vendredi 28 février 2020

Miss Islande ★★★★☆ de Auður Ava Ólafsdóttir

Un roman qui, l'air de rien, en toute simplicité, frappe fort. L'autrice a fait le choix de la sobriété et de la poésie pour parler de sujets qui touchent la société islandaise des années 60's : exode rurale, homophobie, machisme ; ces deux derniers thèmes faisant encore la une de tous les journaux télévisés dans le monde entier. 
Plus généralement, elle nous parle de liberté, d'accomplissement de soi, de la condition féminine et de l'anticonformisme des artistes.
Ne vous fiez pas au titre. Il n'est pas question de concours de beauté ou autre "potichisme". Bien au contraire, Hekla, l'héroïne de ce roman cherche à se démarquer non pas par sa beauté, mais par son imagination; la seule chose qu'elle possède, écrit-elle d'ailleurs. L'écriture est toute sa vie.
Les personnages sont attachants, éclatants, touchants.

Un bien joli roman, poétique et féministe. 
Une plume d'une grande finesse pour nous conter la force des rêves.
« Je suis un hôte de passage sur cette Terre. Je suis né par accident. On ne m'attendait pas. Je suis parfois tellement fatigué, Hekla. Tellement las d'exister qu'il m'arrive d'avoir simplement envie de
somnoler
sommeiller
de passer un mois entier
dans les bras de Morphée. »

« Il était temps de mettre mon corps en jeu. De devenir une femme. J'ai remonté ma jupe. Il a baissé son pantalon. Ensuite, nous sommes restés assis côte à côte au sommet de la colline, à regarder les algues sur le rivage et les îles du fjord , il n'avait pas remonté ses bretelles et fumait. J'ai compté trois phoques sur l'estran.C'est là que je lui ai dit.Que j'écrivais.Tous les jours. Que j'avais commencé par écrire sur le temps qu'il faisait, comme mon père, et sur les changements de lumière au-dessus du glacier de l'autre côté du fjord, que j'avais d'abord décrit les nuages blancs qui flottaient comme un écheveau de laine sur l'aire de glace, puis que j'avais ajouté des gens, des lieux et des événements.  - J'ai l'impression que beaucoup de choses se produisent en même temps, qu'une foule d'images et de sentiments surgissent en moi à chaque instant. Comme si j'étais au commencement, que c'était le premier jour du monde, que tout était neuf et pur, dis-je. Comme un matin de printemps dans les Dalir : je rentre de la bergerie, je viens de nourrir les bêtes, le banc de brume qui repose sur les eaux du Breidafjördur s'élève puis se dissipe. Je tiens ma baguette de chef d'orchestre et j'annonce au monde qu'il peut désormais exister.
J'ai essayé de travaille à la base militaire , mais ils ne veulent ni Noirs ni homosexuels. Je suis pourtant à moitié soldat par mon père. Les homosexuels sont exclus de l'armée et jetés en prison s'ils sont découverts. On les traite comme les violeurs d'enfants et les communistes.
[...] parfois, j'ai envie de m'interrompre dans ce que je fais pour l'écrire au lieu de le vivre.
La joie d'être vivante et de savoir
Que je rentre chez moi pour écrire.
La moitié de la matinée est déjà passée quand, enfin, quelques traces de  jour percent timidement dans les ténèbres comme des lambeaux de tissu délavé.
Allongé sur le lit, le poète a replié son journal, La Volonté du peuple, sur sa poitrine.
- Ils sont en train d'installer ici une organisation qui relève du capitalisme pur et dur : les spéculateurs spolient le peuple et le profit est le mètre étalon de toute chose.
J'attrape la machine à écrire sous le lit [...] C'est moi qui ai la baguette du chef d'orchestre. J'ai le pouvoir d'allumer une étoile sur le noir de la voûte céleste. Et de l'éteindre. Le monde est mon invention.
Pour mon frère, l'éternité est un tracteur qui dure et le temps un agneau qu'on mène à l'abattoir en automne.
- La vérité, c'est qu'il ne me vient rien. Je n'ai aucune idée. Je n'ai rien sur le coeur.  Tu sais ce que ça fait d'être banal ? Non, tu l'ignores. Tes pages sont traversées par les torrents impétueux et dévastateurs de la vie et de la mort, moi je suis un ruisseau qui murmure. Je ne supporte pas l'idée d'être un poète médiocre.[...]
- Les mots m'évitent, dès qu'ils me voient, ils prennent la fuite comme un banc de nuages noirs poussés par un vent propice. Il en suffit d'une quinzaine pour écrire un poème et je ne les trouve pas. Je suis au fond de l'eau, oppressé par le poids de tout un océan salé et froid, mes mots n'atteignent jamais le rivage.
Je rêve d'un autre lieu pour toucher une autre étoile.
- Il n'a pas trouvé dans ton roman les graines de pissenlits qui volent à tout vent ? 
- Non.

- Ni le soleil qui panse les blessures ? Ni le crépuscule qui enveloppe de son voile les désirs ?

- Non.
L'écriture est mon ancrage dans la vie. Je n'ai rien d'autre. L'imagination, c'est tout ce que j'ai.
- D'ici un an ta vie aura changé, et avec elle ta manière de voir le monde. Pour moi, rien ne changera. Si ce n'est que nous serons quatre. Toi, tu sauras ce que c'est d'être sous le feuillage frémissant d'un hêtre, tu auras respiré son parfum, tu auras vu le soleil briller à travers ses feuilles, et peut-être même que tu auras regardé une chouette dans les yeux. Tu porteras un simple gilet de laine, ton manteau sur le bras. [...]
- Tu vas t'en aller voir le monde, et moi je resterai ici en espérant que le poissonnier emballera mon aiglefin dans un poème ou un roman-feuilleton.
[...]
- D'ici peu, les paysans des Dalir mettront le feu aux herbes desséchées par l'hiver dans les prés, il y aura dans l'air une odeur de fumée et de terre brûlée, et on verra sans doute aussi des petits monticules noirs et calcinés. Le feu couvera encore longtemps dans les mousses. Et quand il n'y aura plus aucune nuit entre les jours, un enfant viendra au monde.
Ma chère Hekla,
La neige a rendu les déplacements difficiles cet hiver. A nouveau, un violent blizzard venu de l'Est s'abat sur la région, accompagné d'un froid glacial. 
Ton frère a rencontré une jeune fille au traditionnel banquet de thorrablot, mais leur relation a été éphémère , elle l'a éconduit. Bientôt, ce sera la fin de la saison de la pêche. L'éruption dure encore à Surtsey.
Ton père »

Quatrième de couverture

Islande, 1963. Hekla, vingt et un ans, quitte la ferme de ses parents et prend le car pour Reykjavík. Il est temps d’accomplir son destin : elle sera écrivain. Sauf qu’à la capitale, on la verrait plutôt briguer le titre de Miss Islande.
Avec son prénom de volcan, Hekla bouillonne d’énergie créatrice, entraînant avec elle Ísey, l’amie d’enfance qui s’évade par les mots – ceux qu’on dit et ceux qu’on ne dit pas –, et son cher Jón John, qui rêve de stylisme entre deux campagnes de pêche…
Miss Islande est le roman, féministe et insolent, de ces pionniers qui ne tiennent pas dans les cases. Un magnifique roman sur la liberté, la création et l’accomplissement.

Explorant avec grâce les troublantes drôleries de l'inconstance humaine, Auður Ava Ólafsdóttir, poursuit, depuis Rosa Candida, une oeuvre d'une grande finesse, qui lui a valu le Nordic Council Literature Prize, la plus haute distinction décernée à un écrivain des cinq pays nordiques.

Éditions Zulma, septembre 2019
262 pages 
Traduit de l'islandais par Éric Boury
Prix Médicis Étranger 2019

mardi 25 février 2020

Glaise ★★★★☆ de Franck Bouysse

Une histoire sombre, violente, oppressante, et ... surprenante. Roman classé dans les polars, je ne m'attendais pas à cette lecture; j'ai plutôt découvert un roman rural à la limite du thriller. Mais peu importe, quelle lecture ! En admiration devant le talent de l'auteur je suis !
Pas de démesure, juste ce qu'il faut de mots, de dialogues, de descriptions pour camper le décor et embarquer le lecteur dans les montagnes du Cantal. La rudesse de la vie dans une exploitation rurale, les labeurs inhérents variant selon les saison et contraints par le climat sont dépeints avec authenticité.
« C'est facile pour personne, mais nous, on ne le montre pas quand c'est pas facile. »
On courbe l'échine comme les personnages aux caractères si bien campés, on se retrouve au coeur des secrets, des tabous, des tourmentes, sur fond de Grande Guerre qui vient d'éclater.  
« On passa de l’été à l’hiver par un mince trait d’union teinté d’ocre et de rouge. Le froid s’installa, la neige se mit à tomber début novembre, et on se recroquevilla derrière les murs, car il n’y avait plus guère que cela à faire, courber l’échine, attendre que ça passe.
Fragiles humains.
Qui enduraient la neige scarifiée de traces, pareille à une vaste carte dessinée à l’encre sympathique.
Enduraient les redoux, comme des mensonges auxquels ils avaient fini par ne plus croire.
Enduraient les tempêtes et le froid.
Enduraient la pâle lumière et le coût supplémentaire de chaque effort, bien plus qu’en plein été.
Enduraient les hordes de vent venues du nord, s’abritant auprès de grands feux de bois, attendant patiemment que le ciel se vide de ses humeurs, et que s’allongent enfin les jours.
Enduraient, tels des premiers hommes au fond de leur caverne, occupés à construire des mots dans leur tête et à écrire leur histoire à l’aide de tisons éteints, à chercher dans le regard d’un autre bonne raison d’être là, à chercher une réponse aux seules questions qui vaillent : Pourquoi suis-je au monde et qui peut permettre une telle folie ?
Enduraient le silence et la solitude dans la prison d’hiver.
Enduraient la sagesse du monde, espérant la débâcle des étangs.
Enduraient un destin commun, pétris de résignation.
Fragiles humains, qui enduraient comme ils avaient toujours enduré.
Enduraient aussi la guerre au travers de lettres tâchées de boue, et dans de grands silences dressés en église où ils entraient contre leur gré, sans jamais faillir.
Fragiles humains.
Qui endurèrent. »
Glaise c'est aussi une histoire d'amour et une belle relation quasi filiale apportent un peu de tendresse.
La tension monte crescendo. On attend les drames au détour d'un sentier ombragé par le Puy. Ils poindront sous une forme inattendue.
« Le balancier d'une pendule répandait du temps en un lieu qui ne savait apparemment qu'en faire. »
Un roman social, rural absolument électrisant.

« Elle était un bloc de glaise à sculpter,et mes pensées secrètes étaient des doigts :ils couraient derrière son front pensif pour y creuser des lignes de douleur.Ils figeaient les lèvres, affaissaient les joues,Faisaient tomber les paupières sous le chagrin.Mon âme était entrée dans la glaise,Luttant comme sept diables. Edgar Lee Masters, Spoon River(en exergue)
Il y a des choses qu'il faut dire pour qu'on les entende.
Victor ne réagit pas lorsqu'on l'appela « soldat » pour la première fois. Cette manière de les désigner frères, de les démembrer de leur passé, parut ruisseler sur lui. Ce ne fut qu'une fois l'uniforme revêtu qu'il prit véritablement conscience qu'on le volait à lui-même et à ceux qu'il aimait.
Un sphinx allait et venait autour d'un pied de digitale, infatigable colibri poudreux à la trompe suppurante de nectar, minuscule ivrogne incapable de se résoudre à quitter la source de son plaisir. Plus loin, un loriot chantait, invisible. Un autre lui répondait, tout aussi invisible. Puis ils se turent. Toutes ces vies simples, aux fonctions si évidentes, donnaient en temps normal la sensation à Joseph d'être l'envers d'un homme, une forme directement reliée à la nature et, maintenant que son père était parti, elles ne lui apparaissaient plus comme telles, et il prenait conscience qu'il allait devoir apprivoiser différemment l'univers amputé de la part tendre de l'enfance. Devenir un homme avant l'âge d'homme.
Le colonel M. prit le commandement du régiment, assisté des chefs de bataillon R., T. et J. Première revue d'effectif. Le colonel M. avait l'oeil noir, le sourcil épais et une moustache travaillée qui reposait sur un brouillon de lèvres. M., qui se voyait déjà beau et grand, un destin sur mesure à tailler dans le bois de troupes dociles. Tendre bidoche. M. et sa harangue tout aussi travaillée que sa moustache, tout aussi lustrée, campé bien droit dans son uniforme coupé sur mesure, les mains dans le dos, comme s'il s'apprêtait à faire deviner à chaque homme dans quel poing serré se trouvait son propre destin. Prestance aristocratique, que la piétaille suivrait au feu sans discuter. M. qui croyait encore à la grandeur du sacrifice, à sa propre grandeur, avant qu'il ne pose ses bottes cirées en première ligne. M., qui obéirait aux ordres de généraux penchés sur des cartes d'était-major, qui ne douterait jamais de leurs décisions irrévocables issues de savantes stratégies engageant d'autres vies que la leur. Il ne faillirait pas, montrerait l'exemple, et ceux qui ne le suivraient pas seraient jugés pour la forme, puis fusillés. Une chose était certaine, le poids d'une balle ne différait pas d'un camp à l'autre, et la cohésion se fondait sur la peur et la soumission. 
Une fois séparés, ils continuaient de s'apprivoiser en imagination, se souvenant des baisers, des gestes, avec encore le feu abandonné par la trace d'une paume sur un visage, et même par l'ombre de cette paume. Ils s'ouvraient alors à des territoires effrayants de beauté , de douceur et d'inconnu.
Il n'y eut pas d'autre descendance, trop de chair déchirée, à croire que les femmes des montagnes n'étaient capables de couver qu'un seul œuf viable, et qu'on tentait le diable à ses dépens en demandant plus.
Debout sur une marche, Irène lut et relut l’adresse inscrite sur l’enveloppe, cette écriture méconnue. Au plus profond de son corps, elle connaissait le contenu de la lettre, s’y était préparée. Pensait s’y être préparée. Mais, sentant son sang gicler dans ses veines à violentes saccades, elle comprit qu’on ne se préparait jamais vraiment au malheur et que, même, au contraire, en tentant de s’y préparer, on entretenait seulement un espoir factice, et que, précisément, tuer un espoir était la pire des choses à laquelle se confronter, bien pire que de se retrouver face à la mort.
Il y eut d'autres baisers, plus assurés que le premier, des baisers qui mélangeaient de pareils désirs. Ils se donnaient rendez-vous en cachette à la croix des vachers, aussi souvent que possible. Quelques minutes pouvaient suffire à porter une journée sur un nuage. Voleurs de temps habités d'urgence. Une urgence de peau et de regard. Ils n'étaient pas à un âge où on a peur de l'extrémité des désirs. La perfection de l'inconnu était pour eux la plus douce des musiques, un symphonie en train de se composer.
On savait maintenant que le conflit allait durer, puisqu'il n'était finalement pas affaire de soldats, mais plutôt d'officiers de haut rang qui, eux, ne la feraient jamais, en dehors de jouer avec des maquettes disposées sur des tables en acajou.
Avant, faut quand même que tu saches si t’es encore fertile.- Je sais que je le suis, dit Irène, comme si une guêpe venait de la piquer.- Y a qu’une façon de savoir, ma petite.- Dis-moi ?- T’auras qu’à éplucher une gousse d’ail et la fourrer où tu sais avant de te coucher. Si au matin t’as le goût dans la bouche, c’est que t’es prête.
Ce qu'il advint cette nuit-là, le ciel seul en décida. Les premiers signes s'étaient manifestés la veille au soir, quand les hirondelles s'étaient mises à voler au ras du sol. Dans la cour, un vent chaud giflait les ramures du grand marronnier et une cordillère de nuages noirs se dessinait sur l'anthracite de la nuit. Le tonnerre grondait, et des éclairs coulissaient au loin en éclairant le puy Violent.
... Les roulements du tonnerre devinrent de plus en plus distincts, faisant comme des mots, se carambolant dans une même phrase dénuée de ponctuation, répétée à l'infini. Maintenant que l'orage avait passé la rivière, plus rien ne pouvait l'arrêter. A chaque détonation, une violence invisible affaissait les épaules de Marie, pendant que la confusion et la peur bataillaient au plus profond d'elle. »

Quatrième de couverture

Au cœur du Cantal, dans la chaleur d'août 1914, les hommes se résignent à partir, là-bas, loin. Joseph, tout juste quinze ans, doit prendre soin de la ferme familiale avec sa mère, sa grand-mère et Léonard, vieux voisin devenu son ami. Dans la propriété d'à côté, Valette, tenu éloigné de la guerre en raison d'une main atrophiée, ressasse ses rancœurs et sa rage. Et voilà qu'il doit recueillir la femme de son frère, Hélène, et sa fille Anne, venues se réfugier à la ferme. L'arrivée des deux femmes va bouleverser l'ordre immuable de la vie dans ses montagnes.

Roman d'amour et de fureur, Glaise confirme l'immense talent de son auteur à mettre en scène des hommes et des femmes aux prises avec leurs démons et avec les fantômes du passé. Après Grossir le ciel et Plateau, Franck Bouysse s'impose comme une voix incontournable de la littérature française contemporaine.

Éditions La manufacture des livres, septembre 2017
430 pages 
PRIX LIBR'À NOUS - MEILLEUR ROMAN FRANCOPHONE

mercredi 5 février 2020

Olga ★★★★☆ de Bernhard Schlink

Une histoire passionnante, d'amour, de fidélité, de transmission, qui me reste en mémoire bien des semaines après la lecture. Un portrait absolument brillant d'une femme forte, passionnée et audacieuse, qui sera contrainte de vivre en deçà de ses capacités intellectuelles, privé de son amour. C'est également l’histoire d'un homme, Herbert-Stranz, explorateur méconnu, qui brillera par son absence dans la vie d'Olga.
« Elle se blottit contre lui et il passa son bras autour d’elle."Que vas-tu chercher là-bas ?– Nous Allemands…– Non, pas nous Allemands. Que vas-tu chercher, toi ?"Il gardait le silence, et elle attendit. Tout à coup, le bruit du vent, le cheval qui s’ébrouait et le chant du rossignol lui semblèrent tristes. Comme s’il lui était signifié que sa vie serait attente et que l’attente n’aurait pas de but, pas de fin. »
En toile de fond, la grande Histoire de l'Allemagne, ses ambitions coloniales excessives, ses guerres mondiales, les actes terroristes des années 70.

La construction du récit est intelligente. Elle permet au lecteur de découvrir le personnage d'Olga au fur et à mesure de sa lecture, sa vie et sa relation amoureuse avec Herbert, l'homme de sa vie, son lien également avec le narrateur du récit, et de faire monter l'émotion du lecteur crescendo pour finir en apothéose.

Une écriture épurée, comme dans "Le Liseur", livre que j'avais également beaucoup apprécié.

« Ce qui lui manquait tous les jours, c'était la musique. Elle avait chanté avec les enfants à l'école, dirigé le coeur et joué de l'orgue à l'église, et adoré les concerts où elle se rendait quelquefois à Tilsit. Maintenant elle lisait des partitions et jouait la musique dans sa tête, c'était une piètre compensation. Elle avait adoré aussi les bruits de la nature, les oiseaux, le vent, les vagues de la mer. Elle avait aimé être réveillée en été par les coqs, en hiver par les cloches. Elle était heureuse de ne plus entendre les haut-parleurs. Avec les nazis, le monde était devenu bruyant ; ils avaient installé des haut-parleurs partout, qui crachaient sans arrêt des discours, des marches militaires, des appels, un tintamarre obsédant. Mais rien n'est si désagréable à entendre qu'on renonce aussi à entendre ce qui ne l'est pas.
Apprendre, c’était un privilège. Ne pas apprendre quand on en avait la possibilité, c’était se montrer bête, enfant gâté, prétentieux.

Elle aimait les cimetières parce que là ils étaient tous égaux, les puissants et les faibles, les pauvres et les riches, les gens qui avaient été aimés et ceux dont personne ne s’était soucié, ceux qui avaient connu le succès et ceux qui avaient échoué. À cela le mausolée ou la statue d’ange ou l’imposant tombeau ne changeaient rien. Ils étaient tous également morts, nul ne pouvait ni ne voulait plus être grand, et trop grand ne voulait plus rien dire.
Ils n'étaient pas particulièrement sévères, mais c'étaient les années cinquante, et pour eux un film avec Brigitte Bardot incarnait le vice, et une pièce de Brecht le communisme ; et les jeans étaient non seulement superflus, puisque j'avais suffisamment de pantalons corrects à user, mais en plus ça faisait voyou. Lorsque je me mis, en plus, à douter de la politique d'Adenauer, pour laquelle mes parents votaient à toutes les élections, et que je voulus en parler avec eux, mon père vit cela comme une attaque contre le monde qu'il avait contribué à reconstruire après les horreurs du national-socialisme.  
Quand je commençai à m'intéresser aux filles, pour ma mère ce fut encore une autre cause de souci. Il ne fallait surtout pas, au nom du ciel, que je tombe amoureuse trop tôt, que je me lie trop tôt. Elle notait qu'elles étaient mes lectures, constatait qu'avec Félix Krull j'allais de lit en lit, qu'avec Julien Sorel je séduisais Madame de Rénal et Mathilde de La Mole, qu'avec le noble Mitia je faisais de la petite paysanne Katiouchka une prostituée, et elle était atterrée.
L’histoire n’est pas le passé tel qu’il fut réellement. C’est la forme que nous lui donnons.
Les gens sociables vivent dans le présent, les solitaires dans le passé.
- Le désert - dans le désert de sable il voulait forer des puits et construire des usines, et dans le désert de glace explorer le Passage et conquérir le pôle, mais tout cela était beaucoup trop grand, et d'ailleurs ce n'étaient que des discours. Dans le désert il ne voulait rien faire, il voulait s'y perdre. Il voulait se perdre dans l'immensité. Mais l'immensité n'est rien. Il voulait se perdre dans le néant. - Lui avez-vous demandé pourquoi... - Ah, garçon (c'est ainsi qu'elle m'appelait), nous ne parlions pas de choses difficiles. Quand nous étions ensemble, il était plein d'inquiétude. Toujours plein d'inquiétude. En lui, c'était comme une course, et je devais courir à côté de lui sans décrocher, et j'étais bien trop essoufflée pour lui dire ce que j'avais à dire. 
Quels lâches vous êtes, vous les hommes ! Tu n’avais pas eu le courage de m’annoncer la bêtise que tu allais faire en partant pour l’hiver, lui n’a pas eu le courage de parler avec moi de son choix politique démentiel. ... Face à la neige et à la glace, aux armes et à la guerre, là vous vous sentez à la hauteur, vous les hommes, mais pas face aux questions d’une femme.
Je connaissais le sentiment qu’il n’y a rien à quoi aspirer qui soit vraiment satisfaisant, rien pour quoi travailler, rien à quoi croire, rien qu’il soit vraiment satisfaisant d’aimer. Ce sentiment transformé en philosophie : c’est ainsi que je me représentais le nihilisme.
Vous êtes pour la morale, je sais, disait-elle d'un air acerbe. Quand on fait la morale, on veut faire ça en grand, et en même temps gentiment. Mais personne n'est aussi grand que son discours moralisant, et la morale n'est pas gentille.
Ce qui t'est donné, tu ne peux en profiter que si tu l'acceptes.
Je perdais quelque chose que je ne trouverais plus jamais. Et je perdais nos conversations et son visage et sa silhouette et ses mains chaudes et son odeur de lavande. 
Le silence s'apprend - en même temps que l'attente, qui va avec le silence. 
L'enchantement du lointain, la vastitude du désert et de l'Arctique, ton désir de n'importe où et de nulle part, tes fantasmes coloniaux - quels rêves chimériques ! Je sais, tu n'es pas le seul à en faire. Pas une semaine sans que je lise qu'on exalte l'avenir de l'Allemagne sur les mers et en Afrique et en Asie, la valeur de nos colonies, la force de notre flotte et de notre armée, la grandeur de l'Allemagne, comme si nous avions grandi au point que notre pays serait devenu trop petit, comme un vêtement, et qu'il nous fallait la taille au-dessus.
Les Français, les Anglais, et les Russes ont eu leurs patries de bonne heure, les Allemands ont longtemps eu la leur uniquement dans leur imaginaire, pas sur terre mais dans le ciel - Heine a écrit là-dessus. Sur terre ils ont étaient morcelés et déchirés. Lorsque Bismarck leur a finalement créé leur patrie, ils s'étaient habitués à imaginer. Ils n'ont pas su s'arrêter. Ils continuent à fantasmer, là ils sont en train d'imaginer la grandeur de l'Allemagne et ses triomphes sur les mers et les continents lointains, et des prodiges économiques et militaires. Ces fantasmes vont dans le vide, et c'est d'ailleurs le vide qu'en fait vous aimez et cherchez. Dans ce que tu écris, il s'agit de se consacrer à une grande cause, mais ce que tu veux c'est te perdre, comme un cours d'eau se perd dans les sables, te perdre dans le vide, dans le néant. J'ai peur de ce néant dans lequel tu veux te perdre. Cette peur est pire que la peur qu'il t'arrive malheur. 
Parfois j'ai eu pitié de moi, qui ai grandi sans amour et qui, même avec toi, n'ai pu vivre son amour que tant bien que mal. Maintenant je pense aux soldats morts par milliers et à leurs vies qu'ils n'ont pas vécues, aux amours qu'ils n'ont pas vécues, et cela m'ôte tout apitoiement sur moi-même. Reste la tristesse. »

Quatrième de couverture

L’est de l’empire allemand à la fin du XIXe siècle. Olga est orpheline et vit chez sa grand-mère, dans un village coupé de toute modernité. Herbert est le fils d’un riche industriel et habite la maison de maître. Tandis qu’elle se bat pour devenir enseignante, lui rêve d’aventures et d’exploits pour la patrie. Amis d’enfance, puis amants, ils vivent leur idylle malgré l’opposition de la famille de Herbert et ses voyages lointains. Quand il entreprend une expédition en Arctique, Olga reste toutefois sans nouvelles. 
La Première Guerre mondiale éclate, puis la Deuxième. À la fin de sa vie, Olga raconte son histoire à un jeune homme qui lui est proche comme un fils. Mais ce n’est que bien plus tard que celui-ci, lui-même âgé, va découvrir la vérité sur cette femme d’apparence si modeste. 
Bernhard Schlink nous livre le récit tout en sensibilité d’un destin féminin marqué par son temps. À travers les décennies et les continents, il nous entraîne dans les péripéties d’un amour confronté aux rêves de grandeur d’une nation.

Bernhard Schlink, né en 1944 près de Bielefeld, est juriste. Il est l'auteur de nouvelles et de romans traduits dans le monde entier, et du succès international Le liseur (1996), adapté au cinéma par Stephen Daldry. Toute son oeuvre est publiée aux Éditions Gallimard, notamment Amours en fuite (2001) et La femme sur l'escalier (2016)

Éditions Gallimard, décembre 2018
267 pages 
Traduit de l'allemand par Bernard Lortholary