samedi 27 avril 2024

L'enfant de la prochaine aurore ★★★★☆ de Louise Erdrich

Un virus s'est répandu sur la Terre et l'évolution des êtres vivants régressent. 
« Nous ne savons pas. Soyez patients. La science ne détient pas de réponses instantanées. La vérité prend du temps. »
Louise Erdrich imagine un monde assez glauque, dans un futur proche, un monde qui doit faire face à ce fléau et s'organiser, notamment pour perpétuer l'espèce humaine normale, celle d'avant. 
Les femmes, dans ce nouveau monde, sont donc la cible ; elles doivent contribuer. 
Engendrer. 
Enfermées.
« Lorsque survient la fin du monde, la première chose qui se passe c'est qu'on ignore précisément ce qui se passe. »
Ce qui est intéressant dans ce livre, c'est que nous sommes plongés dans cette nouvelle ère grâce à Cedar, une jeune amérindienne qui raconte à  l'enfant qu'elle porte en elle, tout de ses sentiments, ses impressions, ses craintes, ses angoisses, ses colères, ses petites joies aussi, ses espérances, ses prières, ses réflexions, ses interrogations. Elle nous confie ainsi beaucoup d'elle, se raccroche à son enfant, à cette vie qui grandit en elle et rend ainsi ce livre profondément humain
Il y est question de quête d'identité, du poids de la transmission, de réchauffement climatique, de politique. Dans ce livre, certains protagonistes agiront sans scrupules envers leurs semblables. 
=> Comment vivre dans une société qui privent les êtres d'amour et de liberté ?

Un livre qui fait écho à La Servante écarlate et semble résonner aussi avec le livre de Wendy Delorme "Viendra le temps du feu" dans lequel je viens de me plonger. Et puis le personnage de Mother, ici, n'est pas sans rappeler le Big Brother de 1984.

"L'enfant de la prochaine aurore" est une lecture passionnante, étonnante aussi, exigeante, allez oui, un peu ; je ne l'ai certainement maîtrisée de bout en bout, mais qu'importe, elle m'a tenue en haleine et a suscité pas mal de réflexions sur des sujets préoccupants de notre actualité - elle a fait notamment écho aux récentes infos politiques et sociales aux États-Unis. 
À  lire !
« Et le ciel a fleuri, il verdoie d'étoiles. Je n'avais encore jamais vu des étoiles pareilles. Intenses, brillantes, douces. Je suis soulagée de penser que rien de ce que nous avons fait subir à cette terre ne peut les atteindre. Je songe aux neurones qui dans ton cerveau sont en train de se relier, de se ramifier, de développer la capacité que tu auras, je l'espère, à t'émerveiller. Ils s'enchaînent, à la manière des galaxies. Peut-être que nous fonctionnons nous aussi comme des neurones, interconnectant des pensées dans la lie géante de Dieu. »

« Le Verbe est vivant, être, esprit, tout en verdeur verdoyante, tout en créativité. 
Ce Verbe se manifeste dans chaque créature. »
Hildegarde de Bingen (1098-1179)

« Je ferme ensuite les yeux et j'écoute le grondement et le fracas du monde qui passe en trombe. Nous aussi, nous passons en trombe. Le vent cinglant nous double. Nous sommes si brefs. Un pissenlit d'un jour. L'enveloppe d'une graine ricochant sur la glace. Nous sommes une plume tombant de l'aile d'un oiseau. Je ne sais pas pourquoi il nous est donné d'être tellement mortels et d'éprouver tant de sentiments. C'est une blague cruelle, et magnifique. »

« Si l'évolution régresse, nous ne saurons jamais pourquoi, pas davantage que nous ne savons pourquoi elle a démarré. C'est comme la conscience. Nous sommes capables de dresser la carte du cerveau et de décrypter l'origine des pensées, et même des sentiments. Nous pouvons tout dire sur le cerveau, sauf pourquoi il existe. Ni pourquoi il réfléchit à ce qu'il est. »

« Et pendant tout ce temps, alors que le soleil décline, nous baignant dans un embrasement magnifique, mon cœur se fend peu à peu. L'or profond aux reflets orangés est pure nostalgie. Une très ancienne clarté se diffuse déjà sur cette belle vie que nous partageons. Je deviens lourde, enracinée dans ma chaise longue. Tout ce que je dis et tout ce que disent mes parents, les amis qui vont et viennent, la saveur piquante de la citronnade, le vin sur leur langue, les cris d'oiseaux ensommeillés et les écureuils qui s'élancent de branche en branche, sans crainte, dans les hautes cimes des vieux érables et des féviers, tout cela est en phase terminale. Il n'y aura plus jamais d'autre mois d'août sur terre, pas comme celui-ci ; il n'y aura plus jamais cette sorte de bien-être et de justesse. Les oiseaux changeront, les écureuils tomberont des arbres, et qui se rappellera comment on fait le vin ? »

« [...] me voici, peut-être une contradiction ambulante, peut-être deux espèces dans un seul corps. Personne ne le sait. Une femme, une pauvre fille, un boulet, une dilettante enceinte et sans diplôme, pas seulement à cheval sur les millénaires mais sur les époques. Je suis aussi une Indienne Ojibwé mal dans sa peau, une catholique novice, un cerveau qui s'escrime et invente des drames inconciliables. C'est plus fort que moi, j'amasse des tonnes d'idées sans intérêt et je suis incapable de les distinguer de celles qui sont importantes - pourtant l'Incarnation, ça, c'est important. Ça, c'est pertinent, selon moi. »

« Les dinosaures ont eu une longévité tellement plus grande que nous, ou plus grande que ne le sera probablement la nôtre, et pourtant ils avaient un cerveau tellement petit. La sottise serait-elle une bonne stratégie de survie ? »

« Lorsque survient la fin du monde, la première chose qui se passe c'est qu'on ignore précisément ce qui se passe. »

« Phil a emporté un des fusils, ce qui ne nous empêche pas de rester sur le qui-vive. Mais être dehors et marcher tous les deux librement me procure un plaisir si fort que je ressens tout trop violemment - le passage délicat de l'air sur mon visage, la souplesse du sol sous les arbres, le relief de l'écorce sous mes mains, la caresse des feuilles sur mes vêtements et sur ma peau. Une conscience enchantée m'envahit. Je glisse une feuille noire entre mes doigts, remonte le long de la nervure centrale rigide. J'avale l'obscurité d'un trait, le riche bouillonnement de la terre. »

« Le sommeil négatif

Dans le sommeil que je ne trouve pas toutes les nuits, j'éprouve la tranquillité d'esprit qui me permet de ne pas me suicider tout au long de la journée suivante, au cours de laquelle l'envie de dormir me torture. Faute d'un mot plus approprié, je nomme cet état d'esprit, dans lequel je pense au sommeil mais sans vraiment dormir, le sommeil négatif. Car il n'est négatif qu'à la façon dont un bout de pellicule noire est l'image fantôme d'une photographie je m'oppose à ce que ce mot comporte le moindre jugement de valeur. D'autant que dans ce crépuscule de la pensée éclosent des sensations positives. Éveillé dans le noir, je ressens le plaisir de mon souffle qui entre et sort sans effort de mon corps. Quand je règle ma respi- ration sur les expirations un peu engorgées de Trésor, je prends conscience de la douce générosité du temps. Voilà l'éternité, à cet endroit précis, car l'éternité n'est rien d'autre que la conscience que nous avons du temps qui passe. Être couché près de ma femme pendant trois heures et ressentir pleinement chacune de nos respirations conjuguées. Le bonheur suprême. C'est la quatrième heure qui craint. L'anxiété s'insinue. La pensée des tâches du lendemain, encore amplifiée par la tentative désespérée de prendre du repos. Aigreur. Elle dort bien, pourquoi pas moi ? Et pire. Elle roule sur le côté ou grogne alors que je m'endors enfin, faisant jaillir chez moi des larmes de frustration. Le cerveau se met à divaguer. Il sort de sa boîte et rôde dans la maison en quête d'un meilleur endroit où se reposer. 
Par terre ? Sur le canapé ?
Ce n'est que par le plus grand des efforts que je parviens à revenir à un état de sommeil négatif, c'est ça ou avaler un comprimé. J'en ai essayé des tonnes et certains me font de l'effet un certain temps, mais tous ceux qui sont efficaces créent aussi une dépendance et je ne voudrais être dépendant que d'une seule chose. De la réflexion. Des plaisirs de l'esprit. La réflexion me sauve, finalement. Je me rends compte que si j'essaie de résoudre un problème moral épineux, ou de rédiger les trois ou quatre pages suivantes de mon manuscrit, l'objectif abstrait déclenche une prompte avalanche. Le sommeil me gagne. Tandis que la pièce s'éclaire, un état plus doux s'empare de moi, et quand Trésor se lève je m'endors pour de bon. Je suis dans les vapes. Si personne ne me réveille, je peux rester comateux une bonne partie de la matinée. Mais vers neuf heures, en général, je dois répondre à une urgence naturelle. Je me lève souvent plein d'amertume. Toutefois les souvenirs de mon sommeil négatif viennent à mon secours et je ne me suicide pas.

P-S : Il faut que je griffonne ça en vitesse : visite-surprise des Nagamojig. Bimibatoog. »

« Et le ciel a fleuri, il verdoie d'étoiles. Je n'avais encore jamais vu des étoiles pareilles. Intenses, brillantes, douces. Je suis soulagée de penser que rien de ce que nous avons fait subir à cette terre ne peut les atteindre. Je songe aux neurones qui dans ton cerveau sont en train de se relier, de se ramifier, de développer la capacité que tu auras, je l'espère, à t'émerveiller. Ils s'enchaînent, à la manière des galaxies. Peut-être que nous fonctionnons nous aussi comme des neurones, interconnectant des pensées dans la lie géante de Dieu. »

« T. S. Eliot avait peut-être raison. Notre monde ne se finit pas sur un boum mais sur un gémissement hésitant. Je mets mon travail de côté. »

« Quand vous ouvrirez ce magazine, il est fort possible que j'aie mon bébé dans les bras. Je l'espère. J'ai beaucoup appris sur le sujet traité dans ce numéro : l'Incarnation. Que mon corps soit capable de bâtir un conte- nant pour l'esprit humain a suscité en moi la volonté de survivre. Et m'a révélé bien des vérités.
Quelqu'un a été torturé en mon nom. Quelqu'un a été torturé en votre nom. Il y aura toujours quelqu'un dans ce monde qui souffrira en votre nom. Si votre tour est venu de souffrir, souvenez-vous-en. Quelqu'un a souffert pour vous. Voilà ce que signifie revêtir une enveloppe de chair humaine: être prêt à accepter la douleur pour un autre être humain.
J'ai vu une jeune femme en plein travail souffrir davantage que le Christ pendant ses trois heures de martyre sur la Croix. Ses souffrances ont duré vingt-quatre heures, sans interruption. Et j'ai entendu parler d'accouchements qui ont duré beaucoup plus longtemps encore. Pour mettre cet enfant au monde, j'endurerai les douleurs nécessaires. Je ne peux m'empêcher de souhaiter une épidurale, mais voilà pourquoi j'écris. C'est cela l'Incarnation. L'esprit donne sens à la chair. Sinon, nous ne sommes que des tas de bidoche. »

« Ensuite nous ne parlons plus pendant longtemps. Mais je lui réponds en pensée, en me balançant dans le noir, alors que mon cœur palpite d'un amour brûlant, d'un amour de toi, d'un amour de tout, toujours plus généreux et passionné à chaque cellule sanguine toute neuve, à chaque éclair glacé de neurone. Sauvage, implacable, collant à la réalité tel du goudron en fusion, cet amour grandit. Et je pense : Bien sûr que tu seras heureuse lorsque tu verras mon bébé, oui, tu seras ravie. Cet enfant est la lumière du monde ! »

« Je reste tranquille, seule.
Et je me rappelle maintenant que j'y étais, la dernière fois qu'il a neigé au paradis. J'avais huit ans. Je le sens, là. Le froid qui envahit mon corps, sa clarté. Le ciel déversait de la neige en abondance. Viens ! a crié Sera. Glen a hurlé : La neige ! Nous nous sommes précipités dehors et, subjugués, nous avons campé sur la pelouse d'un vert terne. Les flocons tournoyaient autour de nous, tombant toujours plus vite. Et il y avait des oiseaux, des oiseaux frénétiques, un grimpereau qui montait et descendait le long des arbres en émettant de petits claquements. Des merles frigorifiés qui lançaient des trilles tandis que la neige s'accumulait, flocon après flocon. L'air s'est figé et la neige a pourtant continué de tomber. Des gens déambulaient, pareils à des ombres blanches, et leurs voix étaient les cris d'enfants perdus. La neige emplissait le ciel et ne cessait d'arriver, comme un ravissement, en rideaux mouvants. Elle ne s'arrêtait pas. Elle ne fondait pas dans l'herbe. Elle s'accumulait sur chaque surface. Et je la sens, là, si lourde. Chaque brindille fut soulignée de neige. Chaque bain d'oiseau devint solide, et le treillage et les capitules secs des fleurs d'été furent bordés de volants blancs. Il a neigé sur chaque aiguille de pin, sur le haut des piquets, sur les voitures. Dans les rues, sur les trottoirs, dans le caniveau, il a neigé. Et moi je suis dedans, je tombe avec elle, je l'enfourne dans ma bouche, la lance dans les airs, en bombarde mon père et ma mère. La blancheur emplit l'air et il n'y a rien d'autre que de la blancheur. Je suis ici, et j'étais là bas. Et je me suis posé la question, depuis ta naissance. Où seras-tu, mon chéri, la dernière fois où il neigera sur terre ? »

Quatrième de couverture

Notre monde touche à sa fin. Dans le sillage d'une apocalypse biologique, l'évolution des espèces s'est brutalement arrêtée, et les États-Unis sont désormais sous la coupe d'un gouvernement religieux et totalitaire qui impose aux femmes enceintes de se signaler. C'est dans ce contexte que Cedar Hawk Songmaker, une jeune Indienne adoptée à la naissance par un couple de Blancs de Minneapolis, apprend qu'elle attend un enfant.
Se sachant menacée, elle se lance dans une fuite éperdue, déterminée à protéger son bébé coûte que coûte.

Renouvelant de manière saisissante l'univers de l'auteure de LaRose et Dans le silence du vent, le nouveau roman de Louise Erdrich nous entraîne bien au-delà de la fiction, dans un futur effrayant où les notions de liberté et de procréation sont des armes politiques. En écho à La Servante écarlate de Margaret Atwood, ce récit aux allures de fable orwellienne nous rappelle la puissance de l'imagination, clé d'interprétation d'un réel qui nous dépasse.

Considérée comme l'un des grands écrivains américains contemporains, Louise Erdrich est l'auteure d'une œuvre majeure, forte et singulière, avec des romans comme La Chorale des maîtres bouchers et Love Medicine. Récompensée par de nombreux prix littéraires, elle a été distinguée par le prestigieux National Book Award et le Library of Congress Award. Son précédent roman, LaRose, qui clôturait la trilogie initiée avec La Malédiction des colombes (2010) et poursuivie avec Dans le silence du vent (2013), a été récompensé par le National Book Critics Circle Award.

Éditions Albin Michel,  janvier 2021
402 pages
Traduit de l'américain par  Isabelle Reinharez

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