mardi 25 février 2020

Glaise ★★★★☆ de Franck Bouysse

Une histoire sombre, violente, oppressante, et ... surprenante. Roman classé dans les polars, je ne m'attendais pas à cette lecture; j'ai plutôt découvert un roman rural à la limite du thriller. Mais peu importe, quelle lecture ! En admiration devant le talent de l'auteur je suis !
Pas de démesure, juste ce qu'il faut de mots, de dialogues, de descriptions pour camper le décor et embarquer le lecteur dans les montagnes du Cantal. La rudesse de la vie dans une exploitation rurale, les labeurs inhérents variant selon les saison et contraints par le climat sont dépeints avec authenticité.
« C'est facile pour personne, mais nous, on ne le montre pas quand c'est pas facile. »
On courbe l'échine comme les personnages aux caractères si bien campés, on se retrouve au coeur des secrets, des tabous, des tourmentes, sur fond de Grande Guerre qui vient d'éclater.  
« On passa de l’été à l’hiver par un mince trait d’union teinté d’ocre et de rouge. Le froid s’installa, la neige se mit à tomber début novembre, et on se recroquevilla derrière les murs, car il n’y avait plus guère que cela à faire, courber l’échine, attendre que ça passe.
Fragiles humains.
Qui enduraient la neige scarifiée de traces, pareille à une vaste carte dessinée à l’encre sympathique.
Enduraient les redoux, comme des mensonges auxquels ils avaient fini par ne plus croire.
Enduraient les tempêtes et le froid.
Enduraient la pâle lumière et le coût supplémentaire de chaque effort, bien plus qu’en plein été.
Enduraient les hordes de vent venues du nord, s’abritant auprès de grands feux de bois, attendant patiemment que le ciel se vide de ses humeurs, et que s’allongent enfin les jours.
Enduraient, tels des premiers hommes au fond de leur caverne, occupés à construire des mots dans leur tête et à écrire leur histoire à l’aide de tisons éteints, à chercher dans le regard d’un autre bonne raison d’être là, à chercher une réponse aux seules questions qui vaillent : Pourquoi suis-je au monde et qui peut permettre une telle folie ?
Enduraient le silence et la solitude dans la prison d’hiver.
Enduraient la sagesse du monde, espérant la débâcle des étangs.
Enduraient un destin commun, pétris de résignation.
Fragiles humains, qui enduraient comme ils avaient toujours enduré.
Enduraient aussi la guerre au travers de lettres tâchées de boue, et dans de grands silences dressés en église où ils entraient contre leur gré, sans jamais faillir.
Fragiles humains.
Qui endurèrent. »
Glaise c'est aussi une histoire d'amour et une belle relation quasi filiale apportent un peu de tendresse.
La tension monte crescendo. On attend les drames au détour d'un sentier ombragé par le Puy. Ils poindront sous une forme inattendue.
« Le balancier d'une pendule répandait du temps en un lieu qui ne savait apparemment qu'en faire. »
Un roman social, rural absolument électrisant.

« Elle était un bloc de glaise à sculpter,et mes pensées secrètes étaient des doigts :ils couraient derrière son front pensif pour y creuser des lignes de douleur.Ils figeaient les lèvres, affaissaient les joues,Faisaient tomber les paupières sous le chagrin.Mon âme était entrée dans la glaise,Luttant comme sept diables. Edgar Lee Masters, Spoon River(en exergue)
Il y a des choses qu'il faut dire pour qu'on les entende.
Victor ne réagit pas lorsqu'on l'appela « soldat » pour la première fois. Cette manière de les désigner frères, de les démembrer de leur passé, parut ruisseler sur lui. Ce ne fut qu'une fois l'uniforme revêtu qu'il prit véritablement conscience qu'on le volait à lui-même et à ceux qu'il aimait.
Un sphinx allait et venait autour d'un pied de digitale, infatigable colibri poudreux à la trompe suppurante de nectar, minuscule ivrogne incapable de se résoudre à quitter la source de son plaisir. Plus loin, un loriot chantait, invisible. Un autre lui répondait, tout aussi invisible. Puis ils se turent. Toutes ces vies simples, aux fonctions si évidentes, donnaient en temps normal la sensation à Joseph d'être l'envers d'un homme, une forme directement reliée à la nature et, maintenant que son père était parti, elles ne lui apparaissaient plus comme telles, et il prenait conscience qu'il allait devoir apprivoiser différemment l'univers amputé de la part tendre de l'enfance. Devenir un homme avant l'âge d'homme.
Le colonel M. prit le commandement du régiment, assisté des chefs de bataillon R., T. et J. Première revue d'effectif. Le colonel M. avait l'oeil noir, le sourcil épais et une moustache travaillée qui reposait sur un brouillon de lèvres. M., qui se voyait déjà beau et grand, un destin sur mesure à tailler dans le bois de troupes dociles. Tendre bidoche. M. et sa harangue tout aussi travaillée que sa moustache, tout aussi lustrée, campé bien droit dans son uniforme coupé sur mesure, les mains dans le dos, comme s'il s'apprêtait à faire deviner à chaque homme dans quel poing serré se trouvait son propre destin. Prestance aristocratique, que la piétaille suivrait au feu sans discuter. M. qui croyait encore à la grandeur du sacrifice, à sa propre grandeur, avant qu'il ne pose ses bottes cirées en première ligne. M., qui obéirait aux ordres de généraux penchés sur des cartes d'était-major, qui ne douterait jamais de leurs décisions irrévocables issues de savantes stratégies engageant d'autres vies que la leur. Il ne faillirait pas, montrerait l'exemple, et ceux qui ne le suivraient pas seraient jugés pour la forme, puis fusillés. Une chose était certaine, le poids d'une balle ne différait pas d'un camp à l'autre, et la cohésion se fondait sur la peur et la soumission. 
Une fois séparés, ils continuaient de s'apprivoiser en imagination, se souvenant des baisers, des gestes, avec encore le feu abandonné par la trace d'une paume sur un visage, et même par l'ombre de cette paume. Ils s'ouvraient alors à des territoires effrayants de beauté , de douceur et d'inconnu.
Il n'y eut pas d'autre descendance, trop de chair déchirée, à croire que les femmes des montagnes n'étaient capables de couver qu'un seul œuf viable, et qu'on tentait le diable à ses dépens en demandant plus.
Debout sur une marche, Irène lut et relut l’adresse inscrite sur l’enveloppe, cette écriture méconnue. Au plus profond de son corps, elle connaissait le contenu de la lettre, s’y était préparée. Pensait s’y être préparée. Mais, sentant son sang gicler dans ses veines à violentes saccades, elle comprit qu’on ne se préparait jamais vraiment au malheur et que, même, au contraire, en tentant de s’y préparer, on entretenait seulement un espoir factice, et que, précisément, tuer un espoir était la pire des choses à laquelle se confronter, bien pire que de se retrouver face à la mort.
Il y eut d'autres baisers, plus assurés que le premier, des baisers qui mélangeaient de pareils désirs. Ils se donnaient rendez-vous en cachette à la croix des vachers, aussi souvent que possible. Quelques minutes pouvaient suffire à porter une journée sur un nuage. Voleurs de temps habités d'urgence. Une urgence de peau et de regard. Ils n'étaient pas à un âge où on a peur de l'extrémité des désirs. La perfection de l'inconnu était pour eux la plus douce des musiques, un symphonie en train de se composer.
On savait maintenant que le conflit allait durer, puisqu'il n'était finalement pas affaire de soldats, mais plutôt d'officiers de haut rang qui, eux, ne la feraient jamais, en dehors de jouer avec des maquettes disposées sur des tables en acajou.
Avant, faut quand même que tu saches si t’es encore fertile.- Je sais que je le suis, dit Irène, comme si une guêpe venait de la piquer.- Y a qu’une façon de savoir, ma petite.- Dis-moi ?- T’auras qu’à éplucher une gousse d’ail et la fourrer où tu sais avant de te coucher. Si au matin t’as le goût dans la bouche, c’est que t’es prête.
Ce qu'il advint cette nuit-là, le ciel seul en décida. Les premiers signes s'étaient manifestés la veille au soir, quand les hirondelles s'étaient mises à voler au ras du sol. Dans la cour, un vent chaud giflait les ramures du grand marronnier et une cordillère de nuages noirs se dessinait sur l'anthracite de la nuit. Le tonnerre grondait, et des éclairs coulissaient au loin en éclairant le puy Violent.
... Les roulements du tonnerre devinrent de plus en plus distincts, faisant comme des mots, se carambolant dans une même phrase dénuée de ponctuation, répétée à l'infini. Maintenant que l'orage avait passé la rivière, plus rien ne pouvait l'arrêter. A chaque détonation, une violence invisible affaissait les épaules de Marie, pendant que la confusion et la peur bataillaient au plus profond d'elle. »

Quatrième de couverture

Au cœur du Cantal, dans la chaleur d'août 1914, les hommes se résignent à partir, là-bas, loin. Joseph, tout juste quinze ans, doit prendre soin de la ferme familiale avec sa mère, sa grand-mère et Léonard, vieux voisin devenu son ami. Dans la propriété d'à côté, Valette, tenu éloigné de la guerre en raison d'une main atrophiée, ressasse ses rancœurs et sa rage. Et voilà qu'il doit recueillir la femme de son frère, Hélène, et sa fille Anne, venues se réfugier à la ferme. L'arrivée des deux femmes va bouleverser l'ordre immuable de la vie dans ses montagnes.

Roman d'amour et de fureur, Glaise confirme l'immense talent de son auteur à mettre en scène des hommes et des femmes aux prises avec leurs démons et avec les fantômes du passé. Après Grossir le ciel et Plateau, Franck Bouysse s'impose comme une voix incontournable de la littérature française contemporaine.

Éditions La manufacture des livres, septembre 2017
430 pages 
PRIX LIBR'À NOUS - MEILLEUR ROMAN FRANCOPHONE

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