorte de totem. Une chose unique et sacrée. Comment avait-il réussi ce tour de force? Je l'ai su bien plus tard. Une phrase prononcée le jour de ses obsèques, par l'un de ses copains: « Il nous donnait l'énergie d'être nous-mêmes. »»

« Par où commencer? Par une enquête contre la gendarmerie, c'est-à-dire l'Armée, ou contre le représentant de la Justice, le procureur? J'ai, à ce moment, pour toute expérience journalistique, quelques piges dans la presse sportive. Je n'ai jamais aimé poser des questions. Je dois interroger tes parents accablés, moi qui suis toujours resté muet au moment de présenter mes condoléances. Ai-je simplement les qualités pour cette enquête ? Est-ce une enquête? Ou bien est-ce une histoire ? Ce n'est pas tout à fait la même chose.
Je n'ai aucun goût pour les faits-divers et la recherche de la vérité. J'aime la compagnie des animaux et l'observation chamanique de la nature. J'apprécie l'artisanat poétique, qui prend du temps et produit de l'harmonie. Je n'ai rien contre les illusions. J'aime les histoires. »

« Avec le recul, maintenant que je suis allé au bout, je peux dire que ton histoire a fait le tri des personnes qui s'en sont occupées. Elle nous a choisis selon des critères qui m'échappent, pour la plupart. Et elle l'a fait sans faiblesse. Mais elle a regroupé autour d'elle les bonnes per sonnes, comme toi, à ta façon, tu avais choisi tes parents. Elle nous a donné cette force qui nous manquait, alors que nous restions enfermés dans nos peurs. Et quand nous avons accepté d'ouvrir les yeux, c'étaient des soleils que nous regardions. »

« L'École fait payer votre avance plus cher encore que votre retard. 
De mon côté, je n'avais rien à proposer, hormis les sempiternels conseils pédagogiques qu'on dispense sans y croire. Armelle restait muette et ne cherchait pas à dissimuler son ennui. Elle était venue me faire passer le message que je ne servais à rien, que l'École était trop petite pour Bélhazar, que je n'avais aucune chance de comprendre son fils. Pour elle, rien ne marcherait. Pas avec lui. Moi, je pensais: Bien sûr que si, avec du travail, ma méthode fonctionne. Il n'y a pas de raisons. Alors que si, il y en avait. »

« JE N'AI QU'UNE CERTITUDE : le livre s'appellera Bélhazar.
Quel nom étrange. Tu t'appelais en réalité Antoine Bélhazar Jaouen. Tu refusais qu'on t'appelle Antoine. Tes amis te nommaient « Béla », ou « Bélaz' ».
Tes parents t'avaient donné pour prénom Antoine. J'aime bien Antoine. Puis, pour remercier les dieux, la Nature ou je ne sais trop quoi, ils avaient ajouté, en forme d'ex-voto, un deuxième prénom. Ils l'avaient forgé comme une médaille de baptême agnostique ou l'épée d'un très jeune académicien. Un nom pour remercier le bel hasard qui t'avait fait naître. Une façon discrète de dédommager le Destin qui t'avait laissé vivre. C'était là, caché derrière Antoine. Ta part d'ombre.»

« Retour à la maison. Un autre jour, la mère d'Armelle la vend, et c'est toute cette vie qui disparaît. Je connais bien ce séisme des familles. Je l'ai vécu à la mort de la mienne. On veut croire qu'une maison n'est qu'un lieu dont on dispose un temps, que l'on vend pour en changer. Mais a-t-on bien réfléchi à tout ce que l'on vend?
Non, sinon on ne le ferait pas.
On vend les souvenirs et l'incrustation de la vie dans les murs, les voix chères qu'on entend longtemps après qu'elles se sont tues, la possibilité d'invoquer des fantômes. On vend les recoins secrets, les alcôves et les angles saillants. Ce qui cogne et ce qui répare. La maison, qui nous colle à la peau comme un vieux jeans qu'on garde au fond d'un tiroir et qu'on ne jetterait pas pour tout l'or du monde. On vend un temple dans lequel on se cachait pour murmurer des prières. Si un jour on veut s'en débarrasser, c'est que l'on est fâché avec ses dieux. 
La mère d'Armelle, comme toutes les femmes de cette famille, cachait une colère.
Elle a vendu Saint-Lunaire et, avec la maison, les fruits de mer, les ivresses, les interminables nuits baignées d'étoiles, mais aussi les rires et les courses de son petit fils dans le parc, ses premières inventions, sa découverte émerveillée de la vie végétale, son royaume. »

« Quel est ce monde que l'on rejoint derrière le pare-brise étoilé? Bélhazar, peux-tu répondre à la question de Pierre: «Pourquoi certains survivent et d'autres pas? Est-ce le résultat aléatoire d'une course? Un peu de destin qui nous reste à vivre ? Un acte, essentiel à l'équilibre du monde, que l'on n'a pas encore posé ? Et quand on a accompli ce geste utile qui aussi est le dernier, où va-t-on, Bélhazar ? »

« Armelle me donnera le nom de trois filles dont tu te serais amouraché. Je tente de les contacter par mails et sur les réseaux sociaux. Aucune réponse. J'abandonne. Mon instinct me dit que ce sont là des amies chères, admiratrices de tes facéties, rien de plus. Je n'y sens pas les relents épicés de salive et de sueur des amours adolescentes. Se pourrait-il que tu te sois situé en dehors des passions? Que cette grande affaire chronophage, tu ne t'y intéressais tout simplement pas? Ou bien tu as aimé tant de personnes que tu n'as pas pensé à en aimer une seule. L'amour exige d'arrêter son choix. Le sentiment amoureux est exclusif ou bien il n'est rien. Étais-tu sur terre pour aimer tous les êtres vivants ? Et cet immense amour te privait-il de l'autre, celui de deux corps qui s'attirent, de deux odeurs qui entrent en alchimie ?
Tu étais là pour autre chose. Pour quoi étais-tu là ? Répondez à cette question, et vous avez la clef de l'énigme. »

« Yann, en ce dimanche 13 février, pense à la Suisse et à tous les autres voyages. Il pense à l'ineffable présence de Bélhazar et à son absence tout aussi peu réelle. Il erre dans la maison. Que se passe-t-il lorsque l'on vient d'apprendre la mort de son enfant ? Je ne lui ai pas demandé. Je n'ai pas envie d'écrire la scène où il s'effondre en larmes ni celle où il entre dans la chambre de Bélhazar et suffoque et crie. Comme Armelle, je l'imagine, anesthésié par la souffrance, à l'image de ces soldats incapables sous le feu de dire s'ils sont ou non blessés. L'absence d'un membre, plus tard, leur apportera la réponse. Mais le moment n'est pas à la douleur. Il est à celui du goût métallique de la solitude au fond de la gorge. »

« le foisonnement de ta vie créatrice. Tes tableaux, tes collages, tous les objets façonnés par toi, le musée vivant de ton quotidien, à Saint-Brieuc, à Dinan, à Bidart. Je ramasse les indices que tu as laissés derrière toi. Dans mon premier roman, j'ai écrit cette phrase: Petit Poucet à rebours, il semait des cailloux pour qu'on le retrouve. Elle était pour toi. »

« La bruyère possède des vertus anti-inflammatoires. Mais ce dont elle a besoin, c'est d'une plante pour endormir ses pensées. Il en existe, elle les connaît. Elle sait recueillir l'angélique des bois, le millepertuis ou prélever en reculant l'herbe aux sorcières», la ver veine dont il ne faut jamais regarder les racines fraîchement arrachées. Elle ne les cueillera pas. Elle veut conserver intacte sa douleur. »

« Son rôle était de pleurer, de hurler. C'est peut-être vrai tout parent en deuil, mais Armelle, à ce moment précis, n'est pas en deuil. Il viendra plus tard, avec la vérité. Pour l'instant, il faut se battre. Et ce combat est une façon de maintenir en vie, non pas son fils, mais une image de lui, un esprit flottant, une lumière. Ne pas l'éteindre. »

« Le sexe est une réponse, brève, sans doute vaine, mais temporairement efficace. Ses amants se font tendres; elle les épuise en une nuit. Elle recherche les ivresses, les jaillissements. mais ils sont toujours désespérément brefs par rapport à l'infinie tristesse qu'elle doit étancher. Rien n'est plus puissant qu'une femme de cinquante ans. Quand la vie l'a lacérée méthodiquement, à tel point qu'elle connaît son corps par cœur et son cœur par corps. Une femme de cinquante ans qui a perdu son fils fait plus que se connaître, elle sait le chemin qui mène aux enfers. Si elle ne l'emprunte pas, c'est qu'il faudrait qu'on lui prenne la main. Mais il n'y a pas de main assez forte. »

« Évoquer avec quelqu'un la mort de l'un de ses proches est l'un des exercices les plus périlleux qui soient. Chacun en a fait ou en fera l'expérience. Mais parler de son fils défunt à une mère, c'est partager un verre de lave avec un dragon. Le jeune avocat en est capable. Il progresse en douceur, opposant sa bienveillance à la violence des faits. »

« Tu me fuis. Quelle est la route à suivre, Bélhazar? Laisse-moi te retrouver. Je ne crois pas à la thèse du suicide, ce n'est pas toi. Alors que s'est-il passé ? Pourquoi as-tu donné pas possible, cette impression que tu connaissais ta mort et que tu n'as rien fait pour l'éviter? Que s'est-il passé, Bélhazar, le 13 février 2013, 13 rue de l'Éternité ? »

« Si je dois définir ce que c'est dans une vie, alors je dirais ça :
Accepter de perdre.
Chérir sa peur.
Lever la tête.
Regarder les soleils. »

« Je pense que les choses qui arrivent dépendent d'une mathématique infiniment puissante, qui fait surgir les événements comme les boules du Loto. Mais je trouve que Bélhazar gagnait bien souvent. Je dis qu'il y a des hasards qui méritent qu'on les regarde de plus près. La lecture que j'en fais, le roman que j'en tire, je veux bien qu'on me dise que c'est n'importe quoi, mais tout est vrai.

Le récit qui relie les dits et les faits de Bélhazar, c'est cette arabesque éphémère qui survit dans les yeux des témoins. Et tous les instants de grâce forment un pays des merveilles. Je ne cherche pas à dire la vérité au sujet de la vie et de la mort d'Antoine-Bélhazar Jaouen. Je tends un fil. Il permet de pêcher des oiseaux. D'inverser les mondes. Je suis le premier surpris d'en être arrivé là.

Bélhazar m'a enseigné que l'émerveillement est la seule magie dont nous disposons. »

Quatrième de couverture

En 2013, Bélhazar Jaouen meurt à dix-huit ans lors d'une interpellation de police. Accident ? Bavure ? Suicide, comme l'avance le rapport judiciaire ? Passée sous silence, l'affaire tombe dans l'oubli. Jusqu'à ce que Jérôme Chantreau, l'un des anciens professeurs de Bélhazar, décide de mener l'enquête. Hanté par le souvenir de ce garçon à l'intelligence et à la sensibilité hors norme, il explore son passé mais fait face à la malédiction qui semble entourer ce drame. Artiste prolifique, l'adolescent a laissé derrière lui un troublant jeu de piste. Pour découvrir la vérité, Jérôme Chantreau va devoir accepter de perdre pied avec le réel et d'entrer dans un monde imaginaire.

Éditions Phébus,  août 2021
313 pages

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