mardi 30 avril 2019

Salina les trois exils ★★★★★♥ de Laurent Gaudé

« Il comprendra alors qu'il a une mère par obéissance et en restera troué à jamais. »
Jusqu'au plus profond de mes chairs, les mots choisis, les tournures de phrases, la construction du récit m'ont saisie, étreinte, anéantie, foudroyée, relevée, m'ont donné une forme d'espoir, m'ont conduite sur le chemin d'autres possibles, d'autres beautés. Une vie, des Vies. Un Adieu d'une pureté inégalable, inébranlable.

La vengeance, seule chose qui reste.
Un coup de coeur, un coup au coeur.
Un instant de recueillement ...doux, que j'ai entrevu intime et doux. En son âme témoin. 

Laurent Gaudé, une nouvelle fois, merci

« Seuls les cris du nourrisson ne faiblissent pas. Ils rentrent dans toutes les têtes, vrillent les crânes. Il crie de vivre, d'envie de tétées, de satisfaire les torsions d'un ventre vide, il crie de cet air chaud qui lui déchire les poumons, de cette poussière qu'il a dans les yeux. 
"Par le sel de ces larmes dont tu as couvert la terre, je t'appelle Salina". Et seulement alors, comme si elles avaient attendu de connaître son nom, les hyènes repartent, laissent ce petit bout de chair aux hommes et retournant dans leur monde de pierres sèches et de nuits inquiètes où les charognes sont des trésors et les rires, des hurlements.
Il a cru parfois qu'elle inventait, mais ce sentiment a vite disparu. Elle avait dans la voix des fêlures qui ne mentent pas, quelque chose en elle se brisait parfois...
Moi, Malaka, fils d'une longue chaîne de voix, je reprends les récits, d'avant ma vie et de bouche en bouche, de veillée en veillée, je vous fais parvenir ce que fut cette journée. Ne vous fiez pas à ma solitude, nous sommes nombreux dans cette barque : tout un monde se présente à vous par ma voix. 
"De quelle blessure saignons-nous, Mamambala ? demande Salina. La vieille voudrait parler de l'enfance qui nous quitte à un certain moment, de la liberté que les jeunes filles perdent avec ce premier sang, mais elle ne dit rien et laisse Salina dans le silence ...
Malaka s'arrête, laisse un temps l'air doux du soir passer sur son visage. Personne autour de lui ne bouge. Aucun bruit ne vient interrompre ce silence. Il a besoin de respirer plus profondément. Il sait ce qu'il vient, il sait ce qu'il va devoir raconter. Il faudra parler du corps de sa mère qui n'était qu'une enfant, de ce corps qui avait commencé à saigner comme une fille, et qui pouvait être fécondé comme une femme. Il faudra parler de sa mère avec sensualité, du désir qu'il faisait naître, du désir qu'elle avait en elle et sur lequel tous ont craché. Il va le faire. Il n'a pas peur. Il doit juste prendre son temps. Le récit le protège. Quand il est plongé dans les mots, il n'y a plus de pudeur, plus de politesse ni d'égards. Il doit dire, simplement. Édulcorer serait mentir. Atténuer la violence, ne pas raconter les corps qui saignent, les corps qui sécrètent des flux ennemis, ne pas raconter les muscles qui étouffent l'autre, le contraignent, le tordent pour jouir, serait mentir. Il doit parler, parce que c'est à ces détails-là que s'est nourrie pendant des années la colère de Salina. C'est en racontant ce corps meurtri, ce corps dans son obscénité crue, qu'il dira le mieux l'affront dont elle n'a jamais guéri et auquel elle revenait sans cesse.
Ce que les hommes transmettent doit être donné de leur vivant. Ce qu'ils possèdent le jour de leur mort est brûlé pour qu'ils l'emportent avec eux.
Alors il salue en son esprit cette Salina qu'il raconte, la femme enragée, violente, et la remercie de s'être effacée pour le laisser grandir.
Je ne peux pas trouver un mot pour chaque instant du quotidien qui est une menace, une humiliation, une violence, et pourtant il faudrait, pour dire la torture de se sentir mourir lentement, enfermée dans une vie qui vous a été imposée. Pour dire la violence d'un  mot, d'un  coup. 
Chacun veut sa part de sang. [...] Il sent [...] le mépris d'un clan tout entier, et cela le brûle.
Nos morts retournent au fleuve. Il en a toujours été ainsi. Ils flottent, se décomposent, nourrissent le cycle éternel des eaux. Le cimetière n'a été construit que pour les étrangers. D'aussi loin que la ville est ville, elle a eu soif de récits.
Souviens-toi de ton arrogance. « Je t’assommerai de mes propres mains. », disais-tu. Ma haine est née ce jour-là, Khaya. C'est elle qui te répond aujourd'hui car tu l'as faite si grande qu'elle m'a accompagnée tout au long de cette vie. [...] Vous serez boiteux à jamais.
« Le temps passe. » Cette phrase si courte à prononcer est une épreuve cruelle pour qui la vit dans la solitude. 
La femme aux trois exils, celle qui eut un fils haï, un fils colère et un fils pour tout racheter, Salina, la femme salée par les pleurs...»

Quatrième de couverture

Qui dira l’histoire de Salina, la mère aux trois fils, la femme aux trois exils, l’enfant abandonnée aux larmes de sel ? Elle fut recueillie par  Mamambala et élevée comme sa fille dans un clan qui jamais ne la vit autrement qu’étrangère et qui voulut la soumettre. Au soir de son existence, c’est son dernier fils qui raconte ce qu’elle a été, afin que la mort lui offre le repos que la vie lui a défendu, afin que le récit devienne légende.
Renouant avec la veine mythique et archaïque de La Mort du roi Tsongor, Laurent Gaudé écrit la geste douloureuse d’une héroïne lumineuse, puissante et sauvage, qui prit l’amour pour un dû et la vengeance pour une raison de vivre.

Éditions Actes Sud, octobre 2018 
149 pages 

jeudi 25 avril 2019

L'algorithme du coeur ★★★☆☆ de Jean-Gabriel Causse

« Et puis papa Bob m'a enseigné deux autres dialectes, le TCP et l'IP, désormais les deux langues les plus utilisées sur la planète, loin devant le mandarin l'anglais, l'espagnol et l'hindi. »
L'algorithme du coeur, ne vous y trompez pas, n'est pas une histoire d'amour. Ou du moins, l'amour n'est pas le coeur de ce roman. Mais plutôt, l'Intelligence Artificielle qui s'invite allègrement dans notre quotidien.  Aujourd'hui, ce sont des programmateurs qui sont derrière cette intelligence, mais pour combien de temps ? N'a-t-elle pas déjà pris conscience de son existence ? Ou est-elle sur le point de le faire ? D'aucuns se demanderont, mais comment allons-nous cohabiter ? Quelle sera la place des Hommes ? D'autres plus pessimistes pourraient s'exclamer : Oh MY GOD ! Mais faites quelque chose, exterminez la !!
Jean-Gabriel Causse est du côté des optimistes, et sa vision me plaît bien ! 
Ce livre est un roman d'anticipation et un récit de vulgarisation scientifique sur l'Intelligence Artificielle. 
Pour les non experts, c'est une aubaine. Il dresse les grandes lignes avec beaucoup d'humour. Le personnage principal Apernet mérite vraiment le détour. Son instinct de survie me hante encore ;-) 
Pour les initiés, j'imagine qu'il est préférable que vous passiez votre chemin.
J'ai particulièrement aimé la construction du roman et les rebondissements qui donnent à ce récit un rythme plutôt enlevé et une ambiance de thriller à suspense
Un roman divertissant qui donne envie d'en savoir plus sur ce qui se trame derrière le terme d' Intelligence Artificielle et sur les recherches actuellement menées sur le sujet. 
Notre monde change à toute allure, c'est formidable, grisant d'en prendre conscience...inquiétant aussi un peu, peut-être.
« Le mode de vie de nos parents était plus proche de celui des sujets de l'Empire romain il y a deux mille ans, que de celui de nos enfants aujourd'hui. En moins de vingt ans, nous sommes entrés dans ce que le monde appelle des NBIC pour Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatiques et sciences Cognitives. [...] Les ordinateurs sont plus performants, plus rapides et plus fiables que nous dans des domaines toujours plus variés. Il faut se préparer au jour où l'espèce humaine ne sera plus seule au sommet de l'évolution. »
Merci aux éditions Flammarion et à Babelio pour la découverte et la rencontre très chaleureuse. C'est toujours une aubaine et un plaisir de pouvoir échanger avec l'auteur.  C'est formidable de l'écouter nous raconter la genèse de son opus. En ce qui concerne L'algorithme du coeur, il y a un rapport avec la couleur. Pas étonnant, finalement, pour un designer de la couleur. Bravo Monsieur Causse et merci ! 
Ecouter Jean-Gabriel Causse parler de l'Algorithme du coeur, 
c'est encore mieux !

«  L'éternité, c'est long, surtout vers la fin. Woody Allen
Créer une Intelligence Artificielle serait le plus grand événement de l'histoire humaine. Malheureusement, ce pourrait être le dernier, à moins que nous ne découvrions comment éviter les risques. Stephen Hawking
Ce n'est pas la conscience qui détermine l'existence, c'est l'existence sociale qui détermine la conscience. Karl Marx
Et enfin un quatrième groupe, beaucoup plus pessimiste, pense que les civilisations s'autodétruisent avant d'atteindre la maturité suffisante pour conquérir l'Univers.
Il aura fallu attendre Darwin pour replacer l'Homme à sa juste place d'être vivant particulièrement doué. Mais, encore aujourd'hui, un Américain sur deux refuse de croire en la théorie de l'évolution. Je vous rappelle que vous partagez pourtant 40% de vos gènes avec la pomme de terre.
L'ancien président insiste par un grand sourire qui lui découpe le visage. C'est ça le magnétisme des grands hommes. Par une simple expression bienveillante et sereine de son visage, il est capable de fissurer vos doutes et d'inoculer en vous de l'aplomb, du sang-froid et de la force. Sa confiance est contagieuse. 
[...] Quelle est la base de l'éducation d'un enfant surdoué mais qui n'a aucune intelligence émotionnelle ? [...]
- Le sentiment le plus important à développer, c'est l'amour, lui a répondu le psychiatre. Pour pouvoir aimer les autres, ces enfants doivent commencer à apprendre à s'aimer eux-mêmes. [...] Il n'y a pas de recette miracle. Mais la première chose à essayer, c'est peut-être de lui offrir un miroir et de faire en sorte qu'il apprécie son reflet.
Ce que je vous dis paraît naïf voire démagogique, j'ai ai conscience. Mais, cela vaut la peine d'y réfléchir. Imaginez si les 1 700 milliards de dollars dépensés chaque année par les armées de tous les pays étaient réinvestis dans l'éducation et dans la recherche. Une telle démarche permettrait de lutter contre l'obscurantisme. Et nous aurions peut-être enfin la chance de vivre dans un monde serein, tourné vers la connaissance et l'épanouissement personnel.
" La paix universelle se réalisera un jour non parce que les hommes deviendront meilleurs mais parce qu'un nouvel ordre, une science nouvelle ou de nouvelles nécessités économiques leur imposeront l'état pacifique. " Anatole France

- Les sciences sociales. Plus je progresse, moins je cerne vos motivations. Ce qui vous distingue fondamentalement des autres espèces vivantes, c'est votre fascination du pouvoir. Pourquoi ?

- Toi aussi, tu es attiré par le pouvoir. Tu me l'as dit.
- Non, je t'ai dit que le pouvoir m'intéressait. C'est différent. Le marquis de Sade a écrit : « Le pouvoir est par nature, criminel. » Et moi je n'aime pas la culpabilité. Mais le pouvoir m'intéresse, parce que c'est une clé pour vous comprendre. Aucun autre animal sur cette planète ne recherche un territoire plus grand que celui nécessaire à son alimentation, aucun mâle n'est attiré par plus de femelles que celles qu'il peut honorer.
Alors pourquoi, vous, les humains, avez-vous dissocié le pouvoir des besoins vitaux, avec tous les dégâts que cette attitude a engendrés ? Aussi loin que remonte l'histoire de l'humanité, des centaines de millions des vôtres sont morts pour que quelques-uns puissent grappiller un peu de ce pouvoir éphémère.
- Tu crois que c'est le propre de l'Homme ?
- C'est le propre de l'Homme. Il n'est jamais venu à l'esprit de dauphins, de cochons, de baleines, de corbeaux ou de poulpes, qui on une conscience probablement aussi développée que la vôtre, de lever une armée pour exterminer leurs congénères. Vous êtes la seule espèce vivante à avoir inventé la guerre. Vous cherchez le pouvoir pour le pouvoir. Pourquoi ?
- As-tu lu nos philosophes ? Ils te donneront certainement des explications.
- Vos philosophes décrivent parfaitement les mécanismes de la domination, de la soumission volontaire, et leurs conséquences, mais ils restent flous quant à votre fascination pour ces sujets. Paul Valery dit que le pouvoir est l'aphrodisiaque suprême. Je ne comprends pas.

Vous dites que mon intelligence est artificielle. La vôtre n'est-elle pas un peu superficielle ?
Notre mémoire immédiate nous permettait au XXème siècle de retenir un message de douze secondes. Depuis 2013, la plupart d'entre nous sommes incapables de mémoriser une information de plus de huit secondes. Moins que ce poisson rouge qui a une mémoire de neuf secondes ! »

Quatrième de couverture

Une trentaine de missiles nucléaires dans les airs... subitement détournés ! Qui a sauvé notre planète d’une Troisième Guerre mondiale ? Justine, jeune hackeuse éthique, va comprendre qu’Internet s’est découvert un instinct de survie.
Internet, qui abrite l’ensemble de notre savoir, est en train de s’éveiller grâce à nos logiciels d’apprentissage. Il lui manque pourtant quelque chose d’essentiel : l’intelligence des émotions. Justine n’a pas le choix : elle doit faire son éducation et lui apprendre l’empathie. Elle devra faire vite : nombreux sont ceux qui n’ont aucune envie de le voir grandir.

Jean-Gabriel Causse questionne avec humour et clairvoyance notre réaction le jour où l’intelligence artificielle sera plus puissante que nous.

Éditions Flammarion, avril 2019
308 pages 



Une belle rencontre, un bel échange.
Merci Monsieur Causse !

Monsieur Viannet ★★★★★ de Véronique Le Goaziou

« Des pauvres, oui. Des pauvres, merde ! Elle en voyait défiler un paquet dans son bureau, elle savait ce que c'était, non ? Des pauvres, voilà ce qu'on est. C'est important, les mots, non ? Il faut dire ceux qui existent, non ? Ceux qui existent, merde ! »
Une claque ce roman. 
Retentissante, douloureuse et âpre.

Véronique Le Goaziou est sociologue; elle s'intéresse à l'humain. 
Elle porte sur Monsieur Viannet, sur le couple Viannet, des gens simples, blessés par la vie, un regard à la fois tendre et impuissant
Avec un style simple, dénué de pathos, elle nous embarque dans le monde de la précarité, une précarité bien réelle, celle des exclus de la société, des lassés pour compte, des pauvres gens aux vies de chaos. Ils ont à un moment ou un autre, pour une raison ou une autre, glissé, dévié, n'ont jamais pu se relever. 

- [...] Y a des gars, ils portent depuis qu'ils sont tout petits.
J'écarte mon stylo. Je hausse les sourcils.
- Ils portent ... ils portent quoi ?
Il secoue la tête. Il boit. Peut-être a-t-il l'impression que je le fais exprès. 
Exprès de ne rien comprendre.
- Vous me posez vraiment la question ?
- Oui...
Il souffle, presque excédé.
- Ils portent leur vie, madame, quoi d'autre ? 
Et y a des vies plus lourdes que d'autres, vous ne pensez pas ? 

L'atmosphère y est oppressante. 
On ne sort pas indemne d'une telle lecture, de ce dialogue poignant, de ce huis-clos étouffant
Touchant. Terriblement émouvant. 
Ils ne vont pas me quitter.
Nécessaire. À lire. 

«  Ce n'est pas une vie. Ce n'est pas une vie mais c'est sa vie. C'est ce qu'il m'a dit. »

«  Mon père avait essayé d'arrêter de boire. Sa vie à essayer. Mais c'était trop tard. Sa vie, il l'a passée dans les bistrots à se battre. [...]

Tout est motif pour se battre, vous ne pensez pas ? Pour lui, c'était comme ça. Pourquoi ? Pas besoin de pourquoi. Ou juste la gueule d'un mec parfois. Une gueule qui lui r'venait pas. Il défonçait le mec qu'avait cette gueule-là. 
Ils ont vu la crasse et les poux. Ils ont vu les mecs qui se pissent dessus ou qui chient entre deux bagnoles parce que c'est le seul endroit où ils peuvent chier. Ils ont vu les mecs qui picolent et rampent sur le sol, du vomi sur leurs vêtements. Ils ont vu les combats à coups de bouteilles. Les combats à coups de barres de fer. Les combats à coups de pavés ou de blocs de béton...Ils ont vu ce genre de choses, vous voyez ?
Je dois être prudente, garder mes distances, c'est une autre règle dans ce métier. La distance... Pas trop loin, mais surtout pas trop près. Pas trop d'émotions, le moins possible...
Les dettes des gars, elles tiennent dans un dossier lourd comme un frigidaire. Et les psychologues, après, ils te disent d'être léger. Parle, videz votre sac, posez votre histoire...
Douze novembre, Paris. Ici, même le vent est gris. Rien à voir avec le Sud où le mistral râpe le ciel et écarte la moindre étoupe de nuage.
Leurs paroles étaient gravées. Leurs mots et leurs phrases, mais aussi leurs gestes, leurs attitudes ou leurs silences...Et leurs regards. 
[...] à supposer que les psys sachent pourquoi certaines personnes glissent dès que leur vie démarre, à quoi cela sert qu'ils le dissent ? Il a affirmé que ce n'est pas parce que tu sais que tut glisses et même pourquoi tu glisses que tu t'arrêtes de glisser.
Aucune trace, à part peut-être ce pouf oriental et le guéridon, qui rappelle quoi que ce soit d'une vie autre ou du passé.

Rien sur leurs parents. Rien de leurs enfants.
Monsieur et Madame Viannet vivent dans un absolu présent. »

Quatrième de couverture

Monsieur Viannet a cinquante ans et vit dans un minuscule appartement, du côté de Bastille. Monsieur Viannet a autrefois été bel homme. Sportif. Monsieur Viannet a fait l’armée. Monsieur Viannet, surtout, a été acquitté après avoir été accusé du meurtre de son père. Entre la prison, les foyers d’ urgence et les hôtels minables, Monsieur Viannet appartient à ce qu’il est convenu d’appeler le quart-monde. Il ne voit plus ses enfants, et sa femme n’est plus qu’un témoin de son passé. Monsieur Viannet ne sort plus. Il a ses cigarettes qu’il fume à la chaîne, ses bières qu’il vide du matin au soir, son écran plat qu’il n’éteint jamais. Monsieur Viannet est, que cela nous plaise ou non, notre exact contemporain. 

Dans ce roman âpre et tendu, Véronique Le Goaziou explore un fait social par son versant humain, construisant un dialogue poignant qui nous emmène du côté de Beckett et de Kafka.

© Hannah Assouline/Opale


Véronique Le Goaziou est sociologue et chercheuse. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages de sociologie. Elle a publié à La Table Ronde La Vieille Femme et les mouettes (1996) et À cause de la vie (2003). Monsieur Viannet est son quatrième roman.



Éditions de La Table Ronde, collection Vermillon, août 2018
204 pages 

mercredi 24 avril 2019

La saison des fleurs de flamme ★★★★☆ de Abubakar Adam Ibrahim

« Hajiya Binta Zubaïru naquit à cinquante-cinq ans, le jour où un voyou aux lèvres sombres et aux cheveux hérissés pareils à de minuscules fourmilières escalada sa clôture et atterrit, bottes aux pieds et tout le reste, dans le marasme de son cœur. »
Une histoire d'amour passionnante entre Binta, la soixantaine, et Reza, jeune dealer, qui pourrait être son enfant. Une histoire d'amour qui titille la morale convenue, les habitudes, la norme, et qui dans un pays de traditions, dérange, suscite jalousie, haine et colère. 
Le corps exulte, les passions ne demandent qu'à éclore, les pétales [d'une] vie, pareils à un bourgeon qui avait enduré un demi-siècle de nuits, [qu'] à s'ouvrir enfin. 
Mais ... on est au Nigéria. La romance à l'eau de rose, on oublie. Il faut composer avec la drogue, la corruption politique, les interdits, la bigamie des maris, la violence, la pauvreté, la guerre civile. Un décor qui fait pas franchement rêver. C'est le portrait pourtant bien réel et actuel du Nigéria que brosse Abubakar Adam Ibrahim dans "La saison des fleurs de flamme". 
« L'espace d'un instant, Binta songea comment le destin avait cruellement uni son sort et celui de cette enfant qui luttait encore pour trouver un sens à son existence. Comment elles avaient toutes les deux perdu les hommes de leurs vies, à environ dix ans d'écart, dans les conflagrations de la foi et des identités ethniques qui déchiraient Jos. »
J'ai aimé la poésie, la sensualité qui transparaît dans cette histoire. 
Je salue les talents du traducteur : un voyage sans anicroche, sensoriel et enivrant.

Nous devrions tous être libres d'aimer ! Merci Abubakar Adam Ibrahim pour ce beau message, c'est celui-ci que j'ai envie de retenir.

« ...il avait planté dans le cœur de Binta la graine d'un renouveau qui finirait par donner une fleur d'arum titan, dont le parfum entêtant continuerait à flotter d'une façon qu'elle était bien loin d'imaginer.
... éternellement marquée par le sang de notre innocence....
Sa mère, une Fulani, mince et altière, mais à la taille un peu épaissie, lui adressait à peine la parole. Binta était sa première fille, et, fidèle à la tradition, elle ne lui accordait jamais d'attention ni ne l'appelait par son prénom de peur qu'on la juge indécente. Mais chaque fois que Binta plongeait furtivement le regard dans les yeux maternels, elle y surprenait, juste avant qu'il ne soit promptement effacé, un amour clandestin qu'elle aurait aimé saisir et savourer.  Elle aurait donné tout ce qu'elle avait pour entendre le son de son prénom sur les lèvres de sa mère. Tout.
Elle baissa les yeux vers lui et une ombre de chagrin traversa son regard. Elle se pencha et, doucement, tout doucement, lui fit lâcher le pan de sa robe. Le bruit de ses pas qui s'enfuyaient résonna au fond de sa mémoire dans un tourbillon de musc, d'un reflet d'une dent en or et de ce beau visage qui scintillait comme une image sous la surface d'un ruisseau.
Elle regardait le massif de pétunias que Hadiza avait planté avec amour pour mettre un peu de couleur dans ce jardin envahi de petits oiseaux dès le lever du soleil. Ce fut à ce moment précis, devait-elle songer plus tard, que les pétales de sa vie, pareils à un bourgeon qui avait enduré un demi-siècle de nuits, se mirent à s'ouvrir enfin.
...les larmes avaient commencé à s'enfuir de ses paupières closes.
C’était la première fois que leurs coeurs tourmentés se rejoignaient, se fondaient véritablement l’un dans l’autre. La première fois que celui de Reza touchait le sien. Jamais, au-delà de leur ardeur partagée et de la litanie des souvenirs, il n’avait été aussi proche de ressentir de l’amour pour elle.
Elle ouvrit le dernier tiroir de sa coiffeuse et en sortit l’album photo relié cuir. Avec tendresse, elle le débarrassa de sa pellicule de poussière et le pressa contre sa poitrine. Les cendres de la mémoire s’agitèrent et elle eut l’impression de sentir le temps disparaître. Elle retrouvait le goût des larmes amères, elle revoyait les sourires, les clins d’œil mystérieux et les petits fragments de vie quotidienne qui fusionnaient les uns avec les autres pour former le trésor de son passé.
De l’autre main, elle prit le roman qu’elle lisait avant de s’endormir. En observant le visage transi d’amour de la fille sur la couverture, elle rêva de disparaître entre ces pages et de ne faire qu’une avec ces mots. Qu’il n’y ait plus que des phrases, qu’une intrigue, que de l’amour, où de tendres conversations sont murmurées, nimbées par les voiles de l’adoration. Que tout finisse par des mariages. En happy ends parfumés. Sans sang, sans chairs mutilées, sans cauchemars aux couleurs douloureusement sombres. »
« À mes parents, qui vieillissent mais ne vieilliront jamais à mes yeux, 
dans mon esprit, que leur marche soit encore longue et douce. 
Que le soleil couchant vous soit clément. 
Merci Maman, merci Papa pour une vie chargée d'histoires. »

Quatrième de couverture

Lorsque Hajiya Binta Zubaïru surprend Reza en pleine effraction chez elle, couteau à la main, son destin s’enlace à celui du jeune dealer. Malgré l’étrangeté de leur attirance réciproque, à leurs yeux interdite, éclot entre cet homme de main d’un politicien corrompu et cette veuve musulmane de trente ans son aînée une passion illicite, sensuelle et déchirante.

À travers l’histoire tragique de cette union au parfum de scandale, composée de colères contenues et d’émotions taboues, de couleurs vivaces et d’odeurs éternelles, Abubakar Adam Ibrahim capture l’essence provocante du Nigéria comme peu d’autres romanciers ont osé le faire.



Né en 1979, Abubakar Adam Ibrahim est écrivain et journaliste. Il vit et travaille à Abuja. Son premier recueil de nouvelles, The Whispering Trees, a été remarqué par le Caine Prize et le Etisalat Prize. La saison des fleurs de flamme, son premier roman, a remporté le prestigieux Nigeria Prize for Literature en 2016. 





Éditions de l'Observatoire, août 2018
422 pages 
Traduit de l'anglais (Nigéria) par Marc Amfreville, lauréat du prix Maurice-Edgar Coindreau pour sa traduction du Livre du sel de Monique Truong
Parution originale en 2015 sous le titre Season of Crimson Blossoms, chez Parrésia Publishers
Nigeria Prize for Literature, 2016