mardi 9 mai 2023

Les grands cerfs ★★★★☆ de Claudie Hunzinger

« Look what they've done to my song ma
Well it's the only thing
That I could do half right
And it's turning out all wrong ma »

Voilà le plan :
« Le village, puis le chemin sombre dans la forêt sombre, prendre à gauche la voie indiquée par une pancarte « SANS ISSUE », ou plutôt sans issue générale, une voie qui s'écartait de la tyrannie du nous, du nous-politique, du tous-ensemble, prendre donc la voie barrée à franchir ; voie qui sentait l'aventure, le vent et les secrets, qui sentait la singularité, la ferveur singulière, la découverte de soi, du monde, la voie du libre; voie qui menait droit à un endroit clandestin bourré de connaissances ésotériques ... »
Un très beau voyage dans lequel il ne faut pas craindre d'être trempés, essorés, lacérés par la pluie. C'est peut-être ça le vrai voyage, comme le dit l'auteure : « survivre au froid, à la peur. »
Pour perdre la notion du temps.
Être à l'affût de la splendeur.
Contempler la liberté.
La noblesse. La splendeur.
Savourer. 
S'éveiller.
Prendre conscience de l'appauvrissement de notre monde.
S'en émouvoir...
Se faire invisible pour voir l'invisible, 
Curieuse d'un monde inépuisable de détails et de précisions.
« [...] ce n'était pas poète seulement qu'il fallait que je sois pour le livre que j'avais commencé à bâtir, mais poète de la nature, lui donnant la voix. Ce qui signifiait un autre genre de travail. Des précisions. Des faits. Tout, scientifiquement exact. La science comme méthode, mais avec l'aide de Vénus, son aide sensible, amoureuse, passionnée, si je voulais obtenir un soulèvement des consciences. »
Un excellent moment de lecture, qui respire la nature et qui m'a davantage touchée que le prix Femina 2022 "Un chien à ma table". La narration y est un poil moins fluide j'ai trouvé. 


« Elle avait été placée là rien que pour qu'on puisse y attendre l'apparition d'êtres d'une autre espèce que nous, sans être certain que ceux-ci se manifesteraient, car on a beau y retourner des semaines à la file, s'obstiner des heures, se concentrer, vouloir les faire apparaître, s'épuiser les yeux: rien. Et puis un soir, tassé dans son obscurité, on pense à tout autre chose, on relève la tête : ils sont là.
Qu'il fallait de la chance pour les voir, et ensuite, si on voulait les revoir, ne compter que sur une observation passionnée des indices et des traces, des heures et des lieux, sur une véritable ascèse, y donner tout son temps, y consumer son être, je l'ai su plus tard.
Quand j'ai refermé la porte, je me suis retrouvée dans une boîte sombre avec la bizarre impression de m'être introduite dans mon crâne pour m'y asseoir, de n'être que mon regard tapi derrière mes yeux. Qu'est-ce qui allait se montrer ? »

« En fugue depuis l'âge de dix-sept ans. Rattrapé par l'armée. Flanqué dans un bataillon disciplinaire pendant la guerre d'Algérie. Au retour, pas dupe de la société. Dupe de rien. Un garçon dont le style était frèsch en alsacien, frach en allemand. Insolent. Ses sarcasmes, je les connaissais bien. En véritable irréductible, Nils avait aussitôt résisté aux ingénieurs du Génie rural, corps des Ponts et Chaussées, qui, dans les années soixante-dix du siècle précédent, voulaient aménager notre minuscule territoire, le désenclaver, pulvériser notre poche de résistance, relier son vilain petit chemin privé au circuit communal et goudronné, et de là au grand circuit commercial qui s'annonçait, et de là aux villes, aux parkings des supermarchés, aux terrasses à chaque rue, aux opinions qui se répandaient comme le jus d'une seule cervelle, au tourisme de masse, aux sacs en plastique, aux océans qui agonisent, aux billets low cost, aux valises à roulettes, aux aéroports, aux caméras, au grand réseau global et surveillé qui s'annonçait. On a dit non ensemble, Nils et moi. On n'a jamais été sensés. Heureusement, heureusement. »

« [...] son abord naturaliste, sa façon de les distinguer à une balafre, à une oreille déchirée, à la nuance de leur pelage plus ou moins fauve ou brun, à leur museau plus ou moins large ou court, et encore plus calé, à leur ramure, parlant d'un 10-cors ou d'un 12, ou d'un 12 irrégulier, ou d'un 18. Enfin son regard qui décelait en eux des individus, de véritables personnages, puisqu'il leur donnait des noms, Wow, Pâris, Merlin, Apollon, Arador, Geronimo, m'avait ravie. Et piquée au vif. J'habitais au milieu d'eux et ne les différenciais Et quand Léo avait dit que leur territoire se superposait au nôtre, dix mois sur douze, j'avais sorti mon carnet, pris des notes, étalé une carte IGN, lui faisant dessiner les points de jonction, les débordements, et j'avais vu surgir la configuration précise de cet autre espace qui doublait le nôtre, habité par d'autres que nous : un territoire creusé d'une dimension sauvage, approfondi de trous, de cavernes, d'avernes, de bauges, de terriers, d'antres ; imprégné d'odeurs puissantes ; hanté de craquements, de brusques galops, d'effrois ; traversé de masses rousses, d'éclairs noirs, d'agilité, de splendeur. »

« [...] quitter la plaine pour les montagnes a été une décision poétique, un bond poétique. Plus tard, dans les universités, on a appelé ça « se déterritorialiser », Et nous sommes devenus des maharajas solitaires au sommet de la montagne. Des maharajas de la pire espèce, d'après Charlie Hebdo, des maharajas émerveillés, en pleine illusion lyrique, et l'émerveillement, ça, Charlie ne supportait pas, car en plus nous étions des maharajas sans eau courante, sans chiottes, sans salle de bains, qui se moquaient de l'arrivée des réfrigérateurs, des lave-linge, des lave-vaisselle, de la viande à tous les repas, et du « nous » politique, lui préférant le « je » singulier. Qui avaient refusé la société et l'ennui, parce que, à cette époque, la France s'ennuyait. Qui avaient préféré le désir et le secret. L'aventure. Et l'impossible. C'était l'impossible qui était intéressant. »

« Je découvrais « l'effet affût » : le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n'étions pas là. Comme si nous n'étions pas, tout court. On constate que le monde se passe de nous. Et même davantage : il va mieux sans nous. »

« Les essais tentent de vous expliquer le monde; les romans, eux, cachent savamment son secret, ne semant que des indices pour vous laisser, comme dans une course au trésor, le plaisir ou l'effroi de le trouver vous-même, tout à la fin ; et parfois, c'est une stratégie, les romans vous mènent à la fin qui n'est qu'un aveu. Celui de l'impossibilité de conclure. »

« [...] la joie, c'était ça : survivre encore un peu, les poings sans menottes et le cou sans collier. »

« Avec Léo, ce qu'il y avait de bien, nous ne parlions pas de nous, comme si nous prenions la vie d'une autre manière, décentrant l'intérêt du monde, préférant explorer ses marges auxquelles nous donnions toute la place. Et qui rétrécissent salement.

Nous avons parlé des cerfs comme chaque fois. Ces cerfs qui vivaient alors autour de nous, huit à vingt-deux mâles, tous des célibataires, les biches étant plus haut avec les bichettes et les faons, formaient un clan soudé par l'entraide, dans lequel je voyais une tribu d'Indiens branchée sur l'univers. Un Grand Chef, qui s'est imposé par sa science de l'utilisation de l'espace, des caches et des passages, des herbages et des points d'eau, des heures et des saisons, et sans doute aussi par sa noblesse, par sa beauté, mène le groupe qui lui fait allégeance. Dix mois de solidarité asexuelle. Longue période de repos nécessaire aux métamorphoses successives qui transforment lentement cette confrérie de cerfs contemplatifs en machines de guerre, jusqu'à ce qu'à l'automne, sous l'effet des hormones du désir suscitées par la chimie des effluves les que biches fertiles commencent à émettre au loin, leur clan vole en éclats.
Chacun pour soi quitte alors les prés, traverse les vallons, monte vers les places de brame, ne se nourrissant plus, guerroyant seulement, se mesurant aux autres pour la possession des femelles, et c'est aussi violent que la guerre de Troie, avec Agamemnon, rapt de Briséis, colère d'Achille, défis, injures, vengeance, mort, triomphe, héros, harem. Mais la plupart du temps, ça reste une guerre symbolique, loyale, un cor à cor, ramure contre ramure, et le moins fort lâche prise de lui-même sans dégâts. Déjà la  guerre des chefs se termine avec la brève saison des amours, et les cerfs redescendent par petits groupes disloqués qui se recomposent en clans. Ils sont alors balafrés, un époi cassé, un oeil crevé, efflanqués, amaigris et souvent affamés parce qu'il neige ici parfois depuis novembre, et que l'hiver, pour se nourrir, un cerf doit beaucoup se déplacer. Hivers de famine. L'ONF ne les aide pas. C'est peu dire, m'expliquait Léo, alors que nous parlions cerfs depuis presque une heure, debout près du gunnera où il avait déposé son sac à dos, tandis que la même odeur si particulière de la neige acide et fraîche, le même entrelacs de chemins secrets, la même mélopée du vent, la même grandeur et la même solitude des montagnes nous enveloppaient tous les deux.
C'est ce matin-là que Léo m'a appris que la survie de cette espèce était menacée par l'ONF. Coupes de bois sans précédent ne tenant compte de rien, ni des zones de mises-bas ni des places de brame. Qu'est-ce qu'on veut, disait Léo, que les cerfs disparaissent pour de bon ? Ils font tout pour ça. À l'ONF, on apprend aux étudiants qu'un bon cerf est un cerf mort. »

« Disparaître en restant là. Incognito. Se faire invisible pour voir l'invisible. Guetter des apparitions. Découvrir un clan, ses figures de légendes. »

« Je notais les « fumées » comme on appelle les excréments noirs et luisants, perlés, que jettent les cerfs et qui varient avec l'âge et la saison, et j'apprenais le vocabulaire qui les décrit, aiguillonnées, déliées, dorées, en bousard, en chapelet, en plateau, entées, en torches, formées, nouées, ridées, vaines. Je repérais l'emplacement des excréments des autres animaux qui sont des pancartes, des drapeaux, des blasons dont les odeurs sont des états d'âme, des billets doux, des rendez-vous, ou des défis, des intimidations. J'observais tout. J'enregistrais la nature du sol. Silencieux ou bruyant quand je m'approcherais ? Je vérifiais le sens du vent et sa dominante.
On dit qu'on ne peut pas rester inaperçu au niveau olfactif, même en mirador, même en cabane d'affût tressée de fougères, et encore moins à peine enrobé d'un filet à larges déchirures. Qu'il faut utiliser la même vieille paire de bottes, le même T-shirt, le même pull, rangés dans un tiroir tapissé d'aiguilles de sapin. On dit que, quoi qu'on fasse, on restera un être humain. Qu'il faut savoir venir, revenir, se faire tolérer. Nils m'a toujours dit que lui, il pouvait faire son bois, tronçonner, sans les faire fuir. Si on ne s'occupe pas d'eux, ils ne s'occupent pas de vous. Mes longs préparatifs le faisaient sourire, peut-être d'envie malgré tout. Parce que, n'empêche, ça sentait le départ autour de moi, la terre inconnue, la découverte. »

« [...] j'avançais dans les sentiers craquant de gel comme j'avançais dans la narration d'un roman. Ce qui ne m'empêchait pas d'avoir en tête l'idée de mon livre à venir, mon livre de grand air, même si j'étais encore plongée dans l'expérience et la découverte, ne prenant que des notes, à la volée. Mais je n'imaginais absolument pas que le roman de nature qui commençait à m'habiter allait prendre le visage de la société elle-même, moi qui avais voulu lui fausser compagnie; et que j'allais me retrouver dans un imbroglio consternant, avec partis opposés, propagande dans les journaux et jusque dans les écoles, et révélation finale sur le charnier du monde ; et que toute sa malfaisance, comme un catalyseur, allait mettre en question mon amitié avec Léo. Je ne savais pas que j'allais me retrouver face à l'insoluble, moi qui m'étais retranchée dans ma parcelle de beauté et de refus, dans la radicalité de la solitude, sa simplicité, sa facilité ; moi qui avais relevé le défi de gagner ma vie à l'écart. Qui étais sortie du monde. Mais c'est quand on en est sorti qu'on s'aperçoit que le reste du monde a la peste. Ça crève les yeux. Le reste du monde et nous aussi, voilà ce que j'apprendrai. Nous aussi, nous avons la peste même prétendons à l'innocence. 
Non, je ne savais pas que j'allais me retrouver face à la ruine, au gâchis, aux dégâts. Et que tout ce que j'avais fui allait me revenir en plein dans la poitrine, en plein cœur, je ne le savais pas, allait me revenir comme un nuage chargé de neige et de derniers temps, chargé des préludes de la fin, durant les mois qui allaient suivre. »

« C'est devenu une obsession. Contempler des cerfs. J'aurais aimé approcher leurs présences, connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles, me glisser dans leur mufle, être leur salive verdie du suc des herbes, frémir sous leur pelage, bondir dans leurs muscles, m'enfoncer profondément dans leurs sabots, dans leur fonds d'expérience, parcourir le temps qui existe et le temps qui n'existe pas, nager dans les vapeurs qui montent des prairies ou dans celles qui montent des grottes, cinq cerfs nageant dans la brume aux parois de Lascaux, porter le poids de leur couronne, connaître une seconde, une seule, leur souveraineté, la mêler aux branches des forêts traversées, ne plus savoir si je suis cerf ou forêt en train de nager, de bondir. D'exister. »

« Je savais que les ramures des cerfs tués à la chasse étaient exposées chaque printemps dans des salles communales où, faisant un seul bloc avec le crâne blanchi et devenues « trophées », elles étaient présentées à la cotation, et récompensées de médailles de bronze, d'argent ou d'or, revenant à ceux qui les avaient abattus. C'est leur couronne puis- sante qui transforme ces grands mâles en rivaux des chasseurs, évidemment en rivaux, en pères possédant toutes les femelles, en rois de la forêt. Comme les éléphants, les rhinocéros, les élans. Parce que, qu'est-ce que c'est ce "trophée" si ce n'est un mirage donnant l'illusion à celui qui s'en empare de posséder enfin ce qu'il lui manque, lui manquera toujours: une souveraineté perdue avec l'acquisition du langage. »

« Léo avait pris son appareil, mais pas de trépied. Moi, rien, mes yeux c'est tout. Des conditions épouvantables. Des bourrasques incessantes de grêlons semblables à des météores gelés, à travers des genêts enrobés de glace. Et quand on s'est approchés, avec seulement le filet comme écran entre eux et nous, on les a vus qui ruminaient en rêvant, couchés dans la neige, le vent, la tempête, le brouillard, la glace, le grésil. Et Léo a saisi les plus belles photos de sa série la plus sauvage, des cerfs au milieu de météores. Et le lendemain, quand il m'a montré ses photos, il m'a dit qu'il avait tendance à sortir par des exécrables. Eux aussi. Qui donc temps d'humain sortirait par un tel temps ? Personne. Mais moi, j'aime ça, m'a dit Léo. J'aime cette solitude, ce silence, et cette souffrance du corps pris dans les éléments sauvages. Je me sens enfin proche d'eux. Il y a égalité. On est sur le même plan, les cerfs et moi, dans le même temps insoutenable, glace et vent, dans le même monde sans personne. Qu'est-ce qui me pousse ? Un instinct primitif? Le côté possession ? Sans doute. Mais aussi le goût de l'extrême. Du suprême. »

« Au sol, au début, je ne remettais personne. Mais c'est au sol que les oiseaux étaient les plus nombreux, comme si une cape y avait été jetée, grise, qui ondulait agitée par un vent bizarre, se multipliait, s'envolait d'un coup, puis revenait par petits morceaux décousus pour se reformer sous mes yeux, à pas même un mètre. Il m'a fallu l'hiver pour identifier les tarins, rayés de vert, petits, nombreux, une seule bande. Puis j'ai distingué, parmi eux, quelques pinsons des arbres au gros ventre vieux rose. Et aussi, un jour, un bruant éclaboussé de jaune d'or, l'air d'une fleur de pissenlit.
Dans la mangeoire, arrivées et départs, j'ai mis du temps aussi à différencier ce qui était mésange charbonnière : du jaune et du noir; mésange nonnette : du gris, du blanc, du noir, extrêmement épurés, minimalistes ; mésange noire : du noir et du blanc déchiquetés; mésange huppée : crête grise mouchetée de blanc et ventre couleur de pêche; mésange bleue : crâne aplati par une casquette bleu azur qui lui tire les yeux, ses yeux chinois. »

« [...] la joie n'est pas un plan de vie comme le bonheur. Tout le contraire du bonheur. Elle vous tombe dessus dans les pires catastrophes. Aujourd'hui, en plein désastre, en plein deuil, il n'y a que la joie de possible. Laissons de côté le bonheur. Préparons-nous à la joie d'être encore en vie. Et je repensais à la joie qu'a éprouvée soudain Claude Simon, dans la boue des batailles, sous les obus, à se sentir encore en vie. Dans la boue, nous y étions déjà ; en guerre aussi. Et personne ne le savait. Ne voulait le savoir. »

« Le village, puis le chemin sombre dans la forêt sombre, prendre à gauche la voie indiquée par une pancarte « SANS ISSUE », ou plutôt sans issue générale, une voie qui s'écartait de la tyrannie du nous, du nous-politique, du tous-ensemble, prendre donc la voie barrée à franchir ; voie qui sentait l'aventure, le vent et les secrets, qui sentait la singularité, la ferveur singulière, la découverte de soi, du monde, la voie du libre; voie qui menait droit à un endroit clandestin bourré de connaissances ésotériques ... »

« Ce même mois de mai, j'ai repéré des chardonnerets. Quatre couples. On les dit traqués et capturés pour être revendus et mis en cage. Leur minuscule poignée de couleurs, leur chant exquis, se négocie aujourd'hui au prix de la drogue.
Le vert des prés était devenu électrique, avec des décharges invisibles, troué de trilles, et personne sur les chemins. On ne savait pas si on était heureux, mais on n'aurait voulu être nulle part ailleurs, ne voir personne en effet, et puis on attendait quand même on ne savait qui. »

« C'était un été paradoxal, de joie et de profonde mélancolie. L'été précédent, je m'en souvenais bien, le jour même où Le Monde titrait « La sixième extinction de masse est en cours », et annonçait la disparition des espèces, nous avions été visités par un Grand Mars changeant, plus vu depuis des années, entré par la porte-fenêtre grande ouverte. Son bleu métallique, irisé. Et une heure plus tard, dans la prairie, midi, était passé le voilier jaune taché de rouge et de bleu d'un Machaon. Je n'avais pas pu m'empêcher de voir dans ces insistantes apparitions des visites d'adieu: La Beauté vous salue bien. Donc, je les attendais avec un peu d'angoisse. J'attendais leur retour. J'aurais voulu les revoir, cet été là. Je ne les ai pas revus. J'en restais stupéfaite. Je n'en revenais pas d'être témoin de la fin de notre monde, de la naissance d'un autre, alors que l'idylle paradisiaque de notre installation là-haut datait de quelques années seulement. Quel étrange privilège m'était échu là: assister au moment charnière de l'histoire de notre humanité. La catastrophe avait pourtant été annoncée depuis longtemps. On nous avait prévenus. »

« Dehors, mirage d'une journée d'été brumeuse et bleue. À l'intérieur, mirage d'un texte qui se ramifiait. Le lendemain, j'ai remis le nez dehors pour noter tout ce qui bougeait et poussait et croissait. Il faisait si beau que je dormais la porte ouverte sur le pré. Je me souviens de la chaleur. De rasades d'eau glacée. »

« En dix ans. Ça s'est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j'en ai pris conscience seulement cet été là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une variété des formes, une extravagance, une jubilation d'être qui s'accompagnait d'infinis coloris, de moirures, d'étincelles, de brumes, tout ça avait disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé, accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus. Et ce n'était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. Cet été, je m'en souviendrai toujours, je n'avais vu dans les prés que des papillons blancs, des piérides, tous pareils, et ils voletaient, du matin au soir, en une sorte de tourisme de masse. Mais où étaient passés le Flambé, l'Argus bleu, l'Aurore, le Robert-le-diable ? Et le James-la-joie ? Et le Virginia ? Et le Roberto ? Et l'Emily Dickinson ? Et le Sylvia Plath ? Et le Grand Nacré ? Et les fourmis violentes avant l'orage ? Chaque matin les journaux titraient une nouvelle extinction. Une nouvelle catastrophe. C'était l'été des catastrophes. Et personne ne s'émouvait. Comment la jeunesse, qui n'avait pas appris à écouter les oiseaux, pourrait-elle regretter leur musique ? Pareil pour les papillons. Ils ne seraient aux yeux des nouveaux enfants rien de plus que les minuscules dinosaures volants du monde qui avait précédé le leur. Il me semblait entendre s'élever de la terre un immense Office des morts. Que personne n'entendait. »

« [...] la gestion du cerf : Dans ce conflit, il faut tout prendre en compte. L'aspect biologique, physiologique et sociologique, mais aussi la gestion et l'aménagement du territoire, et le côté réglementaire, juridique, administratif. Je veux vraiment avoir une vision globale de la question. Je veux savoir. Je veux me battre, a conclu Léo. Mais il n'a pas bougé.
Et moi, est-ce que j'ai bougé davantage ? Non. Je campais sur ma position, voilà tout.
La défection de Léo m'affectait profondément. J'y voyais une trahison. D'ailleurs, quand j'ai eu fini d'écrire l'épopée des cerfs et que je l'ai donnée à lire à Léo, c'était normal, il est carrément devenu menaçant, et il a exigé que je ne nomme pas la boucherie. Je pouvais donner les noms des cerfs. Pas le nom de la boucherie. Il m'a assuré que l'adjudicataire allait se retourner contre moi. - Un coup de feu est vite parti, lui ai-je répondu, je sais Léo, je sais.
 -  Et l'ONF, si tu le nommes, va te poursuivre, parce que c'est l'État et qu'on ne s'attaque pas à l'État. Et moi aussi, je vais te poursuivre pour diffamation, a ajouté Léo.
Ainsi, je me suis retrouvée avec les deux partis contre moi, l'ONF et les chasseurs. Plus Léo. Alors, comment fait-on quand on veut écrire le roman du réel, aujourd'hui ? Quand on veut l'aborder frontalement ? Comment parler du monde et de ce que l'écrivain y a découvert et qui le ronge, puisque c'est le monde d'aujourd'hui qui le passionne, qu'il veut connaître et faire savoir? Ce monde qu'on hallucine, les yeux grands ouverts.
Oui, comment fait-on ? 
En passant outre. »

Quatrième de couverture

Pamina habite en montagne avec son compagnon Nils. Elle se sait entourée par un clan de cerfs. Ceux-ci lui sont restés mystérieux jusqu'à ce qu'un inconnu, Léo, photographe animalier, construise dans les parages une cabane d'affut. Tandis qu'elle s'initie à la vie du clan, affrontant la neige, le givre, la grêle, enveloppée d'un filet de camouflage, elle nous parle de la peur de la nuit, de la magie de l'inconnu, du plaisir à guetter l'apparition des cerfs, à les distinguer, et à les nommer.
Mais elle nous livre aussi ce qu'elle va découvrir, un monde plus cruel que celui du règne animal...

Écrivain et plasticienne, Claudie Hunzinger est l'auteure de nombreux livres, dont, chez Grasset, Elles vivaient d'espoir (2010), La Survivance (2012). La langue des oiseaux (2014), L'incandescente (2016).

Éditions Grasset,  septembre 2019
191 pages
Prix Décembre 2019

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire