mercredi 19 avril 2023

Tous les arbres au-dessous ★★★★☆ d'Antoine Jaquier

Une mise en perspective de notre possible monde futur, une lecture singulière, intéressante, troublante, stimulante.
« Le temps d'une cigarette aux chiottes de la boîte de com' pour laquelle je bossais, le monde avait changé. L'unique paramètre invariable était cette Raison marchande et son dieu Argent qui, tel un train des enfers, traversaient les décennies écrasant tout sur leur passage et contre lesquels il avait toujours été vain de lutter. S'impliquer dans la promotion des énergies vertes comme je l'avais fait s'était avéré plus sournois que constructif pour la planète. Le problème collectif étant insoluble, au final, viser l'autonomie et devenir indépendant était la seule option constructive et cela m'obsédait même. Pas besoin de brainstorming pour trouver le nom parfait à mon projet : Au revoir - merci. »
Salvatore s’est invité sur mon canapé ; j'ai aimé l’écouter parler de sa solitude forcée, de son instinct de survie dans cette belle planque vosgienne alors que l’humanité s’est assombrie, le gouvernement français effondré et que les énergies fossiles ont disparu.
Peut-on vivre en autarcie ? Quel sens donné à sa vie quand on est complètement seul ? Isolé de tout ? Sauf des livres 😉 Peut-on éviter la folie ?
Heureusement, deux congénères et une vache vont faire irruption, pimenter son quotidien et nous faire vivre, à nous lecteurs, de belles scènes cocasses.
Salvatore est un survivaliste qui n’a pas été sans me rappeler la série "The Last Of Us" que j’ai regardée en parallèle de ma lecture. Et c’était franchement troublant. Salvatore, au fil des pages, s'est mis à physiquement ressembler à Pedro Pascal ... J'étais en bonne compagnie ;-)
Je remercie ici Babelio, les éditions Au Diable Vauvert de m'avoir permis la découverte d'Antoine Jaquier. J'ai aimé son choix de marquer ces pages d'humour et d'ironie, le parler "cash" qu'il prête à Salvatore, ce parti pris de dénoncer les défaillances de notre système politique, économique, social et environnemental en ouatant ses propos, en les peignant de légèreté - d'un semblant de légèreté.
Une première rencontre, aussi, pour moi avec l'écriture inclusive, sur laquelle j'ai buté au début, pas habituée probablement, mais lire, vivre, communiquer sans stéréotype, c'est tellement (plus) normal, que je n'y ai plus fait attention !
Une lecture que j'ai appréciée, qui fait réfléchir... et si, et si, un monde sous le monde où le "Paradis, c'est les autres", où vivre en connexion avec la nature était possible ?
Merci Antoine Jaquier. Je suis ravie d'avoir découvert votre univers...ici sens dessus-dessous et délicieusement psychédélique, j'adore !

LES PREMIÈRES LIGNES
« Dix bornes me séparaient de la première habitation. Hurler au ciel m'avait bien éclaté, surtout la nuit, puis je m'étais habitué.
Autrefois la ferme était un alpage où les anciens faisaient paître leurs troupeaux durant l'été. Achetée en sale état, je l'avais retapée pour permettre à un couple de vivre en autarcie un an ou deux, le temps de me retourner, en cas d'effondrement du système ou si le conflit à l'Est faisait d'un coup tache d'huile.
Dans l'annonce, sa source d'eau était un détail bucolique mais c'est elle qui m'avait convaincu d'acquérir ce terrain. Qu'à moyen terme l'eau devienne notre bien le plus précieux ne faisait pas l'ombre d'un doute. 
Mes ancêtres avaient vécu des millénaires sans électricité ni eau courante, on n'allait pas me faire croire que j'en étais incapable. De plus, nous disposons aujourd'hui de connaissances scientifiques et tech- niques qui, du temps de Kaamelott, nous auraient fait des passer pour mages. Il suffisait de me remettre à jour mais il fallait le faire tant qu'internet fonctionnait et que mon voisin ne me logeait pas une balle dans le buffet si je m'approchais à moins de dix mètres pour parler jardinage.
Depuis les coups de semonce et les attentats des mercenaires de Poutine sur le sol européen, nous étions tous épuisés par cette menace couplée à ces vagues successives de pandémies auxquelles personne ne comprenait rien. Cyberattaques et coupures de courant paralysaient tout révélant l'abysse de notre faiblesse. Les gens devenaient fous, les ventes d'armes s'étaient envolées et plus aucune marque de vêtements ne déclinait une collection sans son volet paramilitaire. On oscillait entre aspiration au camouflage et espoir que tout pète enfin, tel un orage d'été clôturant la canicule assassine, rendant, malgré sa violence, l'air respirable pour un temps.
Dans ce contexte, accepter l'imminence d'une crise climatique majeure et définitive qui allait nous faire regretter les horreurs d'une bonne guerre à l'ancienne, c'était trop. 
Plus question de l'insoumission ou de la rébellion de mes vingt ans - j'avais lâché l'affaire. »

« Le temps d'une cigarette aux chiottes de la boîte de com' pour laquelle je bossais, le monde avait changé. L'unique paramètre invariable était cette Raison marchande et son dieu Argent qui, tel un train des enfers, traversaient les décennies écrasant tout sur leur passage et contre lesquels il avait toujours été vain de lutter.
S'impliquer dans la promotion des énergies vertes comme je l'avais fait s'était avéré plus sournois que constructif pour la planète. Le problème collectif étant insoluble, au final, viser l'autonomie et devenir indépendant était la seule option constructive et cela m'obsédait même. Pas besoin de brainstorming pour trouver le nom parfait à mon projet: Au revoir - merci. »

« On n'observe jamais suffisamment la nature alors que de son côté elle ne s'en prive pas. Il avait fallu que je craigne me faire happer par la forêt et que je focalise sur elle pour m'apercevoir que des loups la peuplaient. Une meute, au moins, rôdait dans les environs. »

« Assis sous un gigantesque érable sycomore, le vieux loup gris et noir devait m'évaluer depuis un moment déjà alors que j'avançais tête baissée. Lorsqu'enfin je le vis, il n'était plus qu'à deux mètres et cela me fit l'effet d'un coup de poing dans le thorax. Malgré l'effroi de la surprise, mon regard se perdit dans le sien et c'est l'ensemble du massif des Vosges qui avait planté ses yeux dans les miens. Peut-être même les Alpes et le Jura. Ces milliers d'hectares de nature profonde sondaient mon âme de grand destructeur.
Jusque-là, je n'avais porté attention qu'à la faune que je chassais et totalement ignoré le reste, ce qui ne se mange pas. Il allait en être autrement dorénavant. »

« Le proverbe dit « Le sage se tait, mais pour en avoir côtoyé des abrutis au cours de ma vie, je sais que c'est également pour eux une manière de cacher leur bêtise.
Avec le recul, je dirais qu'on n'en a rien à foutre de l'intelligence, seuls comptent les actes, mais c'est une autre histoire, ou plutôt, la suite de notre histoire. »

« - Tu peux pas tout prendre dans la nature, dis-je, c'est ainsi que nous avons tué le monde. »

« Était-elle autiste ? Savait-elle lire ? J'allais devoir attendre l'arrivée d'Alix pour le découvrir. Dans l'intervalle, je favorisais l'hypothèse de l'enfant sauvage recueillie et allaitée par les loups, dévorant dès qu'elle avait su marcher lièvres et écureuils crus sans même les écorcher, cueillant des baies dans les profondeurs obscures de la forêt des Vosges. 
Ma déconnexion avec le monde rural m'explose aujourd'hui au visage et l'histoire de la famille de Mira clarifie bien des choses quant à la révolte sanglante du peuple sur la capitale. À Paris, nous n'avions rien appris avec les Gilets jaunes et il aura fallu qu'ils reviennent nous expliquer le souci, une seconde fois, sans cape fluorescente cette fois-ci mais les armes à la main pour que nous tendions l'oreille.
L'idée que Mira ne soit qu'une gamine maltraitée et livrée à elle-même par par le système, aliénés des par parents paumés, cramés des décennies d'humiliations et de pauvreté en campagne française ne m'avait pas traversé l'esprit. Avec mon ton paternaliste, mon Manuel des jardiniers-maraîchers payé cent euros à la Fnac et ma Permaculture pour les nuls, je devais quand même avoir l'air sacrément con aux yeux de ma furtive.»

« Une bibliothèque bien fournie est de plus l'élément clé de la survie. Le réflexe Google nous l'avait fait oublier. Même si on peut tout planifier, rien ne se déroule comme on l'imagine et la science contenue dans la littérature spécialisée permet de gagner cinq ans d'expérimentations foireuses, cinq ans que d'ailleurs nous n'avons pas, lorsque l'on vit au jour le jour. »

« L'entrée donnait directement dans la cuisine où je me tenais la plupart du temps et qui ne semblait pas avoir été rénovée depuis le XIXe siècle. Fourneau à bois, casseroles de cuivre et cloches de vache en décoration. Elle était spacieuse et la grande table en bois massif suppurait l'angoisse de générations successives d'agriculteurs sur le fil. Chaque chaise branlante se souvenait des discussions interminables sur la manière de sauver la récolte et les bêtes. Le plancher grinçait encore de ces cent pas de nuits d'insomnies paysannes. L'effondrement ne nous donnait pas le monopole de la peur de manquer et de crever la gueule ouverte - les pauvres connaissent cela depuis la nuit des temps. »

« Depuis la prise d'ayahuasca, des vagues de culpabilité liées à mon espèce entière me submergeaient. Mira avait raison. Nous nous étions gargarisés de notre amour pour nos enfants, allant parfois jusqu'à affirmer que nous nous sacrifiions pour leur avenir. Qui voulions-nous convaincre ? Dans les faits, seul notre confort avait compté.
J'ignorais si j'aimais ça ou non mais la Plante avait secoué ma conscience. Il était loin le temps de mon mépris pour Greta Thunberg et de mes tentatives de détournement de slogans. »

« Dans ce monde à l'envers, je comprenais que mon espèce n'était ni plus ni moins un parasite ou une mycose s'attaquant aux orteils d'un colosse. »

« - À l'image de Dieu, je ne suis ni homme, ni femme, car je suis double. L'anaconda et le boa fusionnent à nouveau. L'énergie du feu et de l'eau. Nous sommes déjà nombreux de ma génération et cela va continuer. Le Serpent cosmique qui a apporté la vie sur Terre il y a trois milliards d'années est simplement la double hélice de l'ADN. Il s'est multiplié à l'infini. Présent dans tout ce qui vit, Il n'est ni masculin, ni féminin, car il est les deux à la fois. Exactement pareil à moi. Puisque la séparation ne nous réussit plus, nous revenons à la nature androgyne du principe vital.
- Merde alors, la fin du patriarcat ! La créolisation du genre ! Cette fois l'effondrement est total, dis-je en rigolant. »

« L'existence est un processus d'écoulement et de changement où rien n'est jamais fixé. Le domaine est une île et d'autres rescapés vont venir. De mon côté, je n'ai qu'à rester vivant. Une fois encore les écrivains bourgeois et leurs aphorismes avaient tort. Le Paradis, c'est les autres. »

Quatrième de couverture

Récit survivaliste digne des grandes heures de l'anticipation française, un Robinson Crusoé post-apocalyptique qui nous invite à repenser la nature.

« L'effondrement du monde, nous à sa surface, une liane pour monter vers le ciel et voir les arbres d'en dessous, à lire comme un bréviaire littéraire anti fin du monde. »
Vincent Ravalec

Antoine Jaquier est né à Nyon en 1970. Auteur reconnu en Suisse, il est lauréat du Prix Edouard Rod en 2014 et du Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne en 2016.

Retranché dans une ferme isolée du massif vosgien, Salvatore a parfaitement anticipé la fin inéluctable de notre civilisation. Il s'est minutieusement préparé à la survie en autarcie Mais après trois ans de solitude, son chemin croise celui d'autres survivants...

Éditions Au diable Vauvert,  janvier 2023
260 pages 

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