mardi 30 avril 2019

Salina les trois exils ★★★★★♥ de Laurent Gaudé

« Il comprendra alors qu'il a une mère par obéissance et en restera troué à jamais. »
Jusqu'au plus profond de mes chairs, les mots choisis, les tournures de phrases, la construction du récit m'ont saisie, étreinte, anéantie, foudroyée, relevée, m'ont donné une forme d'espoir, m'ont conduite sur le chemin d'autres possibles, d'autres beautés. Une vie, des Vies. Un Adieu d'une pureté inégalable, inébranlable.

La vengeance, seule chose qui reste.
Un coup de coeur, un coup au coeur.
Un instant de recueillement ...doux, que j'ai entrevu intime et doux. En son âme témoin. 

Laurent Gaudé, une nouvelle fois, merci

« Seuls les cris du nourrisson ne faiblissent pas. Ils rentrent dans toutes les têtes, vrillent les crânes. Il crie de vivre, d'envie de tétées, de satisfaire les torsions d'un ventre vide, il crie de cet air chaud qui lui déchire les poumons, de cette poussière qu'il a dans les yeux. 
"Par le sel de ces larmes dont tu as couvert la terre, je t'appelle Salina". Et seulement alors, comme si elles avaient attendu de connaître son nom, les hyènes repartent, laissent ce petit bout de chair aux hommes et retournant dans leur monde de pierres sèches et de nuits inquiètes où les charognes sont des trésors et les rires, des hurlements.
Il a cru parfois qu'elle inventait, mais ce sentiment a vite disparu. Elle avait dans la voix des fêlures qui ne mentent pas, quelque chose en elle se brisait parfois...
Moi, Malaka, fils d'une longue chaîne de voix, je reprends les récits, d'avant ma vie et de bouche en bouche, de veillée en veillée, je vous fais parvenir ce que fut cette journée. Ne vous fiez pas à ma solitude, nous sommes nombreux dans cette barque : tout un monde se présente à vous par ma voix. 
"De quelle blessure saignons-nous, Mamambala ? demande Salina. La vieille voudrait parler de l'enfance qui nous quitte à un certain moment, de la liberté que les jeunes filles perdent avec ce premier sang, mais elle ne dit rien et laisse Salina dans le silence ...
Malaka s'arrête, laisse un temps l'air doux du soir passer sur son visage. Personne autour de lui ne bouge. Aucun bruit ne vient interrompre ce silence. Il a besoin de respirer plus profondément. Il sait ce qu'il vient, il sait ce qu'il va devoir raconter. Il faudra parler du corps de sa mère qui n'était qu'une enfant, de ce corps qui avait commencé à saigner comme une fille, et qui pouvait être fécondé comme une femme. Il faudra parler de sa mère avec sensualité, du désir qu'il faisait naître, du désir qu'elle avait en elle et sur lequel tous ont craché. Il va le faire. Il n'a pas peur. Il doit juste prendre son temps. Le récit le protège. Quand il est plongé dans les mots, il n'y a plus de pudeur, plus de politesse ni d'égards. Il doit dire, simplement. Édulcorer serait mentir. Atténuer la violence, ne pas raconter les corps qui saignent, les corps qui sécrètent des flux ennemis, ne pas raconter les muscles qui étouffent l'autre, le contraignent, le tordent pour jouir, serait mentir. Il doit parler, parce que c'est à ces détails-là que s'est nourrie pendant des années la colère de Salina. C'est en racontant ce corps meurtri, ce corps dans son obscénité crue, qu'il dira le mieux l'affront dont elle n'a jamais guéri et auquel elle revenait sans cesse.
Ce que les hommes transmettent doit être donné de leur vivant. Ce qu'ils possèdent le jour de leur mort est brûlé pour qu'ils l'emportent avec eux.
Alors il salue en son esprit cette Salina qu'il raconte, la femme enragée, violente, et la remercie de s'être effacée pour le laisser grandir.
Je ne peux pas trouver un mot pour chaque instant du quotidien qui est une menace, une humiliation, une violence, et pourtant il faudrait, pour dire la torture de se sentir mourir lentement, enfermée dans une vie qui vous a été imposée. Pour dire la violence d'un  mot, d'un  coup. 
Chacun veut sa part de sang. [...] Il sent [...] le mépris d'un clan tout entier, et cela le brûle.
Nos morts retournent au fleuve. Il en a toujours été ainsi. Ils flottent, se décomposent, nourrissent le cycle éternel des eaux. Le cimetière n'a été construit que pour les étrangers. D'aussi loin que la ville est ville, elle a eu soif de récits.
Souviens-toi de ton arrogance. « Je t’assommerai de mes propres mains. », disais-tu. Ma haine est née ce jour-là, Khaya. C'est elle qui te répond aujourd'hui car tu l'as faite si grande qu'elle m'a accompagnée tout au long de cette vie. [...] Vous serez boiteux à jamais.
« Le temps passe. » Cette phrase si courte à prononcer est une épreuve cruelle pour qui la vit dans la solitude. 
La femme aux trois exils, celle qui eut un fils haï, un fils colère et un fils pour tout racheter, Salina, la femme salée par les pleurs...»

Quatrième de couverture

Qui dira l’histoire de Salina, la mère aux trois fils, la femme aux trois exils, l’enfant abandonnée aux larmes de sel ? Elle fut recueillie par  Mamambala et élevée comme sa fille dans un clan qui jamais ne la vit autrement qu’étrangère et qui voulut la soumettre. Au soir de son existence, c’est son dernier fils qui raconte ce qu’elle a été, afin que la mort lui offre le repos que la vie lui a défendu, afin que le récit devienne légende.
Renouant avec la veine mythique et archaïque de La Mort du roi Tsongor, Laurent Gaudé écrit la geste douloureuse d’une héroïne lumineuse, puissante et sauvage, qui prit l’amour pour un dû et la vengeance pour une raison de vivre.

Éditions Actes Sud, octobre 2018 
149 pages 

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