mardi 12 janvier 2021

Que sont nos amis devenus ? ★★★★☆ de Antoine Sénanque

Deux amis de longue date, Pierre Mourange et Camille Fusain. Le premier est directeur d'un Ehpad à Gouvieux, le deuxième, écrivain, en bute avec la page blanche. Ils sont liés par une amitié forte, libérée, proche de la relation amoureuse, j'ai envie dire. Si puissante que même « [une] trahison [peut devenir] en réalité l'abri de leur amitié ». Ils peuvent compter l'un sur l'autre et noient les épisodes fâcheux de leur vie en trinquant plus que de raison. 
« Il n'y avait pas de réponse claire à la question de savoir pourquoi certains préféraient au pollen quotidien le miel noir que ¨Pierre Mourange et ses deux amis aimaient butiner ensemble. Parce que c'était peut-être là et nulle part ailleurs qu'on s'amusait, chatouillé par les doigts des ombres. »  
Autour d'eux gravitent deux résidents hauts en couleur de l'Ehpad, Nikolas et Bouvieux, deux hiboux, asociaux mais ingénieux et téméraires quand il s'agira d'aider Pierre. Nous faisons aussi la connaissance de Blanche, la secrétaire de l'Ehpad, entichée de Pierre et déplorant un amour à sens unique, ainsi que de la femme de Pierre dont la relation est à un point de non retour. Et entre eux les deux amis, Mathilde, la fille de Pierre que Camille chérit comme sa propre fille. 
Un petit monde qui vivote paisiblement jusqu'à ce que Pierre soit accusé du meurtre de son psychanalyste, le docteur Petit-Jean. Entre alors en scène l'inspecteur Guise, un homme aigri, qui n'aura de cesse de s'acharner sur Pierre afin de prouver sa culpabilité et une commissaire qui, quant à elle, portera sur Pierre un jugement tout autre...

L'écriture semble légère mais sous cette première couche de légèreté se cache beaucoup de subtilité, de causticité, poussant à la réflexion. Avec que sont devenus nos amis ? (au passage, le titre est une citation du poète Rutebœuf), on s'interroge sur la vie, l'amitié, la mort, l'amour, la trahison, le temps qui passe, la mémoire, sur ce qui fait chacun de nous. Pierre le protagoniste porte un regard sur lui-même. Un regard acéré, profondément humain, un regard de médecin, et pour cause Antoine Sénanque est neurologue. Et nous, c'est aussi un regard sur nous-même que nous posons au fil des pages.
Un roman empreint de mélancolie, pimenté par une intrigue policière et des tournures de phrases absolument délicieuses.
D'aucuns y verront un quelconque ennui. D'autres, et j'en fais partie, y verront un moment de lecture suspendu dans le temps et bercé par une mélodie subtile et délicate, mêlant poésie et humour aiguisé.

« J'attendais ma famille.
Dans l'antichambre d'un cabinet de psychiatrie. Pour une séance de groupe. Le psychiatre s'appelle le docteur Petit-Jean, 43 rue du Cherche-Midi, Paris 7.
Je donne l'adresse parce que les psychiatres sont plus des lieux que des personnes. Des endroits où les rendez-vous avec vous-même coûte de l'argent. »

« J'ai 52 ans. Mes proches et une myriade de gens que je connais à peine mais qui ont des avis sur ma vie me conseillent de faire attention. À quoi ? À tout. Il ne faut pas que je mange gras, il ne faut pas que je boive d'alcool, il ne faut pas que je fume, il faut que je porte un casque quand je vais à vélo dans Paris. Il faut surveiller ce que je respire, ce que je touche, ce que je pense. Il faut que je fasse très attention, globalement. Je me demande quel mal j'ai pu faire à la vie pour devoir consacrer autant d'efforts à m'en protéger. »

« On finissait par se sentir triste de la tristesse des autres et laisser celle de nos coeurs s'y atteler.      « Prends garde à la douleur des choses » murmurait l'ange gardien de nos humeurs, car le cabinet du docteur Petit-Jean donnait des coups de grâce. Le moral, hésitant sur son fil, trébuchait au passage de sa porte et découvrait qu'il restait du fond sous les pieds qui croyaient l'avoir touché. »

« S'il s'appelait Pierre, c'est qu'il ne disait pas toujours « je » quand sa pensée parlait de lui. Il disait Pierre comme pour un autre, pour la distance qui le séparait de lui-même. »

« Le silence durait. Il manquait une horloge qui aurait mis l'ennui en musique. »

« L’œil mauvais, le rictus dédaigneux, la peau humide, le parfum tabac-bière, il avait tout. Il déroulait silencieusement le catalogue de la médiocrité. C'est précisément ce qui touchait la commissaire, le côté complet et ce quelque chose qui lui rappelait son père, le « las » dans les gestes, dans le regard, dans la manière. Elle avait d'emblée décidé de bien l'aimer. Malgré les jugements contraires. »

« Guise ne s'était pas marié, sa famille s'était consumée sans génération à venir, il lui restait une soeur dans le Nord qui n'aimait pas les flics. Il avait vécu seul. Il avait sur les femmes les mêmes opinions que sur les homosexuels, les communistes et le poisson mal cuit. Arrêtées.
Sa vie était parfaitement dénuée de sens, mais avait son but, sa grandeur d'homme insignifiant : il voulait arrêter un criminel. Pas une petite racaille comme celles qui'il avait poursuivies sans entrain tout au long de sa carrière. Non, un homme authentiquement menaçant, si possible d'une classe sociale supérieure, intelligent, arrogant et qu'il confondrait seul. »

« Comment expliquer cette perte d'amour global ? Il était plus simple de tout réduire à une histoire de couple, bien à distance de l'horizon véritable du désamour. Trop vaste pour être pensé, trop lourd pour être supporté. On pouvait encore croire à une question de personne ou de moment et qu'il suffirait après un peu de temps de reconnaître en piochant dans ses réserves. Mais en réalité, on ne conservait pas ses capacités d'amour intactes. »

«- T'as remarqué qu'il y avait de plus en plus de connards à Paris ?
- Oui, répond Camille, c'est normal, le con est devenu une espèce protégée. C'est le couvre-feu pour les autres. La ville n'autorise la circulation que des gardiens de l'ordre moral, les surveillants qui font respecter les vertus civiques et chassent les dissidents. On n'arrête pas de féliciter les cons, donc ils montent en puissance. C'est l'effet récompense. Quand tu es montré en exemple, tu prends de l'assurance. Ils forment l'axe du bien, ceux qui pensent air pur, trottoirs propres, vélos, trottinettes, tous les jours décorés du grand ordre des aseptisés, dans les journaux, sur les murs, à la télé. Ça finit par leur monter à la tête toutes ces félicitations. Maintenant, ils seraient capables de t'étrangler pour t'apprendre à respecter l'oxygène. En t'en privant radicalement. Leurs mains gantées de vert ne laissent pas de traces et ils ont un bon avocat, Maître du Comme il faut, un ténor du barreau qui obtient toujours la grâce des criminels qui agissent en état de légitime morale. 
- C'est pas seulement Paris...
- Non, c'est sûr, c'est un grand sujet la connerie, ça dépasse nos murs, c'est de la sociologie et de la médecine aussi. C'est le quatrième agent infectieux reconnu après les bactéries, les virus t les prions : très contagieux, très virulent, très présent. Avec la démographie galopante, le problème ne peut que s'aggraver. [...] Il y a une étude anglaise. On a perdu 14 points de QI depuis l'époque victorienne. À chaque génération, on devient plus con. C'est scientifiquement prouvé et ça s'accélère. Des Norvégiens qui viennent d'étudier la question prévoient une perte de 7 points de QI pour chaque nouvelle génération. Ils ne proposent pas de solution sauf manger plus de poisson, mais c'est des Norvégiens. »

« « Faire le point », règle matinale et militaire du docteur Crapal, surnommé « Crapaud » par les hiboux [résidents de la maison de retraire] qui aimaient l'entendre au pluriel. Il était bizarrement jeune, sur la frontière de la quarantaine. Il ne faisait pas plus, pas moins non plus, mais il n'avait pas les marques de la reconnaissance de son âge. Le regard ne brillait pas, la démarche manquait d'impulsion, la jeunesse avait laissé un mot d'absence à sa place encore tiède mais vide. »

« Pierre se méfiait de ceux qui n'entretenaient pas d'amitié avec la mort. Ils n'étaient de vrais amis de la vie. Ils pouvaient paraître lui manifester bruyamment leur attachement en ne sortant jamais sans protection, sans revêtir un uniforme défensif pour chaque activité en plein air, sans serrer leur ceinture de sécurité au moindre pas, sans surveiller tous les paramètres de leur biologie, l'état de leurs poumons, de leur coeur, de leur cerveau...tout cela ne faisait pas des amoureux de la vie, mais des comptables qui augmentaient leur recette de jours. Ils surveillaient leurs dépenses, en jugeant sévèrement les cigales qui laissaient couler leur santé entre leurs mains, hommes sans conscience. »

« Il n'y avait pas de réponse claire à la question de savoir pourquoi certains préféraient au pollen quotidien le miel noir que Pierre Mourange et ses deux amis aimaient butiner ensemble. Parce que c'était peut-être là et nulle part ailleurs qu'on s'amusait, chatouillé par les doigts des ombres. »


« 
« Au secours...Au secours...» [...]
Anodins en apparence, mots à bords coupants tracés sur les veines d'une amitié. »

« L'accès au monde de la santé lui avait été refusé en tant que praticienne, elle avait trouvé une autre voie pour y pénétrer. Puisqu'elle avait raté médecine, elle était devenue malade. »

« Passer son chemin était sa manière avec les erreurs commises. Et le silence valait mieux que toutes les excuses, puisqu'à ses yeux, aucun pardon n'était jamais mérité. »

« On devrait toujours remplacer le mot « personne » par « très peu de gens », répondit Nikolas. Personne ne pouvait craquer le génome humain, personne ne pouvait créer l'intelligence artificielle, personne ne pouvait créer les nanorobots. Au XXIème siècle, il y a toujours quelqu'un derrière personne. »

« Paris était devenu une sorte de grande nouille molle qu'on servait aux touristes, aux retraités et aux migraineux de l'âme, ceux qui avaient toujours une céphalée d'avance, qui ne supportaient rien, le bruit, les fumées, le mouvement. Les défenseurs du plat, du calme, du sain, du monde meilleur pour eux. Les chieurs. Ils avaient recouvert la ville d'un produit stérilisant. Une sorte de pesticide anti-individus, un agent vert extrêmement toxique pour les hommes de bien qui agissaient mal, un défoliant de forêts intimes qui créait du désert dans les coeurs tolérants.
Personne ne vivait ensemble. Paris était la capitale de la solitude. Pierre croisait des troupes qui ne regardaient rien, fermés sur leurs écouteurs, meurs écrans. Les travaux pullulants rétrécissaient les voies de passage. Les voitures s'entassaient misérablement dans les culs-de-sac. Il ne retrouvait rien dans ces rues, aucune complicité avec cette ville qu'il avait aimée. Il marchait plus lentement qu'avant. Il essayait de gagner des courses secrètes contre ceux qui le dépassaient, mais c'était inutile. Les passants passaient plus vite, sans avoir l'air d'accélérer tellement le pas, alors que lui s'essoufflait pour tenir leur rythme. Dernier des courses de solitude. »

« Avec ceux qu'il aimait, il pensait que son silence était ouvert et transparent. Un lieu d'accueil où on ne servait rien ou bien des demi-mots suffisants pour comprendre le nécessaire. Lourde erreur. Personne ne comprenait à demi-mot, à mots couverts, à mot non prononcé. »

« Lise entrait bien dans sa solitude, comme il le fallait, ajustée à elle, sans forcer, sans ambition d'y échapper. On n'y pénétrait qu'avec son propre bagage de chagrin, avec lequel il fallait avancer. Compagnons de solitude, voilà tout. Ceux qui mettaient la barre plus haut, du côté du bonheur, ou ceux qui voulaient venir en aide devaient passer leur chemin. Il n'y avait pas de secouristes dans cet espace et les couples marchaient côté à côté en suivant chacun sa trace. On ne faisait qu'un, pour toujours, qu'avec soi-même. »

Quatrième de couverture

Pierre Mourange, 52 ans, docteur et directeur d’une maison de retraite près de Paris, père et mari lointain, tombe un jour sur un revolver dans le cabinet de leur thérapeute familial. Par curiosité, il le prend et y laisse ses empreintes. Manque de chance, le soir-même, le psychanalyste s’en sert pour se suicider, faisant de son patient un coupable tout trouvé. C’est du moins ce que va vouloir prouver l’inspecteur Guise, petit homme limité mais hélas pugnace. Mourange devrait s’inquiéter, mais après tout, entre la prison des jours et celle de la santé, la différence est-elle si évidente ?
Evidemment que oui, parce qu’ici, dans cette vie, il y a Camille, le frère de cœur connu dans l’enfance, écrivain flamboyant, célibataire amoureux de l’existence qu’aucune injonction à manger bio, faire du sport et honnir le whisky ne pourrait arrêter ; il y a les hiboux, deux pensionnaires de l’EPAHD, l’un ancien juge d’instruction au cœur tendre et discret, l’autre ingénieur brillant spécialisé dans le piratage des réseaux étatiques : ici il y a l’amitié qui tient Mourange debout. Et puis Mathilde, sa fille qu’il n’a pas secourue, une nuit, dans le passé, et pense avoir perdue depuis. Mais cette affaire, loin de l’écrouer, va lui permettre de se libérer ; de voir que ses amis sont prêts à se mouiller pour lui ; de laisser revenir certains mauvais souvenirs ; de rencontrer une commissaire qui lui rappellera qu’il peut aimer encore. De réaliser que sa vie, comme sa fille, ne sont finalement pas si loin.
Avec une grâce, un humour et une vérité sans faux-semblants, Antoine Sénanque revient pour nous offrir une formidable histoire d’amitié, d’amour et d’existence telle qu’on la sait : fragile mais pleine de surprises, et de beauté parfois.

Antoine Sénanque est l'auteur, chez Grasset, entres autres de Blouse (2004), La grande garde (Prix Jean Bernard, 2007), L'ami de jeunesse (Prix Découverte Figaro Magazine, 2008), Salut Marie ! (Prix Version Femina, 2013) et Jonathan Weakshield (2016).

Éditions Grasset, mars 2020
220 pages

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