À l'heure où, selon la plupart des spécialistes, une sixième extinction massive des espèces a commencé, Le dernier des siens est un très beau récit sur les rapports entre les êtres humains et les animaux.
En 1834, "Gus", un zoologiste français, alors qu'il assiste à un massacre d'une colonie de grand pingouin, d'une grande violence, attrape un pingouin sans réellement réfléchir à son geste.
La phase d'adaptation passée, une relation improbable et touchante d'amitié, et d'amour aussi, s'installe entre Gus et "son" pingouin. Elle deviendra d'autant plus forte, que le scientifique prend conscience que son protégé est certainement le dernier de son espèce.
« Les populations déclinaient lentement, et leur souvenir s'effaçait. Comment comprendre une chose pareille ? Comment comprendre que ce qui a été, ce qui a été nombreux, proliférant, s'efface ? »
Passionnante lecture. Les descriptions scientifiques sont simples et à la portée de tous. De même que les théories - celles de Lamarck, Cuvier ... ou encore Darwin, la seule que je connaissais ;-) - de l'époque sur l'extinction des espèces.
Passionnante et intéressante lecture qui donne à réfléchir, qui interroge sur la place de l'homme dans la nature. Le ton n'est absolument pas moralisateur ; l'impact de ce récit n'en est que plus fort.
Merci Sybille Grimbert.
« Gus aurait mieux surmonté la disparition du grand pingouin s'il avait pu accuser un volcan, ou les orques, ou des ours blancs. Mais cet oiseau mourrait d'avoir été la matière première des ragoûts, de steaks noirs, d'huile qui n'était même pas meilleure que celle des baleines. »
« Alors que la chaloupe d’où Auguste avait observé la scène repartait vers le bateau, il aperçut une forme noire passer près d’eux dans la mer. Cela ressemblait à la serpillère dont Mme Bridge se servait pour nettoyer le sol. Il se pencha, attrapa le pingouin et sentit sa nervosité, sa force, même affaiblie à cet instant – sinon, il ne serait pas resté à flotter là -, et quand il le ramena dans l’embarcation, la bête, dont un moignon d’aile cassée pendait sur son ventre, hurla. »
« Maintenant, il n’y avait plus un seul animal vivant sur l’île. Il faut dire que cette colonie était petite, moins d’une trentaine d’individus ; certains marins, qui l’avaient vue l’année passée, disaient qu’elle avait encore diminué. Et les hommes remontèrent dans la chaloupe en portant les dépouilles. On les entendait chanter. Ils savaient qu’il y aurait un bon dîner ce soir, la chair tendre des pingouins, les protéines de l’énorme omelette qu’on allait dévorer. »
« Cet animal est buté, pensa Gus, il manque d’intelligence, de sens du futur, cet animal est stupide, voilà, il préfère mourir de faim que de rester dans une cage. Gus lui en voulait. Un homme cesserait-il de manger parce qu’il est en prison ? Non, mais justement le pingouin n’avait pas de ressort dans l’adversité, il est défaitiste. Il coinçait sa tête dans sa poitrine, évoquant un bout de bois, un objet de culte druidique, une pierre de Stonehenge en réduction. »
« - Auguste, vous n'avez pas été choqué quand vous avez vu les marins tuer toute la colonie?
Son ton grave produisait un effet légèrement accusateur. Pourquoi Gus aurait-il été choqué ? Les hommes mangeaient les bêtes, les bêtes mangeaient d'autres bêtes, c'était la loi du monde. Et pourtant, quelque chose le dérangeait, le souvenir d'une panique, le plaisir des hommes, la vulgarité du massacre, la vision d'un pingouin qui protégeait son œuf et était écrasé par une pierre. C'était vrai : Gus ne s'était pas posé de questions, il avait tout vu comme en rêve. Ou non, peut-être avait-il baissé les yeux, ou regardé de biais, d'abord les planches de la chaloupe, puis la plage, puis les planches encore. »
« Ainsi, il partirait bientôt. Il marchait dans la longue rue, il voulut voir la ville en la regardant depuis le bord de mer et il bifurqua à gauche. Stromness étant assez petit, cela lui prit deux minutes. D'un seul coup d'œil il l'embrassa tout entier dans sa largeur. C'était minuscule en effet. Les maisons en granit d'un rose morne auraient pu paraître lumineuses, mais elles étaient seulement austères. Quelque chose dans ce paysage, cette colline au-dessus du port, sur laquelle elles s'étendaient si peu, avait un air triste, un air déçu, comme si la ville elle-même savait que quelque chose manquait. Dès le premier jour ici, il avait ressenti la monotonie que provoquait ce paysage sans drame et résigné. Il tenta en pensée de l'améliorer. La lumière était probablement trop diluée quand elle arrivait ici, et soudain il comprit: manquaient les arbres, que le vent empêchait de pousser.
L'idée qu'il voyait Stromness pour une des dernières fois l'inclinait cependant à l'indulgence. En repartant vers sa maison, il éprouva de la nostalgie pour ce qu'il avait encore sous les yeux. Ce n'était peut-être pas aussi ennuyeux que cela. Certes, les arbres auraient apporté de la gaieté, de la fantaisie, des jeux de couleurs, mais après tout cette sobriété sèche avait son charme. Il s'en souviendrait sans doute quand il serait ailleurs. »
« Ils étaient là depuis longtemps. Les doigts de Gus étaient glacés. Pourquoi était-il si mal à l'aise ? Il revint sur la grève, rattacha la ficelle au piquet, remonta la barque, et s'assit, le dos contre le bateau; l'animal sortit de l'eau, titubant à sa façon bancale habituelle. Gus, pour la première fois, n'avait pas eu besoin de tirer sur la ficelle et de l'attraper de force encore emmêlé à une vague. La bête, au début, n'avança pas particulièrement vite, puis son pas, aussitôt la dernière flaque passée, s'accéléra, agile et pourtant dandiné, accompagné d'un seul cri, un cri aigu, bref comme la trajectoire d'une balle, pour tout dire: un cri joyeux. Et comme si la balle l'avait frappé, Gus retrouva entre sa poitrine et son bras, dans le pli de sa veste, le bec d'un oiseau, le corps d'un oiseau lustré par l'eau, dont il sentait la chaleur émaner d'un endroit près du cœur. »
« Mais Prosp, lui, savait-il qu'il connaissait un homme. et une femme en la personne d'Elinborg ? Confondait-il la maison avec un nid ou une île ? Prosp, après tout, ne savait pas à quoi il ressemblait, il ignorait qu'il était un pingouin, qu'il était noir, avec une grande étendue blanche sur le ventre. Peut-être croyait-il être le seul de son espèce ou au contraire qu'il était humain. Pourquoi, d'ailleurs, aurait-il imaginé autre chose ? Gus lui parlait, faisait des vocalises avec lui comme pour lui répondre. De même qu'il ne comprenait pas le langage des pingouins, le pingouin ne saisissait spas le sien, et pourtant Gus était convaincu qu'ils se comprenaient, que dans l'immensité de leur vocabulaire à chacun, ils avaient trouvé des modulations, un ton, des inflexions en commun. Pourquoi Prosp ne se serait-il pas cru humain? Pourquoi Gus ne se croyait-il pas pingouin? Prosp savait-il même qu'il était heureux ou triste ? Selon Gus, le seul fait d'être en vie devait réjouir un animal, pourtant son oiseau ne savait pas qu'il échappait au rorqual chaque jour dans son enclos, pas plus qu'il ne mesurait les avantages de l'existence près de Gus, la nourriture quotidienne assurée, et encore une fois la sécurité. Mais Gus aurait-il sacrifié sa liberté à ces deux conditions ? Il n'en était pas sûr. »
« Gus se rendait seul au crépuscule, il essayait d'embrasser la mer jusqu'à l'horizon, le plus loin possible. Le désert, croyait-il, devait ressembler à la mer; ce vide, ou ce lieu plein d'une matière qui n'était pas faite pour l'homme, cet espace qui se fichait complètement que l'homme s'y trouve à l'aise ou pas le transperçait. Au sens propre puisqu'une sorte de flèche s'enfonçait en lui, comme elle l'aurait fait avec un ballon, dégonflant sa peau, la laissant tomber au sol, pauvre chose devenue tout à coup inutile.
À cet instant, il se sentait plus léger qu'un pollen, insignifiant et absolu en même temps. Il savait qu'il appartenait à cet univers à l'instar du caillou à droite de sa chaussure qu'il n'aurait pu différencier d'un autre à trois mètres; de la vague au loin, qu'il était certain de voir se reformer ailleurs, alors qu'il s'agissait sans doute d'une tout autre vague; ou du brin d'herbe sur la colline, qui se confondait avec les autres brins d'herbe et pourtant était sans doute unique.
Soudain, l'être humain n'avait plus d'importance dans ce monde qui respirait seul, de lui-même, de cet univers indifférent à sa présence, qui existait avant qu'un être humain ne le regarde et qui continuerait après. Ni ni moins important qu'un copeau parmi des milliards de copeaux, il n'était plus rien, plus rien qui eût un nom, une corpulence, une odeur, des habitudes, des goûts, une individualité changeante. Et bizarrement il se sentait plus libre, rassuré d'être identique à la vague, de tenir compagnie à la mouche qui volait sur le sable noir, plus fort de discuter, infime, modeste et égal à toutes choses, avec cet univers infini qui ne lui répondait pas.
C'était si grisant, si inédit que, tous les jours, il revint sur la grève chercher cette sensation. Parfois, quand l'effet s'était éventé, quand, au lieu de ce sentiment d'ensemble et d'étrangeté, il ne voyait que le trait un peu baveux de l'horizon, le clapotis, la mécanique du vent et de la houle à la place du caractère mémorable d'une vague, il guettait en lui-même d'autres réflexions mystérieuses. Il regardait la chasse d'une mouette qui saisissait un poisson au large, il se demandait à quoi le poisson avait pensé à l'instant où il avait cessé de respirer alors que le bec de l'animal avait déjà entaillé son corps. Avait-il même compris que seul, parmi des centaines d'autres poissons comme lui, il avait été capturé ? Avait-il pensé au hasard affreux qui l'avait choisi ? Ou avait-il accepté son sort, parce que c'était l'existence, depuis toujours, des poissons et des mouettes ? »
« Juste avant que Gus ne s'embarque pour les Orcades, Cuvier avait publié un article sur le dodo, qui avait disparu. Or il fallait bien l'avouer: il existait entre le volatile de l'ile Maurice et Prosp une ressemblance spectaculaire. Leurs ailes à tous deux avaient été atrophiées, rognées par le bonheur; ces deux grands oiseaux avaient décidé de ne plus voler puisque tout était là devant eux, au coeur de la pesanteur. Et Gus craignit d'y déceler un présage. »
« Ce fut donc ainsi, pour retrouver le sommeil, pour le bonheur de son animal - l'envie d'aventure également - que Gus décida de partir. Organiser son voyage ne fut pas difficile; l'Académie et l'Université lançaient régulièrement des explorations de l'Islande. Elinborg accepta son départ. La perspective de la solitude, des mois qu'elle allait passer sans lui l'exaspérait, mais elle avait beau y réfléchir, elle ne savait comment s'y opposer; en un sens il s'agissait d'une sorte de contrat moral entre elle et lui, du protocole de leur mariage: Gus et la science, Gus et Prosp, et ce, malgré les enfants. D'ailleurs, se disait-elle, parce que Gus aimait Prosp, il aimait Ottarr et Augustine; parce que Gus était dévoué tout entier à un être fragile - dont un jour il avait accepté presque par hasard la responsabilité, il était fiable avec ses enfants dont il s'occupait moins parce qu'ils en avaient moins besoin. Elle avait fini par comprendre que Prosp révélait la faculté d'amour total de Gus, cette bonté due à ce qui vous est étranger, ce qui est tout autre, ce que vous ne pouvez saisir parfaitement; le respect pour ce que vous ne pouvez que protéger et chérir, parce qu'il s'est remis entre vos mains. Et à vrai dire, Elinborg se souvenait aussi qu'elle avait rencontré un aventurier dans un archipel démuni que presque personne ne visitait, un homme qui avait vécu avec elle dans une maison minuscule, d'une simplicité qui confinait à la pauvreté, et qu'ils avaient été heureux. Le garder sur les pavés d'une ville propre, dans les faux cols, les odeurs de lessive, la douceur des lagunes n'aurait pas eu de sens. »
« Ils arrivèrent au nord-ouest de l'Islande pendant l'été 1849. Ils s'installèrent dans une maison d'une seule pièce, faite de pierre et d'herbe près du rivage. La maison garderait la chaleur en hiver. Le premier village se trouvait à quatorze kilomètres. Ils étaient juste tous les deux, sur les cailloux et les prairies, mais c'était normal, ils étaient les seuls et les deux derniers: Gus le dernier homme sur terre qui verrait un pingouin, Prosp le dernier des siens. »
« Les populations déclinaient lentement, et leur souvenir s'effaçait. Comment comprendre une chose pareille ? Comment comprendre que ce qui a été, ce qui a été nombreux, proliférant, s'efface ? »
« Who Killed the Great Auk ? de Jeremy Gaskell (« Qui a tué le grand pingouin?», Oxford University Press, 2001) m'a appris l'existence de William Proctor, l'homme qui crut que le grand pingouin avait disparu dès 1837. Malgré son erreur, il a connu l'expérience que j'ai prêtée à Gus: découvrir une réalité avant de pouvoir la comprendre, parce que les idées, les théories, les manières de voir propres à votre temps ne vous le permettent pas. Or Proctor, et donc Gus, a eu l'intuition de la réalité dans laquelle nous vivons désormais, à l'heure où, selon la plupart des spécialistes, une sixième extinction massive des espèces a commencé. »
Quatrième de couverture
1835. Gus, un jeune scientifique, est envoyé par le musée d'Histoire naturelle de Lille étudier la faune du nord de l'Europe. Lors d'une traversée, il assiste au massacre d'une colonie de grands pingouins et sauve l'un d'eux. Il le ramène chez lui aux Orcades et le nomme Prosp.
Sans le savoir, Gus vient de récupérer le dernier spécimen sur Terre de l'espèce. Une relation bouleversante s'instaure entre l'homme et l'oiseau. La curiosité du chercheur et la méfiance du pingouin vont bientôt se muer en un attachement profond et réciproque.
À l'heure de la sixième extinction, Sibylle Grimbert convoque un duo inoubliable et réussit le tour de force de créer un personnage animal crédible, avec son intériorité, ses émotions, son intelligence, sans jamais verser dans l'anthropomorphisme ou la fable. Le Dernier des siens est hanté par une question aussi intime que métaphysique : que veut dire aimer ce qui ne sera plus jamais ?
Sibylle Grimbert est éditrice et romancière. Elle a déjà publié aux éditions Anne Carrière Le Fils de Sam Green, Avant les singes et La Horde.
Éditions Anne Carrière, août 2022
182 pages
Prix Littéraire 30 Millions d'Amis
Sélection Prix Renaudot, Prix Femina et Grand Prix de l'Académie française 2022
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