dimanche 30 juin 2024

Les Bordes ★★★★☆ d'Aurélie Jeannin

Une lecture troublante, addictive d'une grande férocité sur la maternité, la parentalité, la famille, qui explore les fragilités du corps - de l'âme ici surtout, - quand on devient mère, quand on est mère. 

Ce qui m'a frappée : l'absence du père dans sa présence pourtant. Une ou deux interventions pour rétablir, de son autorité naturelle, en toute sérénité, naturellement, l'ordre, le calme...et plonger subrepticement la mère dans un désarroi encore plus profond.

Ce qui m'a happée : l'écriture vive ; par la scancion, l'autrice dit l'atmosphère étouffante, nous donne à voir l'étau qui se resserre, - s'est resserré depuis un événement dont je vais bien me garder de vous parler ;-) - sur cette mère aimante, continuellement en panique pour ses enfants, à s'en rendre malade, qui lutte contre la barbarie des éléments, les aigreurs, les rancœurs des gens autour pour trouver sa place, investir son rôle de mère. 
Quand on sait ce que la vie peut faire, se construire, avec une chape noire sur la tête, est un défi de chaque instant. 

Ce que je retiendrai :
- la détresse d'une mère, le manque cruel de compassion d'une belle famille
- un récit habile, une écriture travaillée qui a attisé la curiosité de la lectrice que je suis.
- l'atmosphère de tension, d'instabilité de ce huis-clos étourdissant.
- les silences.

"Les Bordes" dérange dans sa violence à donner du relief à l'indicible vérité d'une mère condamnée au mutisme. Bousculée, je l'ai été en me retrouvant parfois dans les propos d'Aurélie Jeannin. Il est enrichissant et salvateur d'être bousculée parfois ;-) non ?

INCIPIT 
« Alors que certains idéalisent l'instant, l'auscultent à la loupe, y cherchent la bascule, parce que l'irréversible, fascinant de radicalité, possède un grand pouvoir d'attraction, elle pensait au contraire que les pires instants n'étaient que des trous noirs, des passages entre l'avant et l'après, rien de plus. Une chute, un virage, un coup de poing, un coup de couteau étaient toujours rapides. Pour autant, elle refusait, bornée, l'idée que les drames soient inopinés et fortuits, des écorchures ou des rayures brisant la linéarité, la vie qui trébuche, simplement. Elle s'évertuait à croire qu'ils étaient, si ce n'est motivés, au moins le fruit de raisons viables. Les résultats de processus, comme des conclusions tricotées au fil du temps. Elle s'acharnait à défendre l'idée que les histoires passées portent en elles, en leur sein, ce qui a mené au moment. Ainsi, elle fouillait l'avant, elle y quêtait sans relâche ce qui nourrissait les minutes fatidiques.
Elle n'avait pas choisi d'être médecin ou cher- cheuse. Elle était devenue juge d'instruction parce qu'elle avait besoin de coupables et que ces coupables soient jugés. Elle n'aurait pas su gérer le hasard de la maladie, la vacuité de la génétique, l'injustice de la combinatoire chimique. Dans son bureau, les gens assis face à elle racontaient des existences qu'elle pouvait investir. Ils vivaient dans des maisons, dans des villes. Ils étaient faits de chair, d'os et d'histoires, comme elle. Ils avaient des parents, des goûts, des colères. Elle sondait cela, méthodiquement, jusqu'à dégager un chemin. Elle tirait sur les fils, dénouait par ses questions les enchaînements et les liens de cause à effet. Elle découvrait alors, presque toujours, que la pulsion n'est pas un élan inconscient et vide, mais qu'elle est nourrie. Que l'acmé ne s'atteint qu'après une ascension.
Quant à l'après, que dire ? Elle ne voyait pas toujours l'intérêt de raconter les suites. Du côté des bourreaux, il pouvait y avoir un sens à explorer au-delà du moment. Ce qu'ils avaient fait après pouvait situer le curseur de l'horreur. Positionner l'existence, l'absence ou la puissance du regret. Mais sinon, sinon que dire de l'après ? L'épouvante des chairs ouvertes ? Les cris, l'incompréhension, le monde qui court, la douleur ? Le silence dans la chambre blanche ? Après, les blessés doivent être soignés, les morts doivent être enterrés. La sidération, l'hébétement ne durent qu'un temps ; il faut vite des gestes que l'on n'a encore jamais faits, car dans les drames tout est nouveau. Il faut réconforter les peinés, les convaincre que le temps apaise toutes les souffrances. Après, on commente l'avant. Après, on ne voit rien devant. Pas encore. L'après, ce sont d'autres peurs. C'est une autre histoire.
Brune était une enfant, une femme et une mère mêlées. Elle était lucide, prévoyante, consciencieuse. Mais elle était impuissante. Le temps confus cognant dans ses tempes, elle s'en voulait d'avoir oublié un instant que la vie ne donne jamais de garantie. Encore plus d'avoir pensé, plus d'une fois, au pire qui guet- tait, craignant de l'avoir ainsi provoqué et peut-être même, invité chez elle. »

« Elle s'était inquiétée. Peut-être qu'elle ne serait jamais une mère. Au mieux parviendrait-elle à être une gardienne, une éducatrice. Mais une mère ? Elle s'était sentie accablée par le poids du devoir et de la responsabilité. Être mère lui incombait, et elle n'était pas du genre à fuir ses obligations. C'était venu avec le temps. Pas avec les sourires, pas avec les moments de complicité. Avec le temps. Elle s'était glissée dans son rôle, ou son rôle l'avait envahie, impossible à dire. Elle était devenue cette fonction que l'on n'apprend pas. Par la force des choses. »

« On ne peut rien contre la maladie, contre ces virus, ces tumeurs, ces maux qui grignotent nos enfants de l'intérieur. Contre ces chiens qui sautent au visage. Contre ces gens qui secouent, battent, enferment. Elle a tenté de tout border, dès leur naissance. Elle les a vaccinés, n'a manqué aucun rendez-vous chez le pédiatre. Elle a suivi leur courbe de croissance, fait mesurer la longueur de leurs os, le périmètre de leur boîte crânienne. Elle a posé des questions, vu les meilleurs spécialistes. Elle a demandé à rencontrer la directrice de la crèche, a acheté des chaussures chez des chausseurs, des chaussures qui tiennent fermement les pieds encore mous. Elle a mouliné les purées, fait des détours pour récupérer le panier de légumes bio. Elle a lu. A observé. A supprimé le bisphénol A. Plus de manches de casseroles d'eau bouillante qui dépassent. Les bouteilles de produits ménagers rangées tout en haut. Des caches aux prises électriques. Et déjà, pour la sortie au zoo, le pique-nique dans le parc, elle a abordé le sujet. Elle a parlé de ces hommes qui rôdent et qu'il ne faut pas suivre. Ces hommes seuls qui ne font rien que cacher leurs yeux derrière des lunettes. Déjà, autour de la piscine, sur les bords des grandes routes et des sentiers montagneux, elle a parlé de ces pierres qui glissent, des trous et du vide. Pour tout, partout, elle a parlé des risques. Elle a tenté de prévenir. Mais elle savait. Dans son bureau comme dans sa vie privée, elle ne connaissait personne à qui il n'était jamais rien arrivé. Pas de vague, pas de drame, pas de création, pas de découverte. Rien qui dépasse. Pas de bosses, pas de creux. Une ligne de vie neutre. Cela existait peut-être. Mais elle n'avait jamais rien vu d'autre que des centaines de personnes, toutes victimes ou coupables, tortionnaires, dommages collatéraux ou témoins a minima. Et puis, de toute façon, elle ne leur souhaitait pas une vie vide. Elle les voulait heureux et épanouis. Elle voulait que la joie domine leur vie. Qu'ils soient audacieux, grands, flamboyants, rayonnants. Elle espérait pour eux des rencontres, des espoirs, des projets, des exceptions. Même s'ils s'accompagnaient de désillusions, de refus, de douleurs. Elle leur voulait une vie pleine et riche, qu'ils termineraient tous les deux vieux, repus de bonheur, exemptés des blessures trop rudes, apaisés, reconnaissants et sereins. Il ne lui restait dès lors qu'à prier pour cela: pas de mort avant la vieillesse. Pas de mort par accident. Par maladie. Par hasard. Juste de la vieillesse qui cueille quand on a déjà beaucoup vécu, que l'on est satisfait et fatigué. Elle ne pouvait pas les protéger de la vie mais elle voulait, tant qu'elle était leur mère, vivante à leurs côtés, les sauver de la mort. Des spasmes ont parcouru ses jambes, comme lorsque l'on sombre dans le sommeil ou que l'on s'apprête à en sortir. Elle n'osait pas remuer, le corps léger et lourd de sa fille sur le sien. Sa petite main posée sur son ventre, qui lui intimait fermement de ne pas bouger. »

« Son petit courait, sans cesse, derrière eux tous. Il devait jouer des coudes pour faire sa place, se satisfaire des restes d'emploi du temps, des jouets récupérés. On l'aimait autant, on l'adorait, mais il y avait toujours de moins en moins de temps. On ne pouvait pas enlever au précédent ce qu'il avait déjà, alors on donnait moins à celui qui n'avait encore rien. Voilà comment on accueillait les seconds. Peut-être était-il né là, son sentiment de devoir le protéger encore et encore. Cette impression qu'il fallait en faire plus pour lui. Elle voulait lui dire : « Cours, Garnier, cours ! Dépasse ta sœur, fais sans elle, vois grand, sauve-toi, vole. » Elle se sentait empêtrée, comme obligée d'en aimer moins un pour bien aimer l'autre. Pouvait-elle vraiment les aimer à l'identique ? Ne rien rogner à l'un pour donner à l'autre ? Elle voyait bien qu'elle n'avait que deux mains, que concrètement, lorsqu'elle était occupée avec l'un, elle ne pouvait pas être disponible pour l'autre. C'était mathématique et désolant. C'était sans issue, quoi qu'on en dise sur le cœur sans limites, l'amour incommensurable, égal, certain. Elle ne pouvait pas; elle était seule et ils étaient deux. Elle était seule comme elle l'avait toujours été, fille unique qui avait cherché toute sa vie à être deux. En voyant son petit quitter la pièce, le bruit de la vaisselle qu'on empile dans les oreilles, elle l'a rattrapé, l'a gauchement enlacé. A réprimé, en serrant fort son cœur à l'intérieur d'elle, l'envie de lui glisser à l'oreille : « Je t'aime, Garnier, je te préfère. » »

« Elle savait que l'on peut juger, bien juger, sans voir vraiment. Sans voir, mais pas aveuglément. Sa maladie avait développé chez elle une acuité puissante. Elle décelait les signes, entendait les mots plus forts. Débarrassée de cette connexion qui associe un faciès à un nom, un état, un chef d'accusation, un statut, une origine, elle avait accès à des visages qui racontaient autre chose. Elle en était devenue meilleure, payant cette singularité d'une fatigue supérieure, et quasi permanente. »

« L'enfant vient vers sa mère naturellement. Aussi loin soit-il, il sait trouver le regard de sa mère. Il sait tisser entre lui et elle ce fil invisible qui s'affranchit de la réalité. L'enfant n'est pas un visage, il est un regard. Lorsqu'elle ne savait pas, eux savaient. Eux la reconnaissaient, sans détour. Elle n'avait qu'à se laisser aller, se laisser guider, attirée par leur force magnétique réciproque. C'était ça, souvent, le plus souvent. Mais s'il y a bien une chose que sa maladie lui avait apprise, c'est qu'il n'existe aucune permanence. »

« Ici, d'aussi loin que l'on s'en souvienne, les enfants vivaient dehors. Ils étaient sales, collants, abasourdis par le vent, la chaleur ou le froid selon la saison. Ils ne jouaient pas dans des chambres, jamais. D'ailleurs, il n'y avait presque aucun jouet ici. Pas de plastique, pas de couleurs, pas de musique électronique répétitive. Il n'y avait, dehors, que des cordes et des trous, des morceaux d'outils rouillés, des trouvailles, de la paille, des monticules et des épaves à escalader, des chemins et des fossés à traverser. Il y avait des courses à faire, des vélos à enfourcher. S'asseoir dans la poussière, se poursuivre avec des bâtons. Échapper à la surveillance, être libres. Dehors, les enfants étaient vivants, grisés par les grands espaces, l'absence de règles. Il n'y avait rien à casser; tout était vieux et sale, ou trop robuste pour être abîmé par un enfant. Ce qui risquait ici, c'était leur corps, leur vie. Ils ne casseraient aucune machine, aucun outil. Ils se feraient transpercer, trancher la main, crever un œil, cisailler un membre. Ils se feraient enlever, là-bas, au bout des champs, là où l'on ne peut plus les voir, là où sont tapis les tordus. Comment pouvait-elle être la seule à avoir conscience de tout cela? Comment pouvaient-ils tous laisser leurs petits jouer ainsi dehors sans surveillance ? Ils savaient pourtant, ils savaient comme tout est fragile. »

« Le désir de vivre, la joie de découvrir. Le sens du travail, l'autonomie, La curiosité, l'écriture, la lecture, le goût de l'effort. L'application. La passion. L'envie des autres, l'empathie, la confiance, la gentillesse, la solidarité. Elle voulait qu'ils sachent ce qu'il faut faire, qu'ils ne redoutent pas ce qu'ils ignorent. Elle voulait leur apprendre à être imaginatifs, confiants, volontaires. Elle voulait leur transmettre de quoi se débrouiller. Les tutorer sans craindre de les lâcher. Elle voulait être une mère formidable, présente et fantomatique. Là quand il faut. Elle pouvait. Peut-être qu'elle pouvait. C'était sa mission après tout. Une grande, une très grande responsabilité. Elle sentait sa capacité. Elle la sentait couler dans ses veines. C'était bon. Ce soir, demain, tout le temps désormais, elle serait bonne pour eux. La meilleure. Légère, patiente, pédagogue.
Mais elle n'était pas cette mère. Pas toujours. Pas aujourd'hui. Pas aux Bordes. Pas le soir tard. Pas la nuit. Pas le matin tôt. Quand alors ? Quand ? Elle se demandait s'il existait un seul métier qui ne soit pas régi par le jugement. Existait-il une seule action qui ne soit pas soumise à sanction ? Le maraîcher dont on évalue la qualité des légumes. La santé, la vie, la survie, la guérison dont sont responsables les médecins, les infirmiers, les chirurgiens. Ces enseignants, ces avocats, ces conseillers, ces coiffeurs, ces arbitres dont nous sommes satisfaits ou pas. Le goût des lecteurs, des visiteurs, des publics. Ce banquier chez qui on ne retournera pas, ce chauffeur dont on juge la ponctualité, la conduite et l'amabilité. La pervenche qui n'a pas assez sanctionné. Le vendeur qui n'a pas assez vendu. Le serveur que l'on aime, ou pas. Elle détestait son notaire, elle détestait son fromager, elle détestait la nana qui faisait le ménage dans son bureau. Elle recommandait volontiers son coiffeur, son conseiller fiscal, la boîte de pompes funèbres qui s'était chargée de l'enterrement de ses parents, le pédiatre qui avait suivi sa grande, le chausseur dans leur rue. Elle adorait le courtier qui avait négocié le prêt pour l'achat de leur appartement, le dernier. Elle adorait aussi son assistante, le fleuriste près du tribunal, et sa factrice. Elle brûlerait son remplaçant si c'était possible, qui n'acceptait jamais qu'elle prenne les recommandés de son mari. Rien. Pas une fonction n'échappait à l'avis. Il y avait les bons et les mauvais. Il y avait des actes et des conséquences. Beaucoup de responsabilités. Plein d'engagements à tenir. Elle se sentait accablée. Dépassée par ce que l'on attendait d'elle. 
[...] Elle n'avait pas d'autre choix que d'être excellente. Elle ne voulait pas se tromper. Elle ne voulait pas que l'on accuse à tort, que l'on juge vite, que l'on condamne mal. Elle devait être parfaite, inattaquable. Elle ne craignait pas que l'on ne l'aime pas. Elle n'était pas tributaire d'un carnet de commandes à remplir. Elle se moquait de l'avis de ses collègues à son égard. Elle n'avait pas à plaire. Elle n'avait pas à satisfaire un patron. Elle tenait entre ses mains des avenirs. Elle détenait des vérités, des acceptations, des pardons, des résiliences. Par ses verdicts, elle scellait le Bien et le Mal. Après cela, il lui arrivait de penser qu'elle avait le droit de marcher un peu toute seule, de respirer le meilleur air qui soit, de manger les plats les plus succulents. Elle trouvait qu'elle méritait que l'on caresse longuement ses cheveux, qu'on la laisse avoir raison même lorsqu'elle avait tort, qu'on la laisse se tromper en paix. »

« Lorsqu'elle fermait la porte de son bureau, elle avait envie qu'on la nourrisse, bouchée par bouchée, qu'on la conduise, la déshabille, la lave. Elle voulait que l'on suspende tout jugement. Que puissent exister sans conséquence les poils sur ses jambes, sa fatigue, ses envies et toutes ses failles. Mais elle devait rentrer vite pour vite s'occuper des bains, du repas, des solutions à tout, devenir une mère. Chaque soir, elle déplorait qu'il n'y ait aucune légèreté dans le fait de rejoindre ses enfants. Lorsqu'elle garait sa voiture dans le parking au sous-sol, elle pleurait de se sentir si lourde. Elle pleurait sur tout ce qu'elle anticipait et qui se passerait sans aucun doute. Les caprices, les répétitions, quinze fois, de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire. Enlève tes chaussures, range ton cartable, accroche ton manteau, va prendre ta douche, lave bien derrière les oreilles, sèche-toi bien l'entrejambe, va mettre ton pyjama, attache tes cheveux. Ne crie pas, ne tape pas, ne rentre pas avec tes chaussures, ne laisse pas ton cartable au milieu de l'entrée, ne laisse pas ton manteau par terre, ne reste pas trop longtemps sous la douche, ne reste pas toute nue. Habille-toi. Mange. Arrête. Calme-toi. Ne crie pas. Laisse-le. Viens. Endors-toi. Dépêche-toi. Ne parle pas sur ce ton. Reviens. Brosse-toi les dents. Va te laver les mains. Répète. Ne me coupe pas la parole. Laisse. Ne dis pas ça. Arrête. Arrête. Arrête. Elle leur parlait à l'impératif. C'était sa façon de s'adresser à ses enfants. L'impératif pressé. L'impératif impatient. L'impératif exigeant. L'impératif puant. Elle paniquait. Littéralement. Pourquoi avait-elle enfanté ? Mais pourquoi ? Comment allait-elle pouvoir tenir ce rôle si longtemps ? Sans mourir elle-même de tant redouter le pire. »

« - Oui, mais moi, il y a personne que j'aimerai plus que toi un jour. Je suis sûre.
- D'accord, ma puce. D'accord.
- Tu me crois pas.
- Je te crois. C'est juste qu'on ne peut pas dire des phrases définitives comme ça.
- Il y a personne qui t'aime plus que moi. Personne, personne!
- D'accord. Merci, Hilde. Merci de ton amour.
- Et je les déteste, ceux qui t'aiment.
Sa grande, si petite dans son pyjama, les yeux qui voulaient pleurer. Elle l'a vue serrer les poings, rager de voir sa mère prendre à la légère sa déclaration. Sa grande, le cœur entier, pas encore craquelé, qui lui racontait comment l'amour peut être radical. Son aveu se heurtait à celui de l'adulte qui doute, qui sait trop bien, qui croit moins. »

« Elle avait besoin de longueur, de silence. Il lui fallait de franches suspensions de ses responsabilités, sans plus aucune analyse, sans possibilité de réquisition. Des plages sans traits pour marquer le temps, un rouleau sans échéances. Elle avait une trêve. Une fois par an. Lorsqu'ils partaient en vacances chez des amis. Une semaine où elle s'appartenait à nouveau. Ses journées redevenaient fluides. Le temps était de nouveau ininterrompu. Un liquide toujours aussi fuyant mais qui filait de façon homogène, souple, sans accrocs. Elle jouissait de tout. Pas de questions quant au fait de savoir si on en veut, quand on en aura, comment ils seront. Elle redevenait cette jeune célibataire qu'elle avait été, qui ne pensait qu'à elle. Qui avait le temps, qui n'avait pas ce poids permanent sur le cœur, qui se muait en brûlure lorsque l'inquiétude était trop grande. Quand un des deux tombait ou avait de la peine. Elle n'était responsable que de son devenir à elle. Avec en prime, la fameuse case cochée. Mère de deux enfants. Mais qui n'étaient pas là. Pas disparus, pas partis, pas morts. Juste, pas là. Elle avait besoin de cela. Pas d'une pause. Mais d'un nouveau statut. Être mère sans l'être. Déléguer son amour et sa crainte, ses deux puits sans fond, porteurs d'une angoisse qui l'empêchait, certains soirs, de vraiment bien respirer. »

« Elles s'aimaient comme on s'aime enfants, sans chercher à changer l'autre. »

« Nul n'est à l'abri, jamais. Nul ne peut compter sur le fait que les tragédies se construisent tranquillement, ont des fondements qui les nourrissent jusqu'à leur éclosion. Il est impossible de se préparer. Le pire n'a besoin de rien d'autre que d'advenir. »

« Mais le « maman ! » était un cri. Il était violent et sûr de lui. Il était tranchant comme une impatience. Il ne déchirait pas le matin de façon romanesque et romantique. Il le tranchait comme un boucher. Sa mère, il la saisissait. Le bras enfoncé dans le corps de la génisse, il empoignait le corps de sa mère et il tirait. De toutes ses forces, le pied sur l'arrière-train de l'animal pour faire levier, il tirait sur le corps harponné. Il la sortait, l'exposait à l'air vif, bruyant et sale. Elle s'est levée. A couru sur la pointe des pieds. Elle a ouvert la porte de leur chambre, fébrile comme avant un assaut. Sans adrénaline. Avec juste dans son corps, la crainte. »

« La tradition avait cette vertu de créer de la certitude, une forme de sécurité. »

« Il y a des coins reculés, si loin du monde que tout y semble possible. Une vie meilleure, plus de quiétude. Des grands espaces qui font prendre la mesure d'une échelle qui échappe d'habitude. Les montagnes y sont des plis de la terre. Les lacs et les étangs, des poches d'eau, comme des écuelles posées à la surface de la planète. Il y en a d'autres, des coins esseulés. Des petits coins de ferme, des villages délaissés où la solitude est plus sombre qu'ailleurs. L'espace y est une vaste nappe aride dont les frontières reculent à mesure que l'on court pour s'en échapper. Le reste du monde n'y a pas sa place. Ce sont des coins dont il n'y a rien à apprendre et rien à comprendre.
Elle a fermé les yeux un instant puis a fixé la route droit devant, refusant d'accepter, les mains jointes et serrées, les limites de son pouvoir. »

Quatrième de couverture

Les Bordes, c'est un lieu et c'est une famille. En l'occurrence, sa belle-famille qui ne l'aime pas. Elle, Brune, le bouclier. Mère responsable, tenant solidement sur ses deux jambes, un œil toujours fixé sur le rétroviseur ou l'entrebäillement de la porte, qui guette, anticipe, tente de maîtriser les risques.
Ce week-end, comme chaque année en juin, elle prend la route avec ses deux enfants pour rejoindre Les Bordes et honorer un rituel familial.
Pour celle qui craint chaque seconde l'accident domestique, Les Bordes ressemblent à l'enfer. Trop de jeux extérieurs, trop de recoins, de folles libertés. Trop de silence et de méchancetés à peine contenues. Trop de souvenirs.
Aux Bordes, Brune saura-t-elle esquiver le pire ? Est-il possible pour une mère de protéger ses enfants ?
Derrière la mécanique du drame hasardeux et l'absence de bourreaux, Les Bordes dresse un portrait de la famille, de la parentalité et de la maternité sans fard, grâce à une héroïne aussi troublante qu'humaine.
Aurélie Jeannin est conceptrice-rédactrice, consultante spécialisée en identité de marque. Elle est l'autrice d'un premier roman remarqué, Préférer l'hiver (HarperCollins, 2020; HarperCollins Poche, 2021). Elle vit avec son mari et ses enfants en forêt, quelque part en France.

Éditions Harper Collins/Traversée,  janvier 2021
218 pages 

lundi 27 mai 2024

Les frères Lehman ★★★★★ de Stefano Massini

Quel livre, quel pavé !
Quel souffle !
Immense moment de lecture, immense bouquin. Grandiose ! Le travail de l'écrivain est remarquable. Il fallait oser cette écriture en vers libres, non dénuée d'humour sur un sujet plutôt ardu - c'est mon.avis ;-) - qu'est la finance.

Une rencontre hors norme avec cette famille qui a baigné dans les chiffres - l'auteur en relate les débuts, les choix, les doutes, l'ascension, les difficultés qui ont parsemés les chemins empruntés par les Lehman se succédant les uns les autres à la tête de leur empire au fil des décennies.

Ravie de ce moment de lecture, j'en suis sortie instruite, avisée, amusée, abasourdie... Il y a comme un sentiment de satisfaction à avoir tourné la dernière page de cet opus, clairement accessible malgré cette structure en vers libre mais néanmoins, dense et volubile.

Un livre qui rejoint la pile des gros gros pavés qui sonnent un peu comme des défis - Confiteor en occupe la première place pour le moment ;-)

Je recommande vivement !

« Vue de près
en ce froid matin de septembre
observée sans bouger
tel un poteau télégraphique
sur le quai number four du port de New York
l'Amérique avait surtout des airs de carillon :
une fenêtre s'ouvrait ?
une autre se refermait
une charrette virait à un coin de rue ?
une autre apparaissait plus loin
un client quittait une table ?
un autre s'asseyait,
« comme si tout était préparé », pensa-t-il 
et, un instant,
- dans cette tête qui brûlait de la voir depuis des mois - 
l'Amérique
la vraie Amérique
ne fut ni plus ni moins qu'un cirque de puces
en rien imposante
plutôt drôle.
Amusante.»

« À droite, en bas et à l'intérieur du comptoir
étoffes enroulées
étoffes brutes
étoffes enveloppées
étoffes repliées
tissus
linge
chiffons
laine
jute
chanvre
coton.
Coton.
Surtout du coton
ici
dans cette rue ensoleillée de Montgomery, Alabama,
où tout - c'est connu - tient
repose,
sur le coton.
Coton
coton
de toutes sortes et qualités : 
le seersucker 
le chintz
la toile à drapeaux
le beaverteen
le doeskin qui ressemble au daim
et pour terminer 
le dénommé denim 
cette futaine robuste, 
tissu de travail, 
- « il ne se déchire pas ! » -
est arrivée d'Italie en Amérique
- « il ne se déchire pas ! » -
ce bleu à chaîne blanche
que les marins de Gênes emploient pour emballer les voiles
le dénommé blu di Genova
en français bleu de Gênes
déformé et devenu en anglais blue-jeans:
il faut le voir pour le croire :
il ne se déchire pas.
Baroukh HaShem! pour le coton blue-jeans des Italiens.
»

«  Dommage qu'il n'y ait rien de plus dérangeant
pour un Cerveau
que le sort ingrat de tomber amoureux :
il est bien connu en effet
que de tout ce qui se meut au monde l'amour
est ce qu'il y a de moins cérébral. »

« HANOUKKA

Baroukh ata Adonai 
Elohènou mélekh haolam 
acher kidéchanou bemitsotav 
vetsivanou lehadlick nère 
chèl Hanoukka*

C'est le soir de Hanoukka 
le moment où Henry allume la septième bougie 
debout derrière la table 
avec toute la famille 
Baroukh HaShem ! 
C'est le soir de Hanoukka 
avant d'ouvrir les cadeaux 
quand à la porte des Lehman 
on frappe si fort que tout semble s'écrouler. 
On n'a jamais vu Crâne-rond Deggoo aussi agité 
privé de son chapeau de paille 
il tremble, pleure, crie :
« God bless you, Mister Lehman : le feu ! 
Aux plantations, le feu ! »
* Bénédiction pour l'allumage des bougies (fête de Hanoukka) : Béni sois-Tu, Éternel notre Dieu. Roi du monde, qui nous a sanctifiés par Tes commandements et nous a ordonné d'allumer la lumière de Hanoukka.  »

« CHERS FILS, S'ENRICHIR N'EST PAS UN COMMERCE, 
C'EST UNE SCIENCE. SOYEZ RUSÉS, MAIS ÉGALEMENT
PRUDENTS,
VOTRE DÉVOUÉ PÈRE. »


« « Si vous ne vendez plus, à quoi vous sert un magasin ? »
« En réalité, nous vendons encore, Mister Newgass. »
« Que vendez-vous ? »
«Nous vendons du coton 
Mister Newgass. »
« Le coton n'est-il pas du tissu ? »
« Quand nous le vendons... il n'en est pas encore 
Mister Newgass. »
« Et si ce n'est pas du tissu, qui vous l'achète ? »
« Ceux qui le transformeront en tissu 
Mister Newgass.
Nous sommes au milieu, voilà.
Nous sommes au milieu, Mister Newgass. »
« Qu'est-ce donc que ce métier, 
être au milieu ? »
« Un métier qui n'existe pas encore,
Mister Newgass :
nous l'avons inventé nous-mêmes. »
« Baroukh Hashem !
Personne ne vit d'un métier qui n'existe pas ! » 
« Nous si, les Lehman Brothers.
Notre métier est celui de... »
« Allez, quoi ? »
« C'est un mot inventé :
nous sommes des intermédiaires, voilà. »
« Ah! Et pourquoi devrais-je donner ma fille à 
"intermédiaire" ? »
« Parce que nous gagnons de l'argent,
Mister Newgass!
Ou mieux nous en gagnerons. 
Je le jure : ayez confiance en moi. » »



« Mayer vit à Montgomery, 
où le coton est chez lui. 
Emanuel habite New York 
où le coton se mue en billets de banque. 
Mayer vit à Montgomery 
au milieu des plantations du Sud. 
Quand il parcourt la grand-rue en voiture 
les Noirs se décoiffent par respect. 
Emanuel vit à New York, 
et quand il traverse Manhattan en voiture personne ne se décoiffe
car New York compte des centaines d'hommes comme lui.
Malgré tout, Emanuel a le sentiment d'être l'unique
le plus grand
et il n'y a rien de plus dangereux qu'un bras 
qui a l'impression d'être grand : 
un cerveau dans le pire des cas pense en grand 
hélas, un bras agit.  »

« Il avait une épouse. 
Un siège à Montgomery.
Un bureau à New York.
Des liasses de billets de banque au coffre
24 fournisseurs de coton au Sud.
51 acheteurs au Nord
le tout saupoudré d'un glaçage sucré.
Bercé par ces pensées
il sombrait avec sérénité
dans le sommeil
quand le temps d'une fraction de seconde
un vent glacial
lui caressa l'oreille : 
une seule chose au monde
risquait de tout détruire,
une guerre
entre le Nord et le Sud.
Mais ce n'était qu'une mauvaise pensée,
une de ces pensées qui vous caressent l'oreille au moment de
vous endormir.
Il l'enferma dans un tiroir
et
s'abandonna tranquillement
au sommeil. »

« Depuis que les Nordistes ont gagné la guerre le sucre est un marché plat.
Plus d'esclaves
plus de travail
plus de marchandises
plus de gains :
plus de douceur
mais de l'amertume.

De fait on ne vend plus de sucre,
on investit dans le café.
Plus lucratif.

Le problème, c'est que le sucre se voyait, comme le coton. 
Pas le café. Il pousse au Mexique, au Nicaragua.
Pour ne pas dire plus loin, au Brésil.
Il se peut qu'il y ait encore là-bas des gens
à qui briser le dos
alors qu'ici une fois les esclaves libérés
tout le monde exige un salaire.

Le café est donc intéressant.
On l'achète, on l'embarque dans des bateaux
on le débarque partout,
prêt à être vendu
par ceux qui savent en augmenter le prix
réduire les coûts du transport
s'occuper des fournisseurs.
Bref, par ceux qui par profession
aiment négocier. »

« Ce n'était pas tout. 
Emanuel Lehman 
ne pouvait qu'estimer enthousiasmant 
le fait que, pour donner du pain au grand repas de l'industrie, 
tous ces gens 
venus de toutes parts 
grattaient l'intestin de la Terre 
et lui volaient rien de moins que de l'énergie. De l'énergie pure. »

«  du matin jusqu'au soir
sans interruption
car ce qu'il y a d'exceptionnel 
- du moins aux yeux de Mayer -
c'est que là, à Wall Street,
il n'y a ni fer
ni tissu
ni pétrole
ni charbon
il n'y a rien
et pourtant
tout est là
jeté
parmi des montagnes
des avalanches
de mots :
bouches ouvertes
qui soufflent soufflent soufflent de l'air
et parlent
et disent
et négocient
et crient
du matin jusqu'au soir
sans interruption
et
dehors
devant ce temple de mots
Solomon Paprinski
à partir d'aujourd'hui
effectuera son exercice
tous les jours
debout sur le fil.»

« Cher Sigmund, dans les affaires
dire "confiance"
équivaut à dire "force"
car
personne au monde
ne confie son argent
à un tiroir
à la serrure cassée.
Le mécanisme est identique
il n'y a pas de différence :
à chaque instant
le système financier
détermine dans quel tiroir
son argent sera le plus en sécurité
et pour ce faire
examine les serrures
la résistance du bois
la forme de la clef surtout 
demande partout 
impitoyablement 
quelle a été au fil du temps 
la réputation de l'écrin. 

« Bien sûr, mon oncle : j'ai compris. 
C'est très clair et je vous en remercie. »

« J'insiste, Sigmund : la confiance est force voilà pourquoi il faut la défendre bec et ongles. »

« Bec et ongles, mon cher oncle, naturellement. »

Oui. Bec et ongles. 
Telle est la raison pour laquelle, 
a ajouté Mayer, 
Wall Street
évoque un marché aux poissons : 
chacun crie les mérites de son étal 
chacun s'égosille pour vendre ses thons 
chacun vante ses rougets 
chacun méprise les dorades d'autrui 
et il suffit d'une caisse de sargues 
placée à moitié prix
pour changer à l'improviste inexplicablement le destin commercial du hareng ou de la perche.

« Je vois très bien tout le tableau, mon cher père :
je suis prêt à accomplir mon devoir. »

« Ton devoir consiste à esquiver les couteaux »
a conclu son cousin Philip 
juste avant de tourner au coin de la rue. 
« Résumons-nous :
il n'y a qu'une seule règle pour survivre à Wall Street et elle consiste à ne pas succomber 
ce qui signifie 
que le financier ne doit pas 
lâcher prise un instant: 
qui s'arrête est perdu 
qui reprend son souffle est mort qui s'installe est piétiné 
qui réfléchit peut le regretter amèrement 
et donc courage, cher Sigmund :

chaque banquier est un guerrier 
et ceci est le champ de bataille.
Je suis sûr que tu seras à la hauteur.
Dans le cas contraire, n'oublie pas :
le rire hystérique
est préférable aux pleurs
et le bavard l'emporte sur le bégayeur.
En gros
on ne se trompe jamais en exagérant.
Si quelque chose tourne mal,
ne dis pas que tu es un Lehman
et vice versa
si tout se passe bien 
martèle-le pour qu'on l'entende. [...] »»

« Jamais au grand jamais
Sigmund n'aurait imaginé 
qu'il existait sur la planète Terre 
un endroit 
où les mathématiques 
se muaient en religion
et où ses rites 
chantés tout haut 
n'étaient que des refrains numériques.

Le première conversation qu'il perçut, 
entre deux énergumènes barbus 
fut en effet la suivante :
« Salut, Charles. »
« Bonjour, Golfaden. »
« Tu appliques le 12,70 ? »
« 14,10 ! »
« Net ? »
« Avec 3 et demi de frais. »
« 11,10 par combien ? »
« 91 ou tout au plus 94. »
« Tu as fait une hausse de 2%. »
« Après que j'avais baissé de 4. »
« Moi je t'applique le 12,45. »
« Si tu y arrives. »
« Avec toi on ne peut pas discuter. »
« Dans ce cas au revoir. »»

« Obligations ?
Inventions modernes. »

« Charles Dow
s'est présenté
pour interviewer
les présidents émérites.
Philip s'est assis
au fond de la salle et a écouté sans broncher.
Mais à la question :
« Si la banque était une boulangerie quelle serait la farine ? »
Emanuel a répondu :
« Les trains ! »
Mayer :
« Le tabac ! »
De nouveau Emanuel:
« Le charbon ! »
Et Mayer :
« Autrefois le coton ! »

Alors
Philip
a pris la parole
et commenté l'Écriture
comme un gamin à sa bar-mitsvah pour être accueilli, au Temple, parmi les adultes : 
« Cher monsieur Dow
la farine de votre question
n'est
ni le commerce
ni le café
ni le charbon
ni le fer des rails :
ni mon père ni mon oncle ici présents
ne craignent de vous dire que nous sommes commerçants
d'argent.
Les gens normaux, voyez-vous, 
n'utilisent l'argent que pour acheter. 
Mais ceux qui - comme nous - possèdent une banque
utilisent l'argent 
pour acheter de l'argent 
pour vendre de l'argent 
pour prêter de l'argent 
pour changer de l'argent 
et c'est avec tout cela 
que 
croyez-moi 
nous pétrissons notre pain. » »

« Le mécanisme est simple :
une banque ayant un débiteur 
vend ce crédit à une autre mettons
qui l'achète à un prix inférieur. 
« En d'autres termes » a expliqué Philip à son père 
« si vous me devez 10 dollars 
et que je crains que vous ne me remboursiez pas 
je peux transmettre cette dette à un autre 
qui, évidemment, ne me versera pas 10, mais 8 dollars : 
pour moi c'est une affaire car j'encaisse au moins 8 sur 10 
pour lui c'est une double affaire 
parce qu'il a certes dépensé 8 tout de suite, 
mais quand vous le paierez vous lui en donnerez 10 
et il en gagnera 2 sans rien faire. 
Multipliez, mon cher père, par cent débiteurs
ce sont 200 dollars que la banque empoche.
Nous pourrions même hasarder 
que la haute finance espère 
que les gens ne paient pas leurs dettes : 
un prêt sans problème est certes une bonne affaire, 
mais une dette cédée à un tiers 
est une occasion exceptionnelle. 
Mon invention vous plaît-elle ? » »

« Le petit connaît les races 
il distingue un barbe d'un écossais
un arabe d'un pur-sang 
il connaît la valeur de l'un
et la valeur de l'autre.
Car ici à New York
depuis que le nouveau siècle a commencé
le mot d'ordre est valeur.
Tout
a un prix
toute chose a une cotation.
Tout à New York
porte une étiquette 
comme les chaussures dans les vitrines
comme les fruits sur les étals
mais le frisson
le vrai frisson
réside dans le fait que
ce prix
peut
doit
toujours
se transformer
changer
changer
changer. »


« Donnez-moi mon argent. 
Quel argent ?
Il n'y a pas d'argent.
L'argent, c'est un fantôme.
L'argent, ce sont des chiffres.
L'argent, c'est de l'air. »


« La peur des autres.
Se répand partout.
Dans la banque en particulier 
songe Harold en regardant l'enseigne : 
les autres sont si présents chez nous 
que nous les portons même dans notre nom 
LEHMAN BROTHERS. »

Quatrième de couverture

11 septembre 1844, apparition. Heyum Lehmann arrive de Rimpar, Bavière, à New York. Il a perdu 8 kilos en 45 jours de traversée. Il fait venir ses deux frères pour travailler avec lui.

15 septembre 2008, disparition. La banque Lehman Brothers fait faillite. Elle a vendu au monde coton, charbon, café, acier, pétrole, armes, tabac, télévisions, ordinateurs et illusions, pendant plus de 150 ans.

Comment passe-t-on du sens du commerce à l'insensé de la finance ? Comment des pères inventent-ils un métier qu'aucun enfant ne peut comprendre ni rêver d'exercer ?

Grandeur et décadence, les Heureux et les Damnés, comment raconter ce qui est arrivé ? Non seulement par les chiffres, mais par l'esprit et la lettre ?

Par le récit détaillé de l'épopée familiale, économique et biblique. Par la répétition poétique, par la litanie prophétique, par l'humour toujours.

Par une histoire de l'Amérique, au galop comme un cheval fou dans les crises et les guerres fratricides.

Éditions Globe,  septembre 2018
838 pages
Traduit de l'italien par Nathalie Bauer
Prix Médicis Essai 2018
Prix du meilleur livre étranger 2018

samedi 27 avril 2024

L'enfant de la prochaine aurore ★★★★☆ de Louise Erdrich

Un virus s'est répandu sur la Terre et l'évolution des êtres vivants régressent. 
« Nous ne savons pas. Soyez patients. La science ne détient pas de réponses instantanées. La vérité prend du temps. »
Louise Erdrich imagine un monde assez glauque, dans un futur proche, un monde qui doit faire face à ce fléau et s'organiser, notamment pour perpétuer l'espèce humaine normale, celle d'avant. 
Les femmes, dans ce nouveau monde, sont donc la cible ; elles doivent contribuer. 
Engendrer. 
Enfermées.
« Lorsque survient la fin du monde, la première chose qui se passe c'est qu'on ignore précisément ce qui se passe. »
Ce qui est intéressant dans ce livre, c'est que nous sommes plongés dans cette nouvelle ère grâce à Cedar, une jeune amérindienne qui raconte à  l'enfant qu'elle porte en elle, tout de ses sentiments, ses impressions, ses craintes, ses angoisses, ses colères, ses petites joies aussi, ses espérances, ses prières, ses réflexions, ses interrogations. Elle nous confie ainsi beaucoup d'elle, se raccroche à son enfant, à cette vie qui grandit en elle et rend ainsi ce livre profondément humain
Il y est question de quête d'identité, du poids de la transmission, de réchauffement climatique, de politique. Dans ce livre, certains protagonistes agiront sans scrupules envers leurs semblables. 
=> Comment vivre dans une société qui privent les êtres d'amour et de liberté ?

Un livre qui fait écho à La Servante écarlate et semble résonner aussi avec le livre de Wendy Delorme "Viendra le temps du feu" dans lequel je viens de me plonger. Et puis le personnage de Mother, ici, n'est pas sans rappeler le Big Brother de 1984.

"L'enfant de la prochaine aurore" est une lecture passionnante, étonnante aussi, exigeante, allez oui, un peu ; je ne l'ai certainement maîtrisée de bout en bout, mais qu'importe, elle m'a tenue en haleine et a suscité pas mal de réflexions sur des sujets préoccupants de notre actualité - elle a fait notamment écho aux récentes infos politiques et sociales aux États-Unis. 
À  lire !
« Et le ciel a fleuri, il verdoie d'étoiles. Je n'avais encore jamais vu des étoiles pareilles. Intenses, brillantes, douces. Je suis soulagée de penser que rien de ce que nous avons fait subir à cette terre ne peut les atteindre. Je songe aux neurones qui dans ton cerveau sont en train de se relier, de se ramifier, de développer la capacité que tu auras, je l'espère, à t'émerveiller. Ils s'enchaînent, à la manière des galaxies. Peut-être que nous fonctionnons nous aussi comme des neurones, interconnectant des pensées dans la lie géante de Dieu. »

« Le Verbe est vivant, être, esprit, tout en verdeur verdoyante, tout en créativité. 
Ce Verbe se manifeste dans chaque créature. »
Hildegarde de Bingen (1098-1179)

« Je ferme ensuite les yeux et j'écoute le grondement et le fracas du monde qui passe en trombe. Nous aussi, nous passons en trombe. Le vent cinglant nous double. Nous sommes si brefs. Un pissenlit d'un jour. L'enveloppe d'une graine ricochant sur la glace. Nous sommes une plume tombant de l'aile d'un oiseau. Je ne sais pas pourquoi il nous est donné d'être tellement mortels et d'éprouver tant de sentiments. C'est une blague cruelle, et magnifique. »

« Si l'évolution régresse, nous ne saurons jamais pourquoi, pas davantage que nous ne savons pourquoi elle a démarré. C'est comme la conscience. Nous sommes capables de dresser la carte du cerveau et de décrypter l'origine des pensées, et même des sentiments. Nous pouvons tout dire sur le cerveau, sauf pourquoi il existe. Ni pourquoi il réfléchit à ce qu'il est. »

« Et pendant tout ce temps, alors que le soleil décline, nous baignant dans un embrasement magnifique, mon cœur se fend peu à peu. L'or profond aux reflets orangés est pure nostalgie. Une très ancienne clarté se diffuse déjà sur cette belle vie que nous partageons. Je deviens lourde, enracinée dans ma chaise longue. Tout ce que je dis et tout ce que disent mes parents, les amis qui vont et viennent, la saveur piquante de la citronnade, le vin sur leur langue, les cris d'oiseaux ensommeillés et les écureuils qui s'élancent de branche en branche, sans crainte, dans les hautes cimes des vieux érables et des féviers, tout cela est en phase terminale. Il n'y aura plus jamais d'autre mois d'août sur terre, pas comme celui-ci ; il n'y aura plus jamais cette sorte de bien-être et de justesse. Les oiseaux changeront, les écureuils tomberont des arbres, et qui se rappellera comment on fait le vin ? »

« [...] me voici, peut-être une contradiction ambulante, peut-être deux espèces dans un seul corps. Personne ne le sait. Une femme, une pauvre fille, un boulet, une dilettante enceinte et sans diplôme, pas seulement à cheval sur les millénaires mais sur les époques. Je suis aussi une Indienne Ojibwé mal dans sa peau, une catholique novice, un cerveau qui s'escrime et invente des drames inconciliables. C'est plus fort que moi, j'amasse des tonnes d'idées sans intérêt et je suis incapable de les distinguer de celles qui sont importantes - pourtant l'Incarnation, ça, c'est important. Ça, c'est pertinent, selon moi. »

« Les dinosaures ont eu une longévité tellement plus grande que nous, ou plus grande que ne le sera probablement la nôtre, et pourtant ils avaient un cerveau tellement petit. La sottise serait-elle une bonne stratégie de survie ? »

« Lorsque survient la fin du monde, la première chose qui se passe c'est qu'on ignore précisément ce qui se passe. »

« Phil a emporté un des fusils, ce qui ne nous empêche pas de rester sur le qui-vive. Mais être dehors et marcher tous les deux librement me procure un plaisir si fort que je ressens tout trop violemment - le passage délicat de l'air sur mon visage, la souplesse du sol sous les arbres, le relief de l'écorce sous mes mains, la caresse des feuilles sur mes vêtements et sur ma peau. Une conscience enchantée m'envahit. Je glisse une feuille noire entre mes doigts, remonte le long de la nervure centrale rigide. J'avale l'obscurité d'un trait, le riche bouillonnement de la terre. »

« Le sommeil négatif

Dans le sommeil que je ne trouve pas toutes les nuits, j'éprouve la tranquillité d'esprit qui me permet de ne pas me suicider tout au long de la journée suivante, au cours de laquelle l'envie de dormir me torture. Faute d'un mot plus approprié, je nomme cet état d'esprit, dans lequel je pense au sommeil mais sans vraiment dormir, le sommeil négatif. Car il n'est négatif qu'à la façon dont un bout de pellicule noire est l'image fantôme d'une photographie je m'oppose à ce que ce mot comporte le moindre jugement de valeur. D'autant que dans ce crépuscule de la pensée éclosent des sensations positives. Éveillé dans le noir, je ressens le plaisir de mon souffle qui entre et sort sans effort de mon corps. Quand je règle ma respi- ration sur les expirations un peu engorgées de Trésor, je prends conscience de la douce générosité du temps. Voilà l'éternité, à cet endroit précis, car l'éternité n'est rien d'autre que la conscience que nous avons du temps qui passe. Être couché près de ma femme pendant trois heures et ressentir pleinement chacune de nos respirations conjuguées. Le bonheur suprême. C'est la quatrième heure qui craint. L'anxiété s'insinue. La pensée des tâches du lendemain, encore amplifiée par la tentative désespérée de prendre du repos. Aigreur. Elle dort bien, pourquoi pas moi ? Et pire. Elle roule sur le côté ou grogne alors que je m'endors enfin, faisant jaillir chez moi des larmes de frustration. Le cerveau se met à divaguer. Il sort de sa boîte et rôde dans la maison en quête d'un meilleur endroit où se reposer. 
Par terre ? Sur le canapé ?
Ce n'est que par le plus grand des efforts que je parviens à revenir à un état de sommeil négatif, c'est ça ou avaler un comprimé. J'en ai essayé des tonnes et certains me font de l'effet un certain temps, mais tous ceux qui sont efficaces créent aussi une dépendance et je ne voudrais être dépendant que d'une seule chose. De la réflexion. Des plaisirs de l'esprit. La réflexion me sauve, finalement. Je me rends compte que si j'essaie de résoudre un problème moral épineux, ou de rédiger les trois ou quatre pages suivantes de mon manuscrit, l'objectif abstrait déclenche une prompte avalanche. Le sommeil me gagne. Tandis que la pièce s'éclaire, un état plus doux s'empare de moi, et quand Trésor se lève je m'endors pour de bon. Je suis dans les vapes. Si personne ne me réveille, je peux rester comateux une bonne partie de la matinée. Mais vers neuf heures, en général, je dois répondre à une urgence naturelle. Je me lève souvent plein d'amertume. Toutefois les souvenirs de mon sommeil négatif viennent à mon secours et je ne me suicide pas.

P-S : Il faut que je griffonne ça en vitesse : visite-surprise des Nagamojig. Bimibatoog. »

« Et le ciel a fleuri, il verdoie d'étoiles. Je n'avais encore jamais vu des étoiles pareilles. Intenses, brillantes, douces. Je suis soulagée de penser que rien de ce que nous avons fait subir à cette terre ne peut les atteindre. Je songe aux neurones qui dans ton cerveau sont en train de se relier, de se ramifier, de développer la capacité que tu auras, je l'espère, à t'émerveiller. Ils s'enchaînent, à la manière des galaxies. Peut-être que nous fonctionnons nous aussi comme des neurones, interconnectant des pensées dans la lie géante de Dieu. »

« T. S. Eliot avait peut-être raison. Notre monde ne se finit pas sur un boum mais sur un gémissement hésitant. Je mets mon travail de côté. »

« Quand vous ouvrirez ce magazine, il est fort possible que j'aie mon bébé dans les bras. Je l'espère. J'ai beaucoup appris sur le sujet traité dans ce numéro : l'Incarnation. Que mon corps soit capable de bâtir un conte- nant pour l'esprit humain a suscité en moi la volonté de survivre. Et m'a révélé bien des vérités.
Quelqu'un a été torturé en mon nom. Quelqu'un a été torturé en votre nom. Il y aura toujours quelqu'un dans ce monde qui souffrira en votre nom. Si votre tour est venu de souffrir, souvenez-vous-en. Quelqu'un a souffert pour vous. Voilà ce que signifie revêtir une enveloppe de chair humaine: être prêt à accepter la douleur pour un autre être humain.
J'ai vu une jeune femme en plein travail souffrir davantage que le Christ pendant ses trois heures de martyre sur la Croix. Ses souffrances ont duré vingt-quatre heures, sans interruption. Et j'ai entendu parler d'accouchements qui ont duré beaucoup plus longtemps encore. Pour mettre cet enfant au monde, j'endurerai les douleurs nécessaires. Je ne peux m'empêcher de souhaiter une épidurale, mais voilà pourquoi j'écris. C'est cela l'Incarnation. L'esprit donne sens à la chair. Sinon, nous ne sommes que des tas de bidoche. »

« Ensuite nous ne parlons plus pendant longtemps. Mais je lui réponds en pensée, en me balançant dans le noir, alors que mon cœur palpite d'un amour brûlant, d'un amour de toi, d'un amour de tout, toujours plus généreux et passionné à chaque cellule sanguine toute neuve, à chaque éclair glacé de neurone. Sauvage, implacable, collant à la réalité tel du goudron en fusion, cet amour grandit. Et je pense : Bien sûr que tu seras heureuse lorsque tu verras mon bébé, oui, tu seras ravie. Cet enfant est la lumière du monde ! »

« Je reste tranquille, seule.
Et je me rappelle maintenant que j'y étais, la dernière fois qu'il a neigé au paradis. J'avais huit ans. Je le sens, là. Le froid qui envahit mon corps, sa clarté. Le ciel déversait de la neige en abondance. Viens ! a crié Sera. Glen a hurlé : La neige ! Nous nous sommes précipités dehors et, subjugués, nous avons campé sur la pelouse d'un vert terne. Les flocons tournoyaient autour de nous, tombant toujours plus vite. Et il y avait des oiseaux, des oiseaux frénétiques, un grimpereau qui montait et descendait le long des arbres en émettant de petits claquements. Des merles frigorifiés qui lançaient des trilles tandis que la neige s'accumulait, flocon après flocon. L'air s'est figé et la neige a pourtant continué de tomber. Des gens déambulaient, pareils à des ombres blanches, et leurs voix étaient les cris d'enfants perdus. La neige emplissait le ciel et ne cessait d'arriver, comme un ravissement, en rideaux mouvants. Elle ne s'arrêtait pas. Elle ne fondait pas dans l'herbe. Elle s'accumulait sur chaque surface. Et je la sens, là, si lourde. Chaque brindille fut soulignée de neige. Chaque bain d'oiseau devint solide, et le treillage et les capitules secs des fleurs d'été furent bordés de volants blancs. Il a neigé sur chaque aiguille de pin, sur le haut des piquets, sur les voitures. Dans les rues, sur les trottoirs, dans le caniveau, il a neigé. Et moi je suis dedans, je tombe avec elle, je l'enfourne dans ma bouche, la lance dans les airs, en bombarde mon père et ma mère. La blancheur emplit l'air et il n'y a rien d'autre que de la blancheur. Je suis ici, et j'étais là bas. Et je me suis posé la question, depuis ta naissance. Où seras-tu, mon chéri, la dernière fois où il neigera sur terre ? »

Quatrième de couverture

Notre monde touche à sa fin. Dans le sillage d'une apocalypse biologique, l'évolution des espèces s'est brutalement arrêtée, et les États-Unis sont désormais sous la coupe d'un gouvernement religieux et totalitaire qui impose aux femmes enceintes de se signaler. C'est dans ce contexte que Cedar Hawk Songmaker, une jeune Indienne adoptée à la naissance par un couple de Blancs de Minneapolis, apprend qu'elle attend un enfant.
Se sachant menacée, elle se lance dans une fuite éperdue, déterminée à protéger son bébé coûte que coûte.

Renouvelant de manière saisissante l'univers de l'auteure de LaRose et Dans le silence du vent, le nouveau roman de Louise Erdrich nous entraîne bien au-delà de la fiction, dans un futur effrayant où les notions de liberté et de procréation sont des armes politiques. En écho à La Servante écarlate de Margaret Atwood, ce récit aux allures de fable orwellienne nous rappelle la puissance de l'imagination, clé d'interprétation d'un réel qui nous dépasse.

Considérée comme l'un des grands écrivains américains contemporains, Louise Erdrich est l'auteure d'une œuvre majeure, forte et singulière, avec des romans comme La Chorale des maîtres bouchers et Love Medicine. Récompensée par de nombreux prix littéraires, elle a été distinguée par le prestigieux National Book Award et le Library of Congress Award. Son précédent roman, LaRose, qui clôturait la trilogie initiée avec La Malédiction des colombes (2010) et poursuivie avec Dans le silence du vent (2013), a été récompensé par le National Book Critics Circle Award.

Éditions Albin Michel,  janvier 2021
402 pages
Traduit de l'américain par  Isabelle Reinharez