lundi 25 janvier 2021

Le dernier Loup ★★★★☆ de László Krasznahorkai

Une seule et unique phrase, suspendue, un court texte d'un peu plus de 70 pages.
Un exercice de style singulier,
 une histoire contée dans un seul souffle, agissant comme une emprise. Une écriture qui envoûte, surprend, saisit. 
Une longue tirade, une rêverie ininterrompue, où les transitions sont douces, imperceptibles, insaisissables et alors qu'un seul point ponctuera ces mots, le narrateur, un ancien professeur de philosophie accoudé au comptoir d'un rade berlinois déserté à cette heure matinale, nous emmène faire un tour en Estrémadure, une région d'Espagne. 
Il nous conte une histoire empreinte d'une profonde humanité, une confrontation de l'homme avec la nature, nous plonge dans une enquête déroutante, alambiquée, qui nous perd pour mieux nous récupérer ensuite.
Un petit livre, pas forcément simple d'accès, mais qui mérite assurément le détour. Il interroge sur le rapport de l'Homme avec la nature et les animaux sauvages, il questionne, hante bien après la dernière page tournée. 
« [...] voyez-vous, tout cela, cette Estrémadure se trouve en dehors du monde, Estrémadure se dit en espagnol Extramadura, et extra signifie à l'extérieur, en dehors, vous comprenez ? et c'est pourquoi tout y est si merveilleux, aussi bien la nature que les gens, mais personne n'a conscience du danger que représente la proximité du monde [...] vous savez ils n'ont pas la moindre idée de ce qui les guette s'ils laissent faire les choses car tout, aussi bien la nature que la population de l'Estrémadure sera frappé de malédiction, et ils ne se doutent de rien, ils ne savent pas ce qu'ils font, ni ce qui les attend, mais lui, dit-il en se désignant, il le savait, et il n'en avait pas dormi de la nuit [...] »
Lu d'une traite, deux fois d'affilée. Lors de ma deuxième escapade en Estrémadure, j'ai ressenti davantage de mélancolie, et me suis émue encore plus de la fragilité de la relation homme-nature.    

« [...] mais non, ils étaient restés, car voyez-vous, lui dit le garde-chasse en faisant démarrer la jeep, ça se passe comme ça chez les loups, quand ils ont un territoire, ce territoire demeure le leur à jamais, même s'il ne couvre qu'une cinquantaine d'hectares ils ne peuvent pas le quitter, c'est la règle, un principe, qui guide leurs pensées et détermine leur existence, si ces deux derniers loups n'ont pas bougé d'ici, c'est parce qu'ils ne pouvaient pas partir, ils avaient beau être conscients du danger permanent, abandonner leur territoire, dont ils ne cessaient de marquer les frontières, était tout simplement impensable, et puis, ajouté José Miguel, il était personnellement convaincu que la fierté jouait également un rôle important dans leurs lois, c'était donc probablement en partie par fierté qu'ils n'étaient pas partis, le loup est un animal très fier, très fier, dit-il en crachant quasiment chaque syllabe, après quoi il se tut, resta un long moment perdu dans ses pensées, et les autres le laissèrent à sa rêverie, car quelque chose dit-il au Hongrois qui, accoudé à son comptoir, commençait à piquer du nez à l'écoute de la voix monocorde du stammgast dans le bar désert [...] »

« [...] José Miguel se tourna vers lui, le regarda dans les yeux avec une profonde émotion, comme si cela venait de lui arriver, il faut dire qu'aujourd'hui encore il voyait la scène aussi nettement que si elle s'était déroulée la veille, la louve écrasée, éventrée, avec sa future portée, il la voyait encore aujourd'hui et il ne cesserait jamais de la voir, car il avait immédiatement compris que si la louve avait été écrasée, s'ils avaient réussi à l'écraser, c'était uniquement parce que son ventre était trop lourd, qu'à cause de cela elle n'avait pas pu traverser la route assez vite, n'avait pas pu éviter l'accident, et échappé aux intentions vraisemblablement meurtrières du conducteur de la voiture, et lorsqu'il avait compris cela, il était resté pétrifié, au beau milieu de la route, à côté de l'animal mort [...] »

« [...] il ressentit la même angoisse que là-bas, et fut horrifié de constater que cette angoisse était de toute évidence plus forte que le vide dans lequel il connaissait le calme et le repos, dit-il en élevant la voix, une angoisse qui l'avait saisi lorsqu'il était assis dans la jeep, juste après avoir entendu l'histoire de José Miguel, mais surtout sur le chemin du retour vers Albuquerque, lorsque, alors que le jour commençait à décliner, José Miguel avait raconté que le jeune mâle avait disparu, d'après les traces de l'animal, on avait supposé qu'il s'était enfui vers la frontière portugaise, et il avait eu beau espérer, espérer de tout son coeur, dit-il en contemplant le désert de la Hauptstrasse, que l'histoire de José Miguel s'arrêterait là [...] »

Quatrième de couverture
Lorsqu’il reçoit, de la part d’une énigmatique fondation, une invitation à se rendre en Estrémadure afin d’écrire sur cette région en plein essor, l’ancien professeur de philosophie est persuadé qu’il s’agit d’une erreur.
Pourquoi s’adresserait-on à lui, qui a renoncé à la pensée et à l’enseignement depuis des années ? Qui plus est pour aller dans cette région reculée d’Espagne ? C’est pourtant le récit de ce voyage (qu’il a donc effectué) et de l’enquête autour du dernier loup dans laquelle il s’est trouvé plongé, qu’il relate dans un bar berlinois…

Le Dernier Loup est certainement la première novella où Krasznahorkai déploie une phrase unique sur un si long nombre de pages.
Au-delà de l’impressionnante prouesse stylistique, cette phrase tout en circularités temporelles sert une réflexion subtile sur les liens entre l’homme et la nature, opérant dans le même temps une véritable entreprise d’envoûtement du lecteur qui se retrouve happé par ce récit, ne pouvant s’en extraire qu’au point final.

László Krasznahorkai, né à Gyula, en 1954, est l’un des écrivains hongrois contemporains les plus importants, auteur d’une dizaine de romans, nouvelles et essais. Il a également collaboré avec le cinéaste hongrois Béla Tarr, pour lequel il a adapté certains de ses romans (Le Tango de Satan ; Les Harmonies Werckmeister), mais aussi rédigé des scénarios originaux (Le Cheval de Turin). Son œuvre a été primée de nombreuses fois, dans son pays et à l’étranger : en 2004, il a ainsi obtenu le prix Kossuth, la plus haute distinction littéraire en Hongrie et en 2015, le Man Booker International Prize. Son dernier roman, Báró Wenckheim hazatér, est paru en Hongrie en 2016.

Éditions Cambourakis, septembre 2019
72 pages
Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly

vendredi 22 janvier 2021

Ce genre de petites choses ★★★★★ de Claire Keegan

Claire Keegan commence par nous camper le décor : Irlande, milieu des années 80 du siècle dernier; les fermetures d'usine, la précarité, les longues files de chômeurs, les jeunes qui émigrent pour Londres et Boston, New York. Il pleut. Noël approche. Elle nous parle aussi du passé de Bill Furlong, personnage principal de ce récit. Un passé douloureux et clément à la fois. 
Dans ce décor évoluent la petite famille de Bill, les habitants de la petite ville de New Ross en Irlande, les soeurs du Bon pasteur...et les souvenirs.
  
L'ambiance est feutrée, envoûtante. Les filles de Bill ont écrit leur lettre au Père-Noël, les petites affaires de Bill marchent correctement, les projections d'avenir pour les cinq filles sont au beau fixe.
 
Pourtant le coeur de Bill Furlong frémit devant une souffrance sue de tous, mais tue. Claire Keegan nous convie dans ses pensées, ses doutes, ses tourments, ses peurs face à une bienséance qui s'est imposée et qui règne en maître. Elle a laissé libre cours à des abus auxquels Bill, dans un élan de tendre humanité, aura le courage de s'opposer, malgré les mises en garde et qu'il fera taire à sa manière. 

L'écriture effleure l'horreur. Elle nous souffle, nous grandit.

Une histoire dédiée aux femmes et aux enfants qui ont subi la claustration dans les blanchisseries de Magdalen en Irlande. 

En dire plus serait bien dommage. Fuyez d'ailleurs la quatrième de couverture bien trop gourmande. Laissez-vous simplement happer par la générosité inspirante de cet homme. Profondément humain et qui s'affranchira des règles pour fouler le chemin volontaire de l'altruisme.
Ce récit ne se résume pas, il se vit. 
« Bientôt, il se ressaisit et conclut que rien ne se reproduisait jamais ; à chacun étaient donnés des jours et des occasions qui ne se présenteraient pas une seconde fois. Et n'était-ce pas doux d'être là où on était et, par exception, de laisser l'atmosphère vous ramener dans le passé, malgré le bouleversement, au lieu de toujours examiner la mécanique des journées et les difficultés futures, qui n'apparaîtraient peut-être jamais. »
Ma co-lectrice de Bookstagram @emlespetitsplaisirs, m'a conseillé un film poignant réalisé sur ce douloureux sujet irlandais The Magdalene Sisters. Rendez-vous pris !

« Puis la nuit s'installait et le gel reprenait, et les lames du froid se glissaient sous les portes et coupaient les genoux des rares qui s'agenouillaient encore pour dire le chapelet. »

« Ce serait la chose la plus facile au monde de tout perdre. »

« - [...] Rappelez-moi, vous en avez cinq, ou six ?
- Nous en avons cinq, ma mère. 
[...]
- Mais ce doit être décevant, malgré tout. 
- Décevant ? dit Furlong. Comment cela ?
- De ne pas avoir de garçon pour perpétuer le nom. 
Elle était malintentionnée, mais Furlong, qui avait une longue expérience de ce genre de propos, était désormais en terrain connu. Il s'étira un petit peu et laissa sa botte toucher le pare-étincelles en cuivre brillant.
- Assurément, n'ai-je pas pris le nom de ma propre mère ? Et jamais cela ne m'a nui.
- Vraiment ?
- Qu'aurais-je contre les filles ? poursuivit-il. Ma propre mère a été une fille jadis. Et je suppose que la même chose doit être vraie de vous et de la moitié de toute notre parenté. »

« Ce qui le tourmentait le plus n'était pas tant l'enfermement qu'elle avait subi dans le hangar à charbon ou la position implacable de la mère supérieure ; le pire était la manière dont elle avait été traitée pendant qu'il était présent et dont il avait toléré cela et n'avait pas demandé des nouvelles de son bébé - la seule chose qu'elle lui avait demandé de faire - et la manière dont il avait pris l'argent et l'avait laissée attablée là sans rien devant elle, le lait coulant de son sein sous le cardigan et tachant son petit corsage, et la manière dont il s'était rendu, comme un hypocrite, à la messe. »

« Noël révélait toujours et le meilleur et le pire chez les gens. »

« [...] Oh, lourde est la tête qui porte la couronne. »

« Ce n'est pas mes affaires, vous comprenez, mais vous savez que vous devriez surveiller ce que vous dites sur ce qui s'y trouve. Gardez le chien méchant près de vous et le gentil ne mordra pas. Vous savez ça. »

« Pourquoi les choses les plus proches étaient-elles souvent les plus difficiles à voir ? »

« [...] il en vint à se demander à quoi bon être en vie si l'on ne s'entraidait pas. Était-ce possible de continuer durant toutes les années, les décennies, durant une vie entière, sans avoir une seule fois le courage de s'opposer aux usages établis et pourtant se qualifier de chrétien, et se regarder en face dans le miroir ? »

Quatrième de couverture

En cette fin d’année 1985 à New Ross, Bill Furlong, le marchand de bois et charbon, a fort à faire. Aujourd’hui à la tête de sa petite entreprise et père de famille, il a tracé seul sa route : élevé dans la maison où sa mère, enceinte à quinze ans, était domestique, il a eu plus de chance que d’autres enfants nés sans père.

Trois jours avant Noël, il va livrer le couvent voisin. Le bruit court que les sœurs du Bon Pasteur y exploitent à des travaux de blanchisserie des filles non mariées et qu’elles gagnent beaucoup d’argent en plaçant à l’étranger leurs enfants illégitimes. Même s’il n’est pas homme à accorder de l’importance à la rumeur, Furlong se souvient d’une rencontre fortuite lors d’un précédent passage : en poussant une porte, il avait découvert des pensionnaires vêtues d’horribles uniformes, qui ciraient pieds nus le plancher. Troublé, il avait raconté la scène à son épouse, Eileen, qui sèchement lui avait répondu que de telles choses ne les concernaient pas.

Un avis qu’il a bien du mal à suivre par ce froid matin de décembre, lorsqu’il reconnaît, dans la forme recroquevillée et grelottante au fond de la réserve à charbon, une très jeune femme qui y a probablement passé la nuit. Tandis que, dans son foyer et partout en ville, on s’active autour de la crèche et de la chorale, cet homme tranquille et généreux n’écoute que son cœur.

Claire Keegan, avec une intensité et une finesse qui donnent tout son prix à la limpide beauté de ce récit, dessine le portrait d’un héros ordinaire, un de ces êtres par nature conduits à prodiguer les bienfaits qu’ils ont reçus.

CLAIRE KEEGAN est née en 1968 en Irlande. Elle a grandi dans une ferme du comté de Wicklow, qu’elle a quittée pour aller étudier à La Nouvelle-Orléans et au pays de Galles. Également diplômée de Trinity College à Dublin, elle vit aujourd’hui entre l’Irlande et la Corrèze. Elle donne des cours de creative writing.
Saluée comme une des voix importantes de la nouvelle génération des écrivains irlandais, elle est traduite en chinois, en japonais, en italien, en slovène, en allemand, en tchèque, en bulgare et en espagnol. Dans nombre de ces pays, ainsi qu’aux États-Unis, elle a longtemps figuré sur les listes de meilleures ventes et obtenu plusieurs prix importants.
Nuala O’Faolain, qui l’avait encouragée dès ses débuts, ne s’y était pas trompée.
En France, son œuvre est traduite chez Sabine Wespieser éditeur : après L’Antarctique, son premier recueil très remarqué paru en mai 2010, Les Trois Lumières (2011) a remporté, comme dans les autres pays où il a été publié, un beau succès critique et public, de même que son deuxième recueil de nouvelles, À travers les champs bleus, paru en 2012.
Ce genre de petites choses, à paraître en novembre 2020, est une novella de la même eau que le très remarqué Les Trois Lumières.

Éditions Sabine Wespieser, novembre 2020
112 pages
Prix Lucioles 2020 ( prix attribué par les lecteurs de la librairie Lucioles à Vienne)

Les impatientes ★★★★☆ de Djaïli Amadou Amal

Patience. Silence. Sentence. Violence. 
Il est des sujets qui ne peuvent laisser indifférent et celui de l'effroyable condition des femmes dans certaines parties de l'Afrique en fait partie. 
Une oeuvre importante que ce livre, irréfragablement. Un livre acclamé par les Lycéens, et quel bon choix de lui avoir attribué le Goncourt des Lycéens.
Djaïli Amadou Amal est une écrivaine militante féministe et dans Les Impatientes, c'est le coeur de son combat qu'elle met en avant en nous contant le destin de trois femmes victimes de violences physiques et morales et de discriminations. Nous le savons, certains us et coutumes sont néfastes pour qui est une femme. Le masculin bafoue en toute impunité sous couvert du diktat religieux. Face au désarroi de ces femmes esclaves maritales et impuissantes, la société, complice, préconise le Munyal, la patience. Sois patiente. Même battue, même violée. Sois patiente. Reste digne.  Les droits au masculin, les obligations au féminin. 
« Ma mère, si elle avait conscience de mon désarroi, se disait que tout cela n’était qu’enfantillage et que, dès que je serais mariée, je serais plutôt heureuse de mon sort. Mais il fallait surtout que je comprenne que c’était mon destin et "face au destin, on ne pouvait rien", affirmait-elle. Ne serais-je pas bientôt l’épouse d’un des hommes les plus riches de la ville ? »
Alors prendre la fuite semble être le seul échappatoire, ou se forger un destin en devenant lettrée et tenter d'éviter de se perdre complètement dans ce monde brutal de patriarche, de devenir « à jamais l'une de ces ombres cachées à l'intérieur d'une concession »
« Ô mon père ! Tu as tellement d'enfants mais c'est commode d'avoir des filles. On peut s'en débarrasser si facilement.
Ô mon père ! Tu dis connaître l'islam sur le bout des doigts. Tu nous obliges à être voilées, à accomplir nos prières, à respecter nos traditions, alors, pourquoi ignores-tu délibérément ce précepte du Prophète qui stipule que le consentement d'une fille à son mariage est obligatoire ?
Ô mon père ! Ton orgueil et tes intérêts passeront toujours avant. Tes épouses et tes enfants ne sont que des pions sur l'échiquier de ta vie, au service de tes ambitions personnelles. 
Ô mon père ! Ton respect de la tradition est au-dessus de nos volontés et de nos désirs, peu importe les souffrances que causeront tes décisions ?
Ô mon père, nous as-tu jamais aimées ? Oui, diras-tu, et tu fais tout cela pour notre bien. Car, jeunes filles, que savons-nous de la vie ? Comment pourrions-nous choisir notre époux ? »
L'écriture est simple. C'est un fait et pour être tout à fait honnête, je dois dire que cela m'a déstabilisée par moment, j'avais du mal à rentrer dans l'histoire, à me sentir aux côtés de ces femmes. Mais je me suis vite ressaisie. Les mots sont simples, posés là où il faut, sans chichis ni fioritures, secs, bruts de décoffrage. Un passage sur le viol m'a d'ailleurs glacé le sang. Je me suis dit que la simplicité était justement de mise pour que la portée d'un tel récit soit universelle. Le sujet est déjà assez lourd à porter, assez compliqué à défendre, à véhiculer. Dénoncer l'obscurantisme de son propre peuple est courageux. 
Merci pour ce nécessaire récit/pseudo-témoignage sur lequel on pose un regard douloureux, et bravo pour votre combat chère auteure. 
À quand une rupture avec le patriarcat ? 
À lire aussi sur ce sujet, le livre de  Le silence d'Isra qui m'avait sidérée. 

« La patience cuit la pierre. » Proverbe peul

« La patience d'un coeur est en proportion de sa grandeur. » Proverbe arabe

« L'amour n'existe pas avant le mariage, Ramla. Il est temps que tu redescendes sur terre. On n'est pas chez les Blancs ici. Ni chez les Hindous. Tu comprends pourquoi ton père ne voulait pas que vous regardiez toutes ces chaînes de télé ! Tu feras ce que ton père et tes oncles te diront. D'ailleurs, as-tu le choix ? Épargne-toi des soucis inutiles, ma fille. Épargne-moi  aussi, car ne te leurre pas, la moindre de tes désobéissances retombera invariablement sur ma tête. »

« Tu dois savoir une fois pour toutes que tes décisions n'influencent pas que ta vie. Grandis, nom de Dieu ! Cela s'est passé de la même manière pour moi, pour tes tantes, pour toutes les femmes de la famille. Que veux-tu prouver ? Déjà tes jeunes soeurs risquent de ne plus être inscrites à l'école par ta faute. Tu as réussi à donner une idée négative de l'instruction par ton comportement. Ressaisis-toi, Ramla. Estime-toi heureuse de ton sort et remercie plutôt Allah de ne pas te donner pire destin. Préfères-tu épouser ton cousin Moubarak, ce voyou ?»

« Les conseils d'usage, qu'un père donne à sa fille au moment du mariage et, par ricochet, à toutes les femmes présentes, on les connaissait déjà par coeur. Ils ne se résumaient qu'à une seule et unique recommandation : soyez soumises ! »

« Sauvez-moi, je vous en supplie, on me vole mon bonheur et ma jeunesse ! On me sépare à jamais de l'homme que j'aime. On m'impose une vie dont je ne veux pas. Sauvez-moi, je vous en conjure, je ne suis pas heureuse comme vous voulez le croire ! Sauvez-moi, avant que je ne devienne à jamais l'une de ces ombres cachées à l'intérieur d'une concession »

« Ainsi a-t-on soigné mon corps mais pas mon esprit. Personne n'a pensé qu'il existait en moi des blessures plus profondes et plus douloureuses. On me répéta qu'il ne s'était rien passé de dramatique. Juste un fait banal. Rien d'autre qu'une nuit de noces traumatisante. Mais toutes les nuits de noces ne sont-elles pas traumatisantes ? On me dit aussi que je n'avais rien compris aux conseils de mon père.
Je dois soumission à mon époux !
Je dois épargner mon esprit de la diversion !
Je dois être son esclave afin qu'il me soit captif !
Je dois être sa terre afin qu'il soit mon ciel !
Je dois être son champ afin qu'il soit ma pluie !
Je dois être son lit afin qu'il soit ma case ! »

« - Bien sûr qu'on allait te renvoyer, fit sévèrement Goggo Nenné. Tu n'es ni la première ni la dernière qu'un homme frappe. Ce n'est pas une raison pour disparaître comme cela. On aurait certainement trouvé une solution. Tu n'es pas une feuille morte à la merci du vent. Tu as une famille pour te protéger.
- Mais vous m'auriez juste dit de patienter.
- Ce qui est normal. La patience est une prescription divine. Elle est la première des réponses. Elle est la solution à tout. »

« On confirme que je suis folle. On commence à m'attacher. Il paraît que je cherche à fuir. Ce n'est pas vrai. Je cherche juste à respirer. Pourquoi m'empêche-t-on de respirer ? de voir la lumière du soleil ? Pourquoi me prive-t-on d'air ? Je ne suis pas folle. Si je ne mange pas, c'est à cause de la boule que j'ai au fond de la gorge de mon estomac si noué qu'aucune goutte d'eau ne peut plus y accéder. Je ne suis pas folle. Si j'entends des voix, ce n'est pas celle du djinn. C'est juste la voix de mon père. La voix de mon époux et celle de mon oncle. La voix de tous les hommes de ma famille. Munyal, munyal ! Patience ! Ne les entendez-vous pas aussi ? Je ne suis pas folle ! Si je me déshabille, c'est pour mieux inspirer tout l'oxygène de la terre. C'est pour mieux humer le parfum des fleurs et mieux sentir le souffle d'air frais sur ma peau nue. Trop d'étoffes m'ont déjà étouffée de la tête aux pieds. Des pieds à la tête. Non, je ne suis pas folle. Pourquoi m'empêchez-vous de respirer ? Pourquoi m'empêchez de vivre ? »

« Le coeur d'un homme peut-il vraiment se partager entre deux femmes ? »

« Je ne veux absolument pas de désordre chez moi. Je n'accepterai jamais que mon domicile devienne un champ de bataille et un lieu de discorde comme il en existe tant. J'entends vivre tranquillement sans maux de tête e sans autre souci. J'entends que ma maison reste un endroit de quiétude et de sérénité comme il en a toujours été. Safira, toi, tu me connais bien. Je ne supporte ni les mésententes ni les conflits. Je vous préviens, toutes les deux, vous avez intérêt à vous entendre et à me rendre heureux. Est-ce que c'est clair ? »

« [...] la patience et la ruse. Occupe-toi de ton mari comme d'un enfant. Apprivoise-le comme ce lion que tu as apprivoisé. Sois patiente, rusée, intelligente. Et jamais il ne pourra se séparer de toi. Voilà le secret pour s'attacher un mari. Aucune amulette ne le vaudrait. »

« La patience est un arbre dont la racine est amère mais les fruits très doux. »

Quatrième de couverture

Trois femmes, trois histoires, trois destins liés. Ce roman polyphonique retrace le destin de la jeune Ramla, arrachée à son amour pour être mariée à l'époux de Safira, tandis que Hindou, sa soeur, est contrainte d'épouser son cousin. Patience ! C'est le seul et unique conseil qui leur est donné par leur entourage, puisqu'il est impensable d'aller contre la volonté d'Allah. Comme le dit le proverbe peul : « Au bout de la patience, il y a le ciel. » Mais le ciel peut devenir un enfer. Comment ces trois femmes impatientes parviendront-elles à se libérer ?

Mariage forcé, viol conjugal, consensus et polygamie : ce roman de Djaïli Amadou Amal brise les tabous en dénonçant la condition féminine au Sahel et nous livre un roman bouleversant sur la question universelle des violences faites aux femmes.

Née dans l'extrême nord du Cameroun, Djaïli Amadou Amal est peule et musulmane. Mariée à 17 ans, elle a connu tout ce qui fait la difficulté de la vie des femmes au Sahel. Conteuse hors pair, elle a été lauréate du Prix de la meilleure auteure africaine 2019 et du Prix Orange du livre en Afrique 2019.
Publiée pour la première fois en France, c'est une des valeurs sûres de la littérature française. 
 
Éditions Emmanuelle Collas, septembre 2020
327 pages
Parution originale en 2017 à Yaoundé sous le titre Munyal, les larmes de la patience
Prix Goncourt des Lycéens 2020
Prix Orange du livre en Afrique 2019
Prix de la meilleure auteure africaine 2019
Finaliste du Prix Goncourt 2020

lundi 18 janvier 2021

L'anomalie ★★★☆☆ de Hervé Le Tellier

Une lecture en demi teinte à mon plus grand regret. 
Une première partie prégnante, virtuose même,  le suspense y monte crescendo, avec de courts chapitres se succédant pour présenter, de façon parfois fulgurante, chacun des protagonistes. 

Des premiers chapitres qui m'ont saisie, et que j'ai quittés à chaque fois avec regret; Hervé Le Tellier y disséminant la dose suffisante d'intrigue sur la vie du nouvel acteur présenté, pour susciter l'envie d'en savoir plus et de continuer avec le nouveau personnage entrant dans la ronde. Une ronde que l'on imagine rapidement intense, dangereuse, anormale ;-) Un chapitre sur le cancer et la façon dont un diagnostic est posé et annoncé, m'a émue aux larmes. 

Et puis est arrivé l'explication de L'Anomalie à proprement parlé, le coeur du sujet, et là, patatras, j'ai eu l'impression d'être spectatrice d'une série Netflix ou autre : gros plans sur les personnages, lenteurs, humour facile, ajouts de scènes infondées et qui de mon point de vue n'apportent rien à l'histoire, l'alourdissent plutôt qu'autre chose, la scène avec les religieux notamment. 

Lu quasiment d'une traite, car il est vrai que c'est plutôt un page turner, mais aussi parce que les premiers chapitres m'ont tellement emballée, mise en émoi, couper le souffle que j'ai espéré qu'un même sentiment allait se reproduire. Et puis, j'avais envie de connaître le fin mot de l'histoire, de savoir comment Hervé Le Tellier s'était dépatouillé avec ces personnages "en trop" (sans vouloir spoiler). Vous savez comme dans une série, chaque fin d'épisode est judicieusement coupée pour susciter l'envie de continuer. C'est pareil pour la seconde partie de L'Anomalie, une fois commencé, une fois que la problématique de ces tranches de vie avec L'Anomalie (plus ou moins passionnantes) est révélée, on a envie de savoir...

L'écriture est de belle facture, davantage sur la première partie, à mon humble avis, et a sauvé ma lecture fort heureusement. 
In fine, une lecture agréable mais pas de quoi casser trois pattes...
Lisez-le, c'est le Goncourt quand même ! pour vous faire votre propre avis. Personnellement, je suis passée à côté, et j'en suis navrée cher auteur. 
En chacun de nous, une part de nous-même nous échappe, certes. Là, pour tout vous dire, c'est une partie du roman qui m'a échappée. Une relecture s'imposerait-elle ?
« Aucun auteur n'écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l'auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun. »

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l'intelligence, et même le génie, c'est l'incompréhension. »

« Blake fait sa vie de la mort des autres. S'il-vous-plaît, pas de leçon de morale. Si on veut discuter éthique, il est prêt à répondre statistiques. Parce que - et Blake s'excuse - lorsqu'un ministre de la Santé coupe dans le budget, qu'il supprime un scanner, là un médecin, là encore un service de réanimation, il se doute bien qu'il raccourcit de pas mal l'existence de milliers d'inconnus. Responsable, pas coupable, air connu. Blake, c'est le contraire. Et de toute façon, il n'a pas à se justifier, il s'en fout. »

« C'est sa première fois et Blake compose. Il est déjà méticuleux, prudent, imaginatif, à l'extrême. Il a vu tellement de films. On n'imagine pas ce que les tueurs à gages doivent aux scénaristes de Hollywood. Dès le début de sa carrière, l'argent de la commande, les informations sur le contrat, il les recevra dans un sac plastique abandonné dans un lieu qu'il aura déterminé, un bus, un fast-food, un chantier, une poubelle, un parc. Il évitera les zones trop isolées où on ne verrait que lui, les endroits trop publics où lui ne repérerait personne. Il sera là des heures avant, à surveiller les parages. Il portera des gants, une capuche, un chapeau, des lunettes, se teindra les cheveux, apprendra à se poser des postiches, à creuser ses joues, les gonfler, il possédera des plaques d'immatriculation par dizaines, de tous pays. Avec le temps, Blake s'initiera au lancer de couteau, half-spin ou full-spin selon la distance, à la confection d'une bombe, à l'extraction d'un poison indécelable d'une méduse, il saura monter et démonter en quelques secondes un Browning 9 mm, un Glock 43, il se fera payer et achètera ses armes en bitcoins, cette cryptomonnaie aux mouvements intraçables. Il créera son site sur le deep web, et le darknet deviendra un jeu pour lui. Car il y a des tutoriels pour absolument tout sur internet. Suffit de chercher. »

« De ma vie, je n'ai pas fait un geste. Je sais que de tout temps ce sont les gestes qui m'ont fabriqué, qu'aucun mouvement ne s'est accompli sous mon contrôle. Mon corps s'est contenté de s'animer entre des lignes que je n'ai pas tracées. Il y a de l'outrecuidance à laisser entendre que nous sommes maîtres dans l'espace, quand nous ne faisons que suivre les courbes de moindre force. Limite des limites. Aucun envol, jamais, ne dépliera notre ciel. »

« Pourquoi les chats qui attrapent les souris refusent-ils de les laisser vivre ? Elle n'était pas disposée à un tel envahissement ; elle aurait voulu moins d'impératifs, un engagement plus lent et plus serein. L'avidité de ses mains d'homme l'effraie, leur convoitise oppressante interdit à son propre désir de naître. Lui ne veut pas comprendre, et cette fragilité qu'André masquait si bien, devient tangible, et non, elle ne veut pas devoir le rassurer, non, elle n'a pas à se plier à son appétit tyrannique, elle n'a pas à contenter son narcissisme blessé, fût-ce par l'âge, elle n'a pas non plus à supporter ce regard de chiot de chenil qui pleurniche des Prends-moi, prends-moi. Pourquoi se refuse-t-il à voir qu'il la piège dans ses bras, dans son lit ? Pourquoi faut-il qu'elle se sente coupable de se refuser à lui, quand c'est bien la dernière chose qu'elle veut, avoir le moindre devoir ? »

« En toute logique, on doit pouvoir trouver quelque part sur la ligne continue du temps un point de non-retour, un moment de basculement irrémédiable à partir duquel plus rien ni personne ne saura sauver le ficus. Jeudi 17h35, quelqu'un l'arrosera et l'arbre survivra, jeudi 17h36, n'importe qui se pointera avec une bouteille d'eau et ce sera Non, mon chou, c'est gentil, il y a trente secondes, je ne dis pas, peut-être mais là, qu'est-ce que tu crois, la seule cellule qui pouvait relancer la machine, l'ultime vaillante eucaryote qui aurait su réveiller ses voisines, leur crier Allez les filles, on se remotive, on réagit, on se regonfle, on ne se laisse pas aller, eh bien la dernière des dernières vient de nous quitter, alors tu arrives trop tard, avec ta minable petite bouteille, ciao, ciao. Oui, quelque part sur la ligne du temps. »

« Paul ment, parce que c'est mieux que Mais non, David, il n'y a rien de nouveau, c'est une saloperie, je te le redis, on ne sait pas faire, que dalle, on n'a pas découvert de remède miracle, on ne sait même pas pourquoi, selon le patient, tel protocole marche mieux que tel autre. 
- C'est un cancer douloureux, n'est-ce pas ?
- Je t'assure qu'on fera tout pour que la souffrance soit minimale, pendant tout le traitement. Bien sûr, il y aura des effets indésirables. Forcément. On n'a rien sans rien. 
Indésirables. Tu parles. Oui, mon frangin, oui, tu vas vomir tes tripes, te vider par tous les bouts, tu vas perdre tes cheveux, et tes sourcils, et vingt kilos aussi, et après quoi ? Tout ça pour gagner quoi , peut-être deux, trois mois de sursis, 20% de chances de survie à cinq ans, 20% oui mais pas à ton stade, mon petit frère, toi, c'est une chance sur dix même pas, merde, c'est injuste, c'est dégueulasse...»

« Un rayon de soleil entre dans le cabinet. Ce n'est pas le meilleur moment, mais qu'il entre, qu'il donne à David sa lumière dorée, c'est faisceau de vie, un miracle éphémère lorsque ce fichu soleil passe à l'ouest entre les deux gratte-ciel de la Troisième, à 17h21, un prodige qui dure douze minutes exactement, hiver comme été. À 17h33 ce sera fini. »

« Personne ne vit assez longtemps pour savoir que personne ne s'intéresse à personne. »

« Toute gloire ne saurait être qu'une imposture, sauf peut-être dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affrime la dédaigner d'enrager d'avoir seulement dû y renoncer. »

« On ne peut forcer personne à être ce qu'il n'est pas. Il faut de la tolérance, il faut de l'amour. Comment peut-on croire qu'un sera plus heureux en faisant du mal à d'autres. »

« Il lui a écrit, en sachant que c'est inutile, et surtout, disons, contre-productif. Mais quand les piles de la télécommande sont mortes, on appuie toujours plus fort. C'est humain. »

« L'existence précède l'essence, et de pas mal, en plus. »

«Toute réalité est une construction, et même une reconstruction. Notre cerveau est scellé dans l'obscurité et le silence de la boîte crânienne, et il n'a accès au monde que par les capteurs que sont nos yeux, nos oreilles, notre nez, notre peau : tout ce que nous voyons, sentons, lui est transmis par des câbles électriques, nos synapses...nos cellules nerveuses... »

« « Bonjour, je suis le diable. J'ai un marché à vous proposer. - Je vous écoute. - Je vais faire de vous l'avocat le plus riche du monde. En échange, vous me donnez votre âme, l'âme de vos parents, celle de vos enfants et celle de vos cinq meilleurs amis ? » L'avocat le regarde d'un air étonné et dit : « D'accord. Où est le piège ? »»

« Je m'en fous, Dieu, pour moi, c'est comme le bridge : je n'y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu'ils se foutent eux aussi du bridge. »

« Le mathématicien observe cet homme primaire, et il se conforte dans l'idée désespérante qu'en additionnant des obscurités individuelles on obtient rarement une lumière collective. »

« La mort n'est jamais une chose digne, Victor, elle est toujours solitaire. Mais on peut espérer de ce moment ultime des adieux qu'il serve au moins à ceux qui restent. Si les stoïciens disent vrai, si rien n'existe entre les hommes, ni amour, ni tendresse, ni amitié, mais qu'au contraire le corps est tout, s'il est vrai que toute sensation prend naissance et racine en soi, alors Victor, ce dernier mot n'est pas inutile. »

« Regardez le changement climatique. Nous n'écoutons jamais les scientifiques. Nous émettons sans frein du carbone virtuel à partir d'énergies fossiles, virtuelles ou non, nous réchauffons notre atmosphère, virtuelle ou non, et notre espèce, toujours virtuelle ou non, va s'éteindre. Rien ne bouge. Les riches comptent bien s'en sauver, seuls, en dépit du bon sens, et les autres en sont réduits à espérer. »

Quatrième de couverture

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension. »
En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.
Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.

Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.

Membre de l'Oulipo, Hervé Le Tellier est l'auteur de plusieurs livres remarqués, parmi lesquels Assez parlé d'amour, Toutes les familles heureuses, Moi et François Mitterrand. Il a reçu en 2013 le Grand Prix de l'humour noir pour ses Contes liquides. 

Éditions Gallimard, août 2020
327 pages
Prix Goncourt 2020

samedi 16 janvier 2021

Chavirer ★★★★☆ de Lola Lafon

La parole se libère et avec la rentrée littéraire dernière, c'est l'écriture qui s'est libérée en proposant de nombreux ouvrages sur cette déliance : Loulou Robert, Isabelle Carré...
Avec Chavirer, Lola Lafon s'inscrit dans ce mouvement en mettant des mots sur les maux des femmes, des jeunes filles dans le milieu de la danse et dont l'adolescence a été estropiée ; elles ont dit oui parce qu'elles ne savaient pas encore dire non. Trompées par l'amour qu'elles portaient à l'entremetteuse, et indirectement également par ceux qui voyaient, comprenaient mais qui ont fermé les yeux.
C'est en écoutant Lola Lafon parler de son roman que je me suis convaincue de lire ce livre. 
Son analyse « On est éduquées pour plaire et ça, il faut s’en débarrasser » m'a interpellée et le mécanisme de la honte, de la double honte dont elle a parlé dans La grande librairie m'a convaincue.

Une mauvaise victime qui ne se revendique pas victime "Je ne suis victime de rien" dit-elle. Elle ne s'est pas détendue au moment de se laisser faire, et une victime coupable aussi, d'avoir donner en pâture d'autres jeunes filles. « Favorite. Courroie de transmission, victime et coupable, une martyre-bourreau. »
« Cette souffrance en veille resurgissait à tout propos, celle d'une ancienne gamine à qui des adultes avaient enseigné la solitude des trahisons. »
Ce n'est pas un récit linéaire que nous propose Lola Lafon mais un récit morcelé de rencontres, de flashbacks. Des rencontres qui donnent un éclairage approfondi, densifié,       sur ce qu'a été la vie de Cléo, principale protagoniste de ce roman, de 13 à 47 ans. 
« alors que tout semblait indiquer que Cléo aurait treize ans pour l'éternité, elle se cognait à chacun des angles morts de cette éternité. »
Comment se construit-on quand on a été confrontée à cette douloureuse,       infecte      réalité ? Comment vit-on le fait de devenir mère ? D'une fille. Comment arpenter le chemin rocailleux jusqu'au pardon ? On n'oublie pas, on vit avec cette écharde, « une écharde sur laquelle sa chair s'est recomposée, à force d'années. Un petit coussin de vie rosé, solide et élastique. Ce corps étranger n'en est plus un, il lui appartient, solidement maintenu dans un faisceau de fibres musculaires, à peine effrité par le temps ».

J'ai aimé le cheminement de l'autrice, dénué de manichéisme, empreint de bienveillance. Elle nous donne un intelligent aperçu du dessous des cartes et fait écho aux scandales qui ont éclaté dans le milieu du sport. 
Licencieux filon que celui de faire miroiter de jeunes enfants, leur mettre des étoiles dans les yeux et leur promettre le Graal, se jouer de leur jeunesse, de leur inexpérience, de leur fragilité et naïveté, abuser de leur confiance, abuser ...
La honte, ensuite des jeunes victimes, les immunise          contre une éventuelle dénonciation. 
La honte, la culpabilité.
Des vies rongées. 
Des vies où l'on tourne le dos, mais où on affronte de face. 
Et le silence comme « le repli tamisé d'un refuge ».

Quand on aime les petites filles. 
Quand on a quatre fois plus que l'âge de ces jolies et sensibles fleurs en devenir,                       on se soigne, non ?         On se fait aider ?              On se maîtrise ? 
---   Tu te maîtrises                                         ,s'il-te-plaît.

Un livre sur ces vies hantées par la culpabilité et la quête du pardon, racontées par petits morceaux savamment orchestrés,          à mon humble avis,           
avec délicatesse et pudeur, ponctuées de passages littérairement remarquables.  

Une phrase de ce livre me hante depuis la dernière page tournée :
 « Si ça ne fait pas mal, c'est qu'on n'a rien dérangé. ».    
Deux négations criantes. Percutantes.
Racontons ce qui hante.
Se faire de la place pour deux uniquement si la réciproque est vraie. Cela ne vaut pas la peine, sinon. 

Merci Lola Lafon pour ces mots, ces histoires, l'histoire de Cléo, celle de tant de petites filles malmenées, fourvoyées, qui ont dû ...doivent s’accommoder de tant d'égratignures. Qui font face. Parce qu'elles sont imprégnées de leurs rêves d'enfant. Parce qu'à défaut d'oublier, il ne faut pas soi-même se diluer, se noyer. Contre le vent. Il ne faut pas. PAS. Des adultes en souffrance. Des vies innocentes bafouées.  
Ça dérange. 
Autorisons-nous à l'entendre. Trempons dans la douceur et l'empathie. 
Sortons de ce malaise                qui détruit.
Alors             MERCI.
« [...] les mots avaient des horizons de paysage, les nuances d'un poème : à défaut du pardon, laisse venir l'oubli. »

«  Le pardon, s'il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l'impardonnable, l'inexpiable - et donc faire l'impossible. » JACQUES DERRIDA, Pardonner.

« À défaut du pardon, laisse venir l'oubli. » ALFRED DE MUSSET, La Nuit d'octobre.

« Ces raisons-là qui font que nos raisons sont vaines.
Ces choses au fond de nous qui nous font veiller tard. » JEAN-JACQUES GOLDMAN, Veiller tard.

« Avant de s'endormir, Cléo avait humé Opium à petites inspirations, nuage de fumée sucrée.
Le danger avait l'haleine tiède d'un animal assoupi. »

« La caméra hésita un instant entre elles deux puis choisit Cléo, zoomant sur sa peau scintillante, découpant la danseuse en vignettes dorées : seins, cuisses, fuselage d'une taille prise au plus serré, Cléo en pièces détachées, offerte à la France du samedi soir. »

« "Tu ne me l'avais jamais dit" devint le leitmotiv de Lara, elle voulait tout savoir. Que rien ne reste dans l'ombre. Cléo n'avait pas passé son bac. Elle lisait des extraits de la Torah, en révérait la philosophie . Opium, le parfum de Saint-Laurent, lui soulevait le coeur. Elle n'avait pas vraiment eu d'histoire d'amour sérieuse. Elle ne détestait pas faire l'amour avec des garçons, elle trouvait simplement ça très ennuyeux. Elle n'avait pas beaucoup de souvenirs d'adolescence. Être un corps dansant, pour elle, c'était savoir s'arrêter au bord de la douleur, comme d'un orgasme. Elle défendait l'idée d'une poésie populaire : les chansons. Les mots, lorsqu'ils parvenaient à nous bouleverser, nous modifiaient. »

« Seule la danse, le cours de Stan, avait eu ce pouvoir de malmener l'ordinaire d'un quotidien flasque qui se traînait. Là elle pouvait s'inventer. »

« Après cette fois-là, elle avait commencé à avoir mal au ventre toutes les nuits. Elle n'avait rien à vomir. Tout était vide, de sens, de mots, elle n'avait pas dit non, elle avait consenti mais à quoi. »

« Lara songeait à tout ce que qui faisait de Cléo une danseuse recherchée : sa résistance à la douleur, sa compétitivité, cette capacité à exécuter fidèlement ce qu'on lui demandait. À reproduire des gestes, des sentiments. Cléo exécutante, sous les ordres d'un chorégraphe, d'un réalisateur, d'un chef opérateur. Cléo protégée par un écran de télé, dissimulée derrière un aplat de fond de teint et un sourire retracé au pinceau. »

« Cléo, qui préférait que Claude la déshabille de dos, abordait tout de face ... »

« Sa tante : l'accroc voyant sur une robe, la tache qui perdurait. Celle d'une histoire. Toutes les familles étaient tissées d'histoires, qu'un chœur de vies perpétuait. Les histoires-sédiments cimentaient le clan plus sûrement que les naissances et les anniversaires, ces évocations du jour où, de la fois où...
Mais la famille d'Anton était tressée d'une histoire qu'on évoquait pas. Pas parce qu'on l'avait oubliée, mais parce que tous la connaissaient. L'histoire était un élément du décor, on savait ne pas s'y cogner. Une histoire troue de silences embarrassés, dont sa tante était l'actrice principale, même si le rôle qu'elle y tenait était flou, presque effacé.
Anton en connaissait le prologue et la conclusion : sa tante, fillette brune au teint de noisette avait modestement commencé la danse classique dans une MJC puis, à l'adolescence, à force de travail, avait remporté deux médailles de bronze dans divers concours. Trente ans plus tard, la famille n'en revenait toujours pas : un matin, l'année de ses dix-huit ans, elle avait annoncé que tout était terminé : la danse et le fiancé quadragénaire en costume invité à chacun des déjeuners dominicaux. » 

« [...] les mots avaient des horizons de paysage, les nuances d'un poème : à défaut du pardon, laisse venir l'oubli. »

« Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. Et les sujets des documentaires comme ceux des romans sont des paravents qui masquent nos questions irrésolues. Le sujet ne se trouve ni se cherche, il faut s'autoriser à l'entendre, à lui laisser donner de la voix. Il est là depuis toujours, une banale écharde sous la peau qui se laisse oublier à la façon d'une dent ébréchée, jusqu'à ce qu'on passe sa langue dessus. »

Quatrième de couverture

1984. Cléo, treize ans, qui vit entre ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, se voit un jour proposer d’obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation, pour réaliser son rêve : devenir danseuse de modern jazz. Mais c’est un piège, sexuel, monnayable, qui se referme sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes.
2019. Un fichier de photos est retrouvé sur le net, la police lance un appel à témoins à celles qui ont été victimes de la Fondation.
Devenue danseuse, notamment sur les plateaux de Drucker dans les années 1990, Cléo comprend qu’un passé qui ne passe pas est revenu la chercher, et qu’il est temps d’affronter son double fardeau de victime et de coupable.
Chavirer suit les diverses étapes du destin de Cléo à travers le regard de ceux qui l’ont connue tandis que son personnage se diffracte et se recompose à l’envi, à l’image de nos identités mutantes et des mystères qui les gouvernent.
Revisitant les systèmes de prédation à l’aune de la fracture sociale et raciale, Lola Lafon propose ici une ardente méditation sur les impasses du pardon, tout en rendant hommage au monde de la variété populaire où le sourire est contractuel et les faux cils obligatoires, entre corps érotisé et corps souffrant, magie de la scène et coulisses des douleurs.

Écrivain et musicienne, issue d’une famille aux origines franco-russo-polonaises, Lola Lafon est l’auteur de cinq romans : Une fièvre impossible à négocier (Babel n°1405), De ça je me console (Babel n°1481), Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Babel n°1248) , La petite communiste qui ne souriait jamais (Babel n°1319) et Mercy, Mary, Patty ( Babel n°1618).

Dans le domaine musical, Lola Lafon compte deux albums à son actif : Grandir à l’envers de rien (Label Bleu / Harmonia Mundi, 2006) et Une vie de voleuse (Harmonia Mundi, 2011).

Éditions Actes Sud, août 2020
345 pages
Prix du Roman des étudiants 2021

jeudi 14 janvier 2021

Arène ★★★★★ de Négar Djavadi

🎶 
Sometimes I feel like I don't have a partner
Sometimes I feel like my only friend
Is the city I live in, the city of angels
Lonely as I am, together we cry
I drive on her streets 'cause she's my companion
I walk through her hills 'cause she knows who I am
She sees my good deeds and she kisses me windy
Well, I never worry, now that is a lie
                                      🎶
Canal Saint Martin, les quartiers Est de Paris...des migrants délogés, et il aura suffi d'une vidéo, une seule vidéo, pour que le quartier s'embrase à feu et à sang. Une vidéo déformée, sortie de son contexte, ajustée, truquée pour se transformer en une véritable bombe à charge. La puissance de l'image. Celle que l'on tweete, retweete, diffuse sur tous les réseaux, celle qui est, en un millième de seconde, déjà vue, commentée, rebalancée par un doigté vertigineux. Elle ne détient aucune once de vérité, pourtant. Mais à elle seule, elle est capable de déverser un torrent de violences et d'embraser fatalement tout un quartier, dont certains lieux stratégiques deviennent le théâtre d'une guerre délirante. 
« Le même désir agite ces milliards de doigts impatients qui en une pression partagent, commentent, archivent, répondent, likent, retweetent. La facilité du geste et la vitesse des ondes ont simplement effacé la conscience de l'acte. »
Une réalité très bien analysée par Négar Djavadi qui livre ici un roman noir sur notre civilisation en déliquescence. « Au seuil d'un monde sans frontière et sans limites. » Pléthore de personnages entre en scène, mais rassurez-vous, Négar Djavadi, jamais ne nous perd. 
Un roman qui ravive le souvenir de la flambée dans les quartiers de Paris en 2015 suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, mis à part qu'à cette époque les réseaux n'étaient pas encore aussi présents et dévastateurs.
Aucun cliché. L'autrice dissémine, dans son talentueux récit, les onces d'humanité, de sincérité, de justesse, de complexité et de suspense que le lecteur attend, et témoigne de tristes réalités : nous vivons dans une société où la raison n'est plus, dans laquelle les politiques se préoccupent davantage de leur ego que de leur peuple, et ce dernier est bien moutonnier ... et comme disait Agatha Christie : « Un peuple de moutons finit par engendrer un gouvernement de loup ».

Une lecture intéressante et nécessaire. Une prise de conscience (si ce n'est pas déjà fait). Et inévitablement amène à la réflexion  : Quelle solution ? Une révolution organisée ? Un nouveau système politique ? Un nouveau système électoral et surtout une nouvelle façon de produire nos "élites" ? Comment réduire à néant leur shoot de pouvoir ? Et pour le peuple, comment s'affranchir de toute manipulation de masse ? Comment repenser notre vie par nous-mêmes ?... 
Tâche ubuesque. Et vous l'aurez compris, Arène dérange, interroge, percute. N'hésitez pas, ce livre est une véritable claque ! 
« Elle ne se plaçait pas du côté des victimes, ne cherchait pas à attendrir, à s'installer à la surface des émotions et à les remuer pendant des heures. Elle interrogeait l'émergence de la tragédie dans la banalité de notre quotidien et notre responsabilité face à elle. »
Sauf si vous recherchez une lecture plaisir, dans ce cas-là, il vaut mieux la remettre à plus tard ;-)
« C'est la fin qui est le pire, non, c'est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin, à la fin c'est la fin qui le pire [...]. » - en exergue - Samuel Beckett, L'Innommable 

« Son quartier, à cheval sur quatre arrondissements de Paris : Xe, XIe, XIXe,XXe,. 70% de cités. 43% de foyers non imposables. 25% de la population sous le seuil de pauvreté. Et aucune communauté n'est épargnée, Blancs, Noirs, Juifs, Arabes, Chinois, Indiens, Sri-Lankais, Caribéens, tous ont leur misère à gérer. Et c'était censé expliquer les tunnels de contrariétés et de violences qu'ils traversaient tous les jours. L'odeur de pisse dans la cour. Les ascenseurs en panne pendant des mois. Les cafards qui couinent dans les murs. Les ivrognes échoués sur le trottoir. Les seringues près des poubelles. La castagne. La peur. La solitude. »

« Et maintenant c'était le tour de l'ado afghan, installé dans SA chambre ! Que cherche-t-elle à lui dire avec son rire équivoque ? Qu'il y a des problèmes plus importants que lui sur cette Terre ? Que les gens souffrent tandis que lui se la coule douce sous le soleil du capitalisme ? Comme s'il ne le savait pas. Comme s'il ne passait pas ses journées à chercher, avec un espoir prométhéen, des histoires fortes, denses, émouvantes, puissantes, susceptibles de traduire les tragédies de ce monde. »

« Qui ne connaît pas Paris, qui n'a en tête que les cartes postales ou les panoramiques démonstratifs des films français destinés à l'exportation, ne peut imaginer que ce quartier, à cheval sur quatre arrondissements, à l'est de la ville, est situé à seulement une trentaine de minutes à pied du très chic Marais. Contrairement à ces images édulcorées, ici se déploie le degré zéro de l'harmonie architecturale. Depuis les années 1950 jusqu'à aujourd'hui, les rénovations anarchiques, les démolitions successives et les constructions aléatoires sont la cause de frayeurs esthétiques et de soubresauts rétiniens chez qui ose lever le nez au ciel. »

« [...] les immeubles modernes de grande taille, à loyer modéré, probablement sortis d'esprits vengeurs n'ayant pas gagné l'appel d'offres pour la pyramide du Louvre, sont d'une laideur baroque à couper le souffle. Au manque d'esthétisme s'ajoute leur aspect étonnamment décati. Construits avec du matériel bon marché, ils paraissent déjà centenaires. Les boutiques et les magasins d'alimentation subissent le même sort : à peine rénovés, ils tombent déjà en ruine. À croire que plus un quartier est populaire, moins il mérite d'attention et de considération. Et en termes de popularité, avec son ancrage ouvrier à gauche remontant à la Commune et au-delà, et des vagues successives d'immigration, Polonais, Arméniens, Grecs, Belges, Italiens, Juifs ashkénazes, Marocains, Algériens, Portugais, Tunisiens, Juifs séfarades, Chinois, le triangle Belleville/Ménilmontant/Jaurès tient le haut du pavé. Après, c'est l'éternel engrenage. L'ajustement naturel du comportement humain à son environnement. La saleté, la crasse, les meubles défoncés abandonnés sur le trottoir, les bouteilles cassées, les filets de pisses séchés, les crachats...
[...] Terre promise des Damnés de la terre, au coeur de l'utopie ratée du Cosmopolitisme... »

« À cette hauteur, le boulevard s’étale à perte de vue, avec ses arbres maigrichons et nus. Elle aurait aimé - ça aussi c’était nouveau - que les fenêtres de son salon donnent de ce côté-là, au lieu de la cour intérieure, histoire de pouvoir se raccrocher parfois à son spectacle, fût-il pitoyable. C’est l’heure des couche-tard, des buveurs, des jeunes à la lisière des responsabilités. Et ces pauvres Chinoises frigorifiées, emmenées jusque-là pour trimer gratuitement dans les ateliers clandestins, les restaurants et rembourser les milliers d’euros qu’avait coûté leur voyage. Pas plus tard qu’il y a quelques mois, l’une d’elles avait été violée et laissée pour morte dans l’immeuble à trois numéros du sien. À cause de leur présence, personne n’avait acheté le trois-pièces des Mariani au premier, même bradé.
Qu’ont-ils en commun, eux tous qui partagent ce quartier ? Aucun événement fédérateur, aucune fête, et même plus l’indifférence. Parfois, Cathie a l’impression de voir la ruine se construire autour d’elle sans pouvoir agir. L’air lui-même sent de plus en plus la misère et la violence. Maintenant, il y a des soldats devant la synagogue de la rue de Belleville, des bandes de dealers à la Grange-aux-Belles et des prostituées assassinées. Quand elle dit qu’elle habite sur le boulevard de la Villette, on lui rétorque avec un accent complaisant « Ah, mais c’est un quartier de bobos ! ». Comme si une poignée d’intermittents du spectacle et de professions libérales, eux-mêmes bien souvent précaires, pouvaient quelque chose contre la pauvreté, le chômage ou la drogue ! Toutes ces phrases à l’emporte-pièce, entendues ici ou là, à la radio, à la télévision, sur les réseaux sociaux, que les gens vous balancent comme des vérités incontestables, la fatiguent. Elles lui donnent le sentiment d’évoluer dans un monde réduit aux dimensions d’une classe de primaire, avec des équivalences faciles à comprendre et des équations simples à résoudre. Pas besoin de déployer trop de neurones ni de secouer sa matière grise, il suffit de mémoriser quelques croyances et préjugés et de les recracher à l’identique. Il n’y a pas que notre vie qui est robotisée, pense-t-elle, notre pensée l’est aussi. Comment pourrait-il en être autrement dans un monde où des multinationales et leurs applications gèrent notre temps libre, nos loisirs, nos déplacements, nos relations, le contenu de notre assiette, de notre placard, notre sexualité ; où des objets exigent de nous des codes de reconnaissances, où des puces sont implantées sous notre peau ? Nous ne pourrions nous adapter à ce nouveau monde si nos attentes ne changeaient pas, si nous continuions à vouloir discerner les nuances et à chercher des explications au-delà des apparences. » 

« Après tout, qui parmi les gens qu'ils fréquentaient était authentiquement authentique ? Qui ? Qui ne s'était pas créé une version embellie de lui-même, un avatar séduisant à balancer dans les déjeuners entre collègues, les soirées entre amis, consolidé par des posts sur Facebook, LinkedIn ou Instagram, et protégé par le vernis rassurant de l'uniformisation à tout-va ? Combien de gens s'inscrivent-ils sur les réseaux sociaux sous pseudo pour enfin dire tout ce qu'ils pensent, en roue libre, affranchis des filtres de la bienséance ? »

« Depuis plus d'un an et demi, la dernière portion du canal, celle qui commence au niveau du pont de la rue Louis-Blanc, prolongeant le bassin des Morts, est envahie par une myriade de tentes où s'entassent des bandes de migrants, en majorité originaires d'Afghanistan. Pas loin de sept cents hommes et adolescents, peut-être neuf cents. À errer dans le quartier comme des âmes en peine. À attendre que le jour se fonde dans la nuit et la nuit dans le jour, que le temps passe et fasse tourner la roue d'un destin poisseux. [...] L'indifférence des riverains à leur égard peut s'interpréter comme l'acceptation silencieuse et fataliste d'une situation inextricable. Ou bien comme la négation volontaire de leur existence. Quoi qu'il en soit, une ambiance étrange enveloppe le quartier. D'un côté les habitants historiques, pressés, urbanisés ; de l'autre, ces fantômes, ces rôdeurs, ces zombies. Les walking dead d'une fiction grandeur nature déployée sur les rives champêtres du canal Saint-Martin. »

« Pourquoi ? Pourquoi est-ce vous que l'Existence choisit ? Pourquoi se précipite-t-elle soudain pour vous sauver, vous détruire, vous transformer, vous punir, vous récompenser, ou juste vous frôler, vous rappelant votre petitesse au cas où vous auriez l'orgueil de l'oublier ? »

« 13 novembre 2015 [...] son quartier, ravagé de part en part, figé dans la terreur, scruté, analysé, no-go-zonisé, était pourtant traversé par des histoires incroyables racontées en boucle dans les cafés, les cages d'escalier, les cours d'école, les supermarchés. Des récits de vie qui vous décalent à jamais de quelques pas et vous placent face à une nouvelle fenêtre à travers laquelle regarder le monde. »

« Lui rêvait de sortir de son immeuble sans risquer de croiser un candidat au martyre, de marcher sur un crachat, une seringue ou un rat mort, sans être obligé de contourner des poubelles éventrées, des meubles largués sur le trottoir, et bien sûr Pacha, le clochard historique de la rue Sambre et Meuse, édenté, malade, assis près d'une bouche d'aération, entouré de saletés en tout genre, le pantalon systématiquement sur les genoux et le cul à l'air. »
« L'histoire du gibet de Montfaucon, avec ses fourches monumentales, symbole de la peine de mort et de la cruauté judiciaire. Il imagine les corps pendus, exposés jusqu'au pourrissement, et le bruit incessant des chaînes dans le vent. « Dans ce profond charnier où tant de poussières humaines et tant de crimes ont pourri ensemble, bien des grands du monde, bien des innocents, sont venus successivement apporter leurs os », écrivait Victor Hugo à son propos dans Notre-Dame de Paris. Six siècles d'horreur en spectacle ! Sultanik n'est pas certain que ces maudits réseaux sociaux, chargés d'images de violence, de corps mutilés, de cadavres, qui tournent en boucle sous nos yeux déconcertés, sans aucune distance, ni aucun respect pour les morts, ne soient pas en fait nos gibets contemporains. »

« Ce qui importe chez eux : toutes les habitudes comportementales susceptibles d'être analysées, chiffrées, calculées, structurées par des machines d'une complexité inimaginable, puis stockées dans des rangées de serveurs, sur lesquels veillent des centaines d'ingénieurs. Chacune de ces personnes est un spécimen dont les goûts, les désirs, les attentes, les centres d'intérêts sont pris en compte à chaque instant pour aboutir à des propositions fictionnelles de masse et au chiffre tout à fait fabuleux de 97 345 heures de contenu visionnées sur BeCurrent à chaque minute qui passe sur cette Terre. »

« Voilà ce que ça donne quand la rue circule dans ton sang. La came, le goût du fric facile, les règlements de comptes. Ce n'est même plus leur quotidien à ces mômes, c'est leur héritage ...La machine est si bien rodée qu'elle les avale tout crus avant même qu'ils sachent écrire leur nom. Ils sont incapables d'imaginer la vie plus loin que le périmètre de la cité, à tourner en rond sur le scooter collectif pour protéger leur point de vente. Tant que tu macères dans ta boîte de conserve, collé à tes potes, à alimenter la bête et ramasser du flouze, à céder aux envies de vengeance qui dansent devant tes yeux, qu'est-ce que tu veux de plus ? Jusqu'à 20 000 euros par jour dans les bonnes périodes, tu m'étonnes que leur seule préoccupation c'est de veiller sur leur territoire, quitte à laisser quelques cadavres derrière eux. »

« Les responsables politiques, quel que soit leur bord ou le passé de leur parti, non seulement ne sont plus une solution, mais sont devenus, à cause de leur perméabilité au pouvoir ou leur cupidité, une grande partie du problème. »

Quatrième de couverture

Benjamin Grossman veut croire qu’il a réussi, qu’il appartient au monde de ceux auxquels rien ne peut arriver, lui qui compte parmi les dirigeants de BeCurrent, une de ces fameuses plateformes américaines qui diffusent des séries à des millions d’abonnés. L’imprévu fait pourtant irruption un soir, banalement: son téléphone disparaît dans un bar-tabac de Belleville, au moment où un gamin en survêt le bouscule. Une poursuite s’engage jusqu’au bord du canal Saint-Martin, suivie d’une altercation inutile. Tout pourrait s’arrêter là, mais, le lendemain, une vidéo prise à la dérobée par une lycéenne fait le tour des réseaux sociaux. Sur le quai, les images du corps sans vie de l’adolescent, bousculé par une policière en intervention, sont l’élément déclencheur d’une spirale de violences. Personne n’en sortira indemne, ni Benjamin Grossmann, en prise avec une incertitude grandissante, ni la jeune flic à la discipline exemplaire, ni la voleuse d’images solitaire, ni les jeunes des cités voisines, ni les flics, ni les mères de famille, ni les travailleurs au noir chinois, ni le prédicateur médiatique, ni même la candidate en campagne pour la mairie. Tous captifs de l’arène: Paris, quartiers Est.
Négar Djavadi déploie une fiction fascinante, ancrée dans une ville déchirée par des logiques fatales.
Négar Djavadi est romancière et scénariste. Elle a publié un premier roman Désorientale (2016), succès de librairie unanimement salué, traduit en une dizaine de langues. Avec Arène, elle donne un roman qui surpasse le meilleur des scénarios.

Éditions Liana Levi, août 2020
426 pages

mardi 12 janvier 2021

Que sont nos amis devenus ? ★★★★☆ de Antoine Sénanque

Deux amis de longue date, Pierre Mourange et Camille Fusain. Le premier est directeur d'un Ehpad à Gouvieux, le deuxième, écrivain, en bute avec la page blanche. Ils sont liés par une amitié forte, libérée, proche de la relation amoureuse, j'ai envie dire. Si puissante que même « [une] trahison [peut devenir] en réalité l'abri de leur amitié ». Ils peuvent compter l'un sur l'autre et noient les épisodes fâcheux de leur vie en trinquant plus que de raison. 
« Il n'y avait pas de réponse claire à la question de savoir pourquoi certains préféraient au pollen quotidien le miel noir que ¨Pierre Mourange et ses deux amis aimaient butiner ensemble. Parce que c'était peut-être là et nulle part ailleurs qu'on s'amusait, chatouillé par les doigts des ombres. »  
Autour d'eux gravitent deux résidents hauts en couleur de l'Ehpad, Nikolas et Bouvieux, deux hiboux, asociaux mais ingénieux et téméraires quand il s'agira d'aider Pierre. Nous faisons aussi la connaissance de Blanche, la secrétaire de l'Ehpad, entichée de Pierre et déplorant un amour à sens unique, ainsi que de la femme de Pierre dont la relation est à un point de non retour. Et entre eux les deux amis, Mathilde, la fille de Pierre que Camille chérit comme sa propre fille. 
Un petit monde qui vivote paisiblement jusqu'à ce que Pierre soit accusé du meurtre de son psychanalyste, le docteur Petit-Jean. Entre alors en scène l'inspecteur Guise, un homme aigri, qui n'aura de cesse de s'acharner sur Pierre afin de prouver sa culpabilité et une commissaire qui, quant à elle, portera sur Pierre un jugement tout autre...

L'écriture semble légère mais sous cette première couche de légèreté se cache beaucoup de subtilité, de causticité, poussant à la réflexion. Avec que sont devenus nos amis ? (au passage, le titre est une citation du poète Rutebœuf), on s'interroge sur la vie, l'amitié, la mort, l'amour, la trahison, le temps qui passe, la mémoire, sur ce qui fait chacun de nous. Pierre le protagoniste porte un regard sur lui-même. Un regard acéré, profondément humain, un regard de médecin, et pour cause Antoine Sénanque est neurologue. Et nous, c'est aussi un regard sur nous-même que nous posons au fil des pages.
Un roman empreint de mélancolie, pimenté par une intrigue policière et des tournures de phrases absolument délicieuses.
D'aucuns y verront un quelconque ennui. D'autres, et j'en fais partie, y verront un moment de lecture suspendu dans le temps et bercé par une mélodie subtile et délicate, mêlant poésie et humour aiguisé.

« J'attendais ma famille.
Dans l'antichambre d'un cabinet de psychiatrie. Pour une séance de groupe. Le psychiatre s'appelle le docteur Petit-Jean, 43 rue du Cherche-Midi, Paris 7.
Je donne l'adresse parce que les psychiatres sont plus des lieux que des personnes. Des endroits où les rendez-vous avec vous-même coûte de l'argent. »

« J'ai 52 ans. Mes proches et une myriade de gens que je connais à peine mais qui ont des avis sur ma vie me conseillent de faire attention. À quoi ? À tout. Il ne faut pas que je mange gras, il ne faut pas que je boive d'alcool, il ne faut pas que je fume, il faut que je porte un casque quand je vais à vélo dans Paris. Il faut surveiller ce que je respire, ce que je touche, ce que je pense. Il faut que je fasse très attention, globalement. Je me demande quel mal j'ai pu faire à la vie pour devoir consacrer autant d'efforts à m'en protéger. »

« On finissait par se sentir triste de la tristesse des autres et laisser celle de nos coeurs s'y atteler.      « Prends garde à la douleur des choses » murmurait l'ange gardien de nos humeurs, car le cabinet du docteur Petit-Jean donnait des coups de grâce. Le moral, hésitant sur son fil, trébuchait au passage de sa porte et découvrait qu'il restait du fond sous les pieds qui croyaient l'avoir touché. »

« S'il s'appelait Pierre, c'est qu'il ne disait pas toujours « je » quand sa pensée parlait de lui. Il disait Pierre comme pour un autre, pour la distance qui le séparait de lui-même. »

« Le silence durait. Il manquait une horloge qui aurait mis l'ennui en musique. »

« L’œil mauvais, le rictus dédaigneux, la peau humide, le parfum tabac-bière, il avait tout. Il déroulait silencieusement le catalogue de la médiocrité. C'est précisément ce qui touchait la commissaire, le côté complet et ce quelque chose qui lui rappelait son père, le « las » dans les gestes, dans le regard, dans la manière. Elle avait d'emblée décidé de bien l'aimer. Malgré les jugements contraires. »

« Guise ne s'était pas marié, sa famille s'était consumée sans génération à venir, il lui restait une soeur dans le Nord qui n'aimait pas les flics. Il avait vécu seul. Il avait sur les femmes les mêmes opinions que sur les homosexuels, les communistes et le poisson mal cuit. Arrêtées.
Sa vie était parfaitement dénuée de sens, mais avait son but, sa grandeur d'homme insignifiant : il voulait arrêter un criminel. Pas une petite racaille comme celles qui'il avait poursuivies sans entrain tout au long de sa carrière. Non, un homme authentiquement menaçant, si possible d'une classe sociale supérieure, intelligent, arrogant et qu'il confondrait seul. »

« Comment expliquer cette perte d'amour global ? Il était plus simple de tout réduire à une histoire de couple, bien à distance de l'horizon véritable du désamour. Trop vaste pour être pensé, trop lourd pour être supporté. On pouvait encore croire à une question de personne ou de moment et qu'il suffirait après un peu de temps de reconnaître en piochant dans ses réserves. Mais en réalité, on ne conservait pas ses capacités d'amour intactes. »

«- T'as remarqué qu'il y avait de plus en plus de connards à Paris ?
- Oui, répond Camille, c'est normal, le con est devenu une espèce protégée. C'est le couvre-feu pour les autres. La ville n'autorise la circulation que des gardiens de l'ordre moral, les surveillants qui font respecter les vertus civiques et chassent les dissidents. On n'arrête pas de féliciter les cons, donc ils montent en puissance. C'est l'effet récompense. Quand tu es montré en exemple, tu prends de l'assurance. Ils forment l'axe du bien, ceux qui pensent air pur, trottoirs propres, vélos, trottinettes, tous les jours décorés du grand ordre des aseptisés, dans les journaux, sur les murs, à la télé. Ça finit par leur monter à la tête toutes ces félicitations. Maintenant, ils seraient capables de t'étrangler pour t'apprendre à respecter l'oxygène. En t'en privant radicalement. Leurs mains gantées de vert ne laissent pas de traces et ils ont un bon avocat, Maître du Comme il faut, un ténor du barreau qui obtient toujours la grâce des criminels qui agissent en état de légitime morale. 
- C'est pas seulement Paris...
- Non, c'est sûr, c'est un grand sujet la connerie, ça dépasse nos murs, c'est de la sociologie et de la médecine aussi. C'est le quatrième agent infectieux reconnu après les bactéries, les virus t les prions : très contagieux, très virulent, très présent. Avec la démographie galopante, le problème ne peut que s'aggraver. [...] Il y a une étude anglaise. On a perdu 14 points de QI depuis l'époque victorienne. À chaque génération, on devient plus con. C'est scientifiquement prouvé et ça s'accélère. Des Norvégiens qui viennent d'étudier la question prévoient une perte de 7 points de QI pour chaque nouvelle génération. Ils ne proposent pas de solution sauf manger plus de poisson, mais c'est des Norvégiens. »

« « Faire le point », règle matinale et militaire du docteur Crapal, surnommé « Crapaud » par les hiboux [résidents de la maison de retraire] qui aimaient l'entendre au pluriel. Il était bizarrement jeune, sur la frontière de la quarantaine. Il ne faisait pas plus, pas moins non plus, mais il n'avait pas les marques de la reconnaissance de son âge. Le regard ne brillait pas, la démarche manquait d'impulsion, la jeunesse avait laissé un mot d'absence à sa place encore tiède mais vide. »

« Pierre se méfiait de ceux qui n'entretenaient pas d'amitié avec la mort. Ils n'étaient de vrais amis de la vie. Ils pouvaient paraître lui manifester bruyamment leur attachement en ne sortant jamais sans protection, sans revêtir un uniforme défensif pour chaque activité en plein air, sans serrer leur ceinture de sécurité au moindre pas, sans surveiller tous les paramètres de leur biologie, l'état de leurs poumons, de leur coeur, de leur cerveau...tout cela ne faisait pas des amoureux de la vie, mais des comptables qui augmentaient leur recette de jours. Ils surveillaient leurs dépenses, en jugeant sévèrement les cigales qui laissaient couler leur santé entre leurs mains, hommes sans conscience. »

« Il n'y avait pas de réponse claire à la question de savoir pourquoi certains préféraient au pollen quotidien le miel noir que Pierre Mourange et ses deux amis aimaient butiner ensemble. Parce que c'était peut-être là et nulle part ailleurs qu'on s'amusait, chatouillé par les doigts des ombres. »


« 
« Au secours...Au secours...» [...]
Anodins en apparence, mots à bords coupants tracés sur les veines d'une amitié. »

« L'accès au monde de la santé lui avait été refusé en tant que praticienne, elle avait trouvé une autre voie pour y pénétrer. Puisqu'elle avait raté médecine, elle était devenue malade. »

« Passer son chemin était sa manière avec les erreurs commises. Et le silence valait mieux que toutes les excuses, puisqu'à ses yeux, aucun pardon n'était jamais mérité. »

« On devrait toujours remplacer le mot « personne » par « très peu de gens », répondit Nikolas. Personne ne pouvait craquer le génome humain, personne ne pouvait créer l'intelligence artificielle, personne ne pouvait créer les nanorobots. Au XXIème siècle, il y a toujours quelqu'un derrière personne. »

« Paris était devenu une sorte de grande nouille molle qu'on servait aux touristes, aux retraités et aux migraineux de l'âme, ceux qui avaient toujours une céphalée d'avance, qui ne supportaient rien, le bruit, les fumées, le mouvement. Les défenseurs du plat, du calme, du sain, du monde meilleur pour eux. Les chieurs. Ils avaient recouvert la ville d'un produit stérilisant. Une sorte de pesticide anti-individus, un agent vert extrêmement toxique pour les hommes de bien qui agissaient mal, un défoliant de forêts intimes qui créait du désert dans les coeurs tolérants.
Personne ne vivait ensemble. Paris était la capitale de la solitude. Pierre croisait des troupes qui ne regardaient rien, fermés sur leurs écouteurs, meurs écrans. Les travaux pullulants rétrécissaient les voies de passage. Les voitures s'entassaient misérablement dans les culs-de-sac. Il ne retrouvait rien dans ces rues, aucune complicité avec cette ville qu'il avait aimée. Il marchait plus lentement qu'avant. Il essayait de gagner des courses secrètes contre ceux qui le dépassaient, mais c'était inutile. Les passants passaient plus vite, sans avoir l'air d'accélérer tellement le pas, alors que lui s'essoufflait pour tenir leur rythme. Dernier des courses de solitude. »

« Avec ceux qu'il aimait, il pensait que son silence était ouvert et transparent. Un lieu d'accueil où on ne servait rien ou bien des demi-mots suffisants pour comprendre le nécessaire. Lourde erreur. Personne ne comprenait à demi-mot, à mots couverts, à mot non prononcé. »

« Lise entrait bien dans sa solitude, comme il le fallait, ajustée à elle, sans forcer, sans ambition d'y échapper. On n'y pénétrait qu'avec son propre bagage de chagrin, avec lequel il fallait avancer. Compagnons de solitude, voilà tout. Ceux qui mettaient la barre plus haut, du côté du bonheur, ou ceux qui voulaient venir en aide devaient passer leur chemin. Il n'y avait pas de secouristes dans cet espace et les couples marchaient côté à côté en suivant chacun sa trace. On ne faisait qu'un, pour toujours, qu'avec soi-même. »

Quatrième de couverture

Pierre Mourange, 52 ans, docteur et directeur d’une maison de retraite près de Paris, père et mari lointain, tombe un jour sur un revolver dans le cabinet de leur thérapeute familial. Par curiosité, il le prend et y laisse ses empreintes. Manque de chance, le soir-même, le psychanalyste s’en sert pour se suicider, faisant de son patient un coupable tout trouvé. C’est du moins ce que va vouloir prouver l’inspecteur Guise, petit homme limité mais hélas pugnace. Mourange devrait s’inquiéter, mais après tout, entre la prison des jours et celle de la santé, la différence est-elle si évidente ?
Evidemment que oui, parce qu’ici, dans cette vie, il y a Camille, le frère de cœur connu dans l’enfance, écrivain flamboyant, célibataire amoureux de l’existence qu’aucune injonction à manger bio, faire du sport et honnir le whisky ne pourrait arrêter ; il y a les hiboux, deux pensionnaires de l’EPAHD, l’un ancien juge d’instruction au cœur tendre et discret, l’autre ingénieur brillant spécialisé dans le piratage des réseaux étatiques : ici il y a l’amitié qui tient Mourange debout. Et puis Mathilde, sa fille qu’il n’a pas secourue, une nuit, dans le passé, et pense avoir perdue depuis. Mais cette affaire, loin de l’écrouer, va lui permettre de se libérer ; de voir que ses amis sont prêts à se mouiller pour lui ; de laisser revenir certains mauvais souvenirs ; de rencontrer une commissaire qui lui rappellera qu’il peut aimer encore. De réaliser que sa vie, comme sa fille, ne sont finalement pas si loin.
Avec une grâce, un humour et une vérité sans faux-semblants, Antoine Sénanque revient pour nous offrir une formidable histoire d’amitié, d’amour et d’existence telle qu’on la sait : fragile mais pleine de surprises, et de beauté parfois.

Antoine Sénanque est l'auteur, chez Grasset, entres autres de Blouse (2004), La grande garde (Prix Jean Bernard, 2007), L'ami de jeunesse (Prix Découverte Figaro Magazine, 2008), Salut Marie ! (Prix Version Femina, 2013) et Jonathan Weakshield (2016).

Éditions Grasset, mars 2020
220 pages