lundi 29 mai 2023

Le lièvre de Vatanen ★★★★☆ d'Arto Paasilinna

Génial ce livre ! Il m'a fait voyager hier matin. J'ai été totalement embarquée dans les aventures parfois rocambolesques de Vatanen et de son lièvre, du Sud  de la Finlande au Nord de la Laponie, avec un petit détour par la Mer Blanche.

Vatanen a pris la tangente, tout plaqué, tiré un trait sur sa vie d'avant, une vie ordinaire ordonné ; il est parti sur les routes, de par les forêts, les sentiers plus ou moins escarpés. Pour redonner du sens à sa vie, vivre en symbiose avec Dame nature, au gré de rencontres totalement fortuites. Les rencontres fortuites, ne sont-elles pas d'ailleurs les plus délicieuses ? Vatanen en fera de très belles, certaines plus loufoques que d'autres et quelques-unes franchement désagréables.

Une belle personne ce Vatanen. Et une belle réflexion, ce livre, sur les choix de vie, de société, sur l'impact de l'homme sur la nature. 

Un livre qui se dévore sans faim et que j'aurais souhaité sans fin. 

N'hésitez pas à vous lancer dans l'aventure, à poser vos pas dans ceux de Vatanen et de son lièvre, fouler ce petit bout de monde, prendre cette chouette et apaisante bouffée d'oxygène, mettre votre vie entre parenthèse le temps d'accompagner ces deux acolytes dans leurs palpitantes péripéties, savourer ces moments de liberté.  

Avez-vous déjà lu Paasilinna ? Quel titre pour continuer ma découverte de l'auteur me conseillerez-vous ? 

« Deux hommes accablés roulaient en voiture. Le soleil couchant agaçait leurs yeux à travers le pare-brise poussiéreux. C'était l'été de la Saint-Jean. Sur la petite route de sable, le paysage finlandais défilait sous le regard las des deux hommes ; aucun d'eux ne prêtait la moindre attention à la beauté du soir.
C'étaient un journaliste et un photographe en en service commandé, deux êtres cyniques, malheureux. Ils approchaient de la quarantaine et les espoirs qu'ils avaient nourris dans leur jeunesse étaient loin, très loin de s'être réalisés. Ils s'étaient mariés, trompés, déçus, et avaient chacun un début d'ulcère à l'estomac et bien d'autres soucis quotidiens.
Ils venaient de se quereller pour savoir s'ils devaient rentrer à Helsinki ou s'il valait mieux passer la nuit à Heinola. depuis ils ne se parlaient plus.
Ils traversaient en crabe la splendeur du soir, la tête rentrée, butés, l'esprit tendu, sans même s'apercevoir de tout ce que leur course avait de misérable. Ils voyageaient blasés, fatigués. »

« Il fallait sans doute retourner à Helsinki, se dit Vatanen. Que pouvait-on bien penser au bureau de sa disparition ?

Mais quel bureau, aussi, quel emploi! Un magazine qui dénonçait les abus notoires mais se taisait obstinément sur toutes les tares fondamentales de notre société. Sur la couverture du journal s'étalaient semaine après semaine des visages oisifs, miss, mannequins, nouveaux bébés de familles de musiqueux. Plus jeune, Vatanen avait été content de son travail de reporter d'un grand journal, très content d'avoir l'occasion d'interviewer des individus incompris, dans le meilleur des cas victimes d'une oppression étatique. Il avait eu l'impression de faire du bon travail: certains excès au moins étaient révélés au public. Mais avec les années il n'avait même plus l'illusion de faire quelque chose d'utile. Il se contentait de faire ce que l'on exigeait de lui, se satisfaisait de ne jamais ajouter de commentaire critique. Ses collègues, frustrés et cyniques, faisaient de même. Le plus vain des spécialistes en marketing pouvait dire aux rédacteurs quel genre d'articles attendait le commanditaire, et on les écrivait. Le journal se portait bien, mais l'information n'était pas divulguée, elle était diluée, camouflée, transformée en un divertissement superficiel. Foutu métier. »

« Sa femme aurait bien aussi échangé Vatanen si elle avait pu le faire aussi facilement qu'elle changeait de vêtements. »

« Certificat.
Je soussigné certifie que le porteur de la présente autorisation est officiellement en droit de garder et d'élever un lièvre sauvage, étant donné de l'autorisation a recueilli ledit animal. que le porteur sauvage alors que ce dernier était blessé à la patte gauche et risquait donc de mourir. À Mikkeli, U. Kärkkäinen, Administration des chasses du district du SavoSud.
« Donnez-lui des jeunes pousses de trèfle, à cette époque-ci on en trouve presque partout. Et comme boisson, de l'eau pure, inutile de lui faire ingurgiter du lait. En plus du trèfle, il peut manger du fourrage vert, et du regain d'orge... il adore les agrostides, il apprécie les gesses des prés et toutes les vesces, et le trèfle hybride lui convient aussi. En hiver, donnez-lui de l'aubier de feuillus et des branches de myrtille surgelées si vous le gardez en ville. 
- À quoi ressemble la gesse des prés, je ne vois pas très bien. 
- Vous connaissez les vesces?
- Je crois, oui, ce sont des espèces de légumineuses, avec des vrilles comme les pois.
- La gesse des prés ressemble beaucoup aux vesces. Elle a des fleurs jaunes, c'est le meilleur moyen de la reconnaître. Je vais vous faire un dessin, vous pourrez comparer. »»

« « La vie est parfois bien dure, quand on aime les bêtes », marmotta Vatanen ...»

« Quand Vatanen eut terminé son histoire, le professeur déclara emphatiquement : « Mon brave homme, je ne peux pas en croire un mot. Mais l'histoire est belle ; pourtant, c'est étrange que vous ayez besoin de raconter des choses pareilles. Retournez maintenant à l'institut, j'y téléphonerai demain matin.
- Très bien, si vous ne me croyez pas, téléphonez. Ces histoires n'ont pas tellement d'importance. »»

« Vatanen accomplissait son travail de force sans se préoccuper de l'heure, s'endurcissait, oubliait de plus en plus sa vie mollassonne dans la capitale [...]
N'importe qui peut mener ce genre de vie, à condition de savoir renoncer d'abord à son autre vie. »

« Une nuit encore, Kurko se soûla, et l'aventure faillit mal tourner: quand Kurko voulu prouver son adresse de flotteur de bois et courut sur la chaîne de rondins de la rive, il tomba dans le fleuve et manqua de se noyer, car il ne savait pas nager. Vatanen tira le vieillard ivre du fleuve glacé et le porta dans la tente. Au matin, l'homme rudement éprouvé s'éveilla le crâne emperlé de douleur, ouvrit la bouche pour laisser échapper une plainte. On constata alors que son dentier était tombé le soir précédent dans le fleuve. La vie est parfois bien déprimante. »

«« Voilà ce que font les gars de la coopérative », cria l'un des hommes hilare à Vatanen.
« Ou plus simplement, voilà ce que font le commerce et l'industrie, ce que l'argent n'obtient pas, on le prend par la force. »»

Quatrième de couverture

Vatanen est journaliste à Helsinki. Alors qu'il revient de la campagne, un dimanche soir de juin, avec un ami, ce dernier heurte un lièvre sur la route. Vatanen descend de voiture et s'enfonce dans les fourrés. Il récupère le lièvre blessé, lui fabrique une grossière attelle et s'enfonce délibérément dans la nature.
Ce roman culte dans les pays nordiques conte les multiples et extravagantes aventures de Vatanen remontant au fil des saisons vers le cercle polaire avec son lièvre fétiche en guise de sésame. Il invente un genre : le roman d'humour écologique.

Les Éditions Denoël,  1989 - Nouvelle édition en 2018
240 pages
Traduit du finnois par Anne Colin Du Terrail 

dimanche 28 mai 2023

Rester sage ★★★★☆ d'Arnaud Dudek

Très belle lecture. De celles qui sont comme une étreinte. 
Des mots justes, des mots beaux, des mots tendres, fluides, teintés d'humour et d'ironie, de mélancolie aussi, qui font réfléchir sur la vie, l'amitié, la société.
Des mots qui illustrent les égratignures et les grincements de la vie. Entrecoupés de digressions géniales sur les cigarettes ou encore sur les Escalators, l'auteur dresse le portrait d'un trentenaire, Martin, que l'on suit sur une journée un peu dingue ; lui qui imaginait le fait de rester sage comme une garantie de réussite dans la vie. Il menait jusque là une vie aseptisée, réglée comme du papier à musique, où l'improvisation n'avait pas sa place. Une bien belle désillusion car il vient de tout perdre et se demande, très justement, à quoi bon rester sage ? 
« Hélas la réalité court plus vite que les rêves. Vieillir, c'est élever les désillusions au carré. »
La nostalgie berce aussi ces pages d'une confortable illusion, celle de la douceur des souvenirs d'enfance. 
Une bien belle balade empreinte de cocasseries et d'émotions que je vous recommande !
Le premier roman d'Arnaud Dudek était très prometteur Pas étonnant, qu'il ait été atteint le carré finale du Prix Goncourt du premier roman en 2012.
Et en prime, en fin d'ouvrage, un autoportrait très sympa à lire !
« On le sait, L’Escalator souffre d’un déficit d’image dans le cinéma comme dans en littérature. Au rayon ressorts narratifs, les artistes lui préfèrent l’escalier, ou bien l’échelle. Assez rare qu’un personnage de roman franchisse une étape importante de sa vie sur un Escalator. Roméo ne déclare pas sa flamme à Juliette depuis un escalier mécanique. »

« À sept heures trente, au bureau de tabac Le Pacha, tu as acheté des Camel bleues. Tu as payé avec un billet de vingt euros retiré la veille, à deux cents mètres de ton bureau, à un distributeur qui s'est montré dans l'impossibilité de délivrer des tickets. Ces cigarettes ont été vendues par une Sophie, vingt-quatre ans, chat tatoué sur la nuque. Une Sophie hypocondriaque qui souffre de douleurs musculaires depuis un footing de trois minutes onze secondes, une Sophie qui se demande si elle n'a pas un cancer du système lymphatique, une Sophie persuadée que ses organes vitaux vont un à un faire sécession, lui causer mille tourments. Une Sophie qui ne fume pas mais qui devrait songer à commencer (enfin une bonne raison de ne pas oublier qu'on va mourir). »

« Peut-être que ce cauchemar a été l'élément déclencheur. La goutte d'eau. N'empêche, partir ainsi, foncer sans plan ni méthode, cela ressemble si peu à Martin. Ses comptes sont parfaitement tenus dans un cahier de brouillon, lignes tirées à la règle, colonne recettes, colonne dépenses. Dans le troisième tiroir de son bureau, un classeur contient tous ses bulletins de salaire. Lessive hypoallergénique, gel douche sans parabène, déodorant sans aluminium, nettoyant multi-usage taches tenaces, son quotidien est net, aseptisé. Difficile d'y improviser quoi que ce soit.
Martin prend une gorgée de nectar de poire. Trop épais, trop sucré, écœurant. Décidément cette matinée est une erreur, un non-sens, un horloger en retard, un labyrinthe sans entrée.
Un peu comme les vacances que sa mère lui a offertes en mille neuf cent quatre-vingt-douze. »

« Martin a treize ans, des tas d'amis imaginaires, un appareil dentaire. Il aime s'entraîner à marcher les yeux fermés au cas où, un jour, il deviendrait aveugle. Sa collection de pin's vient tout juste de s'enrichir des nattes de la Belle des champs. Au-dessus de son lit, Jean-Pierre Papin réussit un retourné acrobatique. Rien de violent dans son quotidien: on ne mange pas de cocaïne à la petite cuiller, des femmes mal rasées ne vendent pas leur corps sous ses fenêtres.
En revanche, il ne sait pas qui est son père.
Sa propre mère n'a pas bien connu le géniteur; une demi-heure, tout au plus. Elle pense l'avoir croisé deux fois depuis la conception: dans la salle d'attente d'un dentiste, puis, l'année suivante, dans un ascenseur, sans certitude. Elle n'a jamais cherché à mythifier ce père inconnu, en faire un légionnaire couvert de cicatrices, l'inventeur du vaccin contre la variole ou un nouveau Hemingway: très tôt, Martin a compris qu'il était le fruit d'une erreur de jeunesse, le produit d'une banquette arrière et d'une soirée disco trop arrosée. Voilà bien le genre de révélation qui n'aide pas à se construire, ni à avoir confiance en soi. »

« Tu la regardes, ses joues creuses, le noir de ses yeux qui étincellent un peu. Folle. Ça te glace le sang. Comment bascule-t-on ? On naît fou? On le devient ? Te voilà face à un précipice d'angoisse et de questions sans réponses. Le regard de cette femme ne peut rien pour toi. »

« Une dizaine d'années plus tard, quand Martin analysera à froid sa haine des touristes et ses choix professionnels incongrus, quand, vissé à une copie de fauteuil Louis XV, dans une pièce qui empeste l'encens et les remords, sous le regard bienveillant d'une autre thérapeute d'âge indéterminé, il tentera de comprendre pourquoi son licenciement l'a anéanti, pourquoi il a eu le sentiment qu'on tuait une seconde fois sa mère en le mettant sur la touche (rien que ça), il comprendra que, même si tous les monsieur Démonté du monde ne deviennent pas kinés, même si tous les voyagistes de la planète ne jouent pas à Œdipe et Jocaste en signant leur contrat de travail, nos choix ne sont jamais totalement anodins. »

« La vie se termine souvent là où commencent les statistiques.

Avant d'être une série de données, Laurent étudiait le droit. Jouait au mot de cinq lettres en cours de constit'. Arpentait les couloirs de la fac à la recherche du sosie de Kate Winslet. S'endormait sur les dépêches du JurisClasseur. Avec Martin, avec toi, avec d'autres, Laurent se rendait à des soirées où l'on refaisait le monde autour d'un plat de pâtes. Les lendemains de Laurent démarraient rarement avant midi... Sauf ce mardi, où la Ford blanche du chauffard a percuté sa voiture.
On ne devrait jamais rien changer à ses habitudes, songes-tu, et tu lâches la main courante. Après la mort de Laurent, quelque chose s'est cassé. Tu as voulu prendre l'air, te sauver, t'éloigner. Tu as passé une année à l'étranger à contempler, rêveur, les jupes des petites Anglaises insensibles au froid. Elles se baladent en soutien-gorge par moins dix degrés, crispées sur leurs talons, la lèvre supérieure tartinée de mousse de Guinness. De retour en France pour ton troisième cycle en ingénierie informatique, tu as subi les humiliations comico-sexuelles de tes aînés, avant de te venger sur la promotion suivante. Lors d'une soirée organisée par plusieurs associations d'étudiants, une soirée pleine d'alcools forts et de déguisements improbables, tu t'es pris pour Lucky Luke et tu as flashé sur le Petit Chaperon rouge. Elle a refusé de se laisser attraper par ton lasso. Tu as eu envie de la revoir. Pour lui offrir des fleurs (des gueules-de-loup, forcément), lui donner un double des clés, choisir un lave-linge commun, entendre tes parents lui dire Marie, appelez-nous Nicole et Robert. La vie était lancée. Plus le temps de rappeler les vieux copains, pas même Martin. Le temps a commencé à se compter en années.

Pas trop tard pour se rattraper. »

« Dix années, cela ne se rattrape pas facilement. Il faut bien commencer par quelque chose. On a davantage à dire à des gens que l'on voit tous les jours (un nouveau canapé en cuir, un cheval de Troie dans le PC de Berthier, un excellent chinois boulevard Foch, oh et puis je t'ai pas raconté, les locataires du dessus déménagent) qu'à un camarade perdu de vue depuis dix ans (j'ai rencontré une femme, on vit ensemble, je travaille, voilà voilà voilà). C'est qu'en dix ans, il s'en passe. »

« Martin raconte tout, son idée de vengeance ce matin, le coup de sonnette dans le vide, le marteau dans son sac (c'était donc ça !), tu te mets à souhaiter une pause dans le récit. Tu espères une rupture de ton, un éclat de rire avec une claque sur l'épaule, un je plaisantais prononcé avec force mimiques, une grande bouffée de rire bruyant, oh oh, tu m'as cru, ce que tu peux être naïf. Un temps d'arrêt, une parenthèse florale, une respiration bucolique, la description d'un paysage argentin empreint de sérénité, une plaine pampéenne reposante où il existe d'importantes variations de reliefs, où des paysans fendent la brume fraîche qui recouvre les champs. Oui, à ce stade, l'histoire de Martin manque singulièrement d'un moment argentin.
Martin a fini son monologue désespéré et désespérant. Manifestement, c'est à toi de parler. Tu hésites entre un mon Dieu hystérique et un je passe plus doux. Tu mesures la gravité de la situation. Le raisonner, lui faire la leçon ?
- C'est pas une solution... Non, franchement... Ta voix s'effiloche avant de se dissoudre. Tes arguments: aussi convaincants que la photo d'un poumon cancéreux posée sous le nez d'un ado rebelle. Martin fait mine d'être d'accord et tu es trop content de changer l'orientation de la conversation. Tu exhumes des histoires, ressuscites des anecdotes. Des placards sortent de doux souvenirs, des doudous rassurants qui prouvent que vous avez été vivants, et que vous pouvez l'être encore. Les événements les plus banals se changent en formidables épopées.
- Eh, tu te souviens des boîtes aux lettres qu'on remplissait de soda, avec Laurent ? Et les dix-huit ans de Lolo ? La tête des gendarmes quand il a baissé la vitre de la Panda !
Vous étiez mignons à l'époque. La vie était facile. Même si vous teniez à peine debout, l'avenir qui vous attendait forcément était droit comme un i. 
- On était cons.
Déjà treize heures trente. Au même moment, à deux rues de là, le libraire Dupont se fait livrer un pack d'eau minérale et des sous-vêtements propres. En direct d'un balcon, un journaliste décrit l'action à la manière d'un commentateur de football italien. Martin te quitte après le tiramisu maison.
- Ça va mieux ? lui lances-tu sur le trottoir.
- Disons que ça pourrait aller plus mal, dit-il en s'éloignant. »

« Hélas la réalité court plus vite que les rêves. Vieillir, c'est élever les désillusions au carré. »

« On connaît la mélancolie des fast-foods, on devrait également s'attarder sur celle des voyagistes. Derrière les catalogues colorés et les billets d'avion, des problèmes assez terre à terre, trésorerie, TVA, charges sociales, gestion des ressources humaines, stratégie commerciale. Des clients, aussi. Ceux qui veulent partir en plein mois d'août pour moins de cinq cents balles (tente canadienne et camping en Ardèche ? Non: les Antilles ou rien). Ceux qui déclinent une promotion pour le Népal (hors de question de partir en Afrique). Qui veulent découvrir la Septicémie, Malte (capitale de la Grèce), ou Melbourne (en Floride). Qui souhaitent réserver dans un hôtel de Las Vegas, chambre avec vue sur la mer. »

« Au bout d'un moment, la colère. Contre l'unique coupable, celle qui l'a conçu dans un moment d'égarement, à l'arrière d'une voiture aux pare-chocs enfoncés. Cet automate, qui a fui une bonne fois pour toutes ses responsabilités, a lâchement gagné une sorte de no man's land où tout est plus simple, où les loyers ne se paient plus, où l'on part en vacances quand ça nous chante, à coups de neuroleptiques.
- Sois pas si dur, glisse la grand-mère sur le chemin du retour.
Désormais, les bougies se souffleront sans elle. Sa signature énorme ne zébrera plus les pages du carnet de liaison. Son joli minois n'éclairera plus les photos de famille. Il va falloir s'y faire.
- Tu veux qu'on sorte quelques albums après souper ? Ça te dit ? Il hoche la tête, pour lui faire plaisir. »

« Les photos de l'enfance, c'est toujours un peu pareil. Un bébé couperosé, donnant l'impression d'avoir mangé un plat trop pimenté, un bébé à élever volets fermés et rideaux tirés, un bébé que tout le monde ose trouver mignon. Puis les enfantillages, les poses en anorak orange devant un bonhomme de neige raté, les poses en slip de bain kaki devant un château de sable raté, les poses en sous-pull bordeaux devant un fraisier penché (le cliché ne raconte pas l'océan de larmes, dix secondes avant le flash: un gâteau aux trois chocolats avait été commandé). Ensuite ? Le corps commence à pousser, à nous cerner, à nous enfermer dans un bocal. La vie angoisse, la mort angoisse, l'amour angoisse et les bagues grises d'un appareil dentaire voilent le sourire. Il n'y a rien de moins photogénique qu'un adolescent complexé. Un poulpe, à la rigueur. 

Martin n'a pas échappé aux heures de sourire figé, aux « ouistitis » et aux « cheeses » prononcés avec conviction. Martin n'a pas échappé aux recule, aux encore un peu à gauche, aux bah on la double t'as fermé les yeux d'une mère rarement aussi directive que dans ces moments-là. 
Là où Cathy se démarquait, c'était dans la phase suivante. 
Elle ne développait jamais les photos. »

« Dans les tiroirs de Cathy, pas d'albums numérotés, juste des rouleaux de pellicule. Des souvenirs sagement enfermés, à l'abri, protégés : le soleil les aurait abîmés, la poussière les aurait salis, les yeux les auraient déformés. Dedans tout est bien calibré, tout resplendit, tout brille. Conservés dans les rouleaux, les clichés font la part belle à l'imagination. Regarde un peu cette pellicule, Martin. Ce qu'on a l'air heureux. En ne développant rien, Cathy avait l'impression de porter un peu moins le lourd fardeau des souvenirs. »

« AUTOPORTRAIT

Je m'appelle Arnaud à cause d'un film dans lequel jouaient Bourvil et Adamo. Je m'appelle Arnaud et j'aurai bientôt trente-trois ans. Je n'appartiens plus à la génération des débutants, des minots, des espoirs : à présent j'ai un âge de retraite sportive.
Oh je sais, ça arrive à des gens très bien, de vieillir. Mais doit-on pour autant l'accepter comme tout le monde ? Sermonner les gamins qui ont fait tomber leur ballon dans mon jardin ? Carafer le vin ? Faire des confitures, mouliner des soupes, éplucher le classement annuel des meilleurs hôpitaux de France ?
Moi je consens à vieillir mais j'essaie de lutter. À ma manière.
L'émerveillement est ma bouffée d'oxygène. Vieillir oui, mais en laissant fondre des bonbons sous ma langue. Demain, après-demain, l'année prochaine, je toucherai peut-être à des buts sans intérêt (et n'atteindrai pas forcément l'essentiel). Demain, après-demain, l'année prochaine, la vie me proposera peut-être une partie de roulette russe (une roulette qui sera belge, au final; le barillet rempli de balles). Demain, après-demain, l'année prochaine, la sénescence remplira ses poches de petits-fours en piratant le code de ma Visa. Mais cela n'aura aucune importance.
Parce que mes yeux pétilleront sous un ciel zébré de feux d'artifice. Parce que mes papilles danseront avec un bœuf bourguignon cuisiné à la perfection. Parce qu'une phrase sonnera tellement juste, page quatre-vingt-deux. Parce que dix mille petites choses m'enchanteront encore.  
Et ça me suffira.
Tant pis pour les confitures.

ARNAUD DUDEK »

Quatrième de couverture

Enfant, il imaginait que, s'il restait sage, il réussirait sa vie. Grossière erreur. À 32 ans, Martin Leroy a tout perdu, sa petite amie et son emploi. Mais pas son énergie. Il décide donc un beau matin de consacrer toute la journée à son ancien patron et de se présenter chez lui. Pour lui faire rendre gorge certainement. Mais la journée va s'avérer plus riche et variée. Le jeune homme va croiser une buraliste, un collégien, des amoureux, un pigeon, un homme séquestré - et surtout son ami d'enfance qui lui rappelle des faits saignants. D'un commun accord, à la tombée du jour, ils concluront que l leur vie n'est pas vraiment fabuleuse et qu'il faudrait faire quelque chose... Mais quoi ?

ARNAUD DUDEK est né en 1979 à Besançon. Rester sage est son premier roman.

Éditions Alma éditeur,  décembre 2011
118 pages 
Sélection finale Goncourt 2012

mardi 9 mai 2023

Les grands cerfs ★★★★☆ de Claudie Hunzinger

« Look what they've done to my song ma
Well it's the only thing
That I could do half right
And it's turning out all wrong ma »

Voilà le plan :
« Le village, puis le chemin sombre dans la forêt sombre, prendre à gauche la voie indiquée par une pancarte « SANS ISSUE », ou plutôt sans issue générale, une voie qui s'écartait de la tyrannie du nous, du nous-politique, du tous-ensemble, prendre donc la voie barrée à franchir ; voie qui sentait l'aventure, le vent et les secrets, qui sentait la singularité, la ferveur singulière, la découverte de soi, du monde, la voie du libre; voie qui menait droit à un endroit clandestin bourré de connaissances ésotériques ... »
Un très beau voyage dans lequel il ne faut pas craindre d'être trempés, essorés, lacérés par la pluie. C'est peut-être ça le vrai voyage, comme le dit l'auteure : « survivre au froid, à la peur. »
Pour perdre la notion du temps.
Être à l'affût de la splendeur.
Contempler la liberté.
La noblesse. La splendeur.
Savourer. 
S'éveiller.
Prendre conscience de l'appauvrissement de notre monde.
S'en émouvoir...
Se faire invisible pour voir l'invisible, 
Curieuse d'un monde inépuisable de détails et de précisions.
« [...] ce n'était pas poète seulement qu'il fallait que je sois pour le livre que j'avais commencé à bâtir, mais poète de la nature, lui donnant la voix. Ce qui signifiait un autre genre de travail. Des précisions. Des faits. Tout, scientifiquement exact. La science comme méthode, mais avec l'aide de Vénus, son aide sensible, amoureuse, passionnée, si je voulais obtenir un soulèvement des consciences. »
Un excellent moment de lecture, qui respire la nature et qui m'a davantage touchée que le prix Femina 2022 "Un chien à ma table". La narration y est un poil moins fluide j'ai trouvé. 


« Elle avait été placée là rien que pour qu'on puisse y attendre l'apparition d'êtres d'une autre espèce que nous, sans être certain que ceux-ci se manifesteraient, car on a beau y retourner des semaines à la file, s'obstiner des heures, se concentrer, vouloir les faire apparaître, s'épuiser les yeux: rien. Et puis un soir, tassé dans son obscurité, on pense à tout autre chose, on relève la tête : ils sont là.
Qu'il fallait de la chance pour les voir, et ensuite, si on voulait les revoir, ne compter que sur une observation passionnée des indices et des traces, des heures et des lieux, sur une véritable ascèse, y donner tout son temps, y consumer son être, je l'ai su plus tard.
Quand j'ai refermé la porte, je me suis retrouvée dans une boîte sombre avec la bizarre impression de m'être introduite dans mon crâne pour m'y asseoir, de n'être que mon regard tapi derrière mes yeux. Qu'est-ce qui allait se montrer ? »

« En fugue depuis l'âge de dix-sept ans. Rattrapé par l'armée. Flanqué dans un bataillon disciplinaire pendant la guerre d'Algérie. Au retour, pas dupe de la société. Dupe de rien. Un garçon dont le style était frèsch en alsacien, frach en allemand. Insolent. Ses sarcasmes, je les connaissais bien. En véritable irréductible, Nils avait aussitôt résisté aux ingénieurs du Génie rural, corps des Ponts et Chaussées, qui, dans les années soixante-dix du siècle précédent, voulaient aménager notre minuscule territoire, le désenclaver, pulvériser notre poche de résistance, relier son vilain petit chemin privé au circuit communal et goudronné, et de là au grand circuit commercial qui s'annonçait, et de là aux villes, aux parkings des supermarchés, aux terrasses à chaque rue, aux opinions qui se répandaient comme le jus d'une seule cervelle, au tourisme de masse, aux sacs en plastique, aux océans qui agonisent, aux billets low cost, aux valises à roulettes, aux aéroports, aux caméras, au grand réseau global et surveillé qui s'annonçait. On a dit non ensemble, Nils et moi. On n'a jamais été sensés. Heureusement, heureusement. »

« [...] son abord naturaliste, sa façon de les distinguer à une balafre, à une oreille déchirée, à la nuance de leur pelage plus ou moins fauve ou brun, à leur museau plus ou moins large ou court, et encore plus calé, à leur ramure, parlant d'un 10-cors ou d'un 12, ou d'un 12 irrégulier, ou d'un 18. Enfin son regard qui décelait en eux des individus, de véritables personnages, puisqu'il leur donnait des noms, Wow, Pâris, Merlin, Apollon, Arador, Geronimo, m'avait ravie. Et piquée au vif. J'habitais au milieu d'eux et ne les différenciais Et quand Léo avait dit que leur territoire se superposait au nôtre, dix mois sur douze, j'avais sorti mon carnet, pris des notes, étalé une carte IGN, lui faisant dessiner les points de jonction, les débordements, et j'avais vu surgir la configuration précise de cet autre espace qui doublait le nôtre, habité par d'autres que nous : un territoire creusé d'une dimension sauvage, approfondi de trous, de cavernes, d'avernes, de bauges, de terriers, d'antres ; imprégné d'odeurs puissantes ; hanté de craquements, de brusques galops, d'effrois ; traversé de masses rousses, d'éclairs noirs, d'agilité, de splendeur. »

« [...] quitter la plaine pour les montagnes a été une décision poétique, un bond poétique. Plus tard, dans les universités, on a appelé ça « se déterritorialiser », Et nous sommes devenus des maharajas solitaires au sommet de la montagne. Des maharajas de la pire espèce, d'après Charlie Hebdo, des maharajas émerveillés, en pleine illusion lyrique, et l'émerveillement, ça, Charlie ne supportait pas, car en plus nous étions des maharajas sans eau courante, sans chiottes, sans salle de bains, qui se moquaient de l'arrivée des réfrigérateurs, des lave-linge, des lave-vaisselle, de la viande à tous les repas, et du « nous » politique, lui préférant le « je » singulier. Qui avaient refusé la société et l'ennui, parce que, à cette époque, la France s'ennuyait. Qui avaient préféré le désir et le secret. L'aventure. Et l'impossible. C'était l'impossible qui était intéressant. »

« Je découvrais « l'effet affût » : le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n'étions pas là. Comme si nous n'étions pas, tout court. On constate que le monde se passe de nous. Et même davantage : il va mieux sans nous. »

« Les essais tentent de vous expliquer le monde; les romans, eux, cachent savamment son secret, ne semant que des indices pour vous laisser, comme dans une course au trésor, le plaisir ou l'effroi de le trouver vous-même, tout à la fin ; et parfois, c'est une stratégie, les romans vous mènent à la fin qui n'est qu'un aveu. Celui de l'impossibilité de conclure. »

« [...] la joie, c'était ça : survivre encore un peu, les poings sans menottes et le cou sans collier. »

« Avec Léo, ce qu'il y avait de bien, nous ne parlions pas de nous, comme si nous prenions la vie d'une autre manière, décentrant l'intérêt du monde, préférant explorer ses marges auxquelles nous donnions toute la place. Et qui rétrécissent salement.

Nous avons parlé des cerfs comme chaque fois. Ces cerfs qui vivaient alors autour de nous, huit à vingt-deux mâles, tous des célibataires, les biches étant plus haut avec les bichettes et les faons, formaient un clan soudé par l'entraide, dans lequel je voyais une tribu d'Indiens branchée sur l'univers. Un Grand Chef, qui s'est imposé par sa science de l'utilisation de l'espace, des caches et des passages, des herbages et des points d'eau, des heures et des saisons, et sans doute aussi par sa noblesse, par sa beauté, mène le groupe qui lui fait allégeance. Dix mois de solidarité asexuelle. Longue période de repos nécessaire aux métamorphoses successives qui transforment lentement cette confrérie de cerfs contemplatifs en machines de guerre, jusqu'à ce qu'à l'automne, sous l'effet des hormones du désir suscitées par la chimie des effluves les que biches fertiles commencent à émettre au loin, leur clan vole en éclats.
Chacun pour soi quitte alors les prés, traverse les vallons, monte vers les places de brame, ne se nourrissant plus, guerroyant seulement, se mesurant aux autres pour la possession des femelles, et c'est aussi violent que la guerre de Troie, avec Agamemnon, rapt de Briséis, colère d'Achille, défis, injures, vengeance, mort, triomphe, héros, harem. Mais la plupart du temps, ça reste une guerre symbolique, loyale, un cor à cor, ramure contre ramure, et le moins fort lâche prise de lui-même sans dégâts. Déjà la  guerre des chefs se termine avec la brève saison des amours, et les cerfs redescendent par petits groupes disloqués qui se recomposent en clans. Ils sont alors balafrés, un époi cassé, un oeil crevé, efflanqués, amaigris et souvent affamés parce qu'il neige ici parfois depuis novembre, et que l'hiver, pour se nourrir, un cerf doit beaucoup se déplacer. Hivers de famine. L'ONF ne les aide pas. C'est peu dire, m'expliquait Léo, alors que nous parlions cerfs depuis presque une heure, debout près du gunnera où il avait déposé son sac à dos, tandis que la même odeur si particulière de la neige acide et fraîche, le même entrelacs de chemins secrets, la même mélopée du vent, la même grandeur et la même solitude des montagnes nous enveloppaient tous les deux.
C'est ce matin-là que Léo m'a appris que la survie de cette espèce était menacée par l'ONF. Coupes de bois sans précédent ne tenant compte de rien, ni des zones de mises-bas ni des places de brame. Qu'est-ce qu'on veut, disait Léo, que les cerfs disparaissent pour de bon ? Ils font tout pour ça. À l'ONF, on apprend aux étudiants qu'un bon cerf est un cerf mort. »

« Disparaître en restant là. Incognito. Se faire invisible pour voir l'invisible. Guetter des apparitions. Découvrir un clan, ses figures de légendes. »

« Je notais les « fumées » comme on appelle les excréments noirs et luisants, perlés, que jettent les cerfs et qui varient avec l'âge et la saison, et j'apprenais le vocabulaire qui les décrit, aiguillonnées, déliées, dorées, en bousard, en chapelet, en plateau, entées, en torches, formées, nouées, ridées, vaines. Je repérais l'emplacement des excréments des autres animaux qui sont des pancartes, des drapeaux, des blasons dont les odeurs sont des états d'âme, des billets doux, des rendez-vous, ou des défis, des intimidations. J'observais tout. J'enregistrais la nature du sol. Silencieux ou bruyant quand je m'approcherais ? Je vérifiais le sens du vent et sa dominante.
On dit qu'on ne peut pas rester inaperçu au niveau olfactif, même en mirador, même en cabane d'affût tressée de fougères, et encore moins à peine enrobé d'un filet à larges déchirures. Qu'il faut utiliser la même vieille paire de bottes, le même T-shirt, le même pull, rangés dans un tiroir tapissé d'aiguilles de sapin. On dit que, quoi qu'on fasse, on restera un être humain. Qu'il faut savoir venir, revenir, se faire tolérer. Nils m'a toujours dit que lui, il pouvait faire son bois, tronçonner, sans les faire fuir. Si on ne s'occupe pas d'eux, ils ne s'occupent pas de vous. Mes longs préparatifs le faisaient sourire, peut-être d'envie malgré tout. Parce que, n'empêche, ça sentait le départ autour de moi, la terre inconnue, la découverte. »

« [...] j'avançais dans les sentiers craquant de gel comme j'avançais dans la narration d'un roman. Ce qui ne m'empêchait pas d'avoir en tête l'idée de mon livre à venir, mon livre de grand air, même si j'étais encore plongée dans l'expérience et la découverte, ne prenant que des notes, à la volée. Mais je n'imaginais absolument pas que le roman de nature qui commençait à m'habiter allait prendre le visage de la société elle-même, moi qui avais voulu lui fausser compagnie; et que j'allais me retrouver dans un imbroglio consternant, avec partis opposés, propagande dans les journaux et jusque dans les écoles, et révélation finale sur le charnier du monde ; et que toute sa malfaisance, comme un catalyseur, allait mettre en question mon amitié avec Léo. Je ne savais pas que j'allais me retrouver face à l'insoluble, moi qui m'étais retranchée dans ma parcelle de beauté et de refus, dans la radicalité de la solitude, sa simplicité, sa facilité ; moi qui avais relevé le défi de gagner ma vie à l'écart. Qui étais sortie du monde. Mais c'est quand on en est sorti qu'on s'aperçoit que le reste du monde a la peste. Ça crève les yeux. Le reste du monde et nous aussi, voilà ce que j'apprendrai. Nous aussi, nous avons la peste même prétendons à l'innocence. 
Non, je ne savais pas que j'allais me retrouver face à la ruine, au gâchis, aux dégâts. Et que tout ce que j'avais fui allait me revenir en plein dans la poitrine, en plein cœur, je ne le savais pas, allait me revenir comme un nuage chargé de neige et de derniers temps, chargé des préludes de la fin, durant les mois qui allaient suivre. »

« C'est devenu une obsession. Contempler des cerfs. J'aurais aimé approcher leurs présences, connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles, me glisser dans leur mufle, être leur salive verdie du suc des herbes, frémir sous leur pelage, bondir dans leurs muscles, m'enfoncer profondément dans leurs sabots, dans leur fonds d'expérience, parcourir le temps qui existe et le temps qui n'existe pas, nager dans les vapeurs qui montent des prairies ou dans celles qui montent des grottes, cinq cerfs nageant dans la brume aux parois de Lascaux, porter le poids de leur couronne, connaître une seconde, une seule, leur souveraineté, la mêler aux branches des forêts traversées, ne plus savoir si je suis cerf ou forêt en train de nager, de bondir. D'exister. »

« Je savais que les ramures des cerfs tués à la chasse étaient exposées chaque printemps dans des salles communales où, faisant un seul bloc avec le crâne blanchi et devenues « trophées », elles étaient présentées à la cotation, et récompensées de médailles de bronze, d'argent ou d'or, revenant à ceux qui les avaient abattus. C'est leur couronne puis- sante qui transforme ces grands mâles en rivaux des chasseurs, évidemment en rivaux, en pères possédant toutes les femelles, en rois de la forêt. Comme les éléphants, les rhinocéros, les élans. Parce que, qu'est-ce que c'est ce "trophée" si ce n'est un mirage donnant l'illusion à celui qui s'en empare de posséder enfin ce qu'il lui manque, lui manquera toujours: une souveraineté perdue avec l'acquisition du langage. »

« Léo avait pris son appareil, mais pas de trépied. Moi, rien, mes yeux c'est tout. Des conditions épouvantables. Des bourrasques incessantes de grêlons semblables à des météores gelés, à travers des genêts enrobés de glace. Et quand on s'est approchés, avec seulement le filet comme écran entre eux et nous, on les a vus qui ruminaient en rêvant, couchés dans la neige, le vent, la tempête, le brouillard, la glace, le grésil. Et Léo a saisi les plus belles photos de sa série la plus sauvage, des cerfs au milieu de météores. Et le lendemain, quand il m'a montré ses photos, il m'a dit qu'il avait tendance à sortir par des exécrables. Eux aussi. Qui donc temps d'humain sortirait par un tel temps ? Personne. Mais moi, j'aime ça, m'a dit Léo. J'aime cette solitude, ce silence, et cette souffrance du corps pris dans les éléments sauvages. Je me sens enfin proche d'eux. Il y a égalité. On est sur le même plan, les cerfs et moi, dans le même temps insoutenable, glace et vent, dans le même monde sans personne. Qu'est-ce qui me pousse ? Un instinct primitif? Le côté possession ? Sans doute. Mais aussi le goût de l'extrême. Du suprême. »

« Au sol, au début, je ne remettais personne. Mais c'est au sol que les oiseaux étaient les plus nombreux, comme si une cape y avait été jetée, grise, qui ondulait agitée par un vent bizarre, se multipliait, s'envolait d'un coup, puis revenait par petits morceaux décousus pour se reformer sous mes yeux, à pas même un mètre. Il m'a fallu l'hiver pour identifier les tarins, rayés de vert, petits, nombreux, une seule bande. Puis j'ai distingué, parmi eux, quelques pinsons des arbres au gros ventre vieux rose. Et aussi, un jour, un bruant éclaboussé de jaune d'or, l'air d'une fleur de pissenlit.
Dans la mangeoire, arrivées et départs, j'ai mis du temps aussi à différencier ce qui était mésange charbonnière : du jaune et du noir; mésange nonnette : du gris, du blanc, du noir, extrêmement épurés, minimalistes ; mésange noire : du noir et du blanc déchiquetés; mésange huppée : crête grise mouchetée de blanc et ventre couleur de pêche; mésange bleue : crâne aplati par une casquette bleu azur qui lui tire les yeux, ses yeux chinois. »

« [...] la joie n'est pas un plan de vie comme le bonheur. Tout le contraire du bonheur. Elle vous tombe dessus dans les pires catastrophes. Aujourd'hui, en plein désastre, en plein deuil, il n'y a que la joie de possible. Laissons de côté le bonheur. Préparons-nous à la joie d'être encore en vie. Et je repensais à la joie qu'a éprouvée soudain Claude Simon, dans la boue des batailles, sous les obus, à se sentir encore en vie. Dans la boue, nous y étions déjà ; en guerre aussi. Et personne ne le savait. Ne voulait le savoir. »

« Le village, puis le chemin sombre dans la forêt sombre, prendre à gauche la voie indiquée par une pancarte « SANS ISSUE », ou plutôt sans issue générale, une voie qui s'écartait de la tyrannie du nous, du nous-politique, du tous-ensemble, prendre donc la voie barrée à franchir ; voie qui sentait l'aventure, le vent et les secrets, qui sentait la singularité, la ferveur singulière, la découverte de soi, du monde, la voie du libre; voie qui menait droit à un endroit clandestin bourré de connaissances ésotériques ... »

« Ce même mois de mai, j'ai repéré des chardonnerets. Quatre couples. On les dit traqués et capturés pour être revendus et mis en cage. Leur minuscule poignée de couleurs, leur chant exquis, se négocie aujourd'hui au prix de la drogue.
Le vert des prés était devenu électrique, avec des décharges invisibles, troué de trilles, et personne sur les chemins. On ne savait pas si on était heureux, mais on n'aurait voulu être nulle part ailleurs, ne voir personne en effet, et puis on attendait quand même on ne savait qui. »

« C'était un été paradoxal, de joie et de profonde mélancolie. L'été précédent, je m'en souvenais bien, le jour même où Le Monde titrait « La sixième extinction de masse est en cours », et annonçait la disparition des espèces, nous avions été visités par un Grand Mars changeant, plus vu depuis des années, entré par la porte-fenêtre grande ouverte. Son bleu métallique, irisé. Et une heure plus tard, dans la prairie, midi, était passé le voilier jaune taché de rouge et de bleu d'un Machaon. Je n'avais pas pu m'empêcher de voir dans ces insistantes apparitions des visites d'adieu: La Beauté vous salue bien. Donc, je les attendais avec un peu d'angoisse. J'attendais leur retour. J'aurais voulu les revoir, cet été là. Je ne les ai pas revus. J'en restais stupéfaite. Je n'en revenais pas d'être témoin de la fin de notre monde, de la naissance d'un autre, alors que l'idylle paradisiaque de notre installation là-haut datait de quelques années seulement. Quel étrange privilège m'était échu là: assister au moment charnière de l'histoire de notre humanité. La catastrophe avait pourtant été annoncée depuis longtemps. On nous avait prévenus. »

« Dehors, mirage d'une journée d'été brumeuse et bleue. À l'intérieur, mirage d'un texte qui se ramifiait. Le lendemain, j'ai remis le nez dehors pour noter tout ce qui bougeait et poussait et croissait. Il faisait si beau que je dormais la porte ouverte sur le pré. Je me souviens de la chaleur. De rasades d'eau glacée. »

« En dix ans. Ça s'est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j'en ai pris conscience seulement cet été là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété des formes, une extravagance, une jubilation d'être qui s'accompagnait d'infinis coloris, de moirures, d'étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. Et ce n'était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. Cet été, je m'en souviendrai toujours, je n'avais vu dans les prés que des papillons blancs, des piérides, tous pareils, et ils voletaient, du matin au soir, en une sorte de tourisme de masse. Mais où étaient passés le Flambé, l'Argus bleu, l'Aurore, le Robert-le-diable ? Et le James-la-joie ? Et le Virginia ? Et le Roberto ? Et l'Emily Dickinson ? Et le Sylvia Plath ? Et le Grand Nacré ? Et les fourmis violentes avant l'orage ? Chaque matin les journaux titraient une nouvelle extinction. Une nouvelle catastrophe. C'était l'été des catastrophes. Et personne ne s'émouvait. Comment la jeunesse, qui n'avait pas appris à écouter les oiseaux, pourrait-elle regretter leur musique ? Pareil pour les papillons. Ils ne seraient aux yeux des nouveaux enfants rien de plus que les minuscules dinosaures volants du monde qui avait précédé le leur. Il me semblait entendre s'élever de la terre un immense Office des morts. Que personne n'entendait. »

« [...] la gestion du cerf : Dans ce conflit, il faut tout prendre en compte. L'aspect biologique, physiologique et sociologique, mais aussi la gestion et l'aménagement du territoire, et le côté réglementaire, juridique, administratif. Je veux vraiment avoir une vision globale de la question. Je veux savoir. Je veux me battre, a conclu Léo. Mais il n'a pas bougé.
Et moi, est-ce que j'ai bougé davantage ? Non. Je campais sur ma position, voilà tout.
La défection de Léo m'affectait profondément. J'y voyais une trahison. D'ailleurs, quand j'ai eu fini d'écrire l'épopée des cerfs et que je l'ai donnée à lire à Léo, c'était normal, il est carrément devenu menaçant, et il a exigé que je ne nomme pas la boucherie. Je pouvais donner les noms des cerfs. Pas le nom de la boucherie. Il m'a assuré que l'adjudicataire allait se retourner contre moi. - Un coup de feu est vite parti, lui ai-je répondu, je sais Léo, je sais.
 -  Et l'ONF, si tu le nommes, va te poursuivre, parce que c'est l'État et qu'on ne s'attaque pas à l'État. Et moi aussi, je vais te poursuivre pour diffamation, a ajouté Léo.
Ainsi, je me suis retrouvée avec les deux partis contre moi, l'ONF et les chasseurs. Plus Léo. Alors, comment fait-on quand on veut écrire le roman du réel, aujourd'hui ? Quand on veut l'aborder frontalement ? Comment parler du monde et de ce que l'écrivain y a découvert et qui le ronge, puisque c'est le monde d'aujourd'hui qui le passionne, qu'il veut connaître et faire savoir? Ce monde qu'on hallucine, les yeux grands ouverts.
Oui, comment fait-on ? 
En passant outre. »

Quatrième de couverture

Pamina habite en montagne avec son compagnon Nils. Elle se sait entourée par un clan de cerfs. Ceux-ci lui sont restés mystérieux jusqu'à ce qu'un inconnu, Léo, photographe animalier, construise dans les parages une cabane d'affut. Tandis qu'elle s'initie à la vie du clan, affrontant la neige, le givre, la grêle, enveloppée d'un filet de camouflage, elle nous parle de la peur de la nuit, de la magie de l'inconnu, du plaisir à guetter l'apparition des cerfs, à les distinguer, et à les nommer.
Mais elle nous livre aussi ce qu'elle va découvrir, un monde plus cruel que celui du règne animal...

Écrivain et plasticienne, Claudie Hunzinger est l'auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, Elles vivaient d'espoir (2010), La Survivance (2012). La langue des oiseaux (2014), L'incandescente (2016).

Éditions Grasset,  septembre 2019
191 pages
Prix Décembre 2019