« Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. »
Nastassja Martin est une anthropologue qui est allée au bout de ses rêves ; en tombant nez à nez avec un ours, alors qu'elle se trouvait dans le territoire des volcans du Kamtchatka, elle n'a pas fui, elle l'a affronté dans un combat singulier. Une étreinte. Douloureuse, déchirante. Un "nous" qui tient Nassia sous son emprise, un "nous" qui existait bien avant la rencontre. Et à la fin, un corps à reconstruire « dedans, ça doit vraiment ressembler à l'arche de Noé » qui passera dans les mains des chirurgiens russes et français et une âme à soigner.
« Il y a eu nos corps entremêlés, il y a eu cet incompréhensible nous, ce nous dont je sens confusément qu'il vient de loin, d'un avant situé bien en deçà de nos existence limitées. »
Un témoignage ésotérique, peut-être, par moment, mais pourtant, bel et bien à la portée de tous. Un récit qui étreint, captive, questionne.
« J'ai vu le monde trop alter de la bête ; le monde trop humain des hôpitaux. J'ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. Ce retrait-là doit aider l'âme à se relever. Parce qu'il faudra bien les construire ces ponts et portes entre les mondes... »
Altérité, mélancolie, animisme « Vivre en forêt c'est un peu ça : être un vivant parmi tant d'autres, osciller avec eux. », vie sauvage en harmonie avec la nature, adéquation, équilibre, introspection, résilience, guérison.
La mélancolie m'a parlé. L'harmonie avec la nature aussi. Un essentiel. Nous perdons beaucoup au profit d'un système qui anéantit notre planète, dans lequel plus rien ne file vraiment très droit désormais. Nastassja Martin dit aussi la fragilité de notre monde.
Pour faire court, un récit saisissant et fascinant, à lire, relire, faire lire ;-)
Un coup de coeur pour moi.
« Je crois que oui, il est possible de devenir « le vent qui souffle à travers nous », comme disait Lowry. Et qu'il est commun de ne pas en revenir, comme lui, comme tant d'autres. J'ai rejoint les Évènes d'Icha et j'ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d'une recherche comparative. J'ai compris une chose : le monde s'effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu'il y a à Tvaïan, c'est qu'on vit consciemment dans ses ruines. »
En exergue
« Car je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson perdu dans la mer. »
Empédocle, De la nature, fragments, 117
« À mesure qu'il s'éloigne et que je rentre en moi-même nous nous ressaisissons de nous-mêmes. Lui sans moi, moi sans lui, arriver à survivre malgré ce qui a été perdu dans le corps de l'autre ; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé. »
« [...] « je suis anthropologue », [...] je ne suis pas fascinée, je ne me perds pas dans mon terrain, je reste moi, toutes ces choses dont on se persuade parce que sinon on ne partirait jamais. »
« Une porte claque, l'homme d'à côté se retrouve enfermé; et il commence à chanter. Un long chant mélancolique, qui raconte les temps d'avant, le kolkhoze, l'armée Rouge, les vaches, le lait, les rennes, les livres et le cinéma, les peaux et le comptoir, la vodka. J'aimerais voir son visage, voir la peine qui fait tressaillir sa voix entrecoupée de sanglots. Quel monde pleure- t-il ? Quel âge a-t-il pour pleurer ces temps révolus ? Je l'imagine, bouteille à la main quelques heures plus tôt, titubant dans les ornières boueuses de l'une des routes défoncées de la ville, sous les lumières blafardes de l'un de ces supermarchés sortis de terre il n'y a pas cinq ans, ayant poussé là au milieu des immeubles d'époque soviétique fissurés de part en part, témoignant d'un monde qui a changé trop fort trop vite et qui s'effrite déjà avant même d'avoir atteint sa maturité prédatrice. »
« Ce qu'il a fait : il a guidé mes pas pour que j'aille au-devant de mon rêve. »
« Daria, elle aussi, a toujours su. Elle sait qui me visite quand je dors ; je lui raconte au petit matin les ours de ma nuit, familiers, hostiles, drôles, pernicieux, affectueux, inquiétants. Elle écoute en silence. Elle rit de me voir accroupie dans les buissons de baies avec mes cheveux blonds qui dépassent des feuillages, tu as comme une fourrure elle me dit chaque fois. Elle compare mon corps musclé à celui de l'ourse; elle se demande qui de l'une ou de l'autre dort dans le terrier de son double. Mais Daria a quelque chose qu'Andreï n'a pas, qu'Andreï n'aura jamais : c'est une mère. Une femme qui connaît la douleur dans ses chairs, la vie et la mort, et qui plus que tout au monde aspire à protéger ceux qu'elle aime et à leur épargner la souffrance. Daria elle aussi sait voir entre les mondes. Pourtant elle n'arracherait jamais un enfant à son lieu familial, elle ne l'emmènerait pas dans la forêt, ne tracerait pas un cercle autour de lui en lui disant toi tu restes là, ne le confierait pas au monde extérieur pendant une lunaison pour qu'il tisse sous sa peau les relations qui feront de lui un homme plus tard. Ça, c'est le rôle du père. De jeter l'enfant au monde une deuxième fois. Moi je n'ai plus de père depuis l'adolescence. Andreï s'est quelque part saisi de cette place laissée vacante, a endossé le rôle de celui qui initie en poussant l'enfant hors de la douceur et de l'évidence intra-utérine. C'est pour cette raison précise que Daria le détestera à jamais. »
« Je ne me ressemble plus, ma tête est un ballon griffé de cicatrices rouges et enflées, de points de suture. Je ne me ressemble plus et pourtant je n'ai jamais été aussi proche de ma complexion animique ; elle s'est imprimée sur mon corps, sa texture reflète à la fois un passage et un retour. »
« Pour continuer à vivre, il ne faut pas penser aux mauvaises choses. Il n'y a que l'amour qu'il faille rappeler à nous. »
« Je me sens vivante, j'ajoute en tentant un sourire. Elle me scrute d'un regard qui se veut aimable et plein de bonne volonté. Mais vraiment, comment vous sentez-vous ? insiste-t-elle. Un silence, puis elle reprend. Parce que, vous savez, le visage, c'est l'identité. Je la regarde, ahurie. Les pensées s'entrechoquent dans ma tête, qui subitement surchauffe. Je lui demande si elle prodigue ce genre d'informations à tous les patients du service maxillo-facial de la Salpêtrière. Elle hausse les sourcils, déconcertée. Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d'identité univoque, uniforme et unidimensionnel. Je voudrais aussi lui dire tout le mal que cela peut faire, d'émettre un tel verdict lorsque, précisément, la personne qui se trouve en face de vous a perdu ce qui, tant bien que mal, reflétait une forme d'unicité, et essaie de se recomposer avec les éléments désormais alter qu'elle porte sur le visage. Sauf que je garde ça pour moi. Je n'arrive qu'à assembler un courtois : Je crois que c'est plus compliqué. Et encore, mais cela m'échappe : Heureusement que les fenêtres ne peuvent pas s'ouvrir dans les chambres... l'identité perdue du défiguré, c'est violent, comme sentence. Contre toute attente elle m'octroie un nouveau sourire, elle blague, c'est bon signe, elle doit se dire. Elle ne perd pas le nord : Est-ce que j'arrive à dormir la nuit ? J'imagine qu'elle voudrait que je me confie. Que j'évoque l'horreur, le fauve, sa gueule, ses dents, ses griffes, que sais-je encore. Je lui souris à mon tour. Elle n'est pas malveillante, elle n'est sûrement pas incompétente non plus, elle est juste à côté, ailleurs. Elle ouvre des yeux étonnés lorsque je lui assure que la nuit, tout va mieux. C'est vrai, la nuit je vois plus clairement parce que je vois au-delà ; au-delà de l'immédiatement donné aux sens de la vie diurne.
Est-ce que je rêve ? Comment lui dire. Oui, tout le temps. Mais je fais autre chose avant de rêver. Je me souviens. Je rejoue la scène, chaque soir avant de m'endormir, des semaines et des heures qui ont précédé le basculement de ma vie. »
« J'ai l'impression de respirer, je crie de joie dans le vent. Cela dure quelques jours, le sourire aux lèvres, la légèreté, le corps qui s'affûte, les sens qui s'aiguisent à mesure que l'on monte. Il y a une ivresse de la haute montagne. Un intense bonheur propre au détachement. Et puis, juste derrière, il y a toujours les épreuves, qui attendent. »
« Je souhaite tellement sortir de ce dehors et rejoindre le ventre de la forêt que j'oublie où je me trouve, dans un monde potentiellement habité et parcouru par d'autres êtres vivants. J'oublie, c'est aussi simple que cela. Comment puis-je oublier ? Je me demande aujourd'hui. C'est le glacier dans mon dos, la Nature de Nikolaï et Lanna et la pierraille à perte de vue, c'est la tempête de ces derniers jours, l'enfermement dans la tente au col et l'anxiété de ne pas pouvoir redescendre des volcans. C'est cette rivière bouillonnante plus haut qui a failli nous emporter, l'empressement puis le relâchement une fois sortis d'affaire. C'est la fatigue, la peur et la tension, tout ça qui se désagrège dans un même mouvement. C'est ma mélancolie intérieure, que même l'expédition la plus lointaine n'a pu guérir. »
« Sur une échelle de un à dix, vous avez mal comment ? La fameuse question que tous les patients des hôpitaux français connaissent m'est posée. Au début j'hésite, je bafouille, j'ai peur d'abuser, peur de me faire mal voir. Je m'interroge sur cette étonnante échelle. Je me la fais expliquer plusieurs fois. À partir de quel chiffre peut-on être prise au sérieux ? Cinq ? Six ? Ne pas être trop gourmande, je me dis au début, si j'annonce un nombre trop élevé, après je ne pourrai pas monter plus haut s'ils résistent à me fournir la drogue. Est-ce que tous mes voisins de chambre font le même genre de calculs que moi ? Est-ce qu'eux aussi essaient tant bien que mal de manipuler les infirmiers les plus récalcitrants ? Pas facile, avec ce foutu gradient censé évaluer l'intensité de ce qui se passe dans un corps en souffrance. Sur ça aussi, il a fallu mettre un nombre ? Je me révolte intérieurement, je me fâche même une ou deux fois, mais avec le temps et les échecs récurrents à obtenir ce que je veux, je me fais une raison. Tout cela ne sert à rien. Questionner l'échelle, les valeurs, les chiffres foireux ; essayer d'exprimer son ressenti avec finesse. Ça ne sert rien. Quand on a vraiment mal à l'hôpital, et qu'on veut quelque chose pour calmer la douleur, il faut dire 9. Même plutôt 9,5. Il faut entrer dans l'échelle, dans sa logique; il faut intégrer la norme et faire mine de l'accepter pour obtenir gain de cause.
À bien y repenser, l'inadéquation de l'échelle est contenue dans son application même: il y a quelque chose de surréaliste à devoir en passer par une mesure si rationnelle et codifiée pour se voir administrer une drogue qui, dans le meilleur des cas, va vous envoyer dans des nimbes ingouvernables. »
« Cette nuit-là, j'écris qu'il faut croire aux fauves, à leurs silences, à leur retenue; croire au qui-vive, aux murs blancs et nus, aux draps jaunes de cette chambre d'hôpital; croire au retrait qui travaille le corps et l'âme dans un non-lieu qui a pour lui sa neutralité et son indifférence, sa transversalité. L'informe se précise, se dessine, se redéfinit tranquillement, brutalement. Désinnerver réinnerver mélanger fusionner greffer. Mon corps après l'ours après ses griffes, mon corps dans le sang et sans la mort, mon corps plein de vie, de fils et de mains, mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples, mon corps qui se répare avec eux, sans eux; mon corps est une révolution. »
« À la fin de la nuit cela m'apparaît très clairement : je veux remercier ses mains à elle, ses mains de femme qui ne savaient pas, qui ne s'attendaient pas, elles non plus, à faire face aux brèches ouvertes par la bête de l'autre monde. Ses mains qui enlèvent, qui nettoient, qui rajoutent, qui referment. Ses mains citadines qui cherchent des solutions aux problèmes de fauves. Ses mains qui composent avec le souvenir d'un ours dans ma bouche, qui participent à l'altération de mon corps déjà hybride. Je me dis cette nuit qu'il faut leur faire une place pour guérir, une place aux côtés de tous ceux qui rôdent encore en hyperborée, une place aux côtés de tous les acrobates, chasseurs et rêveurs qui me sont chers. Je dois trouver la position d'équilibre qui autorise la cohabitation d'éléments de monde divergents, déposés dans le fond de mon corps sans négociation. Tout a déjà eu lieu: mon corps est devenu un point de convergence. C'est cette vérité iconoclaste qu'il faut intégrer et digérer. Il me faut désamorcer l'animosité des fragments de mondes entre eux et à l'intérieur pour ne considérer ici que leur alchimie future. Et pour parachever cette opération de corps et d'esprit, il faut dès à présent refermer les frontières immunitaires, recoudre les ouvertures, les résorber, c'est-à-dire décider de clore. Il faut cicatriser. Clore, c'est accepter que tout ce qui a été déposé en moi en fait désormais partie, mais que dorénavant on n'entre plus. Je me dis : dedans, ça doit vraiment ressembler à l'arche de Noé. Je ferme les yeux. »
« Guérir de ce combat n'est pas seulement un geste de métamorphose autocentrée. C'est un geste politique. Mon corps est devenu un territoire où des chirurgiennes occidentales dialoguent avec des ours sibériens. Ou plu- tôt, tentent d'établir un dialogue. Les relations qui se tissent au sein de ce petit pays qu'est devenu mon corps sont fragiles, délicates. C'est un pays volcanique, tout peut basculer à chaque instant. Notre travail, à elle, à moi, et à ce quelque chose d'indéfinissable que l'ours a déposé au fond de mon corps, consiste désormais à « maintenir la communication ».
Je dis que rester en vie face à l'ours comme face à « ce qui vient » dans ce monde-ci, c'est accepter la reprise en forme de transformation structurelle. L'unicité qui nous fascine apparaît enfin pour ce qu'elle est, un leurre. La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes. »
Je dis que rester en vie face à l'ours comme face à « ce qui vient » dans ce monde-ci, c'est accepter la reprise en forme de transformation structurelle. L'unicité qui nous fascine apparaît enfin pour ce qu'elle est, un leurre. La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes. »
« Je passe mes journées à lire et à regarder par la fenêtre en attendant la nuit, sa protection, ses rêves, ses visions, la possibilité d'un voyage. Je ne parle pas beaucoup. Je veux pouvoir jouir de l'insularité, la reconstruire dans mon corps tout en admettant l'incommensurabilité des êtres qui peuplent mon île intérieure. Je me dis que ce n'est pas : dépeupler notre âme pour jouir du peu d'insularité qu'elle recèle encore; c'est : faire de notre être ce lieu cet écosystème où ceux que l'on a choisis - ou qui nous ont choisi - deviennent, par-delà les gouffres qui les séparent, commensurables. La neige tombe dehors, je suis le chasseur qui tient le poisson entre ses bras. La neige se pose sur les branches des arbres, je suis le poisson blotti dans les bras du chasseur. La neige recouvre tout, je suis le poisson qui replonge et se transforme en oiseau multicolore sous la surface froide et sombre de la rivière. »
« La vérité sur moi, c'est que je n'ai jamais cherché à pacifier ma vie, et encore moins mes rencontres. En cela ma thérapeute a raison, je ne suis pas en paix. J'ignore même ce que signifie ce mot. Je travaille depuis des années dans un Grand Nord bouleversé par des mutations profondes. Je sais faire avec les métamorphoses, l'explosion, le kairos, l'événement. Je trouve quoi dire, parce que la situation de crise me paraît toujours bonne à penser; parce qu'elle recèle la possibilité d'une autre vie, d'un autre monde. Par contre, je n'ai jamais su faire avec l'apaisement ni la stabilité; le calme n'est pas mon fort. Je me dis que sans me l'avouer j'ai dû chercher sur la plaine d'altitude celui qui révélerait enfin la guerrière en moi ; que c'est sûrement pour cette raison que lorsqu'il m'a coupé la route je ne l'ai pas fui. Au contraire j'ai plongé dans la bataille comme une furie, et nous avons marqué nos corps du signe de l'autre. Je me l'explique difficilement, mais je sais que cette rencontre a été préparée. J'ai de longue date posé tous les jalons nécessaires pour me mener dans la gueule de l'ours, vers son baiser. Je me dis : qui sait, peut-être que lui aussi. »
« Je crois qu'enfants nous héritons des territoires qu'il nous faudra conquérir tout au long de notre vie. Petite, je voulais vivre parce qu'il y avait les fauves, les chevaux et l'appel de la forêt ; les grandes étendues, les hautes montagnes et la mer déchaînée; les acrobates, les funambules et les conteurs d'histoires. L'antivie se résumait à la salle de classe, aux mathématiques et à la ville. Heureusement, à l'aube de l'âge adulte, j'ai rencontré l'anthropologie. Cette discipline a constitué pour moi une porte de sortie et la possibilité d'un avenir, un espace où m'exprimer dans ce monde, un espace où devenir moi-même. Je n'ai simplement pas mesuré la portée de ce choix, et encore moins les implications qu'allait entraîner mon travail sur l'animisme. À mon insu, chacune des phrases que j'ai écrites sur les relations entre humains et non-humains en Alaska m'a préparée à cette rencontre avec l'ours, l'a, en quelque sorte, préfigurée. »
« Je dois m'écarter pour guérir. Être à l'abri des gens. Des médecins. Des prescriptions et des diagnostics. Loin des antibiotiques. Encore plus loin de la lumière électrique. Je veux du sombre, une grotte, un refuge, je veux des bougies, la nuit, des lumières douces et tamisées, du froid dehors, du chaud dedans et des peaux d'animaux pour calfeutrer les murs. Maman, je dois redevenir matukha qui descend dans sa tanière pour passer l'hiver et reprendre ses forces vitales. Et puis, il y a des mystères que je n'ai pas fini de comprendre. J'ai besoin de retourner auprès de ceux qui connaissent les problèmes d'ours; qui leur parlent encore dans leurs rêves; qui savent que rien n'arrive par hasard et que les trajectoires de vie se croisent toujours pour des raisons bien précises. »
« Plus tard, la plupart de ses amies feront vaciller sa foi en lui resservant cette histoire de limites. J'ai rencontré l'ours parce que je n'ai pas su mettre de limites entre moi et l'extérieur; je n'ai pas su mettre de limites parce que ma mère n'a jamais été capable de m'en mettre. Tu aurais dû être autoritaire pour une fois et dire non à ta fille. Tu devrais la cadrer. La raisonner. L'arrêter. La borner. Pauvre maman, pauvres amies. En vrai, je n'ai jamais aimé les normes ni le concordat et encore moins la bienséance. Mais petite mère, cette fois, je pars pour que tu comprennes qu'entre moi et l'ours il y a autre chose qu'une histoire de frontière mal placée et de vio- lence projetée. [...] ma mère réalise que sa fille est liée à une forêt et qu'elle va devoir y replonger pour finir de se guérir à l'intérieur. »
« Elle lui rappelle Artémis et la forêt sans laquelle elle se désagrégerait. Elle évoque Perséphone, qui descend dans l'obscur pour mieux remonter vers la lumière. Elle lui parle du mouvement et de la dualité. De la métamorphose. Du masque. De la refiguration après la défiguration. Du printemps après l'hiver. Marielle me fait même pleurer une fois, parce qu'en touchant mes cicatrices rouges elle dit que j'incarne désormais la déesse des bois. »
« Tais-toi. Tu es toi. Tuer toi. Pourquoi pas. Tout est permis, lorsqu'on renaît de ses cendres. »
« [...] si grandir c'est voir mourir ses rêves, alors grandir devient mourir. Mieux vaut snober les adultes, lorsqu'ils nous font croire que les cases sont déjà là, prêtes à être remplies. »
« Il y a trois ans, Daria m'a raconté l'effondrement de l'Union soviétique. Elle m'a dit Nastia un jour la lumière s'est éteinte et les esprits sont revenus. Et nous sommes repartis en forêt. Sur mon traîneau dans la nuit glacée, je laisse ma pensée errer autour de la phrase. Chez moi la lumière ne s'est pas éteinte et les esprits ont fui. J'ai tellement envie d'éteindre la lumière. Moi aussi, cette nuit, je repars en forêt. »
« Ce matin, je me dis qu'il faut surtout que je cesse de vouloir - comprendre guérir voir savoir prévoir tout de suite. Au fond des bois gelés, on ne « trouve » pas de réponses: on apprend d'abord à suspendre son raisonnement et à se laisser prendre par le rythme, celui de la vie qui s'organise pour rester vivants dans une forêt en hiver. J'essaie de trouver en moi un silence aussi profond que celui des grands arbres dehors qui se tiennent immobiles et verticaux dans le froid. J'ai fait demi-tour, volte-face. Je suis revenue sur mes pas comme les zibelines dans la neige lorsqu'elles dupent leur poursuivant. Je ne sais pas où je vais, peut-être nulle part, je suis dans une tanière et ça me suffit. Je prends la mesure de l'immensité autour et des minuscules gestes du quotidien à l'intérieur, expression d'une patience infinie, propre aux humains qui se tiennent au chaud en attendant l'explosion du printemps. »
« L'enfant possède une chose que l'adulte cherche désespérément tout au long de son existence : un refuge. Ce sont les parois de l'utérus avec tous les nutriments affluant quotidiennement qu'il faut parfois arriver à reconstruire autour de soi. J'ai l'étrange impression que lorsque l'on échoue, le monde cherche à nous y remettre par un coup du sort, quelque chose du dehors nous rappelle à la vie intérieure en nous enfermant dans un huis clos a priori lugubre, mais en réalité salvateur. Quatre murs étroits, une petite porte et des contacts restreints - Hugo sur l'île dans la paroisse face à la mer compose ses vers; Soljenitsyne dans les bois du Vermont se ressaisit de l'histoire russe; Trotski dans ses prisons échappe à la mort et écrit; Lowry dans sa cabane face à la mer rassemble le bruit du monde pourtant invisible d'où il se trouve. Que fais-je d'autre que ce qu'ils ont accompli, depuis ma forêt sous mon volcan au retour de la presque-mort qui m'a guettée ? Que fais-je d'autre qu'oser un pas de côté pour mieux voir, voir les signes qui pulsent en moi et qui annoncent l'Époque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie et son impossible reproduction ? J'ai vu le monde trop alter de la bête; le monde trop humain des hôpitaux. J'ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. Ce retrait-là doit aider l'âme à se relever. Parce qu'il faudra bien les construire, ces ponts et portes entre les mondes; parce que renoncer ne fera jamais partie de mon lexique intérieur. »
« Les personnes comme Daria savent qu'elles ne sont pas seules à vivre, sentir, penser, écouter dans la forêt, et que d'autres forces sont à l'œuvre autour d'elles. Il y a ici un vouloir extérieur aux hommes, une intention en dehors de l'humanité. Nous nous trouvons dans un environnement « socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche », aurait dit mon ancien professeur Philippe Descola. Il a réhabilité le mot animisme pour qualifier et décrire ce type de monde; moi et d'autres l'avons suivi corps et âme sur ce chemin. Dans la phrase « les ours nous font un cadeau », il y a l'idée qu'un dialogue avec les animaux est possible, quoiqu'il ne se manifeste que rarement sous une forme contrôlable ; il y a aussi l'évidence de vivre dans un monde où tous s'observent, s'écoutent, se souviennent, donnent et reprennent ; il y a encore l'attention quotidienne à d'autres vies que la nôtre; il y a enfin la raison pour laquelle je suis devenue anthropologue. »
« Rêver avec la forêt, ce n'est pas confortable. Je pensais qu'après l'ours ça se calmerait, peut-être même que ça s'arrêterait. J'espérais. Passer des nuits noires et vides, juste le sommeil, ne plus se réveiller en sueur avant l'aube, être envahie d'images incompréhensibles au matin, avoir à en questionner le sens tout au long du jour. Ça continue. Soit.
Ce n'est pas que je ne comprends pas ce qui m'arrive; ce qui m'est arrivé. Neuf ans que je travaille chez ceux qui « partent rêver plus loin », comme dit Clarence. Que fais-tu, avec ta tente sur tes épaules ? je lui demandais il y a cinq ans lorsqu'il s'éloignait subrepticement hors de Fort Yukon vers la forêt. Je n'entends rien ici. Je ne vois rien non plus. Trop de bavardages, trop de confort, trop de famille et pas assez d'autres. Too much fuss ! Je sors rêver plus loin. Bon, je note. À force de temps, moi aussi j'ai commencé à rêver là-bas, mais juste un peu. Un loup après qui je cours entre les épinettes noires, un castor qui plonge sous les monticules de glace de la rivière Yukon et qui m'invite à le suivre. Rien d'alarmant alors, je me disais qu'il s'agissait de simples signes manifestes de cette nécessaire empathie qui forme le terreau de mon métier d'anthropologue.
Seulement quand je suis arrivée sous le volcan chez les Évènes d'Icha tout a changé, ou plutôt tout s'est intensifié, densifié. Je me suis mise à rêver en permanence. Daria ne s'est pas affolée : comme Clarence en pays gwich'in, elle a trouvé cela très normal, que ce soit moi qui rêve chez elle. C'est que pour rêver, il faut être déplacé, elle m'a dit un jour. C'est pour ça que je ne reste jamais trop longtemps chez moi, elle a continué. Toi, tu es si loin de ta maison... Pas étonnant que tu vois autant de choses, elle avait conclu. Très bien je m'étais dit au début, ça fera un beau sujet d'écriture sur l'animisme appliqué aux rêves, la perméabilité des esprits, l'enchevêtrement des ontologies, le dialogue des mondes, la transversalité des songes et que sais-je encore. »
« À Tvaïan, la vieille idée selon laquelle les hommes chassent et les femmes cuisinent est un leurre absolu, une jolie fiction d'Occidentaux qui peuvent dès lors être fiers de l'évolution de leur société et du dépassement des présumés rôles genrés. Ici, tout le monde sait tout faire. Chasser, pêcher, cuisiner, laver, poser des pièges, chercher de l'eau, cueillir des baies, couper du bois, faire du feu. Pour vivre en forêt au quotidien, l'impératif est la fluidité des rôles; le mouvement incessant des uns et des autres, leur nomadisme journalier implique qu'il faut pouvoir tout faire à tout moment car la survie concrète dépend des capacités partagées lorsqu'un membre de la famille s'absente. »
« La première chose à dénouer, avant le pourquoi de ma fuite hors de la forêt cet été-là, c'est le comment de ma fuite hors de mon propre monde vers la forêt, quelques années en arrière. Une pensée assez triviale me trotte dans la tête depuis longtemps: personne n'a écouté Antonin Artaud qui pourtant avait raison. Il faut sortir de l'aliénation que produit notre civilisation. Mais la drogue, l'alcool, la mélancolie et in fine la folie et/ou la mort ne sont pas une solution, il faut trouver autre chose. C'est ce que j'ai cherché dans les forêts du Nord, ce que je n'ai que partiellement trouvé, ce que je continue de traquer.
Je suis docteur en anthropologie, consacrée sur les bancs de l'institution. J'ai un compagnon qui vit au fil des crêtes. Un chez-moi accroché à la montagne. Un livre en préparation. Tout va apparemment bien. Pourtant quelque chose taraude, grignote le fond du ventre, la tête brûle aussi, j'ai une sensation de fin de moi, de fin de cycle aussi peut-être. Le sens s'étiole, j'ai l'impression de vivre de l'intérieur ce que j'ai décrit chez les Gwich'in en Alaska: je ne me reconnais plus. C'est une sensation horrible, parce qu'il m'arrive précisément ce que j'ai cru observer chez ceux que j'étudiais. Mes formes usuelles s'effritent. Mon écriture s'enlise, je n'ai plus rien d'inté- ressant à dire, plus rien qui vaille la peine. Mon amour achève de se dissoudre, malgré les mots malgré la verti- calité malgré les cimes leur exigence et leur indifférence. Je m'épuise dans d'inutiles circonvolutions mentales, je compense par des exploits physiques, mais il n'y a rien à faire, je sombre.
Combien de psychologues me prendraient pour une folle, si je leur disais que je suis affectée par ce qui se passe hors de moi ? Que l'accélération du désastre me pétrifie ? Que j'ai l'impression de ne plus avoir prise sur rien ? Ah, voilà donc la raison qui vous pousse à vous accrocher aux montagnes! Oui, et là où ça devient grave, c'est que même la montagne s'effondre. Faute de cohé- sion, à cause de la glace qui fond, faute à la canicule. Les prises cassent, les rochers tombent, voilà la réalité. Et les amis s'écrasent au pied des parois. Suis-je en train de filer une mauvaise métaphore d'alpiniste ? Je ne crois pas. Je ne peux pas la circonscrire exactement, mais j'ai une certitude: quelque chose résonne en moi, quelque chose qui fait mal et qui désoriente.
Cela aurait été si simple, si mon trouble intérieur se résumait à une problématique familiale irrésolue, à mon père disparu trop tôt, aux attentes insatisfaites de ma mère. Je pourrais dès lors « résoudre » ma dépression. Mais non. Mon problème, c'est que mon problème n'appartient pas qu'à moi. Que la mélancolie qui s'exprime dans mon corps vient du monde. Je crois que oui, il est possible de devenir « le vent qui souffle à travers nous », comme disait Lowry. Et qu'il est commun de ne pas en revenir, comme lui, comme tant d'autres. J'ai rejoint les Évènes d'Icha et j'ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d'une recherche comparative. J'ai compris une chose : le monde s'effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu'il y a à Tvaïan, c'est qu'on vit consciemment dans ses ruines. »
« Je suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Enfin je crois. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus: je suis inside out. Le fond animiste des humains c'est le visage déformé du masque. Moitié homme moitié phoque; moitié homme moitié aigle; moitié homme moitié loup. Moitié femme moitié ours. Le dessous du visage, le fond humain des bêtes, c'est ce que l'ours voit dans les yeux de celui qu'il ne devait pas regarder ; c'est ce que mon ours a vu dans mes yeux. Sa part d'humanité; le visage sous son visage. »
« J'admets qu'il y a bien un sens au monde dans lequel nous vivons. Un rythme. Une orientation. D'est en ouest. De l'hiver au printemps. De l'aube à la nuit. De la source à la mer. De l'utérus à la lumière. Mais parfois je pense à Copernic. Au crime de lèse-majesté qu'il a commis à l'époque en affirmant que nous ne tournons pas dans le sens dans lequel nous croyons tourner; que le sens de rotation du monde n'est pas le sens sensible; qu'il est inverse à celui que nous percevons. L'intuition de Copernic a-t-elle quelque chose à voir avec la question du retour, avec la remontée illogique des êtres à leur source ? La rivière descend vers la mer mais les saumons la remontent pour mourir. La vie pousse à l'extérieur du ventre mais les ours redescendent sous terre pour rêver. Les oies sauvages vivent au sud mais reviennent coloniser les ciels arctiques de leur naissance. Les humains sont sortis des grottes et des bois pour construire des cités, mais certains reviennent sur leurs pas et habitent à nouveau la forêt.
Je dis qu'il y a quelque chose d'invisible, qui pousse nos vies vers l'inattendu. »
« C'est toujours comme ça ici, rien ne se passe jamais comme on veut, ça résiste. Je pense à toutes ces fois où le coup ne part pas, où le poisson ne mord pas, où les rennes n'avancent pas, où la motoneige toussote. C'est pareil pour tout le monde. On essaie d'avoir du style mais on trébuche, on s'enfonce, on clopine, on tombe, on se relève. Ivan dit qu'il n'y a que les humains pour croire qu'ils font tout bien. Que les humains pour accorder une telle importance à l'image que les autres ont d'eux. Vivre en forêt c'est un peu ça : être un vivant parmi tant d'autres, osciller avec eux. »
« Je ferme le cahier, pensive. Je le range précautionneusement sur l’étagère, un léger sourire se dessine sur mes lèvres. Je crois que le cahier noir a coulé dans les cahiers de couleur depuis l’ours. »
« Je lui dis : Daria, je vais faire ce que je sais faire, je vais faire de l'anthropologie. Et comment ça se fait, l'anthropologie ? elle demande en me fixant avec ses yeux espiègles. Je souffle, tu m'embêtes, avec tes questions difficiles. Je lève les yeux au ciel, jette ma cigarette, souffle encore. Je ne sais pas comment ça se fait Daria. Je sais comment moi je fais. Tu écoutes ? J'écoute. Je m'approche, je suis saisie, je m'éloigne ou je m'enfuis. Je reviens, je saisis, je traduis. Ce qui vient des autres, qui passe par mon corps et s'en va je ne sais où.
Tu es triste ? je lui demande. Non elle dit, et tu sais pourquoi. Vivre ici c'est attendre le retour. Des fleurs, des animaux migrateurs, des êtres qui comptent. Tu es une parmi eux. Je t'attendrai.
Je ne dis rien, je suis émue. Voilà ma libération. L'incertitude: une promesse de vie. »
Quatrième de couverture
« Ce jour-là, le 25 août 2015, l'événement n'est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L'événement est: un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête, qui en se confrontant ouvrent des failles sur leur corps et dans leur tête. C'est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité; le jadis qui rejoint l'actuel; le rêve qui rejoint l'incarné. »
Née en 1986, Nastassja Martin est anthropologue diplômée de l'EHESS et spécialiste des populations arctiques. Elle est l'auteure d'un essai, tiré de sa thèse de doctorat dirigée par Philippe Descola, Les âmes sauvages : Face à l'Occident, la résistance d'un peuple d'Alaska (La Découverte, 2016), ainsi que d'un documentaire, coréalisé avec Mike Magidson, Tvaïan (Point du jour/Arte). Croire aux fauves est son premier récit.
Éditions Verticales, juillet 2021
151 pages
Prix Littéraire François Sommer-Musée de la Chasse et de la Nature 2020
Prix Joseph Kessel 2020
Prix du Réel 2020 (Mollat et Sud-Ouest)
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