mardi 27 décembre 2022

Les enfants de la discorde ★★★★☆ de Jonathan Werber

Jonathan Werber exploite parfaitement la passion que son père lui a transmis des histoires dans l'Histoire. Dans "Les enfants de la discorde", même si son imaginaire a créé quelques personnages et inventé une ou deux petites histoires, les éléments historiques liés à la Terreur qui y sont décrits, ses drames, ses crimes, les exactions commises sur les personnes qui avaient le malheur de rejeter les dérives de la République, ont bel et bien existé. 
« [...] Une Terreur qui, au final, a vu ses dirigeants se comporter en tyrans, au nom d'un idéal dévoyé, volant au peuple le droit à la liberté de penser.
Pour certains, la Révolution représente cette liberté : on ne pourrait en choisir les périodes et condamner sa terrible époque sans rejeter ses débuts en même temps. Pour d'autres, la Révolution de 1789 n'a rien à voir avec les exactions de certains révolutionnaires en 1793. C'est ce que j'ai tendance à penser. Porter un regard lucide sur les pages noires de cette histoire n'est pas rejeter la Révolution ni prendre le parti de ses adversaires. »
L'écriture de Jonathan Werber nous happe, elle est un régal à lire, elle nous emporte dans cette histoire de vengeance implacable et dans ces pages de l'Histoire postrévolutionnaire. Certaines m'ont profondément émues - je ne connaissais pas l'histoire des assassinats dans les gabarres. 
Un grand merci aux éditions Robert Laffont et à Babelio pour cette lecture instructive, enrichissante et pour la découverte d'un auteur, digne fils d'un écrivain dont j'ai dévoré ses premiers livres et garde un souvenir impérissables des "Thanatonautes".
Et merci à vous Jonathan Werber. Hâte de vous lire à nouveau.



« Le temps n'est pas une menace, mais une arme. Si tu la fais tienne, alors non seulement tu échapperas à son joug, mais tu sauras vraiment ce qu'est de vivre libre. »

« [...] si tu tues Carrier ce soir, il deviendra un martyr. Il restera dans l'histoire comme le héros militaire qui a mis à genoux la Vendée et non comme le despote imbu de lui-même qu'il est en réalité. Tout le monde oubliera ses forts, ses exactions, ses crimes et il deviendra un saint républicain. Est-ce que tu veux vraiment lui offrir cette auréole ? »

« - [...] Qu'est-ce que la Révolution française ? Le jeune homme fut pris au dépourvu.
- Je... hmm... C'est la victoire de la république face à la monarchie, la fin de l'Ancien Régime, une tentative de créer un avenir meilleur.
- Mais encore?
- C'est rendre le pouvoir au peuple ? 
Phelippes se leva et s'avança vers Simon avec un air professoral.
- Ah, tu tiens une idée, citoyen Delmotte. Je vais même dire que je suis d'accord avec toi : la Révolution française, c'est une redistribution du pouvoir. Ça a commencé avec la rédaction des cahiers de doléances il y a cinq ans, permettant au tiers état, partout dans le pays, d'avoir enfin son mot à dire, La redistribution des cartes s'est durcie quand fut ôtée toute forme d'influence à la noblesse puis au clergé. Finalement même Louis Capet s'est vu amputé de tout pouvoir, avant. comme chacun le sait, d'être tout bonnement décapité en début d'année, suivi de sa chère Marie-Antoinette il y a deux mois. Depuis, les députés se réunissent constamment pour écouter les doléances de la France, tant que cette France se plie aux idées républicaines bien sûr. Dans le cas contraire, on envoie aux régions qui renâclent cinquante mille soldats avec ordre de tout brûler. Et ça donne Lyon, et les chouans, ou encore la guerre de Vendée.
- Vous savez que ce sont eux qui ont ouvert les hostilités.  
- Il n'y a pas de soldats innocents dans une guerre, peu importe le camp.
- Même quand on protège son pays ? 
- Peut-on vraiment protéger un pays contre ses propres habitants?
Simon n'aimait pas la tournure de la conversation. 
- Un président du tribunal révolutionnaire antirépublicain, je crois que j'aurai tout vu!
- Tu te trompes sur mon compte, Simon. Je ne suis pas antirépublicain et ne cherche qu'à appliquer la justice, pour laquelle je me suis toujours battu. Depuis que j'ai vingt et un ans, je traîne des nobles au tribunal et les punis de se croire intouchables. Voilà la motivation sans faille qui m'a mené, rien d'autre. Mon amour de la justice a été reconnu et me vaut la prestigieuse position dont je dispose aujourd'hui. Mais la Vérité, sœur de la Justice, exige de moi quelque chose dont je suis privé, un élément dont tu es spécialiste : le temps. Nantes étant le dernier bastion républicain entre la Vendée et les chouans, nous héritons de tous les prisonniers de la région. Apparemment je ne serais pas assez rapide pour les juger. D'où les multiples commissions militaires et parodies de juges qui s'improvisent pour délivrer des condamnations sans même connaître les noms des accusés. »

« Alors qu'il sortait du souvenir de cette première bataille, Simon se dit qu'il avait eu tort de ne jamais craindre la République. Il avait toujours considéré celle-ci comme du côté des bourgeois et ennemie des nobles, mais il comprenait désormais qu'on la faisait frapper là où ses propres privilégiés le lui indiquaient, au nom de leur seul bénéfice personnel.
Le soldat conclut qu'en quittant Nantes pour poursuivre le combat contre les Vendéens, il avait laissé la barbarie s'immiscer par la voie du gouvernement plutôt que par celle des  armes. Mais le résultat revenait au même, et il comprenait enfin pourquoi le juge pouvait être à la fois révolutionnaire et anti-Carrier: le consul ne différait en rien de certains nobles d'autrefois qui, forts de l'autorité que leur donnait leur statut, rangeaient per contrainte la justice et la raison de leur côté.
Si la Convention ne découvrait pas par elle-même à quel serpent elle avait accordé sa confiance, Simon se ferait un plaisir de la renseigner. Il n'agissait plus seulement pour venger son père, mais aussi pour Nantes et la France entière. »

« Engoncé entre les entrepôts face au port, le Pot Percé n'était pas le plus grand cabaret de Nantes, mais il bénéficiant d'une renommée internationale grâce au commerce maritime. Jusqu'au blocus anglais, qui lui avait fait perdre de sa superbe. De ville négrière, Nantes s'était muée en ville militaire. Les négociants avaient cédé aux combattants les chaises bancales, les tables en bois aux bords usés de ce lieu aux odeurs rances où le triste sort de centaines d'esclaves s'était joué aux cartes selon l'humeur de la chance et les emportements de l'ébriété. Dans la salle régnait un affreux brouhaha qui roulait sur les quais comme une déferlante, au grand dam des riverains. Les soldats républicains du moment se montraient tout aussi bruyants que les esclavagistes et marins de la traite d'hier, dépensant leur solde en petits pains trop cuits, potages indigestes et vins rances. Avinés, ils forçaient souvent la main aux serveuses afin de leur imposer une gigue maladroite au son endiablé d'un luth qui accompagnait leur descente vers l'ivresse.
Simon ne s'était jamais accoutumé à ces endroits, estaminets douteux où des enfants jouant aux marionnettes pouvaient être bousculés par deux gaillards alcoolisés se cognant la face pour un désaccord sur une partie de dames.
Ici, chiens et hommes semblaient revenus à l'état d'égaux. »

« « Personne n'est innocent dans une guerre », son père le lui avait dit, le président du tribunal révolutionnaire aussi. Et cette maxime revenait le frapper avec force, renversant la morale qu'il avait érigée avec soin comme un mur autour de ses peurs. »

« Quand les rues se firent plus obscures, son regard se leva vers le cosmos. L'immensité du ciel étoilé lui fit comprendre à quel point il était insignifiant, même par rapport à cette ville. Un fragment, un quatre-vingt-dix-millième de Nantes. Face aux vastitudes du firmament et de la cité qui l'avait vu naître, Simon dut affronter une vérité qu'il n'avait jamais voulu admettre : en prenant les armes, il s'était corrompu. Si un repos éternel l'attendait après sa mort, chaque âme qu'il avait fauchée se dresserait devant lui comme un cauchemar supplémentaire à endurer pour toujours.
Après chaque bataille, il avait réussi à se convaincre que la cause qu'il défendait était juste, que son but d'offrir à tous une vie meilleure valait le prix à payer. Il avait volontairement sacrifié son innocence, espérant qu'elle ressusciterait une fois la guerre achevée. Lui qui rêvait d'une vie normale, d'une existence où il oublierait avoir tiré sur le paysan qui, hier, le nourrissait, venait de franchir un nouveau palier. Car ces souvenirs de guerre n'étaient rien comparés à ce que la troupe Lamberty l'avait contraint à voir, à entendre et à faire. Il ne s'agissait même plus de guerre. Les victimes de ce soir étaient des religieux qui vouaient leurs journées à la prière, cherchant à insuffler à la population une foi censée les aider dans les moments difficiles. Leur seule erreur avait été de refuser d'adopter la Constitution civile du clergé, ce texte qui les obligeait à renier le Vatican et le pape. Dans un monde postrévolutionnaire aux mains de brutes, ce péché la mort.
Simon ne pouvait s'empêcher de songer au calvaire de ses victimes, d'imaginer les interminables journées passées à bord d'un bateau pourri, jusqu'au jour de leur transfert vers un autre bateau dans lequel on les avait noyés comme une portée de chats dont personne ne savait que faire ; d'endurer l'asphyxie progressive, d'entendre les cris des prisonniers de la cale, amis comme inconnus. Dans son crâne résonnaient en boucle leurs hurlements. Les Nantais devaient les avoir entendus aussi dans la nuit, mais au matin qui s'en soucierait encore? La ville reprendrait ses activités et oublierait ce crime commis au nom de sa sauvegarde. »

« - Il n'y a pas besoin de connaître l'art pour être ému par ce qu'il provoque. C'est l'essence même de sa force : stimuler une émotion, une pensée, une réflexion, quelque chose... L'art vise à ne pas laisser indifférent. »

« Quand la République pose les yeux sur une proie, elle ne la lâche pas avant de l'avoir déchiquetée.  »

« - Si la bonté chrétienne se limitait à mes amis, elle ne serait pas chrétienne mais purement animale. Et je ne serais pas devenu religieux mais tailleur d'habits, conformément au voeu de mon père. J'aurais vendu des vestes et des jabots à des compagnons de cabaret, eu une vie normale, banale. Peut-être même aurais-je été du côté révolutionnaire. J'en ai décidé autrement. L'habit m'impose de représenter Dieu dignement, d'essayer d'égaler Sa bonté même en ces temps diaboliques. Ce n'est pas facile, mais c'est juste. Et ce qui est juste s'avère toujours récompensé. C'est une règle, que T'on croie en Lui ou non. »

« Il songeait que parmi les chefs d'accusation de Carrier et de la troupe Lamberty, les noyades ne figuraient même pas. Cet acte ignoble était-il considéré comme un service rendu à la République ? Vraisemblablement oui. Ému à son tour, il se demanda si la raison pouvait trouver sa place dans cette folle époque où le gouvernement venait à peine de naître sur les cendres de l'ancien. »

« Juges, jurés, citoyens, aujourd'hui se trouve devant nous le citoyen Jean-Baptiste Carrier. J'ai décrit comment il avait malmené, martyrisé et souillé Nantes lors de l'audience précédente. Ce que j'aimerais vous faire comprendre aujourd'hui, c'est plutôt la menace qu'il représente pour l'avenir. Si la Révolution avait pour objectif de rendre humanité, pouvoir et dignité à un tiers état méprisé et laissé pour compte dans le royaume des Louis des siècles durant, faut-il pour autant accepter de voir un de ses meneurs tomber dans l'égoïsme et la barbarie, la tyrannie et le meurtre ?  Un homme qui n'hésite pas à noyer tous ceux qu'il considère comme des gêneurs et à piller leurs biens à son profit est-il un Républicain sincère ? »

Parlons histoire 

« [...] Phelippes-Tronjolly était le président du tribunal nantais, et sa mésentente avec le consul était de notoriété publique. C'est lui qui a mené la défense, et mis à mal Carrier, au procès des Nantais, dont il était pourtant l'un des inculpés après l'intervention à Nantes de Bô et Bourbotte.

Cette procédure a bel et bien amorcé la chute du député, qui jusque-là avait toujours dirigé armées et villes sans être menacé.

L'histoire du général Moulin est tout aussi vraie. Comme son implication dans l'arrestation de Carrier.

Mon imaginaire a, en revanche, donné naissance aux personnages de Simon (ainsi que de sa famille), de Charlotte et de Blaise. 
J'ai inventé aussi l'histoire du coffre à fleur de lys et son contenu. De fait, le premier fusil à canon basculant (appelé fusil Pauly) a été inventé plus tard, en 1812, par Jean-Samuel Pauly, armurier suisse établi à Paris. Mais je trouvais que le prototype d'une telle arme et de munitions  « révolutionnaires » était le meilleur legs que le père de Simon pouvait laisser à ce dernier, trouvailles techniques rappelant les moments qu'ils avaient partagés à la chasse ainsi volonté commune de transformer le temps en allié. 
Une autre scène complètement fictive est celle de la lutte dans l'entrepôt des cafés entre la troupe Lamberty et les hommes de Vincent-la-Montagne. Elle vient ainsi illustrer la rivalité entre ces deux groupes (qui se détestaient en réalité au moins autant que dans le roman).

Pour finir, il me paraît important d'évoquer la guerre de Vendée, fond historique de ce roman. 
Ce conflit s'est déroulé entre 1793 et 1800. Les études les plus récentes estiment à environ cent soixante-dix mille les victimes vendéennes, soit presque un quart des habitants de la région. Les pertes républicaines sont estimées, elles, à trente mille. Tout comme pour les noyades évoquées plus haut, les chiffres varient car les sources varient. En 1796, après seulement trois ans de conflit, le député Barras estimait les morts à six cent mille. En 2007, l'historien Jacques Hussenet parlait plutôt de deux cent mille victimes pour toute la durée de l'insurrection, ce qui est, déjà, énorme.
Ce roman est ma manière de rendre hommage à ces personnes. De montrer aussi l'un des drames de la Terreur. Une Terreur qui n'a pas seulement guillotiné les nobles et fait monter à l'échafaud des individus issus des rangs mêmes de la Révolution, mais qui a aussi enterré des paysans dans des fosses et égorgé ceux qui avaient le malheur de ne pas penser du bien des dérives de la République. Une Terreur qui, au final, a vu ses dirigeants se comporter en tyrans, au nom d'un idéal dévoyé, volant au peuple le droit à la liberté de penser.
Pour certains, la Révolution représente cette liberté : on ne pourrait en choisir les périodes et condamner sa terrible époque sans rejeter ses débuts en même temps. Pour d'autres, la Révolution de 1789 n'a rien à voir avec les exactions de certains révolutionnaires en 1793. C'est ce que j'ai tendance à penser. Porter un regard lucide sur les pages noires de cette histoire n'est pas rejeter la Révolution ni prendre le parti de ses adversaires. »

Quatrième de couverture

Décembre 1793, Nantes

Quand le jeune soldat républicain Simon Delmotte revient chez hui après avoir participé à la guerre de Vendée, il découvre que sa famille a été victime de la Révolution. Son père a été assassiné, sa mère arrêtée et leur atelier d'horlogerie saisi. Très vite, il soupçonne un homme : Jean-Baptiste Carrier, l'impitoyable consul qui tient la région d'une poigne de fer.

Avec la complicité du juge Phelippes et de l'intrigante courtisane Charlotte, Simon élabore une vengeance à la hauteur du criminel. Mais face à lui se dresse toute la brutalité de ce nouveau régime dont Carrier contrôle chacune des ficelles.

Pour avoir une chance d'obtenir justice, Simon devra affronter la Terreur et plonger dans les noirceurs de son âme... en prenant garde de ne pas s'y noyer.

Après une formation d'ingénieur et de scénariste. Jonathan Werber s'est passionné pour l'histoire. Son premier roman Là où les esprits ne dorment jamais (Plon, 2020; Pocket, 2022) avait pour thème le spiritisme et l'illusionnisme au XIX siècle.

Éditions Robert Laffont,  septembre 2022
490 pages

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