lundi 2 janvier 2023

Les enfants endormis ★★★★★ d' Anthony Passeron

Anthony Passeron couche sur ces  pages un lourd fardeau familial et nous raconte les enfants endormis en mêlant l'histoire intime d'une famille de l'arrière-pays niçois à l'Histoire de la pandémie causée par le VIH qui a marqué la fin du XXème siècle... 
"Les enfants endormis", c'est le combat d'une maman (la grand-mère de l'auteur) contre l'humiliation, la honte, l'exclusion, pour garder la tête haute, sauver la réputation d'une famille, pour accompagner son fils avec tout son amour, pour garder espoir - cet appât empoisonné dans lequel on mord parce qu'il n'y a plus que ça à quoi se raccrocher-, pour que l'humanité reprenne ses droits. Elle a enclenché le mécanisme du déni irrémédiablement...un déni qui cède un temps précieux, comme une protection face à une douloureuse et macabre évidence. À la désarmante vérité, la famille du narrateur a préféré le mensonge pour ne pas voir ce fils «  junkie pourrissant parmi les siens » et tenter de rejeter le bout de l'impasse, lâ où seuls les yeux parlent...
"Les enfants endormis" est le portrait d'une famille dévastée, désarmée, en colère, silencieuse ou terrorisée, impuissante face au virus du SIDA et la réalité de ce micro-organisme qui éprouve les corps : corps médical / corps des victimes incapables de lutter « Le sida ne voulait rien savoir. Il se jouait de tout le monde : des chercheurs, des médecins, des malades et de leurs proches. Personne n'en réchappait, pas même le fils préféré d'une famille de commerçants de l'arrière-pays. »
En alternance avec la tragique histoire de cette famille, Anthony Passeron documente précisément son livre de la bataille menée par les scientifiques pour découvrir le virus, élaborer des tests et mettre au point des traitements. Une poignée de scientifique seulement car beaucoup ont refusé de voir la vérité en face. Des chefs de service hospitalier ne les ont parfois pas soutenus, [arguant] fièrement ne pas travailler pour « les pédés et les drogués ».
« Il semble qu'on parie sur l'hypothèse selon laquelle tous les séropositifs ne développeront pas la maladie. Un pari morbide. Par négligence, par souci d'économie, ce pari causera la contamination de milliers de personnes. »
Un grand merci Anthony Passeron pour ce courageux témoignage, ce réveil de la mémoire et cet éclairage passionnant, clair, précis, nécessaire sur l'histoire du virus du Sida dans le Monde.
Une lecture poignante tout en pudeur et délicatesse.  

« C'est que les rats meurent dans la rue et les hommes dans leur chambre. »
Albert Camus, La Peste

« Au premier des fils, il incombait de montrer l'exemple, de suivre le chemin de ses parents, d'honorer ce nom que ses ancêtres s'étaient efforcés de porter haut dans toute la vallée. »

« Désiré était le fils préféré. C'était souvent le cas dans les fratries de la vallée, le premier des garçons était plus choyé que les autres, il bénéficiait d'un statut à part, comme si l'attention exclusive qu'on lui avait portée avant l'arrivée de ses frères et sœurs ne s'était jamais dissipée. Émile reproduisait simplement le modèle de ses parents. Ces choses-là n'étaient pas dites, mais mon père, le deuxième de la fratrie, m'en a parlé parfois. Il justifiait l'éducation qu'il nous donnait, à mon frère et moi, par l'importance de l'équité affective et matérielle. Comme si c'était là que s'était nichée l'origine du désastre. L'histoire de ses parents et de Désiré s'était imposée comme un exemple à ne pas suivre. »

« AU ROYAUME DES AVEUGLES

Au cours de l'année 1982, le nombre de malades diagnostiqués en France progresse. Willy Rozenbaum a trouvé un poste à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, où il peut de nouveau recevoir ses patients. Aucun d'entre eux ne voit son état s'améliorer. Les décès s'accumulent.
L'infectiologue est habitué à côtoyer la mort, mais dans le cas de cette maladie, la condamnation des patients est double : une mort physique et aussi sociale. Les articles de presse, les reportages de télévision sur la maladie ont propagé la peur dans la population. Les proches sont rares au chevet des malades, qui sont réduits à leur homosexualité, leur toxicomanie, la plupart d'entre eux n'ayant plus que de rares médecins comme interlocuteurs. 
[...]
Le 27 juillet 1982, à Washington, l'acronyme AIDS (Acquired Immunodeficiency Syndrome), traduit en français par SIDA (syndrome d'immunodéficience acquise), est adopté pour nommer la maladie. Le nom a changé, mais les stigmates associés à l'ancien « syndrome gay » ne disparaissent pas pour autant. 
[...]
Borgnes au royaume des aveugles, les médecins du GFTS sont bien seuls à vouloir comprendre ce qu'il en est, au sein d'un milieu médical qui refuse de voir la vérité en face. Les discussions sont souvent très animées. Jacques Leibowitch est un homme vif, qui s'emballe facilement. Il prend rapidement ses distances avec Willy Rozenbaum pour privilégier une collaboration avec l'équipe du professeur Gallo. Les chemins des deux premiers Français à avoir saisi la gravité du syndrome du sida se séparent en 1982.
Parallèlement, des permanences téléphoniques sont mises en place pour recenser et contacter les malades afin de les informer, mais aussi apprendre d'eux. À ce stade, ceux-ci en savent souvent davantage que les médecins eux-mêmes. Ils prennent ainsi une place inédite dans le processus de soins par l'observation qu'ils font de leurs symptômes et par la mise en commun de leurs constatations. Ces jeunes gens, des hommes pour la plupart, ont le même âge que ceux qui les soignent et sont souvent mis au ban de leur famille, qui ne veut plus les toucher ni même les voir. Ils sont beaucoup à retrouver au GFTS l'écoute, la considération et l'espoir qu'ils pensaient avoir définitivement perdus. »

« Sans doute que ça a commencé comme ça. Dans une commune qui décline lentement, au début des années 1980. Des gosses qu'on retrouve évanouis en pleine journée dans la rue. On a d'abord cru à des gueules de bois, des comas éthyliques ou des excès de joints. Rien de plus grave que chez leurs aînés. Et puis on s'est rendu compte que cela n'avait rien à voir avec l'herbe ou l'alcool. Ces enfants endormis avaient les yeux révulsés, une manche relevée, une seringue plantée au creux du bras. Ils étaient particulièrement difficiles à réveiller. Les claques et les seaux d'eau froide ne suffisaient plus. On se mettait alors à plusieurs pour les porter jusque chez leurs parents qui comptaient sur la discrétion de chacun. »

« Des voitures démodées sont garées à l'entrée du jardin. Brigitte descend de l'une d'elles, dans une petite robe de mariée blanche. Désiré, près de ma grand-mère, l'attend au bout du jardin, en costume bordeaux et nœud papillon. Ils ne sont pas maigres ni à côté de leurs pompes. Ils n'ont pas perdu leurs dents. Ils ne disparaissent pas dans un coin de l'image. Ils sont encore bien intégrés parmi les vivants. Ils ont l'air heureux, un bonheur timide mais un bonheur quand même.
Quand l'image disparaît brusquement du mur de ma chambre, je comprends qu'ils auraient pu avoir une vie en dehors de la drogue. Une vie où ils auraient été heureux. Une vie où j'aurais pu les connaître. Une vie simple qui n'aurait sans doute pas mérité d'être racontée, mais une vie tout entière. C'est à ce jour-là qu'il faudrait pouvoir remonter pour tenter de tout recommencer autrement. Désormais, il n'y a plus qu'en regardant les super-8 de mon père dans le désordre qu'on peut ramener ces gens à la vie. »

« Le jour même du congrès pourtant, l'Institut Pasteur dépose un brevet pour protéger et homologuer son premier test de dépistage, résultat de recherches menées en parallèle sur des anticorps de patients contamines. La bataille franco-américaine des brevets, qui trouve s source dans un mélange ambigu de coopération et de compétition, ne fait que commencer. »

« Pierre Dellamonica n'était pas soutenu au sein de son propre hôpital. Le chef du service de virologie avait refusé d'analyser les prélèvements sanguins de ses premiers patients susceptibles d'être infectés. Il arguait fièrement ne pas travailler pour « les pédés et les drogués ». »

« Dans l'arrière-pays niçois, rares étaient les villages complètement épargnés. L'héroïne y avait séduit la jeunesse, charriant le virus avec elle. »

« Des allers-retours entre le village et la ville, entre sa chambre d'hôpital et son appartement, entre la drogue et le sevrage, entre une lente agonie et de brefs moments d'apaisement. Entre la vérité et le déni aussi. Des médecins qui constatent la dégradation progressive de leur patient. Une mère qui affirme que son fils ne souffre pas d'une maladie d'homosexuels et de drogués. Un fils qui dit qu'il ne se drogue plus. À chacun son domaine : aux médecins la science, à ma famille le mensonge. »

« ... la revue donnait à voir l'agonie de Kenny Ramsauer, un jeune entrepreneur américain jusqu'alors inconnu en France, qui avait voulu témoigner de sa maladie jusqu'au bout. Sur une double page, deux portraits, pris à quelques mois d'intervalle, montraient les ravages de la maladie sur les corps. Ils disaient la gloire et la chute d'un jeune homme. Beau et séduisant à gauche, défiguré et méconnaissable à droite. Son visage enflé personnifiait la tragédie qui se jouait de l'autre côté de l'Atlantique. Jim, le compagnon de Kenny, racontait l'apparition des symptômes, l'exclusion progressive, la famille et les amis qui s'éloignent, la souffrance, les brimades du milieu médical aussi. « Le poids des mots, le choc des photos », l'hebdomadaire n'y allait pas de main morte et concluait le reportage par un bref état des lieux de la situation en France: la consultation d'un jeune steward à l'hôpital Claude-Bernard deux ans auparavant, les travaux de Jacques Leibowitch à l'hôpital de Garches qui avaient permis de remonter la piste du virus. »

« La drogue était un continent inconnu sur lequel mon oncle et sa compagne dérivaient. Les vols de médicaments, de bijoux et d'argent avaient affecté la famille, les amis. Mon père ne comprenait pas ce qui pouvait amener un homme à voler les siens. Dans cette famille où l'amour ne se disait pas, l'argent et la nourriture étaient les uniques vecteurs d'affection. L'argent qu'on consent à donner, l'argent qu'on prête, qu'on confie, celui qu'on refuse aussi. Les plats préparés par ma grand-mère, les pièces de viande que mon grand-père mettait de côté dans la chambre froide pour les dîners avec leurs enfants, étaient le témoignage d'un amour réciproque, l'expression de sentiments muets. Quand ma grand-mère constatait que de l'argent avait encore disparu dans la caisse du magasin, mon père se contentait de soupirer en patois « Sabès» (tu sais). »

« L'appartement de mon oncle s'était agrandi du vide que la drogue faisait autour de lui. Les disques, les meubles, les vêtements, la décoration... tout ce qui pouvait l'être avait été vendu. »

« Il semble qu'on parie sur l'hypothèse selon laquelle tous les séropositifs ne développeront pas la maladie. Un pari morbide. Par négligence, par souci d'économie, ce pari causera la contamination de milliers de personnes. »

« Au milieu de ses compagnons d'infortune, pour la plupart homosexuels ou drogués, elle ne pouvait plus nier l'évidence. Le virus la menait à tout ce dont elle avait tâché de s'extraire. Il était parvenu à contrarier la trajectoire qu'elle s'était efforcée de suivre depuis l'Italie. Un micro-organisme, surgi d'on ne sait réussissait à enrayer une longue histoire d'ascension sociale, une lutte pour devenir quelqu'un de respecté. Il suscitait des sentiments de honte, d'exclusion es d'humiliation qu'elle s'était juré, il y a longtemps, de ne plus jamais revivre.
Seule cette maladie était arrivée à ce qu'une mère voie son fils tel qu'il était : un junkie pourrissant parmi les siens. Un toxicomane promis au même sort que ses compagnons. Peu importaient ici son nom, son prénom, les espoirs que ses parents avaient placés en lui, la réputa- tion d'une famille sans histoires. Le sida ne voulait rien savoir. Il se jouait de tout le monde : des chercheurs, des médecins, des malades et de leurs proches. Personne n'en réchappait, pas même le fils préféré d'une famille de commerçants de l'arrière-pays. »

« Rarement des scientifiques ont côtoyé la mort d'aussi près et se sont confrontés si violemment à leurs propres échecs. C'était d'ordinaire le lot des médecins. L'épidémie de sida bouleverse tout, notamment la relation du chercheur au malade. Elle rend la communication entre eux indispensable, fait tomber des cloisons qui les ont longtemps tenus à distance. Soudain, les échecs de la recherche ne se traduisent plus uniquement par des chiffres inscrits dans des comptes rendus, sur des écrans d'ordinateur, mais aussi sur des visages désespérés. »

« Rock Hudson est l'un des premiers artistes populaires à avoir rendu publique sa maladie. Aux yeux du monde. le sida trouve enfin un visage, celui d'une star déchue. »

« Au sein même de services consacrés aux malades qui en étaient atteints, le sida demeurait une maladie tout à fait singulière. Emprisonnée dans la vision morale qu'on avait d'elle, cernée par les notions de bien et de mal, accolée à l'idée de péché. Le péché intime d'avoir voulu vivre une sexualité libre, eu des relations homosexuelles, de s'être s'injecté de l'héroïne en intraveineuse, d'avoir caché sa séropositivité à ses partenaires, à ses camarades de seringue, d'avoir voulu satisfaire son désir d'enfant quand on se savait pourtant condamnée. Des malades étaient plus coupables que d'autres.

Le bien, le mal, les victimes, les coupables, les discours qui accompagnaient le sida s'imposaient jusque dans notre famille et la divisaient. Ma grand-mère dressait le portrait de trois victimes de la fatalité : son fils, sa belle-fille, sa petite-fille. Mon grand-père restait muré dans le silence. Les stéréotypes liés à la maladie l'étouffaient. En parler exigeait de convoquer des thèmes dont il ne maîtrisait pas le vocabulaire, qu'il n'avait pas le courage d'aborder. Fuyant cette atmosphère pesante, il se réfugiait à la boucherie. Peu importe que les villages qu'il continuait d'arpenter soient déserts, le travail était son échappatoire. Quant à mon père, dans le secret de sa colère la plus profonde, je crois qu'il avait établi une distinction fondamentale entre une petite fille victime et ses parents coupables. Coupables de lui imposer leur propre mort, si précoce, coupables de lui léguer leur sang pourri en héritage. »

« Le virus était allé au bout de sa logique absurde. Contredisant ceux qui aimaient à le décrire comme un être malin. Il avait détruit son hôte, terrassé son système immunitaire. Il avait lui-même scié les piliers d'un refuge qui allait désormais s'effondrer sur lui. Froid, le corps d'Émilie était devenu son impasse, une voie sans issue. S'il avait su migrer depuis son père jusqu'à sa mère et depuis sa mère jusqu'à elle, il n'avait plus trouvé depuis d'autre navire à saborder. Combien de temps allait-il survivre en elle morte, à circuler d'un bout à l'autre de ses veines? Quelques heures ? Quelques jours? Personne ne songeait à se poser ces questions lugubres, à part les services mortuaires. Ils ont imposé au cadavre d'Émilie les mêmes précautions qu'à ceux de ses parents.
Après toutes ces années passées à veiller la petite fille aussi souvent que possible, personne ne se résignait à quitter sa chambre d'hôpital. Certains ont refusé de remonter au village sans elle. Le regard perdu à travers la fenêtre qui donnait sur la promenade des Anglais, tous se tenaient prostrés dans le silence. Au-dessus de la mer, on guettait patiemment l'aube qui viendrait déchirer ce qu'il restait de la nuit. »

Quatrième de couverture

Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d'interroger le passé familial. Évoquant l'ascension sociale de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé qui grandit entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux récits: celui de l'apparition du sida dans une famille de l'arrière-pays niçois - la sienne - et celui de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains.

Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle d'un paria.

Éditions Globe,  juillet 2022
273 pages
Prix Wepler-Fondation La Poste - 2022

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