samedi 31 décembre 2022

Ton absence n'est que Ténèbres ★★★★★♥ de Jón Kalman Stefànsson

Lecture coup de coeur d'un écrivain coup de coeur !

Jón Kalman Stefànsson couche sur le papier des histoires, des destins, des respirations...des nœuds de la vie, et moi je me fonds à chaque fois dans ses mots, "la chaleur humaine coule entre ses lignes....".
Ton absence n'est que ténèbres, ce sont des histoires qui s'entremêlent, s'imbriquent, des retours arrières savamment opérés par l'auteur, pour nous tenir en haleine, pour nous perdre dans les méandres de la vie, de l'amour. L'Amour - l'amour déraisonnable - inonde vertigineusement ces pages. Impossible de ne pas succomber à ces histoires d'amour chargées de belles et intenses émotions car « [...] personne n'est à l'abri de l'amour ».

L'auteur écrit : « ... cet endroit a en effet tendance à retenir captifs ceux qui y viennent, il y a quelque chose ici qui vous calme et vous apaise. » Moi, ce sont de ses mots dont j'ai été prisonnière, ils m'ont embarquée, saisie. Il faut plonger dans les ténèbres de l'absence pour en faire ressortir toute la lumière, toute la beauté de ces vies, de ces respirations. 
« Un sourire embellit la plupart des gens. Il illumine leur visage. Un sourire est une épice, un onguent, une joie, une porte qui s'ouvre. »
La poésie imprègne ces pages car « ... seuls les poèmes permettent de cerner ce qui constitue l'essence humaine ». Des mots qui coulent vers nous, sur nous, en nous et qui nous nourrissent de leur force, et montrent le chemin pour vivre en paix avec soi-même, les autres et la nature...
« L'ignorance rend libre. »

Haraldur, Aldís, Rúna, Hafrún, Skúli, Kàri, Margrét, Halldór, Pàll, Oléana, Elias, ... Sóley et ton sourire, Mundi, toi le philosophe vendeur de réacteurs, toujours la tête plongée dans un livre, Eiríkur, toi qui réclame justice en tirant sur des camions et qui « [est venu] dans ce fjord pour éviter de répondre aux questions que [te] pose le monde »,  et toi, Àsi, l'exploitant forestier, l'homme libre, qui as troqué ton cheptel de moutons pour regarder tes arbres pousser «...parce que les arbres respirent à la place de la planète » et t'es piqué d'écrire au Congrès des Etats-Unis, pour réclamer, toi aussi, justice en demandant que certains politiques soient envoyés sur la face cachée de la lune ...ou encore, toi, le pasteur-chauffeur qui fait des crêpes ..., et vous, les femmes qui demandaient des verres d'eau, vous les hommes qui vous videz dans vos chaussettes ... je me suis tant attachée à vous ! « L'amour a tant de visages, il peut traverser l'enfer et en sortir indemne, il met en émoi le royaume des cieux. Miss you, baby, sometimes », « Personne n'a le droit de [l']assassiner » !

Une plongée dans le tourbillon de la vie, ponctuée, parfois, de décisions aussi douloureuses que nécessaires, d'Hier que l'on attend voir revenir, de mélancolie, de bonheurs puissants, d'éphémères moments de grâce, d'ombres et de lumières, de silences, d'absences, de beautés, de rêves éveillés, de regrets, de sourires ... 
« [...] il faut bien se garder d'oublier de vivre. »
Un livre empreint d'une douce mélancolie, nimbé d'une belle lumière, qui célèbre la vie et que je vous recommande vivement !
« Qu'adviendra-t-il de toutes les histoires du monde, qui en prendra soin ? »


« C'est bien beau d'avoir des rêves, mais ils ne doivent pas nous détourner de nos devoirs et responsabilités.
Voici donc la question : est-ce maturité ou manque de courage de se résoudre à son destin? Est-ce signe de responsabilité ou de lâcheté ? »

« Celui qui doit, quelle qu'en soit la raison, entreprendre de démonter son foyer vis après vis, pièce après pièce, se retrouve nécessairement confronté à ses souvenirs, il revit les instants qui ont jusque-là constitué son existence et met sa vie dans la balance. »

« Tu dois tenter ta chance, dit-elle, il y a des femmes à qui une telle occasion n'est jamais offerte, ou qui n'ont pas le courage ni la force de la saisir et de façonner elles-mêmes leur destin. Va là-bas et vois ce qui t'attend. Tu pourras toujours revenir. Tu comprendras peut-être que ce n'est qu'un rêve imbécile, mais qu'importe. C'est en commet tant des erreurs qu'on en apprend le plus. En revanche, ce n'est qu'en partant qu'on a la possibilité de revenir. »

« Hafrún n'avait pas tardé à allumer la radio où Haukur Morthens interprétait Fyrir átta árum / Il y a huit ans, le poème de Tómas Guðmundsson mis en musique par Einar Markan. Une chanson qui raconte comment votre vie peut se transformer en une vallée de regrets et de mélancolie si vous ne saisissez pas l'occasion quand elle se présente. »

« Hafrún: Allons, à ta place, je ne m'inquiéterais pas pour ça ! La raison et l'amour font rarement bon ménage. Il vaut peut-être mieux qu'il en soit ainsi. Sinon, nous aurions de quoi nous inquiéter pour l'être humain. Et les jeunes n'ont pas forcément besoin d'être raisonnables. Laisse donc les plus âgés comme nous faire semblant de l'être. La vie elle-même mourrait d'ennui si jeunesse ne faisait jamais de folies.

Skúli : Aux dernières nouvelles, on cherche un enseignant à l'école pour cet hiver. Au cas où tu aurais mal interprété le regard du jeune Haraldur ou si vous avez besoin d'un peu de temps pour que les choses se mettent en place, disons que tu seras la nouvelle institutrice. Les gens d'ici écoutent parfois nos conseils, je n'ai jamais compris pourquoi. Mais tu es bachelière et par conséquent, tu peux enseigner. En outre, ce fjord a grand besoin de gens comme toi. 
Aldís: De gens comme moi ? C'est-à-dire ? 
Skúli : De ceux qui osent tout quitter et laisser derrière eux pour un seul regard. Et qui permettent à la vie de ne pas se figer. »

« Les aurores boréales en Islande, quand Dieu devient fumeur de hasch ! »

« QUEL GENRE DE PERSONNE SUIS-JE ?

De celles qui empêchent la vie de se figer.
Puis nous mourons, ce que rien ne saurait empêcher. La mort vous frappe si lourdement que même les dieux la craignent. »

« Quand votre existence se fige, dit-il, vous n'avez plus qu'à vivre par procuration. »

« Forget the dead... they will not follow you. Oublie les morts, ils ne te suivront pas. 
Hélas, Dylan se trompe- les morts nous suivent toujours. À la fois ténèbres et lumière, consolation et reproches. »

« Tell me how long's the train been gone? (...) And was she there?

Difficile de faire plus simple comme texte. Quelques apostrophes répétées à l'infini. Dites-moi depuis combien de temps le train est-il parti? (...) Et est-ce qu'elle était là- est-ce qu'elle était à bord ?

N'importe qui aurait pu écrire ça. Un tradeur agacé, un politicien buté, le jour le plus gris du monde. Mais où que vous cherchiez dans l'histoire de l'humanité-vous trouverez toujours ce même leitmotiv d'amour, de nostalgie et de désir. Ce refrain monotone, constamment rabâché, et en fin de compte tellement galvaudé qu'il n'est plus depuis long temps qu'un cliché éculé. Or il est tellement facile de se rire des clichés. Tellement facile de les renverser. Vous secouez la tête avec un sourire, bien à l'abri, en sécurité dans votre univers. Puis tout à coup, y compris le plus banal des jeudis, le plus morne des lundis, ces clichés rebattus et monotones vous visent et vous atteignent entre les deux yeux.
Ils vous déchirent la poitrine. Plongent dans les profondeurs du cœur.
Réduisent à néant votre volonté. »

« Et c'est vous qui courez, affolé, dans cette gare de chemin de fer en hurlant, Dieu Tout-Puissant, est-ce que le train est parti, est-il déjà en route, a-t-il disparu - dites-moi, est-ce qu'elle était à bord ? Dites-moi, est-ce qu'il était là, avez-vous vu comment il était habillé ?
Comment elle était coiffée ? 
Vous courez, désespéré - foudroyé par la plus vieille mélodie du monde. Les murailles les plus épaisses ne sauraient vous protéger, les abris atomiques les plus résistants ne suffiront à vous sauver. Cet antique refrain, cette pas maudite rengaine, s'infiltre partout. Imprégnant sans effort vos connaissances, votre sagesse, vos muscles et votre expérience. Fuyez à l'autre bout de la terre, vers un autre pays, un autre continent, allez vous cacher au fond d'une vallée perdue, dans les ruelles sombres des grandes métropoles, cette maudite mélodie, ce satané refrain, retrouvera votre cœur où que vous soyez à Buckingham Palace, dans les sous-sols du Pentagone ou sous le lit du pape. vous retrouvera, vous arrachera vos armes et se mettra à chanter :

And was she there? 
And was she there?

Je roule si lentement qu'on pourrait me croire en route vers une tombe anonyme où personne ne viendra jamais me rendre visite et où je demeurerai à jamais introuvable... sauf pour ce refrain, cette rengaine, et cette nostalgie qui mettrait la camarde elle-même à genoux. 
[...] La chanson s'arrête. [Nick Cave- The Train Song] Tout comme cet appel, cette imploration à la femme emportée par le train.
Le train a disparu. Désormais, il emportera perpétuellement l'objet de votre désir. Disparu, vous vous retrouvez seul et désemparé sur un quai de gare baptisé Nostalgie - où le nom de cette femme résonnera jusqu'à la fin des temps.  »

« On dit souvent que les années vous apportent la maturité. Je ne l'ai pas remarqué, ni chez moi ni chez qui que ce soit. Certes, il y a des gens qui se calment avec l'âge, des gens qui perdent de leur fougue. Ou qui s'éteignent. Si c'est là ce qu'on entend par maturité, je prie Dieu pour l'acquérir aussi tard et aussi mal que possible... mais allez, bois un bon coup, je comprends que tu sois choqué.  »

« Certains sourires ont le pouvoir de chambouler les mondes. Y compris ceux qu'on devrait laisser intacts. »

« Comprendre implique un certain nombre de choses lourdes de conséquences, on doit prendre position, prendre ses responsabilités, alors que les préjugés et l'indifférence vous facilitent grandement la vie. L'existence est toujours plus compliquée quand on essaie de comprendre. »

« Elle est morte huit jours plus tard dans les bras de son père qui récitait toutes les prières qu'il connaissait, et ce, en trois langues, sans que la ait aucun mal à les enjamber. Elle est venue, elle a pris Eva, mort l'a emmenée dans la nuit en abandonnant Pétur dans la vie. »

« C'est le début du printemps, la fin du mois d'avril. Le printemps est la saison intermédiaire entre l'hiver et l'été. L'éveil de la glèbe.

Et l'époque où nous sommes le plus durement châties pour nous être installés sur cette terre.

Mais avril est lumineux, concédons-le à ce salaud, il est éblouissant et toujours gorgé de cet optimisme insolent. Les oiseaux migrateurs affluent depuis l'horizon, emplissant l'air de leurs chants et portant sur leurs ailes la pro messe d'un été - c'est un miracle qu'il reviennent ici de leur plein gré année après année, siècle après siècle. Mais bon sang, quelle est donc cette force qui les conduit vers le septentrion, le froid et la lumière, et les pousse à quitter des pays plus cléments, seraient-ils simplement idiots? Parce que si les Islandais avaient des ailes, il n'y aurait plus sur leur ile âme qui vive depuis le xvi siècle.
Mais c'est ici que Pétur chevauche, avançant assez vite. Sa jument effarouche une bécassine des marais qui s'envole à tire-d'aile, l'instant d'après, il entend un pluvier doré et se sent tellement reconnaissant envers ces oiseaux voyageurs qu'il aurait presque envie de chanter. C'est merveilleux de les avoir ici, ils emplissent les cieux de leurs chants et de leur optimisme, et rendent la vie plus facile, nous devrions les remercier un peu mieux et plus souvent. C'est pour quoi Pétur arrête son cheval, pose pied à terre et leur rend grâce. Il les remercie de faire preuve envers nous d'une belle fidélité que nous ne méritons pas, de venir jusqu'ici année après année, quittant des régions plus chaudes et plus clé mentes, merci à toi, pluvier doré endimanché, merci, barge à queue noire montée sur tes échasses, merci à toi, chevalier gambette bavard et à toi, bécassine des marais qui ressemble a un poing fermé quand tu te caches entre les touffes d'herbe, dans les ajoncs, à l'abri des berges des rivières, tu prends ton envol à l'approche de l'homme et ton cri retentit dans les airs comme une note divine. Merci de ne pas nous abandonner et de revenir chaque année, armés de votre optimisme, persuadés que la vie triomphe toujours, que rien ne saurait la mettre à genoux, merci de nous convaincre que nulles ténèbres ne sauraient l'emporter sur la lumière du printemps. Soyez remerciés, dit le révérend Pétur, puis assis sur une motte d'herbe mouillée, il fond en larmes. »

« Où vas-tu donc comme ça, pasteur ?
Là où me conduit la boussole du cœur.
La boussole du cœur? Voilà qui est joliment tourné. Mais est-ce une bonne chose, crois-tu qu'il soit légitime, n'est-il pas hasardeux voire aberrant d'écouter cet organe ? »

« Votre femme est pétrie de qualités, vous êtes naturellement mieux placé que qui conque pour le savoir. Son article est passionnant. Il m'a conduit à penser autrement et laissez-moi vous dire que ça ne m'arrive pas souvent, hélas bien trop rarement, on a l'impression d'avoir lu tant de livres que, eh bien, on a perdu sa capacité d'étonnement. L'être humain est trop enclin à l'immobilisme ou à s'enfermer dans sa fierté, dans ses préjugés, il est victime de toutes sortes d'impuretés, de scories, qui le diminuent. Quant au lombric, nous avons trop tendance à considérer les êtres plus petits que nous comme sans intérêt ou de valeur inférieure, et ce, d'au tant plus que leur forme est déplaisante voire repoussante, et que, par-dessus le marché, ils sont aveugles et oeuvrent dans les ténèbres - ce qui leur vaut notre mépris, lequel est le frère de l'orgueil. Il existe toutefois des gens clairvoyants qui savent explorer le cœur des choses en laissant de côté les idées reçues et les opinions communément admises. Les gens de cette trempe sont moins esclaves de leur époque, ils ont la faculté d'ouvrir les yeux de leur prochain, de montrer aux autres ce qui leur est caché. Ils ont la faculté de les forcer à envisager toute chose de manière nouvelle. Qu'il s'agisse d'eux-mêmes ou de leur environnement. »

« [...] et je regarde Sóley, com mettant là une grave erreur puisqu'elle a ces maudits yeux, ces cheveux d'ange et cette lèvre supérieure qui repose sur sa sœur comme en un baiser. Sauf qu'elle n'y repose pas en ce moment parce que Sóley sourit. J'ai l'impression de sentir un organe dégringoler dans ma poitrine. Espérons que c'est le cœur. J'espère qu'il va sombrer avec armes et bagages, qu'il se mêlera à mes excréments et qu'il s'évacuera la prochaine fois que j'irai à la selle. Enfin débarrassé, je me sentirai plus léger. C'est plus simple de vivre sans cet organe. Si ce n'est qu'il ne tombe pas si bas que ça, il atterrit dans mon estomac où il se débat comme un oiseau aveugle et désemparé parmi les galettes au seigle, baignant dans le vin rouge et la bière. Oui, tout à fait, dis-je, lançant ces mots dans l'air entre Sóley et Ási, j'en ai vaguement entendu parler, mais c'est une bonne chose, je veux dire, il ne faut pas que les terres tombent en friche. Une terre en friche ressemble à un être humain qui n'a plus d'espoir. »


« Celui qui sait tout ne peut pas écrire. Celui qui sait tout perd la faculté de vivre, parce que c'est le doute qui pousse l'être humain à aller de l'avant. Le doute, la peur, la solitude et le désir. Sans oublier le paradoxe. Vous ne savez pas grand-chose, en effet, mais quand vous écrivez, votre regard a le pouvoir de traverser les murs, les montagnes et les collines. Vous assistez à la division des cellules, vous voyez le président des États-Unis trahir sa nation, vous entendez les mots d'amour murmurés à l'autre bout du pays, les sanglots qu'on verse dans un autre quartier de la ville. Vous voyez une femme quitter son mari, et un mari tromper sa femme. Vous entendez le sanglot du monde. C'est votre paradoxe, votre responsabilité et votre contrat. Vous ne pouvez pas vous y soustraire et vous n'avez d'autre choix que de continuer. 
À écrire?
Oui, quoi d'autre? Écrivez, et vous pourrez aller à cette fête donnée en l'honneur de Páll d'Oddi, d'Elvis et pour célébrer la vie.
Écrivez. Et nous n'oublierons pas. 
Écrivez. Et nous ne serons pas oubliés.
Écrivez. Parce que la mort n'est qu'un simple synonyme de l'oubli. »

« Leurs enfants avaient écrit ensemble une nécrologie publiée dans le journal, un texte court, à peine dix lignes, qu'ils avaient pourtant mis tout une soirée à rédiger. C'est qu'il n'y avait pas grand-chose à raconter. Et son quotidien n'évoquait pas grand-chose à ceux qui ne vivaient pas ici, puis ils avaient eu des problèmes pour trouver une bonne photo - aucun des clichés ne correspondait à la femme qu'ils avaient connue. Elle avait vécu soixante-dix ans et il n'y avait pas grand-chose à dire d'elle. Si ce n'est qu'elle avait été aussi robuste et fiable que le poteau d'une clôture, qu'elle savait s'y prendre avec les taureaux, qu'elle aimait compter les étoiles, qu'elle écoutait son mari lui lire à haute voix du Gunnar Gunnarsson ou du Laxness. Certaines vies semblent si dénuées d'événements notables qu'il est difficile de les décrire. Tout autant que les poteaux d'une clôture. Et pourtant, ce sont ces poteaux qui soutiennent tout. »

« Si ce Français venait, Rúna enverrait-elle ses brebis à l'abattoir, les brebis devraient-elles payer cet amour de leur vie ? Et qu'adviendrait-il de Haraldur?
N'est-ce pas une loi fondamentale? Tout bonheur se paie ailleurs au prix d'un malheur ?
Le sourire s'est effacé des lèvres de Rúna, remplacé par cette vague tristesse. Elle sait évidemment que Haraldur veut vivre à Nes et nulle part ailleurs. Il tient à dormir à portée de voix de la tombe d'Aldís. Qui restera à ses côtés si Paris ravit le cœur de Rúna? C'est peut-être pour ça qu'elle a peur d'aimer à nouveau, d'ouvrir son cœur... parce que les morts refusent parfois de nous lâcher - ou peut-être est-ce nous qui peinons à nous en détacher. Nous les traînons dans notre sillage comme des rochers sombres et pesants. Libérez-nous, demandent-ils, laissez-nous sombrer dans une dimension à laquelle vous n'avez pas accès. Et continuez à vivre, parce que c'est la seule manière de nous consoler, nous qui sommes défunts. Mais voilà, Aldís a demandé à Haraldur de la serrer dans ses bras et de ne jamais la lâcher.
Jamais, ça fait longtemps. C'est bien plus long que la vie. Je meurs et votre existence s'arrête. Jusqu'au moment où quelqu'un arrive de Paris avec des chaussettes dépareillées, faisant de votre vie un cadran solaire ? »

« Toutes les ruines, les cimetières, les maisons, les villages, les villes, les trains, les avions, absolument tout, y com pris les sacs en plastique, abritent des histoires ou des fragments de destins.
Le destin-nous le façonnons en vivant.
Il est le tissu des dieux. Ou la flèche aveugle du hasard. »

« Cette même corde résonnait puissamment dans le for intérieur du père de Skúli qui s'était allongé sur le dos, en pleine nuit, sous le ciel de la péninsule de Snæfellsnes, complètement ivre, pour essayer d'apercevoir une nouvelle galaxie dont il venait d'apprendre l'existence - cette corde vibre également dans l'âme de la trisaïeule d'Eiríkur, dans l'âme de Guðríður, cette femme qui a jadis écrit un article sur les lombrics, dont le coccyx la démangeait, qui avait un sourire redoutable, des yeux qui faisaient dévier l'axe de la terre et influaient sur la poésie d'Hölderlin même s'il était mort longtemps avant qu'elle ne naisse - et qui, lorsqu'elle écrivait, traçait des lettres dont certaines aboyaient comme des chiens. »

« Seul est vraiment heureux celui qui profite de l'aujourd'hui et se hâte du lendemain, est-il écrit quelque part. »

« Voici un morceau de Pink Floyd. Ils ne sont pas très blagueurs et si leurs amis les voyaient sourire, ils appelleraient sans doute un médecin, mais le souffle de leur musique est parfois aussi puissant que celui de l'océan, écoutons « Your Possible Pasts », Do you remember me... think we should be closer? Te souviens-tu de moi... tu veux qu'on se rapproche ? »

« D'ailleurs, nous avons le devoir de nous souvenir, avait souligné Páll, oublier, c'est trahir la vie. Kierkegaard le savait. « Si les générations se renouvelaient comme le feuillage des forêts, écrit-il dans Crainte et Tremblement, si elles s'éteignaient l'une après l'autre comme le chant des oiseaux dans les bois, traversaient le monde, comme le navire, l'océan, ou le vent, le désert, acte aveugle et stérile; si l'éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu'il épie, quelle vanité et quelle désolation serait la vie ! » »

« And when I go away
I know my heart can stay with my love...
Et lorsque je m'en vais 
Je sais que mon cœur reste avec mon amour...

Que dire d'autre à part : Quelle époque ! Pourquoi des jours pareils doivent-ils s'achever, pour quoi le bonheur ne reste-t-il pas quand il vient à nous, pour que nous puissions l'emporter à travers la vie comme la tortue emporte sa maison, comme un bouclier invincible qui nous protègerait des flèches que décoche le malheur ?

DONNE-MOI LES TÉNÈBRES ET JE SAURAI OÙ TROUVER LA LUMIÈRE »

« [...] le bonheur n'a-t-il donc aucune endurance, pourquoi supporte-t-il si mal la vie, et encore moins la mort? L'être humain n'a-t-il aucun moyen de transformer la félicité en tortue ou même en chien qui le suivrait fidèlement, le bonheur refuse-t-il de rester sur vos talons, n'a-t-il donc aucune loyauté ; et tout est-il fini, ne reste-t-il plus que la fête chez Elías et ensuite, est-ce que ce sera la fin, douze ans de prison - Kierkegaard a-t-il échoué à nous inscrire dans la lumière et n'avons-nous devant nous que les ténèbres, veuillez attacher vos ceintures car maintenant, voici la nuit ? »

« Je lève à nouveau les yeux de mes feuilles, je repose mon crayon à papier, l'année 1996 s'éteint. 
Sept heures, répète le pasteur pour la quatrième fois, me voyant revenu à la réalité, aujourd'hui, le voyage en prendrait à peine quatre, et Halldór aurait concocté une playlist sur Spotify, c'est plus facile et moins long. Tout est plus rapide aujourd'hui, sauf peut-être le sexe, les matchs de foot et les opéras de Wagner. Oui, tout prend moins de temps, notre savoir progresse, nous avons marché sur la Lune, envoyé une sonde à l'extérieur de notre système solaire, nous vivons plus longtemps, nous pouvons communiquer avec le monde entier sans quitter notre canapé, mais tout ça ne suffit pas à rendre l'humanité plus heureuse. N'est-ce pas désespérant, cela n'implique-t-il pas que nous avons fait fausse route? Qu'importent les triomphes, qu'importe la richesse si on n'a pas le bonheur. Ne nous faut-il pas en fin de compte chercher la joie dans la simplicité, dans les choses les plus naturelles et évidentes ? ...»

« [...] un trop grand amour est-il susceptible de saccager votre existence si vous ne pouvez le vivre pleinement, l'amour serait-il une explosion atomique au fond du cœur, un éclair qui illumine l'univers quelques instants, bientôt remplacé par la radioactivité qu'engendrent la tristesse et le manque qui se diffusent dans vos artères et vous paralysent? Qui ont tellement paralysé Halldór qu'il n'a pas été capable de vivre normalement après cet événement, ni de tisser des liens avec son fils, ne serait-ce pas légère ment excessif ? Quant à Eiríkur, il n'a tout de même pas perdu son chez-lui en ce monde parce qu'il s'est masturbé sur un livre en pensant involontairement à sa mère au moment où il a joui : tout ça ne suffit pas à expliquer qu'il ait rompu avec ses racines... Celui ou celle qui se coupe de ses racines, qui les perd et fuit son passé, n'a plus nulle part où aller. »

« Cet espace où bonheur et malheur passent leur temps à jouer au tape-cul, où la trahison et le mensonge boivent joyeusement à la table de la joie et de la sincérité, où le désespoir salue bien bas l'impatience, où l'irresponsabilité embrasse la compassion et où la lâcheté chemine à côté du sacrifice. Cet espace, n'importe qui peut y avoir accès, le seul ticket d'entrée, c'est l'amour. Et évidemment son revers-la trahison. »

« La logique est sans doute la première chose qui nous fait défaut quand on est amoureux. »

« Te voilà partie, a dit le révérend, et j'ai l'impression qu'on nous a privés d'une montagne. Une montagne douce, généreuse et verdoyante, tapissée d'une multitude de baies sauvages, et sur laquelle se trouve un lac calme et profond. Une montagne qui attirait la lumière et le soleil. Irradiant de cette chaleur qui rend la vie plus douce. Te voilà partie, je suppose que le nombre d'oiseaux ne tardera pas à diminuer et leurs chants à se taire. Ta présence rendait tout le monde meilleur. Voilà pourquoi nous restons là, nous, qui étions moins bons que toi. Et il n'y a plus personne pour remettre les tracteurs en état. Merci d'avoir passé toutes ces années auprès de nous. Nous devons désormais apprendre à vivre sans les cieux, quant à eux, se réjouissent de t'accueillir. J'ai hâte de t'y retrouver, ma chère amie. »

« Peu de choses sont aussi égoïstes que l'amour. Il prend possession de votre être. Il est comme une drogue. Il est capable de vous réduire en esclavage. Surtout lorsqu'il doit demeurer secret. Il se transforme alors en cette matière noire qui gouverne le monde. Je vous ai trahis tous les deux. Je ne suis pas sûr que ce soit pardonnable. Et c'est pour ça que je ne pourrai jamais revenir vivre ici. »

« Voilà donc la véritable explication à la compilation de la Camarde, cette liste de chansons que nous déroulons ici: cette liste n'est-elle pas la manière qu'Eiríkur a trouvée pour consoler la mort, mais également pour passer avec elle un pacte en vertu duquel elle consentira ce soir à ouvrir les portes de son royaume dans ce fjord dont la forme rap pelle celle d'une étreinte ? Le destin est l'artisan universel, lit-on quelque part, et si c'est lui qui a conçu cette fête où, l'espace d'un soir, les vivants et les morts se donneront rendez-vous, alors, il est sans doute plus étrange encore que la bonté d'âme. »

« D'ailleurs, ce n'est pas vraiment l'alcool qui est mon ennemi, mais justement moi-même. Le combat le plus important de chaque individu, c'est celui qu'il livre contre sa propre personne. Je dois mettre de l'ordre dans ma tête. Je dois trouver le courage de me regarder en face, ici et maintenant, ce n'est qu'à ce prix que je pourrai faire la paix avec le jeune homme qui vient hanter mes rêves. »

« Est-ce courage ou lâcheté que d'aimer, a répondu Hölderlin, est-ce faiblesse ou force que d'étouffer l'amour, est-ce égoïsme ou pureté que d'être aux ordres de son cœur ? »

« Je ne pleure que de l'intérieur pour que mes soucis se noient. »

« Ce sont la hâte et l'impatience qui permettent à l'être humain de voyager entre les dimensions. »

« La colère et la rancune défigurent notre pensée, elles faussent tout et nous privent d'oxygène. En revanche, le pardon ouvre des portes et donne plus de grandeur à la vie. »

Quatrième de couverture

Un homme se retrouve dans une église, quelque part dans les fjords de l’ouest, sans savoir comment il est arrivé là, ni pourquoi. C’est comme s’il avait perdu tous ses repères. Quand il découvre l’inscription « Ton absence n’est que ténèbres » sur une tombe du cimetière du village, une femme se présentant comme la fille de la défunte lui propose de l’amener chez sa sœur qui tient le seul hôtel des environs. L’homme se rend alors compte qu’il n’est pas simplement perdu, mais amnésique : tout le monde semble le connaître, mais lui n’a aucune souvenir ni de Soley, la propriétaire de l’hôtel, ni de sa sœur Runa, ou encore d’Aldís, leur mère tant regrettée. Petit à petit, se déploient alors différents récits, comme pour lui rendre la mémoire perdue, en le plongeant dans la grande histoire de cette famille, du milieu du 19ème siècle jusqu’en 2020. Aldís, une fille de la ville revenue dans les fjords pour y avoir croisé le regard bleu d’Haraldur ; Pétur, un pasteur marié, écrivant des lettres au poète Hölderlin et amoureux d’une inconnue ; Asi, dont la vie est régie par un appétit sexuel indomptable ; Svana, qui doit abandonner son fils si elle veut sauver son mariage ; Jon, un père de famille aimant mais incapable de résister à l’alcool ; Páll et Elias qui n’ont pas le courage de vivre leur histoire d’amour au grand jour ; Eiríkur, un musicien que même sa réussite ne sauve pas de la tristesse – voici quelques-uns des personnages qui traversent cette saga familiale hors normes. Les actes manqués, les fragilités et les renoncements dominent la vie de ces femmes et hommes autant que la quête du bonheur. Tous se retrouvent confrontés à la question de savoir comment aimer, et tous doivent faire des choix difficiles.

Ton absence n’est que ténèbres frappe par son ampleur, sa construction et son audace : le nombre de personnages, les époques enjambées, la puissance des sentiments, la violence des destins – tout semble superlatif dans ce nouveau roman de Jón Kalman Stefánsson. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres, se perdent, se croisent ou se répondent, puis finissent par former une mosaïque romanesque extraordinaire, comme si l’auteur islandais avait voulu reconstituer la mémoire perdue non pas d’un personnage mais de l’humanité tout entière. Le résultat est d’une intensité incandescente.

Éditions Grasset,  septembre 2022
604 pages
Traduit de l'islandais par Éric Boury
Prix du roman étranger 2022
Littératures Européennes Cognac - Prix Jean Monnet - 2022

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire