lundi 18 janvier 2021

L'anomalie ★★★☆☆ de Hervé Le Tellier

Une lecture en demi teinte à mon plus grand regret. 
Une première partie prégnante, virtuose même,  le suspense y monte crescendo, avec de courts chapitres se succédant pour présenter, de façon parfois fulgurante, chacun des protagonistes. 

Des premiers chapitres qui m'ont saisie, et que j'ai quittés à chaque fois avec regret; Hervé Le Tellier y disséminant la dose suffisante d'intrigue sur la vie du nouvel acteur présenté, pour susciter l'envie d'en savoir plus et de continuer avec le nouveau personnage entrant dans la ronde. Une ronde que l'on imagine rapidement intense, dangereuse, anormale ;-) Un chapitre sur le cancer et la façon dont un diagnostic est posé et annoncé, m'a émue aux larmes. 

Et puis est arrivé l'explication de L'Anomalie à proprement parlé, le coeur du sujet, et là, patatras, j'ai eu l'impression d'être spectatrice d'une série Netflix ou autre : gros plans sur les personnages, lenteurs, humour facile, ajouts de scènes infondées et qui de mon point de vue n'apportent rien à l'histoire, l'alourdissent plutôt qu'autre chose, la scène avec les religieux notamment. 

Lu quasiment d'une traite, car il est vrai que c'est plutôt un page turner, mais aussi parce que les premiers chapitres m'ont tellement emballée, mise en émoi, couper le souffle que j'ai espéré qu'un même sentiment allait se reproduire. Et puis, j'avais envie de connaître le fin mot de l'histoire, de savoir comment Hervé Le Tellier s'était dépatouillé avec ces personnages "en trop" (sans vouloir spoiler). Vous savez comme dans une série, chaque fin d'épisode est judicieusement coupée pour susciter l'envie de continuer. C'est pareil pour la seconde partie de L'Anomalie, une fois commencé, une fois que la problématique de ces tranches de vie avec L'Anomalie (plus ou moins passionnantes) est révélée, on a envie de savoir...

L'écriture est de belle facture, davantage sur la première partie, à mon humble avis, et a sauvé ma lecture fort heureusement. 
In fine, une lecture agréable mais pas de quoi casser trois pattes...
Lisez-le, c'est le Goncourt quand même ! pour vous faire votre propre avis. Personnellement, je suis passée à côté, et j'en suis navrée cher auteur. 
En chacun de nous, une part de nous-même nous échappe, certes. Là, pour tout vous dire, c'est une partie du roman qui m'a échappée. Une relecture s'imposerait-elle ?
« Aucun auteur n'écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l'auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun. »

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l'intelligence, et même le génie, c'est l'incompréhension. »

« Blake fait sa vie de la mort des autres. S'il-vous-plaît, pas de leçon de morale. Si on veut discuter éthique, il est prêt à répondre statistiques. Parce que - et Blake s'excuse - lorsqu'un ministre de la Santé coupe dans le budget, qu'il supprime un scanner, là un médecin, là encore un service de réanimation, il se doute bien qu'il raccourcit de pas mal l'existence de milliers d'inconnus. Responsable, pas coupable, air connu. Blake, c'est le contraire. Et de toute façon, il n'a pas à se justifier, il s'en fout. »

« C'est sa première fois et Blake compose. Il est déjà méticuleux, prudent, imaginatif, à l'extrême. Il a vu tellement de films. On n'imagine pas ce que les tueurs à gages doivent aux scénaristes de Hollywood. Dès le début de sa carrière, l'argent de la commande, les informations sur le contrat, il les recevra dans un sac plastique abandonné dans un lieu qu'il aura déterminé, un bus, un fast-food, un chantier, une poubelle, un parc. Il évitera les zones trop isolées où on ne verrait que lui, les endroits trop publics où lui ne repérerait personne. Il sera là des heures avant, à surveiller les parages. Il portera des gants, une capuche, un chapeau, des lunettes, se teindra les cheveux, apprendra à se poser des postiches, à creuser ses joues, les gonfler, il possédera des plaques d'immatriculation par dizaines, de tous pays. Avec le temps, Blake s'initiera au lancer de couteau, half-spin ou full-spin selon la distance, à la confection d'une bombe, à l'extraction d'un poison indécelable d'une méduse, il saura monter et démonter en quelques secondes un Browning 9 mm, un Glock 43, il se fera payer et achètera ses armes en bitcoins, cette cryptomonnaie aux mouvements intraçables. Il créera son site sur le deep web, et le darknet deviendra un jeu pour lui. Car il y a des tutoriels pour absolument tout sur internet. Suffit de chercher. »

« De ma vie, je n'ai pas fait un geste. Je sais que de tout temps ce sont les gestes qui m'ont fabriqué, qu'aucun mouvement ne s'est accompli sous mon contrôle. Mon corps s'est contenté de s'animer entre des lignes que je n'ai pas tracées. Il y a de l'outrecuidance à laisser entendre que nous sommes maîtres dans l'espace, quand nous ne faisons que suivre les courbes de moindre force. Limite des limites. Aucun envol, jamais, ne dépliera notre ciel. »

« Pourquoi les chats qui attrapent les souris refusent-ils de les laisser vivre ? Elle n'était pas disposée à un tel envahissement ; elle aurait voulu moins d'impératifs, un engagement plus lent et plus serein. L'avidité de ses mains d'homme l'effraie, leur convoitise oppressante interdit à son propre désir de naître. Lui ne veut pas comprendre, et cette fragilité qu'André masquait si bien, devient tangible, et non, elle ne veut pas devoir le rassurer, non, elle n'a pas à se plier à son appétit tyrannique, elle n'a pas à contenter son narcissisme blessé, fût-ce par l'âge, elle n'a pas non plus à supporter ce regard de chiot de chenil qui pleurniche des Prends-moi, prends-moi. Pourquoi se refuse-t-il à voir qu'il la piège dans ses bras, dans son lit ? Pourquoi faut-il qu'elle se sente coupable de se refuser à lui, quand c'est bien la dernière chose qu'elle veut, avoir le moindre devoir ? »

« En toute logique, on doit pouvoir trouver quelque part sur la ligne continue du temps un point de non-retour, un moment de basculement irrémédiable à partir duquel plus rien ni personne ne saura sauver le ficus. Jeudi 17h35, quelqu'un l'arrosera et l'arbre survivra, jeudi 17h36, n'importe qui se pointera avec une bouteille d'eau et ce sera Non, mon chou, c'est gentil, il y a trente secondes, je ne dis pas, peut-être mais là, qu'est-ce que tu crois, la seule cellule qui pouvait relancer la machine, l'ultime vaillante eucaryote qui aurait su réveiller ses voisines, leur crier Allez les filles, on se remotive, on réagit, on se regonfle, on ne se laisse pas aller, eh bien la dernière des dernières vient de nous quitter, alors tu arrives trop tard, avec ta minable petite bouteille, ciao, ciao. Oui, quelque part sur la ligne du temps. »

« Paul ment, parce que c'est mieux que Mais non, David, il n'y a rien de nouveau, c'est une saloperie, je te le redis, on ne sait pas faire, que dalle, on n'a pas découvert de remède miracle, on ne sait même pas pourquoi, selon le patient, tel protocole marche mieux que tel autre. 
- C'est un cancer douloureux, n'est-ce pas ?
- Je t'assure qu'on fera tout pour que la souffrance soit minimale, pendant tout le traitement. Bien sûr, il y aura des effets indésirables. Forcément. On n'a rien sans rien. 
Indésirables. Tu parles. Oui, mon frangin, oui, tu vas vomir tes tripes, te vider par tous les bouts, tu vas perdre tes cheveux, et tes sourcils, et vingt kilos aussi, et après quoi ? Tout ça pour gagner quoi , peut-être deux, trois mois de sursis, 20% de chances de survie à cinq ans, 20% oui mais pas à ton stade, mon petit frère, toi, c'est une chance sur dix même pas, merde, c'est injuste, c'est dégueulasse...»

« Un rayon de soleil entre dans le cabinet. Ce n'est pas le meilleur moment, mais qu'il entre, qu'il donne à David sa lumière dorée, c'est faisceau de vie, un miracle éphémère lorsque ce fichu soleil passe à l'ouest entre les deux gratte-ciel de la Troisième, à 17h21, un prodige qui dure douze minutes exactement, hiver comme été. À 17h33 ce sera fini. »

« Personne ne vit assez longtemps pour savoir que personne ne s'intéresse à personne. »

« Toute gloire ne saurait être qu'une imposture, sauf peut-être dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affrime la dédaigner d'enrager d'avoir seulement dû y renoncer. »

« On ne peut forcer personne à être ce qu'il n'est pas. Il faut de la tolérance, il faut de l'amour. Comment peut-on croire qu'un sera plus heureux en faisant du mal à d'autres. »

« Il lui a écrit, en sachant que c'est inutile, et surtout, disons, contre-productif. Mais quand les piles de la télécommande sont mortes, on appuie toujours plus fort. C'est humain. »

« L'existence précède l'essence, et de pas mal, en plus. »

«Toute réalité est une construction, et même une reconstruction. Notre cerveau est scellé dans l'obscurité et le silence de la boîte crânienne, et il n'a accès au monde que par les capteurs que sont nos yeux, nos oreilles, notre nez, notre peau : tout ce que nous voyons, sentons, lui est transmis par des câbles électriques, nos synapses...nos cellules nerveuses... »

« « Bonjour, je suis le diable. J'ai un marché à vous proposer. - Je vous écoute. - Je vais faire de vous l'avocat le plus riche du monde. En échange, vous me donnez votre âme, l'âme de vos parents, celle de vos enfants et celle de vos cinq meilleurs amis ? » L'avocat le regarde d'un air étonné et dit : « D'accord. Où est le piège ? »»

« Je m'en fous, Dieu, pour moi, c'est comme le bridge : je n'y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu'ils se foutent eux aussi du bridge. »

« Le mathématicien observe cet homme primaire, et il se conforte dans l'idée désespérante qu'en additionnant des obscurités individuelles on obtient rarement une lumière collective. »

« La mort n'est jamais une chose digne, Victor, elle est toujours solitaire. Mais on peut espérer de ce moment ultime des adieux qu'il serve au moins à ceux qui restent. Si les stoïciens disent vrai, si rien n'existe entre les hommes, ni amour, ni tendresse, ni amitié, mais qu'au contraire le corps est tout, s'il est vrai que toute sensation prend naissance et racine en soi, alors Victor, ce dernier mot n'est pas inutile. »

« Regardez le changement climatique. Nous n'écoutons jamais les scientifiques. Nous émettons sans frein du carbone virtuel à partir d'énergies fossiles, virtuelles ou non, nous réchauffons notre atmosphère, virtuelle ou non, et notre espèce, toujours virtuelle ou non, va s'éteindre. Rien ne bouge. Les riches comptent bien s'en sauver, seuls, en dépit du bon sens, et les autres en sont réduits à espérer. »

Quatrième de couverture

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension. »
En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.
Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.

Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.

Membre de l'Oulipo, Hervé Le Tellier est l'auteur de plusieurs livres remarqués, parmi lesquels Assez parlé d'amour, Toutes les familles heureuses, Moi et François Mitterrand. Il a reçu en 2013 le Grand Prix de l'humour noir pour ses Contes liquides. 

Éditions Gallimard, août 2020
327 pages
Prix Goncourt 2020

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