dimanche 21 avril 2024

Le ciel en sa fureur ★★★★☆ d'Adeline Fleury

Comme un écho à l'une de mes dernières lectures,  il est ici aussi question de rebouteux. 
« La Vieille porte le monde dans les yeux, les catastrophes, les grandes découvertes, les guerres, les passions dévorantes. La succession des saisons, les migrations des oiseaux, l'éclosion des fleurs, la crue des rivières, les tempêtes et les grandes marées d'équinoxe. Cette femme-là n'est pas simplement humaine, elle est animale, végétale, minérale, elle est la vie. »
Le fond est assez noir également et la balade normande dans cette contrée de légendes, balayée par les vents marins est loin d'être banale ; elle est toute autant envoûtante qu'inquiétante. 
Elle m'a plu cette escapade, même beaucoup plu. L'écriture est hypnotique, Adeline Fleury nous embarque facilement dans cette histoire d'enfants fées, intelligemment construite, elle maintient le suspense dans une valse maîtrisée entre passé et présent. 
Parmi cette belle palette de personnages proposée, je garderai  en mémoire, longtemps, ce colosse aux pieds d'argile,  un titan d'émotions et de sensibilité.
Lecture émouvante, intrigante, passionnante. 
« Les histoires de fées, ça permet d'enrober de merveilleux les vérités que l'on ne veut pas affronter. »

En exergue : 

« Un mal qui répand la terreur, 
Mal que le Ciel en sa fureur 
Inventa pour punir les crimes de la terre, 
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom) 
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron, 
Faisait aux animaux la guerre. 
Ils ne mouraient pas tous, 
mais tous étaient frappés. »
Jean de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste

« Ils s'aiment sans jamais se toucher, ils vivent à côté, c'est tout. »

« La Vieille porte le monde dans les yeux, les catastrophes, les grandes découvertes, les guerres, les passions dévorantes. La succession des saisons, les migrations des oiseaux, l'éclosion des fleurs, la crue des rivières, les tempêtes et les grandes marées d'équinoxe. Cette femme-là n'est pas simplement humaine, elle est animale, végétale, minérale, elle est la vie. »

« Et puis la vétérinaire, elle sait aussi pas mal de choses sur les gens du coin ; comme le facteur, elle entre dans la vie des paysans, elle observe, elle voit, elle entend, elle perçoit dans les regards souvent fuyants les douleurs, les difficultés, la rudesse de leur métier, elle devine dans leurs silences les secrets ancestraux, elle comprend en les observant les savoir-faire, les gestes répétés de génération en génération. Elle sait aussi la lassitude des femmes, que les enfants partiront à la ville, qu'ils casseront la tradition, qu'ils veulent gagner de l'argent sans effort physique, pouvoir s'octroyer une grasse matinée le dimanche, partir à la montagne en février, au soleil une fois par an. C'est pas une vie, la ferme. Trop de contraintes, trop de dettes, trop de pression. Les enfants ne veulent plus d'une existence les pieds crottés, les joues couperosées, le froid et l'humidité dans les os. »

« Marie a le regard fuyant. Elles traversent la cour de la ferme. Les relents de bouse mélangés à ceux du tas de fumier s'immiscent dans leurs narines. Julia aime bien ces odeurs fortes, authentiques. C'est la première fois qu'elle rentre chez les Levavasseur. Marie la fait passer à la cuisine, son territoire. Ici, Marie cuisine, ici, Marie fait les comptes, ici, Marie rêve à une autre vie en écoutant la musique à la radio, ici Marie déprime un peu. Un côté de la table massive est recouvert de dossiers, de factures, de bons de commande, toute l'activité de l'exploitation laitière est consignée dans ces pochettes en carton.
Marie a perdu son sourire il y a fort longtemps, vaincue par l'ennui, l'étroitesse de sa vie réduite à cette sombre cuisine de ferme. La lumière c'est pour les hommes, les champs c'est pour les hommes, l'horizon c'est pour les hommes. Elle envie Julia, libre de son corps, libre d'exercer le métier qu'elle a choisi, libre de leur tenir tête, aux hommes. Marie est juste bonne à récurer les stalles des vaches l'après-midi, à nourrir les poules, ce à quoi s'ajoutent les tâches administratives, la comptabilité, les commandes, le ménage à la maison et l'éducation des garçons, comme sa mère et sa grand-mère avant elle. Elle abat le travail d'un homme tout en s'occupant de la maison, sans s'apitoyer. Alors elle peut bien en avoir ras le bol parfois. C'est à peine si elle a une existence légale, le métier d'agricultrice n'étant pas encore vraiment reconnu elle reste et demeure femme d'agriculteur. »

« Les histoires de fées, ça permet d'enrober de merveilleux les vérités que l'on ne veut pas affronter. »

« Le silence dans le bourg est lourd, les habitants ruminent leurs secrets indicibles derrière l'humidité des murs. Quelques herbes folles soulèvent les pavés de la place du village marquée du sceau de la honte et de la désolation. La porte en bois de l'église grince, le prêtre est à genoux devant l'autel. Les mains jointes sur son front, les yeux clos, il prie. Il prie pour que le village s'en sorte, pour que la haine et le dégoût ne l'accablent pas, pour que la mort ne frappe pas à nouveau. Pour que tout redevienne comme avant, avant quoi il ne sait pas. Il a les mains moites malgré le froid. Il prie pour le retour des temps sereins où rien ne portait à conséquence. »

« Se rendre, ça signifie la prison ou l'hôpital psychiatrique, se rendre ça signifie la vie empêchée, se rendre ça signifie ne plus voir la nature même si sa beauté part en lambeaux sous la main folle des hommes. Ses oreilles se bouchent, il distingue les lèvres des gendarmes qui remuent mais il n'entend plus rien, il se tourne vers la mer qu'il aperçoit depuis le toit. Un nuage noir la domine. Il va encore pleuvoir. Il prend une grande bouffée d'air avant de sauter. »

« Une chose est certaine, ce bout de terre entre campagne rude et mer menaçante appartient à un seul petit groupe, dont elle ne fera jamais partie. Ce cap des tempêtes et ces champs humides, venteux et boueux ne se laissent pas apprivoiser facilement. Les nouveaux venus devront toujours, éternellement, impérativement, sans échappatoire, payer une taxe à ceux qui y sont nés, n'en sont jamais partis et n'en partiront jamais. Ceux-là appartiennent à ce territoire, jamais ils ne se posent la question « quel est mon pays ? », les âmes et les corps chevillés aux sols acides et marécageux près du val et aux roches de granit et de grès près des falaises. Ceux des villes peineront à comprendre, ils auront beau s'enticher de cette campagne, la terre leur balancera son hostilité et sa sauvagerie à la gueule. La beauté tyrannique et implacable des paysages les accablera. La mélancolie les gagnera peu à peu, puis le désespoir. »

«Même si le temps des fées est passé, la campagne n'en est pas moins cruelle et merveilleuse. »

« La terre n'en a pas fini de malmener les hommes, ici la nature l'emportera toujours. Les saisons seront effroyables, les terreurs d'été succéderont aux terreurs d'hiver, dans un enchaînement rythmé par la monstruosité des hommes. Le gamin blond, lui, est déjà loin, sur la plage, assis face à la mer, les goélands sont à la fête, l'eau est poissonneuse. L'enfant-fée regarde les maquereaux sauter vers le ciel. Un arc-en-ciel se forme sur la mer, puis explose en une myriade de gouttes. »

Bibliographie
BOSQUET, Amélie, La Normandie romanesque et merveilleuse,traditions, légendes et superstitions populaires de cette province, J. Techener Éditeur, 1845.
FLEURY, Jean, Littérature orale de la Basse-Normandie (Hague et Val-de-Saire), Maisonneuve, 1883.

Quatrième de couverture

C'est une bourgade entre mer et champs, avec son église, ses fermes, ses habitants rugueux et taciturnes. Avec ses cauchemars aussi, car ce qu'on a fait au cheval des jumeaux Bellay, aucun animal n'en serait capable. Julia, vétérinaire, et Stéphane, maréchale-ferrante, ex-citadines fraîchement arrivées dans la région, en sont persuadées: seul un homme a pu commettre pareille atrocité. Au fil des jours, de nouvelles carcasses sont retrouvées, et les villageois entrent en émoi - le Varou, monstre de légende assoiffé de vengeance, est revenu ! Au même moment, d'étranges événements se produisent dans les sous-bois alentours, alors qu'un gosse bizarre, « l'enfant-fée » comme on l'appelle, rôde autour des dépouilles d'animaux.

À travers l'enquête de deux femmes décidées à se reconstruire, Adeline Fleury nous conte une terre marécageuse balayée par les vents et les légendes ancestrales, et les secrets d'un village français. Un roman envoûtant, noir et vénéneux, où les grenouilles, parfois, tombent du ciel.

Adeline Fleury est journaliste, essayiste et romancière. Déjà recon- nue comme écrivaine du désir féminin (notamment du remarqué Petit éloge de la jouissance féminine, 2022), elle investit aujourd'hui pleinement sa plume romanesque.

Les Éditions de l'Observatoire,  novembre 2023
202 pages

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire