mercredi 11 janvier 2023

Quand tu écouteras cette chanson ★★★★★ de Lola Lafon

« Le 18 août 2021, j'ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l'Annexe. Je suis venue en éprouver l'espace car on ne peut éprouver le temps. On ne peut pas se représenter la lourdeur des heures, l'épaisseur des semaines. Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ? »
L'Annexe, lieu où Anne a écrit son journal, dernier lieu où elle et sa famille ont été réunis, avant que l'ignoble pan de l'Histoire que nous connaissons bien ne les sépare à jamais. Lola Lafon raconte sa nuit passée dans ce lieu, une expérience extrême que l'on comprend nécessaire pour l'auteure, convoquant et se confrontant au fantôme d'Anne Franck, « vénérée et piétinée », à celui d'Otto Franck, le père d'Anne, seul rescapé, traumatisé, mais également à ses propres fantômes.
Un récit fort, émouvant, intimiste, riche d'informations notamment sur la jeune vie brisée d'Anne Franck, sur l'ardent désir d'une adolescente vive et drôle en dépit du reste, de devenir écrivaine et d'être publiée. Lola Lafon lui rend un bel hommage.
« Si la mémoire s'étiole, les mots, eux, restent intacts, ils sont notre géographie du temps. »

« Les hommes sont complices de ce qui les laisse insensibles. »
George Steiner

« Mais ce qui à la fois est absent aussi bien que présent, sache-le voir, par la pensée, d'un regard que rien ne déroute. » 
Parménide

« Comme elle est aimée, cette jeune fille juive qui n'est plus. La seule jeune fille juive à être si follement aimée. Anne Frank, la soeur imaginaire de millions d'enfants qui, si elle avait survécu, aurait l'âge d'une grand-mère; Anne Frank l'éternelle adolescente, qui aujourd'hui pourrait être ma fille, a-t-on pour toujours l'âge auquel on cesse de vivre.
Anne Frank, que le monde connaît tant qu'il n'en sait pas grand-chose. Une image, celle d'une pâle jeune fille aux cheveux sagement retenus d'une barrette, assise à son petit secrétaire, un stylo à la main. Un symbole, mais de quoi ? De l'adolescence ? De la Shoah ? De l'écriture ?
Comment l'appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment ? Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ? Celle d'une adolescente enfermée pour ne pas mourir, dont les mots ne tiennent pas en place.
Celle d'une jeune fille, qui n'aura pour tout voyage qu'un escalier à monter et à descendre, moins d'une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. »

« Anne Frank vénérée et piétinée. »

« Comment l'appeler ? Je dis Anne, mais cette fausse intimité me met mal à l'aise. Je ne peux pas dire Anne, quelque chose m'en empêche, qui, au cours de ma nuit, se matérialisera par l'impossibilité d'aller dans sa chambre. Alors je dis Anne Frank, comme on fait l'appel, comme on évoque l'ancienne élève brillante d'un collège fantomatique. Deux syllabes.
La nuit, je me la figurais semblable à un recueillement, à un silence. J'imaginais la nuit propice à accueillir l'absence d'Anne Frank, je me préparais à être au diapason du vide, à le recevoir.
Je me suis trompée. La nuit s'est habitée, éclairée de reflets; au cœur de l'Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver. »

« « Les mesures antijuives se sont mises en place, petit à petit. Nous refusions de nous laisser atteindre, il fallait garder la tête haute. Il nous était interdit d'emprunter les transports publics ou de posséder un vélo ? Nous irions à pied. Nous n'avions plus l'autorisation de nous rendre au cinéma, au concert ? Tant pis, nous jouerions de la musique à la maison. À l'été 1941, les directeurs de lycée ont dressé des listes des élèves - de sang juif ». En classe, on nous a obligées à nous asseoir à part. Peu de temps après, nous avons été exclues. Margot était dévastée, elle allait attendre ses anciennes camarades de classe à la sortie des cours, tant elles lui manquaient.
Les enfants juifs n'avaient plus le droit d'aller à l'école ? Qu'à cela ne tienne, il y avait de très bons professeurs juifs, nous ferions nos propres écoles.
Nous nous accrochions à n'importe quelle joie: Otto louait des films qu'il projetait à ses filles, Anne confectionnait des tickets qu'elle adressait à ses amies. Tout y était parfaitement imité: l'horaire de la séance, le siège réservé. » »

« Certaines rencontres commencent au moment où on se quitte, quand le temps presse. Alors les mots battent au coeur de l'essentiel. »

« Anne n'œuvrait pas pour la paix. Elle gagnait du temps sur la mort en écrivant sa vie. N'oubliez pas ceci, insiste Laureen Nussbaum: Anne Frank désirait être lue, pas vénérée. Hannah Arendt qualifiait l'adoration dont elle est l'objet de " sentimentalisme bon marché aux dépens d'une immense catastrophe "... Elle n'est pas une sainte. Pas un symbole. Son Journal est l'œuvre d'une jeune fille victime d'un génocide, perpétré dans l'indifférence absolue de tous ceux qui savaient. N'utilisez pas le mot espoir, s'il vous plaît.  »

« Otto Frank, qui, lorsqu'il fut question de faire de l'Annexe un musée, en 1960, exigea que l'appartement demeure dans l'état où il l'avait retrouvé. Qu'on en soit témoin, du vide, sans pouvoir s'y soustraire ; qu'on s'y confronte. Voyez ce qui jamais ne sera comblé.
Ainsi, en sortant, on ne pourra pas dire: dans l'Annexe, je n'ai rien vu. On dira : dans l'Annexe, il y a rien et ce rien, je l'ai vu. »

« S'habitue-t-on à être en danger ?
La peur est-elle un envahissement brutal, semblable à un courant d'arrachement, cette force qui entraîne au large contre laquelle on ne peut lutter, ou la peur se dilue-t-elle dans les jours qui passent, et on finit par s'y faire, à la peur ?
Les angoisses s'accumulent, elles résonnent. L'angoisse de se trahir. De faire frémir, d'un geste trop vif, les tissus opaques qu'Anne Frank et son père clouent aux fenêtres le jour de leur arrivée. L'angoisse de tomber malade, de laisser échapper un éternuement, une quinte de toux, De ne pas pouvoir être soigné. »

« L'angoisse, écrit-elle le 8 novembre 1943, est une masse sombre qui ne nous pousse ni en bas, ni en haut, mais se tient devant nous, mur impénétrable, qui s'apprête à nous détruire mais ne le peut pas encore. »

« Quelques semaines avant de partir à Amsterdam, je lis, comme je le fais toujours avant de me lancer. Cet amoncellement de petits savoirs - une approche timide du « sujet > est mon préliminaire amoureux. C'est aussi une façon de repousser la plongée dans l'écriture, d'attendre que celle-ci soit impérative.

Je lis comme on trace un cercle autour d'un point, sans m'en approcher. Je lis comme on se prépare à entrer dans un labyrinthe. Je lis des articles universitaires qui s'intéressent à la dif- férence entre empreinte et trace, je relis Dora Bruder de Patrick Modiano, je lis une biographie d'Audrey Hepburn, dont la mère vénérait Hitler : l'actrice refusa d'interpréter le rôle d'Anne Frank au cinéma, craignant de ne pas être " légitime " à le faire. »

« Je suis celle dont le cerveau se brouille dès lors que le sujet est abordé. Au lycée, j'ai évité les cours consacrés à la Deuxième Guerre mondiale. J'affirme que je n'ai pas besoin de voir, de lire : je sais cette histoire. Je sais les parcours de ceux qui, autour de 1920, ont dû fuir une mort annoncée, celle des pogroms, des ghettos, en Russie, en Pologne. Qui ont étreint des mères, des pères, des frères et des soeurs, sans promesse de se revoir. Qui ont tout quitté. Ils se sont défaits de leur nom, de leurs désirs et de leur langue - mais ce choix n'en était pas un, ils ne seraient jamais de simples citoyens dans leur propre pays. »

« La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer; la mémoire, écrit Louise Bourgeois, « ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu'elle nous assaille ». »

« J'aimerais m'emparer du téléphone et réconforter ce flou conspué. Le flou est une espèce en voie de disparition dans un monde où règne l'exigence de transparence. On y vante la limpidité, la clarté d'une intervention médiatique. Savoir résumer son propos en quelques mots est un savoir contemporain, un idéal d'agence immobilière. »

« Aucun des protecteurs n'aimait qu'on vante son courage. Peut-être avaient-ils raison : le courage est une décision qui se manifeste face au danger, à un moment précis. Leur courage, lui, se raconte au pluriel; ce sont des courages, une étendue de courages, de chaque matin et de tous les soirs, deux années durant, à chaque fois qu'ils poussaient la porte de la cachette. »

« Elle est semblable à un reflet, l'inconscience, qui renvoie la générosité. Peut-être est-elle l'essentielle de cette histoire. »

« « Souvent pour comprendre, il faut regarder au coeur même du vide. » Cette phrase d'Antonioni est citée dans La Paix avec les morts de Rithy Panh et Christophe Bataille. Je l'ai recopiée dans mon carnet quelques jours avant d'entrer dans la nuit.
Je m'approche du papier peint encadré, et au cœur même du vide, je ne vois que quelques chiffres et de fines lignes, bien droites. Au cœur même du vide, un père inscrit, tous les mois, au crayon à papier, des preuves de vie, Otto Frank note qu'ici, en deux ans, Margot a pris un centimètre et Anne, treize.
A son retour d'Auschwitz, seul dans l'Annexe vide, Otto Frank y passera des heures: il décollera précautionneusement ce rectangle de papier peint. Il ne peut pas perdre ça, aussi. La seule chose qu'il lui reste, ce sont ces traits de crayon, d'un gris léger, qui disent qu'en ce lieu, privée de soleil, de printemps et de vent, la vie a arraché quelques centimètres à l'ombre. »

« Quelle étrange façon d'être au monde que ce retrait à un poste d'observation. On assiste à la vie, suffisamment proche d'elle pour en saisir les nuances, mais en se tenant loin du vacarme comme des certitudes, pour qu'elles n'aveuglent pas la page blanche. On peut toujours tracer des plans et faire comme si on savait où on allait, mais l'écriture est un chemin sans destination, l'écriture a la beauté inquiétante de ce qui ne mène nulle part, et ce pendant des mois, parfois.
C'est un geste apatride que celui d'écrire, une échappée sans ancrage, en terres inconnues. Mes romans me baladent, ils me mènent en bateau. Je crois avancer. Au bout de plusieurs semaines d'écriture, ne sais plus rien sauf ceci : ma route est une impasse. Le récit m'échappe, il attend, ailleurs. »

« Je ne parviens pas à éviter cet égarement. Consentir à me perdre est une étape de l'écriture. Consentir à perdre, aussi. À m'avouer vaincue, battue. Accepter d'abandonner toute tentative de domination sur l'écriture, tout ce que je tenais pour certain. Il faudra avancer dans l'obscurité, tâtons, trébucher sur des mots qui regimbent, des paragraphes rétifs; la langue n'est pas un objet inerte dont on se saisit et qu'on plie à sa  volonté. C'est elle qui nous transforme, qu'on lise ou qu'on écrive.

Elle retient ce qui vacille dans l'oubli, paysages, silhouettes, elle nous retient, nous rattrape quand on imagine ne plus y croire, les mots sont là, tangibles, vivants. Pourquoi écrit-on ? Si j'ai oublié comment se termine le roman Confessions d'un gang de filles, de Joyce Carol Oates, ces quelques lignes, je les connais par cœur :
« Quoique vous fassiez, que vous le fassiez seule ou non, à quelque moment que vous le fassiez, de quelque façon que vous le fassiez, pour quelque raison que vous le fassiez, quelque mystérieux que soit le but dans lequel vous le fassiez, n'oubliez jamais que sur l'autre plateau de la balance il y a toujours le néant, la mort, l'oubli. Que c'est vous contre l'oubli. » »

« Si la mémoire s'étiole, les mots, eux, restent intacts, ils sont notre géographie du temps. »

« Tenir son journal, régulièrement ou sporadiquement, est un engagement: dire je, c'est affirmer sa singularité.
Le je d'Anne Frank reflète tout ce qui nous appartient et qu'elle a perdu : la lumière du dehors, la brise, l'éblouissement du soleil et la noirceur infinie de ce qu'on ne perçoit pas, entre les étoiles. Il contient un tout de petits riens : la vie quotidienne dans l'Annexe était aussi faite de dîners à préparer, de café à réchauffer, de livres aux pages cornées, de disputes et de larmes, et même, narguant l'opacité des fenêtres recouvertes de feutrine, d'un minuscule coin de ciel, au grenier.
Le je d'Anne Frank est addictif. On en veut plus, encore. On le suit, ce petit je, soumis à tant d'émotions contradictoires, qui décrète ne pas aimer sa mère et qui sanglote d'être esseulée. Un je d'une drôlerie vacharde, qui n'a aucun scrupule à régler ses comptes avec son entourage. Un je qui sait, à quatorze ans, que la politique n'est pas un sujet pour adultes, mais un intolérable quotidien d'enfant.
Un je qui n'a pas le temps de feindre d'être  « comme il faut ». C'est sans fausse pudeur qu'Anne Frank décrit minutieusement son sexe, la masturbation et ses crises d'angoisse. »

« Les extraits choisis des textes qu'on porte aux nues révèlent ce que nous désirons en retenir. Si nous tenons absolument à ce qu'Anne Frank nous parle de la « bonté innée des hommes », il n'est pas très étonnant que ce paragraphe, écrit le 3 mai 1944, ne soit pas passé à la postérité :
On ne me fera pas croire que la guerre n'est provoquée que par les grands hommes, les gouvernants et les capitalistes, oh non, les petites gens aiment la faire au moins autant, sinon les peuples se seraient révoltés contre elle depuis longtemps! Il y a tout simplement chez les hommes un besoin de ravager, un besoin de frapper à mort, d'assassiner et de s'enivrer de violence, et tant que l'humanité entière, sans exception n'aura pas subi une grande métamorphose, la guerre fera rage, tout ce qui a été construit, cultivé, tout ce qui s'est développé sera tranché et anéanti, pour recommencer ensuite !  »

« Elle abandonne les mots, ils cèdent la place au souffle de la vieille dame, un souffle heurté : 
« Les conditions de... survie...au camp de Bergen-Belsen... c'était... (Souffle) »
Quelques semaines plus tard, elle m'envoie ce mail: « Je pourrais te raconter mille fois l'inhumanité, le cauchemar qu'a été Bergen-Belsen, ça serait inutile. Tu ne parviendrais pas à l'imaginer. Heureusement. »
Ce n'est pas avouer l'impuissance de l'écriture d'avouer qu'on ne peut imaginer, il ne faut pas imaginer, comment prétendre imaginer. Ce verbe-là, imaginer », n'a pas sa place dans ma nuit. Pourtant, il le faut, même et surtout si on n'y parvient pas. Il faut essayer d'imaginer. »

« L'exil - perdre racine - est un mal dont les symptômes me sont familiers. Je ne peux en témoigner à la façon d'une sociologue ou d'une psychiatre, mais comme petite-fille d'exilés. Je sais les désordres de ceux qui ont dû se défaire de leur prénom, de leur langue, de leur pays, de leur maison, de leurs parents, de leurs désirs. Les survivants et les exilés ne sont pas des héros. Ce sont des épuisés qui font comme si Ils sont tels qu'Elie Wiesel les a écrits dans Le Jour:
« Ils ressemblent aux autres. Ils mangent, ils rient, ils aiment. [...] Mais ce n'est pas vrai : ils jouent, parfois même sans le savoir. Quiconque a vu ce qu'ils ont vu ne peut pas être comme les autres. [...] Un ressort s'est cassé en eux sous l'effet du choc. »
Ce sont des parents follement inquiets à l'idée de ne pas parvenir à protéger leurs enfants. Ce sont des parents qui les somment de ne pas se faire remarquer, qui leur inculquent l'art de dis paraître, de se fondre dans le paysage. 
Ce sont des grands-parents follement fiers de la plus minuscule réussite de leurs petits-enfants, de tout ce qui confirmera l'appartenance au pays d'accueil. Des grands-parents qui, lorsqu'on leur récite une banale poésie française en sixième, ont les larmes aux yeux. »

« Quand l'arbre généalogique a été arraché, la naissance d'un enfant revêt une importance particulière : le nouveau-né devient une preuve de survie. Il ne pourra se contenter d'exister. Il héritera d'un devoir: celui de vivre plus fort, pour et à la place des disparus.
Comme il est lourd, ce cadeau. On tente de composer sa vie, on pense avoir trouvé sa voix. En arrière-fond, une mélodie persiste, qu'on connaît sans jamais l'avoir apprise. Tout se mélange. Des vies interrompues se mettent en travers de la nôtre. On est l'obligée de celles et ceux qui n'ont pas eu droit à une suite, on est leur très obligée. Leur ombre est écrasante, leur mort exige qu'on y réponde. Mais comment ? »

« L'anorexie est, je crois, la langue que parlent celles qui héritent de récits silencieux. »

« Mister Frank le survivant, que des négationnistes ont accusé d'avoir inventé sa fille.
J'ai choisi de ne pas écrire leurs noms ici : leur identité est interchangeable. Ce sont d'abord d'anciens chefs des Jeunesses hitlériennes, puis des pamphlétaires d'extrême droite, des conspirationnistes, des négationnistes. Ils se succèdent et se répondent au travers des décennies. Le sujet les obsède, ils y consacrent des livres, des tribunes, ils se répandent en commentaires sur chacune des pages Internet consacrées à la jeune fille. Mais si je n'écris pas leurs noms, il me faut dire leur acharnement à effacer Anne Frank. La gamine d'Amsterdam leur est insupportable, dont le récit est la preuve qu'on savait, celle qui nous interdit de prétendre qu'on ne savait pas.
Le 9 octobre 1942, Anne Frank écrit : Nos nombreux amis et connaissances juifs sont emmenés spar groupes entiers. [...] On les transporte à Westerbork dans des wagons à bestiaux. [...] Nous supposons que la plupart se font massacrer. La radio anglaise parle d'asphyxie par le gaz. 
Ils s'acharnent, les négationnistes, mais montrent peu de rigueur : pour la plupart, ils n'ont pas même fait l'effort de lire le Journal en entier.

Impossible, dit l'un, que les clandestins aient passé l'aspirateur. On les aurait entendus. Les clandestins font le ménage quand le bâtiment est vide, entre midi et 13 heures, ou le dimanche, écrit Anne Frank.
Là, clame triomphalement un autre, des mots écrits au stylo-bille, lequel était inusité en 1944 ! Cette preuve » est aussi fausse que les précédentes. Les quelques phrases au stylo-bille sont rédigées sur des languettes de papier, insérées dans le manuscrit : ce sont les notes de travail d'une des graphologues ayant examiné l'authenticité du texte dans les années 1960. Elle en a témoigné. »

« Je ne peux m'empêcher de penser que, peut- être, Anne Frank aurait souri de lire qu'un négationniste affirma, comme preuve ultime de falsification, qu'aucune jeune fille de quinze ans n'aurait été capable de penser et encore moins d'écrire ce qu'il avait lu dans le Journal: c'était bien trop intelligent et irrévérencieux, pour une gamine. »

« L'irrévérence des jeunes filles devrait être l'objet de toutes nos attentions, elle devrait être archivée et transmise. Il faudrait les chérir, ces trop courtes années durant lesquelles les jeunes filles ignorent la prudence, le respect et le remords.
Elles mentent avec métier et sans état d'âme, mangent avec les doigts, grimpent sur des toits et, bras dessus bras dessous, elles prennent toute la place sur les trottoirs. Leur seule peur est de nous ressembler. De devenir ces êtres à bout de souffle qui se plaignent qu'elles ne manquent pas d'air ».
Les parents aiment à raconter les mots d'enfants de leurs tout-petits; ils s'émeuvent de leur fantaisie, de leur drôlerie. L'adolescence à venir, elle, est redoutée à la façon d'une maladie, d'une comète menaçant le paysage, dévastatrice. »

« Comme nous la craignons, l'extralucidité adolescente, ce regard de voyant qui met à nu nos compromis.
Relire son journal intime, c'est se confronter à l'adolescente qu'on a été. Lui ferait-on honte, ou de la peine? A-t-on baissé les bras? Est-on devenue sage, trop sage, par manque de courage? Il faudrait relire régulièrement son journal pour rester à la hauteur de son adolescence. »

« Ida n'a trouvé de repos qu'au sein de fictions, ces romans qu'elle a commencé à déchiffrer avec lenteur à plus de soixante-dix ans.

C'est elle, Ida Goldman, la raison de ma nuit dans l'Annexe; elle qui m'a offert, j'avais une dizaine d'années, une médaille dorée frappée du portrait d'Anne Frank. La maladresse de ce portrait peu ressemblant offre à Anne Frank le futur qu'elle n'a pas eu: elle paraît âgée d'une quarantaine d'années. Cette médaille, m'expliqua ma grand-mère, il me faudrait toujours la conserver. N'oublie pas.

Certains objets sans valeur nous sont intime- ment précieux. Ils témoignent d'un être, d'un amour, d'un lieu qui n'est plus. On ne peut supporter l'idée de les perdre, mais on a du mal à les regarder, tant leur pouvoir d'évocation est puissant. On les conserve au secret, dans une boîte, une enveloppe, en lisière de mémoire.
Jusqu'à ma nuit dans l'Annexe, ces choses » auxquelles je tiens tant semblaient n'avoir rien en commun, sauf ma crainte de les égarer.
Ma médaille Anne Frank, un chapelet aux perles de plastique bleu, une dizaine de lettres rédigées sur des feuilles d'une transparence de ciel. Et le photomaton de l'adolescent qui me les a écrites. Un adolescent vêtu d'un pull marin, ses cheveux soigneusement lissés pour la photo.
La nuit les a réunis. »

« En dessin, le point de fuite est « ce point imaginaire destiné à aider le dessinateur à construire son œuvre en perspective ». En anglais, on parle du vanishing point. Margot disparue, évanouie dans l'histoire, est mon point de repère dans le Musée, celle qui m'indique le chemin.
Son regard me suit, elle m'interroge : alors ? Dans une heure, je sortirai. Je ne vais quand même pas m'en aller comme ça ? Sans avoir pris le temps de saluer la gamine, sa petite sœur ?  »

« Comment raconter la fin d'une histoire sans la dore, si ce n'est en y laissant des silences, comme en musique : une respiration entre deux notes, la promesse d'une suite.
Ils n'ont pas disparu, ils sont là, les absents. Ils persistent et la trace que laisse leur absence est une question.
Que faire d'une seule nuit, il faudrait des années pour y répondre. Il y a si peu de temps, il n'y en aura jamais assez. Il n'y aura jamais assez de vivants pour répondre aux morts.
Qu'elle nous cherche, leur absence, qu'elle ne cesse pas de nous chercher. »

« Alors il s'est offert un magnifique concert, qui réunirait sur une même scène Blondie, Jacques Higelin et les Bee Gees.
Cette chanson, en particulier, il l'a passée et repassée.
Elle est très vieille mais elle n'a pas d'âge. Elle me bouleverse, je ne sais pas pourquoi. Plus je l'écoute plus son sens m'échappe, il me faudrait des années, encore, à l'écouter. On peut-être qu'il ne faut pas essayer de la comprendre ni de l'expliquer.

I started a joke
Which started the whole world crying
[...]
Till I finally died, which started the whole world living
Oh, if I'd only seen that the joke was on me

Les dernières phrases de sa dernière lettre ressemblent à une prière discrète, à un adieu qui se voudrait nonchalant. 
Faisons un pacte, si tu veux bien: quand tu écouteras cette chanson, tu penseras à moi.
P.-S. Ne m'oublie pas trop vite quand même. P.-S. 2 Je te demande de ne pas m'oublier trop vite.

Quand j'écouterai cette chanson je penserai à toi, Charles Chea. Mais je ne parviens pas à écouter cette chanson sans penser à toi alors je n'écoute pas cette chanson.
P.-S. Dans le clip vidéo de I Started A Joke, des points d'interrogation noirs flottent au ralenti, dessinés autour des musiciens.
P.-S. 2 Je suis devenue écrivaine. »

Quatrième de couverture

Le 18 août 2021, j'ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l'Annexe. Anne Frank, que tout le monde connaît tellement qu'il n'en sait pas grand-chose. Comment l'appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment. Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre? Celle d'une jeune fille, qui n'aura pour tout voyage qu'un escalier à monter et à descendre, moins d'une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. La nuit, je l'imaginais semblable à un recueillement, à un silence. J'imaginais la nuit propice à accueillir l'absence d'Anne Frank. Mais je me suis trompée. La nuit s'est habitée, éclairée de reflets; au cœur de l'Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.

Lola Lafon est l'autrice de six romans, tous traduits dans de nombreuses langues, dont La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), récompensé par une dizaine de prix, et Chavirer (Actes Sud, 2020) qui a reçu le prix Landerneau, le prix France Culture-Télérama ainsi que le choix Goncourt de la Suisse. 

Éditions Stock, Collection "Ma nuit au Musée",  août 2022
248 pages
Prix Décembre 2022
Prix Les Inrockuptibles 2022 

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