samedi 31 décembre 2022

Au nom des requins ★★★★☆ de François Sarano

Extrêmement riche d'informations scientifiques, très fouillées, des chapitres très instructifs, notamment celui intitulé "La sélection naturelle, une sélection positive", ce roman est un plaidoyer « pour Lady Mystery, pour tous les requins, pour tous les sauvages qui n'auront jamais la parole, pour tous ceux qui sont différents et dont on a peur parce qu'on les méconnaît. Mais il s'agit aussi d'une supplique pour nous-mêmes, car nous pressentons que, comme l'aurait si bien écrit Romain Gary dans sa "lettre à l'éléphant", c'est notre Humanité que nous massacrons quand nous effaçons la liberté sauvage de Lady Mystery. »

Pour plaider la cause des requins, François Sarano, docteur en océanographie, plongeur professionnel et fondateur de l’association Longitude 181, explore, recherche, analyse les comportements, entre dans leur tête pour mieux les connaître. Il va aussi à la rencontre aussi de ces hommes et femmes qui évoluent aux côtés des requins. Ceux qui créent du lien et alertent sur les comportements humains inappropriés, colonisateurs irrespectueux...qui amènent à des accidents graves et ... évitables. 
« Nos échappées dans des univers virtuels plus vrais que nature, dans lesquels la possibilité de reset laisse croire que l'on peut impunément perdre ou ôter la vie, nous étourdissent. Le requin, dernier grand symbole de la vie sauvage, est là pour nous rappeler à quel monde nous appartenons vraiment. Un monde sensitif, sensoriel et sensuel, un monde-chair. Il rétablit le lien empathique avec les "Autres" que l'univers virtuel détricote. Il nous réinsère dans le grand cycle du vivant et de la mort, apportant une lumière à notre questionnement existentiel auquel nous tentons vainement d'échapper en nous égarant dans des univers contrôlés factices. »
Comment préserver la vie sauvage ? Comment faire changer les opinions ? Comment changer de regard ? Quel monde souhaitons-nous pour les générations à venir ? Et peut-être déjà pour nous aussi ?
« Consacré à nos cousins de l'océan, ce livre est aussi une réflexion sur notre relation au monde et à l'altérité : le requin, comme symbole du "sauvage" qui échappe à nos règles, qui nous fait peur parce que nous le méconnaissons, symbole de tous les inutiles et tous les encombrants... de tous ceux qui sont différents par leurs manières de vivre, leurs traditions, leurs religions, leurs cultures. En ce sens, apprendre à connaître l'animal sauvage pour tenter de trouver une diplomatie avec lui pourrait être une belle école de vie en société. »


Enrichissante lecture, lue en Guadeloupe où j'ai eu la chance de rencontrer, sur Petite Terre, un requin citron adolescent, déjà impressionnant ;-)

« Ce livre m'a été suggéré par Lady Mystery, lors du tête-à-tête exceptionnel qu'elle a bien voulu m'accorder le 12 novembre 2006 au large des côtes mexicaines... Cinq mètres de muscles, une tonne d'élégance, Lady Mystery est un grand requin blanc femelle, Carcharodon carcharias, soeur de ceux des Dents de la mer de Steven Spielberg'. À l'occasion du tournage du film Océans, nous avons nagé sereinement côte à côte, épaule contre nageoire, œil dans œil, à quelques centimètres l'un de l'autre. Deux minutes de plénitude et de paix, une éternité de bonheur ! Pour mes camarades de plongée incrédules, comme pour Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, les réalisateurs du film, ce moment d'harmonie a été l'occasion d'un changement de regard radical sur cette bête tant redoutée. Cette rencontre, magnifiquement filmée par David Reichert et Didier Noirot, a fait le tour du monde. Elle a transformé l'opinion de millions de spectateurs.
Malgré tout, la plupart des humains, surtout ceux qui n'auront jamais l'occasion d'approcher des requins, restent convaincus qu'ils sont des mangeurs d'hommes et que leur élimination est une bonne chose.
En revanche, pour ceux qui, comme moi, ont partagé un moment avec eux, dans leur territoire, cette peur est incompréhensible, tant elle relève du fantasme.
Plus grave, l'effondrement dramatique de toutes les espèces de requins et la quasi-disparition de certaines d'entre elles dans l'indifférence générale sont inacceptables. »

« Il y a des impressions que l'aridité des chiffres et des mots ne traduira jamais...»

La Bête du Gévaudan

Dans une France qui, jusqu'au xix siècle, comptait près de 20 000 loups, l'histoire de la Bête du Gévaudan n'eut aucune peine à se répandre et à terroriser tout le pays. D'autant que la presse nationale et même inter nationale relaya abondamment chaque attaque. Pour la première fois, les médias jouèrent un rôle dans la créa tion d'un être surnaturel. Ils installèrent la bête dans la tête de chacun. Le loup sort du folklore pour entrer au panthéon des créatures diaboliques. 

« Le public se passionne pour la conquête de ce nouveau territoire : "Les Américains partent conquérir la Lune, moi, je vais conquérir la mer", dira Cousteau... La Calypso parcourt les océans. Les plongées se multiplient et les rencontres avec les squales aussi. Mais surtout, pour la première fois dans l'Histoire, elles sont popularisées à l'échelle mondiale. Cousteau, la Calypso et les requins jouissent de l'essor formidable de la télévision qui entre dans chaque foyer et, sans concurrence, envahit le monde. Chaque épisode de l'odyssée Cousteau est vu par plusieurs centaines de millions de spectateurs. Admirés, redoutés et mal aimés, peu importe, les requins deviennent des stars. Ils envahissent les rayons des jeux de plage.
Je me souviens du magnifique requin gonflable que ma mère m'avait offert, l'été 1958, pour les vacances à la mer. Il était plus gros que moi et cela avait ému le photographe du Dauphiné libéré, André Deval, qui avait publié la photo avec cette légende: "Avec un requin bleu dans les bras. [...] François eut un clin d'œil vers sa maman, comme pour lui dire : « C'est vraiment ce compagnon de jeu que je désire aller à la mer. » »
« Aujourd'hui encore, nombre de scientifiques béhavioristes* considèrent les animaux, particulièrement ceux à sang froid, comme des automates répondant de façon standardisée aux stimuli du milieu pour satis faire leurs besoins : se nourrir, éviter les prédateurs et se reproduire.

Nemo, Gang de requins : la "disneylandisation" du monde

À l'opposé de cette théorisation de l'animal-automate, les "requins-humains" des films d'animation, Le Monde de Nemo ou Gang de requins, sont tout aussi caricaturaux. Les requins y sont gentils, parfois même végétariens. Ils ont de la et connaissent tous les problèmes des petits Américains citadins! Aussi ridicule que le concept de requin machiavélique proposé par Les Dents de la mer ou Peur bleue, cette représenta tion anthropomorphique est plus troublante. Elle séduit jusqu'à certains "défenseurs" des requins, car elle donne l'impression de réhabiliter les squales en démolissant leur image de tueur froid. Dans Gang de requins, les nombreuses références au film Les Dents de la mer en sont toujours le contrepied. Malheureusement, cette représentation renforce le malentendu et augmente encore le décalage entre le réel - la vie sauvage - et des citadins "hors-sol", qui ne connaissent plus ni vache, ni poule, ni nature, et dont les nouveaux monstres sont les robots Transformers. Plus grave, la justesse des observations biologiques qui servent de base aux personnages et au décor crée la confusion dans l'esprit du public qui leur reconnaît un caractère pédagogique. L'argument le plus pervers est que ces films permettent aux enfants qui n'ont pas accès à la mer de découvrir les créatures qui la peuplent. Cet argument est également utilisé par les parcs d'attractions Disneyland qui proposent des immersions au cœur de la nature "plus vraie que vraie", et par les Marineland qui montrent des orques et des dauphins jouant avec des ballons. Cette mystification renforce l'idée qu'une espèce se définit par sa morphologie et peut exister hors de son écosystème. Elle légitime ainsi la conservation ex situ et le concept d'arche de Noe, oubliant que ce sont ses relations aux autres vivants et au milieu physique qui définissent un être vivant. L'ambiguïté vient de ce que la majorité des gens pensent que "l'apparence" de l'espèce est suffisante pour connaitre l'espèce. »

« Raies et requins sont des cousins si proches que seule la position des fentes branchiales permet de les distinguer. Fentes branchiales qui s'ouvrent sur la face ventrale : raie. Fentes branchiales qui s'ouvrent sur les côtés, à l'arrière de la tête : requin. »
« Il y a des poissons dont l'hermaphrodisme est obligatoire ou pas. Quant aux invertébrés qui côtoient ces mêmes requins et poissons, leur reproduction asexuée leur offre un atout maître. Certains, comme les coraux, jouent sur les deux tableaux: reproduction sexuée et multiplication asexuée par clonage, par bourgeonnement ou par bouturage. Cela fonctionne si bien que ces êtres apparemment "insignifiants" ont changé la géologie et l'histoire de la planète. Si l'on considère également les herbes marines et les algues, on se dit que les êtres vivants utilisent mille et une façons de pro créer, que toutes sont efficaces puisqu'elles ont permis aux créatures que nous côtoyons aujourd'hui de traverser les temps géologiques et les extinctions de masse. »

La sélection naturelle, une sélection positive

La terrible sélection naturelle, censée ne conserver que le meilleur par élimination de tous les perdants, comme dans nos concours, ne fonctionnerait-elle pas tout à fait comme on nous le dit?
Contrairement à la sélection humaine artificielle qui est une sélection négative par élimination, la sélec tion naturelle est une sélection positive. Elle favorise les caractères qui fonctionnent bien et aide à une meilleure reproduction. Mais elle n'élimine pas pour autant les autres formes, sauf si elles sont vraiment rédhibitoires et empêchent la reproduction. C'est pourquoi on trouve dans la nature tout et son contraire... La sélection naturelle passe l'être vivant au filtre de la reproduction, et ce filtre a des mailles très larges. 
Car la nature est paresseuse, elle ne sélectionne pas caractère par caractère, mais opère sur l'équipe "morphologie-physiologie-comportement". C'est cet ensemble qui est testé au filtre de la reproduction. Si cette équipe se reproduit, la nature la conserve. Et peu importe si toutes les composantes de l'équipe, prises une à une, ne sont pas les meilleures. Car un caractère formidablement efficace peut compenser d'autres caractères aux bénéfices douteux. Par exemple, le mimétisme étonnant de l'hippocampe compense son incapacité à nager... Un sélectionneur humain aurait tout fait pour qu'il soit également un nageur efficace. La nature n'en a cure. L'hippocampe assure sa descendance, cela lui suffit ! 
Si la sélection naturelle fonctionnait comme nous, les humains, la pratiquons, nous ne serions pas là ! Car après 3,8 milliards d'années de sélection, il n'y aurait qu'un seul être vivant qui aurait toutes les qualités, une sorte de Superman. Mais la nature fonctionne à l'exact opposé : elle n'a fait que multiplier les espèces. À chaque reproduction, une petite erreur de recopie, une petite variante, une petite mutation... et ces micro différences que la sélection tolère même si elles ne sont pas vraiment utiles, ni vraiment meilleures, font à peu peu la diversité du vivant, ces millions d'espèces que l'on voit aujourd'hui.
C'est à l'extraordinaire diversité des espèces et des caractères que la nature confie sa marche en avant et sa survie sur la planète.
Peut-être que si nous regardions la sélection naturelle sous cet angle, nous, les humains, réfléchirions à deux fois aux conséquences de nos monocultures, causes d'une incroyable involution de la diversité des espèces. Peut-être serions-nous plus tolérants à l'égard de l'altérité quelle qu'elle soit, et délaisserions-nous le terme de "sélection" naturelle pour "diversification" naturelle, ce qui, somme toute, la définit beaucoup mieux. »

La raie amoureuse

Chaque plongeur a, un jour, vécu une rencontre improbable qui a ébranlé ses certitudes. C'est une raie manta (Mobula alfredi) qui me l'a offerte, le 15 mars 1990, à Stort Reef, dans la mer des Mentawai, au large de Sumatra. Quelques heures après, j'écrivais dans mon journal de bord : "Ce matin, j'étais seul dans l'eau. La manta est arrivée face à moi, impeccable dans sa robe noire à ventre blanc. Cette géante d'une tonne avait la grâce superbe de l'albatros, la précision de l'hirondelle et la majesté de l'aigle royal. Elle glissait dans l'eau sans effort. Cette eau qui me freine semblait la propulser. Je me suis figé pour ne pas l'effaroucher. Car, si un rien l'intrigue, le moindre mouvement la fait fuir. Et plus que tout, elle redoute le contact physique. Pourtant, elle s'est approchée et s'est mise à danser. Elle a virevolté sur le dos puis sur le côté. Elle a dessiné des arabesques toujours plus serrées, comme si elle voulait m'hypnotiser. Elle m'a frôlé de son aile et s'est offerte à ma caresse. Je craignais de rompre le charme, mais j'ai caressé sa peau douce et râpeuse, comme un papier de verre très fin. Elle s'est envolée en une large boucle en arrière. Elle a tracé un cercle sur le flanc, puis elle est revenue, dressée face à moi. Je l'ai caressée à nouveau et elle est repartie dans un pas de valse. Je l'ai caressée encore et encore. Lorsque, à court d'air, j'ai dû remonter, c'est elle qui est venue me retrouver. Elle s'est interposée, a tenté de me retenir dans ses ailes comme dans une cape. Deux cabrioles en guise d'adieu, et elle s'est évanouie dans le bleu. 

« Les animaux à sang froid, reptiles, batraciens et pois sons sont à nos yeux juste bons à tuer, à pondre ou à être mangés. Que savons-nous de leurs comportements? Nous les pensons stéréotypés, tendus vers un seul objectif : survivre pour se reproduire. Nous voulons voir dans chaque action un exercice imposé par l'inné pour être plus fort. Pourtant, certains comportements semblent parfois sans objectifs immédiats, gaspilleurs de temps et d'énergie. »

Le fretin maître des requins

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le nombre de sardines adultes ne dépend pas de l'appétit des requins, ni même du prélèvement de l'ensemble des prédateurs. Ces ponctions n'affectent qu'à la marge les populations de petits poissons planctophages. Ce qui régule naturellement leurs populations, ce sont les courants océaniques. Grands maîtres du jeu de la vie marine, les courants, déterminés par les vents, la température et la salinité de l'eau, conditionnent la survie des œufs et des larves, extrêmement sensibles aux variations des facteurs physiques du milieu. Les courants transportent également les éléments nutritifs nécessaires au développement des algues planctoniques, base de toute vie océanique. Les sardines dépendent directement de la quantité et de la variété de ce plancton végétal et des microscopiques crustacés qui s'en nourrissent. C'est donc l'abondance de la nourriture qui détermine l'abondance des sardines qui, à son tour, conditionne la survie des grands prédateurs. Et non l'inverse. La régulation des populations se fait toujours du bas vers le haut de la chaîne alimentaire.

Lorsque les courants marins n'enrichissent pas les eaux de surface en sels nutritifs, comme cela se passe en période de "Niño", la production d'algues planctoniques est faible et la reproduction annuelle du fretin (sardines, anchois et anchoveta) est mauvaise. Les populations s'effondrent, et c'est la catastrophe chez les grands prédateurs qui meurent de faim ou n'arrivent plus à nourrir leurs jeunes. Les requins, comme les autres prédateurs, sont remis à leur juste place : ils dépendent de leurs proies. Ce sont les insignifiants anonymes, animaux et végétaux du plancton, qui régulent les populations d'oiseaux, de dauphins, de lions de mer, de baleines et de requins. 
....
El Niño: phénomène cyclique correspondant au retour brutal, vers l'est de l'océan Pacifique (Amérique du Sud), des eaux de surface qui avaient été poussées par les alizés vers l'ouest (Australie). Cette masse d'eau chaude couvre alors le courant froid de Humboldt qui, d'ordinaire, remonte les sels nutritifs de l'Antarctique le long des côtes du Chili et du Pérou. Résultat : les sels nutritifs restent en profondeur, loin de la zone éclairée par donc le soleil où vivent les algues, qui ne peuvent pas les utiliser pour leur photosynthèse. Ce phénomène affecte l'ensemble de la circulation atmosphérique et océanique mondiale. 

« ...le fameux "Top-down effect" des Anglo-Saxons, très bien documenté en milieu terrestre, en particulier l'impact positif du retour des loups sur la diversité des espèces végé tales de la forêt. Ces exemples remarquables très simples, du type "grand carnivore, grand herbivore, consommateur de jeunes arbres", sont-ils applicables en milieu marin, où les réseaux trophiques sont infiniment plus complexes? Selon ce principe, les requins apex-prédateurs seraient les régulateurs des populations de mésoprédateurs (mérous, carangues, barracudas, murènes). Sans les requins, ces mésoprédateurs pulluleraient. Ils deviendraient alors si nombreux qu'ils anéantiraient les petits poissons planctophages (fusiliers, sardines...). La disparition de ces derniers provoquerait la pullulation de leurs proies: les petits crustacés brouteurs de plancton végétal ! En résumé, par effet domino, si les requins dis paraissent, les petits crustacés seront si nombreux qu'ils brouteront toutes les microalgues du plancton végétal qui fournit deux tiers de l'oxygène atmosphérique. »

« Dans cette course à la connaissance, les requins sont de très fidèles alliés, mais nous les récompensons fort mal. Car leurs déplacements sans frontière, à tra vers l'océan sans barrière, les exposent à nos mortels engins de pêche. À peine sortis des zones où ils sont protégés, les requins sont massacrés pour leurs ailerons, capturés par des engins qui ne leur sont pas destinés. Ils sont d'autant plus exposés que leurs migrations les conduisent en haute mer, zones de non-droit, où les armadas nationales n'agissent pas mieux que les braconniers de misère enrôlés par des trafiquants internationaux. 
Les requins disparaîtront-ils avant même d'avoir été compris ? »

Beauté hideuse des crèmes au squalène de requin

Si les marchés asiatiques et américains sont les premiers demandeurs d'ailerons, le marché européen, gros consommateur de crèmes de beauté, n'est pas en reste. Une crème sur cinq utilise du squalène, un dérivé d'huile de foie de requin qui favorise la pénétration de la crème dans la peau. "On estime à trois millions le nombre de requins des grands fonds tués chaque année pour répondre spécifiquement à la demande internationale en squalène". Pour certains, c'est près de 95% de la population qui a été décimée", explique Claire Nouvian, directrice de l'association Bloom" qui a mené une grande enquête sur le marché trouble des produits dérivés du requin. Le marché des cosmétiques s'accroît sans cesse, augmentant la demande en foie de requin. Il mobilise toujours plus de laboratoires de recherche pour trouver de nouvelles méthodes d'extraction", de nouvelles crèmes antivieillissement20 et de nouveaux médicaments contre le cancer du fumeur. Et tant pis si les requins profonds sont en danger d'extinction. Tant pis s'ils pourraient être épargnés car le substitut végétal, tout aussi hydratant, existe, mais semble trop cher pour assurer de substantiels bénéfices à ultracourt terme.

Rouler à l'huile de requin !

Comble du comble, certains chercheurs envisagent de faire du "biocarburant" avec de l'huile de foie de requin ! Quand on crée l'offre, on doit, par la suite, satisfaire la demande. Si l'on ouvre cette boîte de Pan dore, elle engloutira les requins profonds et tous les autres. 

«... le temps des médias et des pleurs n'est pas le temps de la recherche scientifique.
Mais il est trop tard. Personne ne veut plus croire aux données des chercheurs et aux observations sous-marines. On réclame vengeance. On exige sang pour sang. L'irra tionnel a embrasé les esprits. Personne ne semble se poser la question de la pertinence des pêches "punitives", de "l'exemplarité" de la peine. Comme si la menace de la "pêche-peine capitale" allait être dissuasive dans le grand peuple des requins. Qu'on se le tienne pour dit.

La seule réponse que les autorités proposent à la dou leur des familles est l'élimination exemplaire des requins. Les pêches se multiplient. On assiste à des scènes d'hysté rie et de liesse lorsqu'un requin capturé est massacré sur la plage. Que le requin ait été impliqué dans un accident, ou pas, n'a aucune importance. Tous coupables! Par ail leurs, les squales ne protestent pas et ne pèsent pas lourd comparés à l'économie balnéaire et aux écoles de surf.

Aux pêches punitives "post-attaque" s'ajoute donc l'élimination préventive. On encourage les pêcheurs amateurs à éradiquer la menace en leur offrant des bons d'achat dans des grandes surfaces pour chaque cap ture de requin. On fait les louanges de la participation citoyenne au massacres. Pour éradiquer les requins, les palangres appâtées avec des thons sont posées dans les zones de baignade et jusqu'au coeur de la zone de protection renforcée de la réserve. L'État ne fixe aucune limite, ni au nombre de requins capturés, ni à la durée de la pêche. Il faut maintenir la pression quel qu'en soit le coût... Plus de 11 millions d'euros dépensés à ce jour. »

« Ces citadins-vacanciers, qui passent quelques jours en bord de mer, ignorent le plus souvent les règles de l'écosystème marin et ne souhaitent pas les connaître. Ils vont en mer avec l'insouciance de ceux qui visitent un parc d'attractions sécurisé. Ils ont payé leurs vacances pour se reposer et rien ne doit les perturber. Ils s'en remettent aux autorités inconséquences. »

Dans le cadre de la pratique du surf, l'obsession de la compétition sportive s'ajoute parfois à la certitude e que le loisir balnéaire est un dû. Certains sportifs ne considèrent plus l'océan comme un milieu vivant mais comme un générateur de vagues. Ils consomment des vagues comme s'ils étaient en salle de sport, refusant de se plier aux contraintes naturelles. Et surtout, à la présence des requins sur un territoire qu'ils considèrent à eux.

Nécessaire prudence

Le coût exorbitant de ces pêches de sécurisation pousse les responsables politiques à surenchérir médiatique ment pour souligner qu'ils ont "la situation bien en main". Alors, rassurés et déresponsabilisés, les usagers de la mer relâchent inévitablement leur attention. Par fois, même, ils transgressent les règles élémentaires de sécurité édictées par les autorités dont ils exigent la protection. Quelle que puisse être l'ampleur des prélèvements, ils n'exonéreront jamais les usagers de la mer de l'apprentissage et du respect des règles de prudence dans un écosystème sauvage.
Alors pourquoi ne pas commencer par là ?
D'autres solutions moins catastrophiques pour le peuple de l'océan sont proposées : surveillance aérienne, vigie sous-marine, protection individuelle. Mais il s'agit toujours de sécuriser un territoire que nous, les humains, avons décidé de nous approprier.
C'est peut-être sur ce point que divergent le plus radicalement défenseurs et pourfendeurs des requins.

L'océan, territoire sauvage ou parc d'attractions ?

Est-il légitime d'exiger l'élimination des requins pour que nous, les humains, puissions satisfaire, en toute inconscience et sans contraintes, nos caprices ludiques?
Dans certaines régions, on est même en droit de se poser la question : est-il raisonnable de développer une activité nautique dans un lieu inadapté puisqu'il va falloir la sécuriser à grands frais en détruisant l'éco système dans lequel elle est pratiquée ? Doit-on, parce que le surf existe et qu'il est pratiqué en Polynésie ou à Biarritz, le développer partout dans le monde ? Que dirait-on si on installait des pistes de ski dans les couloirs d'avalanche sous prétexte que l'on pratique le ski ailleurs? Ou si on équipait des voies d'escalade sur des falaises dont la roche est friable parce que l'escalade est à la mode? Le surf n'est peut-être pas la bonne activité nautique pendant la période hivernale à la Réunion.
Mais la prééminence de la croissance économique, associée à l'idée que le client doit pouvoir satisfaire tous ses désirs, empêche de se poser au préalable la question de la pertinence du développement de l'activité. En conséquence, elle impose sans discussion l'obligation de la sécurisation.

Comment changer de regard ?

Comment changer de regard si ce n'est en allant rencontrer, chez lui, celui que l'on veut comprendre? Com ment faire l'économie de l'immersion dans le monde de l'autre ? Car cette immersion permet de connaître. Bien au-delà du savoir, le "co-naître" est un ressenti, un vécu, une expérience, un "vivre avec" qui nourrit tous les sens, qui forge l'intuition par-delà l'analyse. La rencontre permet de saisir les comportements, de décrypter le langage corporel du requin. Elle permet de connaître les "codes" pour éviter les malentendus, pour que les rencontres restent belles.

Nécessaire imprévisibilité de la vie sauvage

La prise de contrôle de l'homme sur le monde rétrécit son univers. Que serait un monde qui ne serait peuplé que d'espèces élevées, contrôlées, engraissées, dépendantes, asservies. Où est la magie? Que serait un monde dont les créatures qui nous dérangent seraient supprimées? Souhaitons-nous une Terre où des représentants de chaque espèce, autrefois libre, seraient conservés pour mémoire dans des aquariums géants et des zoos, arches de Noé pathétiques et dérisoires ? Cette prise de contrôle nous emprisonne en nous sécurisant, Elle referme notre espace de liberté. Quels choix, quelles responsabilités, quelle liberté, dans un parc d'attractions? En souhaitant échapper à l'imprévisibilité des requins et à celle de tous ceux qui nous échappent, nous construisons les remparts qui nous enferment. En revanche, l'imprévisibilité créatures qui ne répondent pas à nos règles élargit notre horizon, c'est une fenêtre sur le rêve, la surprise, le merveilleux. C'est une école de la rencontre, où l'on apprend patiemment la distance juste pour apprivoiser l'"Autre", celui qui est irréductible.
Quel monde voulons-nous offrir à nos enfants? Des monocultures, des fermes d'aquaculture, des lieux de production de protéines? Je serais malheureux d'avouer à mes enfants et petits-enfants: "Quand j'étais sur la Calypso, j'ai profité des derniers grands animaux sauvages. Ils m'ont offert des joies immenses, des moments de plénitude. Mais je n'ai pas su vous les transmettre." Pis: "Je savais. Tout le monde savait. Les scientifiques avaient tiré le signal d'alarme. Tous les gouvernements du monde avaient signé l'appel de Rio en 1992. Nous étions abreuvés de chiffres qui mesuraient, pas à pas, la dégradation de la biodiversité. Nous avions des statistiques qui nous offraient des prospectives sans ambiguïté... et je n'ai rien fait pour vous offrir des requins dans un monde sauvage." 
Certains, oubliant que nous sommes parcelles de vivant, irrémédiablement liés à tous les êtres vivants, passent les espèces au filtre de l'utilité. Ils séparent ainsi le bon grain de l'ivraie, les bons poissons des requins, les utiles des nuisibles. Si nous utilisons le filtre de la rentabilité pour juger de ce qui doit être conservé ou pas, qui retiendrons-nous, tant les normes varient avec les époques, les territoires, les traditions, les cultures, les philosophies? Suis-je utile ? Serais-je conservé ? En revanche, si nous savons faire de la place aux encombrants et aux insignifiants, nous saurons faire de la place à chacun d'entre nous, humains et non-humains, avec ses différences et sa singularité.

In-différent

Nous, les humains, avons effacé ou poussé au bord de l'extinction tant d'espèces que, malheureusement, nous avons le recul nécessaire pour dire que le monde sans elles n'est pas très différent. Reclus dans nos cités, "hors sol", égarés dans nos nouveaux mondes virtuels, nous n'avons pas vu les bouleversements écologiques que ces disparitions ont entraînés. Nous ne nous plaignons même pas de l'extrême pauvreté des mono cultures que nous appelons "nature" ! Nous avons exterminé les espèces jusque dans nos pensées. Elles étaient pinson, bergeronnette, chardonneret, rousserolle effarvatte, pouillot véloce..., il n'y a plus qu'oiseau". Elles étaient goujon, vairon, ombre, rotengle, tanche..., il n'y a plus que "poisson". Elles étaient des millions, toutes différentes, elles se résument au décor "nature-soleil" dans lequel passer des vacances Elles ne sont plus que des images dans les livres pour enfants. Nous sommes des Mowgli égarés dans des mégapoles, orphelins de Bagheera et de Shere Khan. Nous sommes Romain Gary dont la lettre est revenue avec la mention "pas d'éléphant à l'adresse indiquée. Nous sommes le Petit Prince sans le renard. Nous ne connaissons du dodo, du loup de Tasmanie, du grand pingouin que leurs effigies au verso de pièces de monnaie. Bientôt, nos enfants se demanderont dans quel imaginaire insensé les dessinateurs du film d'animation Le Roi lion ont puisé leur bestiaire extraordinaire.
Malheureusement, nous vivons déjà sans eux ! Comme nous pourrions très bien vivre sans les peintures de la grotte Chauvet et sans les chefs-d'œuvre du musée du Louvre. Comme nous sommes totalement indifférents au sort des fresques préhistoriques du Messak Setaffet ou à celui du temple d'Apollonia soumis aux ravages de la guerre en Libye.

Quatrième de couverture


Vingt mètres de profondeur. L’eau bleu sombre est peuplée de plancton.
Face à moi, Lady Mystery, une énorme femelle requin blanc, soeur des « Dents de la mer » :
5,5 mètres, une tonne et demie. Puissance extrême que rien ne peut arrêter. Scientifique, je ne me laisse pas distraire : je consigne profondeur, heure, sexe et taille. Et soudain, à quelques mètres de l’oeil qui me fixe, je réalise le dérisoire de ces informations, si réductrices qu’elles trahissent la créature indomptée que je cherche à connaître. Comment raconter cette élégance sauvage ? Comment traduire ce que ses sens, profondément différents des nôtres, lui disent de cette rencontre et de l’océan qui nous entoure ?
Je me coule contre son flanc. Nous nageons épaule contre nageoire. La distance qui nous sépare ne se mesure pas en centimètre, elle se mesure en confiance réciproque. Minute d’éternité. Nous ne faisons qu’un corps. Je suis en paix. Rencontre authentique, sans calcul, qui procure la joie profonde de communier avec la vie.

Éditions Actes Sud,  février 2022
292 pages

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