mardi 5 janvier 2021

Transatlantic ★★★★★ de Colum McCann

« L'histoire n'est jamais muette. On a beau se l'approprier, la briser, la couvrir de mensonges, l'histoire de l'homme refuse de se taire. Malgré la surdité et l'ignorance, le temps jadis continue de s'écouler dans le présent. » Eduardo GALEANO

Oyez oyez braves gens, embarquement immédiat, je répète, embarquement immédiat pour un Transatlantique mémorable et vertigineux. Votre première traversée sans escale sera palpitante, renversante, saisissante. Vous quitterez le Canada pour rallier l'ouest de Galway, à bord de Vickers Vimy, poussé par deux Rolls-Royce. Aux commandes : John Alcock et Arthur Whitten Brown. Deux précurseurs, qu'un célèbre Charles Lindbergh a quelque peu poussé aux oubliettes.      
Alors attachez vos ceintures, ne vous laissez par distraire, enivrez-vous de quelques vapeurs de Jameson, et appréciez ce voyage historique en terres irlandaises, cette étonnante aventure qui ouvre les yeux sur l'histoire de l'Irlande marquée au coin de la tragédie, ses ambiguïtés « ... qui était irlandais, qui était britannique ? Protestant, catholique ? À qui  appartient la terre, les maisons incendiées, ces gosses qui crevaient de faim, avec leurs yeux chassieux ? En simplifiant, on comptait deux catégories : les Anglais étaient protestants, et les Irlandais catholiques. Les premiers dominaient, les autres subissaient.», ses immigrés, ses émigrés. Une terre baignée du sang, de la sueur, des pleurs et des joies d'un peuple façonné par les contingences de l'histoire et si résistant à l'adversité.
Une étonnante aventure dans laquelle s'entrelacent lieux, époques et personnages. 
En plus de vos deux premiers pilotes, vous ferez la rencontre de Frederick Douglass, esclave noir américain en fuite qui vient convaincre les anglais et irlandais de tout mettre en oeuvre pour abolir l'esclavage, pacifiquement, par la force des idées. 
Georges Mitchell, sénateur américain, vous tiendra également compagnie ; il s'est de nombreuses fois rendu en Irlande pour soutenir les accords de paix entre les deux Irlande. 
« La paix ne peut se concevoir sans impératifs moraux. Nulle coexistence sans la reconnaissance de toutes les parties. Les exclus du milieu. Le dépassement du moi. Pas de supériorité culturelle. Conscience individuelle, responsabilité collective. Et toujours, toujours répéter ce qui devrait être compris depuis longtemps. »
Dans l'Histoire se mêlent les histoires. Ces dernières vous permettront de faire la connaissance de Lily, Emily, Lottie et Hannah, liées par une lettre qu'elles se transmettent de génération en génération. Laissez vous conter ces petites histoires imbriquées, qui seront pour vous autant d'allers et retours entre l'Amérique et l'Irlande, parcourant plus d'un siècle d'Histoire.

Un livre riche. Sur les saccages de l'humanité. Sur ses espoirs aussi.  
Conçu à la McCann : magnifiquement. C'est passionnant.
« Brindilles, feuilles et rameaux ramassés çà et là, de petits bouts de catholique, de Britannique, de protestant, d’Irlandais, d’athée, d’Américain ou de quaker qui se croisent et s’entrecroisent à plusieurs années d’intervalle, pendant que les nuages se dispersent dans le ciel derrière lui. »
Et l'envie folle me prend de fouler à nouveau l'île d’Émeraude, d'aller boire une pinte au Dublin's Bridge Bar et de côtoyer ce peuple à la fois si neuf et si ancien, à l'identité forte, au sens inné de l'hospitalité, de la fête et de la musique. Le temps d'une année, j'ai flâné et rêvé sur les routes irlandaises, de Dublin à Galway, des comtés de Cork à la région du Donegal, du Sligo de W.B. Yeats au désert du Connemara, du Kerry à Belfast ... de pubs en pubs, beaucoup. Transatlantic a ravivé quelques beaux souvenirs.
« L'Irlande, Monsieur, que ce soit pour le bien ou pour le mal, ne ressemble à aucun autre lieu sous le ciel. Nul homme ne peut touché son herbe ou respirer son air sans devenir meilleur ou pire... » 
George Bernard SHAW, « La Seconde Île de John Bull », 1945, Aubier-Montaigne 

« À en croire les journaux, tout devenait possible dans un monde miniaturisé. La Société des Nations voyait le jour à Paris. L'Américain W.E.B. Du Bois rejoignait en Europe le premier Congrès panafricain, parmi les représentants d'une quinzaine de pays. On trouvait des disques de jazz à Rome. Des fous de radiotéléphonie assemblaient des lampes et des tubes pour transmettre des signaux sur des centaines de kilomètres. Dans un avenir proche, on pourrait sans doute lire le San Francisco Examiner le même jour à Édimbourg, Salzbourg, Sydney ou Stockholm. 
Le terme d'exploit sportif avait les honneurs des éditoriaux. Quatre équipes concurrentes au moins projetaient de traverser l'océan sans escale. »

« Le bleu s'étend là-bas sans fin et sans nuages. Emily aime le murmure de l'encre qui remplit son stylo, le clic du capuchon au bout du pas de vis. « Dans leur avion, deux hommes traversent l'Atlantique d'une traite, munis d'une sacoche de facteur, petite poche d'étoffe blanche contenant 197 lettres, affranchies au tarif utile. S'ils arrivent à bon port, ce sera le premier courrier aérien à relier les deux mondes. » Une idée neuve, ça : la poste aérienne. 
Elle jauge intérieurement l'expression, la griffonne cent fois sur le papier. Le ciel enfin vaincu. »

« Le bruit voyage dans leur corps. Ils s'en font parfois une musique, un rythme qui roule de la tête au torse, et du torse aux orteils, qu'on leur retire soudain et qui redevient bruit. Ils savent qu'ils peuvent arriver sourds, le rugissement des Rolls Royce les habiter toujours, les transformer en gramophones à quatre membres ; même s'ils se posent sur l'autre rive, il risquent de rester collés au ciel. »

« Garder le cap est affaire de magie et de génie. Brown, navigateur, a pour tâche d’orienter l’avion par tous les moyens à sa disposition. Le sextant est fixé sur le panneau de bord devant lui. L’anémomètre et l’altimètre chevillés au fuselage. Le dérivomètre encastré sous son siège, avec le niveau à alcool qui mesure l’inclinaison de l’appareil. Les tables du capitaine Baker, avec leur calque, par terre à ses pieds. Les trois compas sont phosphorescents. Le soleil, la lune, les courants, les étoiles. Et si plus rien ne fonctionne, il naviguera à l’estime.
Il s’agenouille sur son siège pour jeter un coup d’œil par dessus bord. Se tourne dans tous les sens, prend en compte l’horizon, le panorama et la position du soleil pour poursuivre ses calculs. Inscrit sur une feuille de son carnet : « Reste plus près de 120 que de 140 »À peine l’a-t-il donnée à Alcock que celui-ci, dans leur petit cockpit, réduit les gaz, stabilise la vitesse, il ne veut pas trop pousser les Rolls Royce, les règle aux trois quarts de la puissance.
Manœuvrer un cheval n’est pas si différent : pendant un long voyage, l’avion change de comportement, s’allège à mesure que les réservoirs se vident. Les moteurs trottent, galopent selon ce qu’indiquent les rênes. »

« Un siècle pour dévisser le capuchon, puis l'alcool fait un cataplasme le long des côtes. »

« Ce nuage de malheur se resserre autour d'eux. Ils savent que, s'ils ne s'en libèrent pas, l'avion peut partir en roulis, en spirale. Filer à toute allure et se désintégrer. Le seul moyen de garder de la vitesse est de descendre en vrille. Perdre le contrôle et le reprendre en même temps. 
Vas-y, Jackie !
Moqueurs, les deux Rolls Royce lâchent des gerbes de flammes rouges. Le Vimy reste suspendu une seconde, s'alourdit, puis bascule comme si on venait de le gifler. [...]
Trois mille pieds au-dessus de l’océan. Ne plus rêver de stabilité, le nuage est un enfer. Ni haut ni bas. Deux mille cinq cents pieds. Deux mille. Le vent, la pluie leur balancent des claques au visage. La carlingue frémit. La boussole s’affole. Le Vimy se balance. Leurs corps violemment collés aux sièges. Toujours ni ciel ni mer : rien à voir que la grisaille, des briques de grisaille. Brown scrute à gauche, à droite, au-dessus, en dessous. Il n’y a plus de centre, de bord, et ne parlons pas d’horizon. Bon sang. Enfin, quand même, quelque chose, quelque part ? Tiens bien les commandes, mon Jackie. 
Mille pieds, neuf cents quatre-vingt-sept. Les épaules plaquées contre les dossiers. Le sang qui voltige dans la tête. Le cou est soudain lourd. On monte ? Descend ? Et ça tourne. Ils ne verront peut-être pas l’eau avant de s’abîmer. Desserrer les ceintures. C’est foutu. Foutu, Teddy. Malgré la pression, Brown se détache de son siège, ramasse le carnet de vol qu’il fourre dans son blouson. Alcock l’aperçoit du coin de l’œil. Glorieuse imbécillité. Le dernier geste du navigateur. Conserver chaque détail. On saura donc ce qui c’est passé : quel soulagement…
L’aiguille continue de décliner. Six cents, cinq cents, quatre. Pas une larme, pas un souffle, les nuages qui hurlent. Ils n’ont plus de corps. Alcock tient la vrille dans le mur de blancheur. 
La lumière mute, le mur change de couleur, il faut plus d’une seconde pour s’en apercevoir. Une lueur bleue. Cent mètres. Un drôle de bleu, qui tourbillonne, on est sortis ? Jack, Jack, ça y est ! Bleu en bas, gris en haut. Braque, mais braque, putain ! C'est vrai, on est dehors ? [...] »

« Plus tard, ils riront du piqué, de la chute dans les nuages, des vagues abaissées comme un rouleau à pâtisserie. « Si ta vie ne défile pas devant tes yeux, mon gars, c'est que tu n'as pas vécu ? » Mais en grimpant, ils ne disent rien. Brown se penche, flatte le flanc du fuselage. Bon cheval. Sacré Blackfoot. »

« L'odeur de la terre est d'une fraîcheur renversante : Brown en mangerait presque. Les tympans vibrent dans ses oreilles. L'impression d'être encore suspendus là-haut. Voilà, se dit-il, je suis le premier homme qui marche en volant. L'avion atterri sans la guerre. Son sac de courrier à la main, il salue les soldats, les habitants qui arrivent avec le crachin gris.
L'Irlande.
Un si beau pays. Un peu sauvage pour l'homme, quand même.
L'Irlande. »

« Bien que le repas fût excellent, Douglass eut peine à manger. Faible, dans le vague, il sirotait de petites gorgées d'eau.
On lui demanda de parler, alors il décrivit sa vie d'esclave, la masure où il couchait par terre, la toile de jute qui servait de couverture, les cendres chaudes dans lesquelles il réchauffait ses pieds. Sa grand-mère l'avait élevé quelques temps, puis on l'avait emmené dans une plantation. Contre toutes les lois, il avait réussi à apprendre l'alphabet, à lire, écrire. Il avait lu le Nouveau Testament aux autres esclaves. Travaillé dans un chantier naval avec des Irlandais. Trois fois, il s'était échappé. Deux fois on l'avait repris. Fuyant le Maryland à l'âge de vingt ans, il était devenu homme de lettres. Il venait aujourd'hui convaincre les habitants de l'Angleterre et de l'Irlande de tout mettre en œuvre pour abolir l'esclavage - pacifiquement, par la force des idées. [...]
Il n'était pas - et le savait - le premier Noir invité en Irlande pour donner des conférences. Sarah Remond l'avait précédé. Equiano aussi. Les abolitionnistes d'Erin étaient connus pour leur ferveur. C'était le pays de O'Connell, après tout, le « grand libérateur ». Les Irlandais ont soif de justice, lui avait-on dit. Ils s'ouvriraient à lui. »

« Des rues plus étroites, aux profonds nids-de-poule, bientôt encombrées d'une saleté stupéfiante. Même à Boston, Douglass n'avait rien vu de tel. Les déjections accumulées dans le ruisseau, diluées ça et là dans les flaques. Des hommes effondrés sur les grilles des maisons. Des femmes circulant en haillons, ou moins que ça : des loques humaines. Les enfants couraient pieds nus. Des générations de vies brisées lançant des regards furieux aux fenêtres. Le verre cassé et la poussière. Les rats filant dans les venelles. La carcasse d'un âne mort, boursouflée dans la cour d'un immeuble. Les chiens malingres qui ouvraient le chemin, dans des relents de bière rance. Une jeune mendiante chantait sa mélopée d'une voix lasse ; la botte d'un policier atterrit dans ses côtes et l'entraîna plus loin. Elle s'accrocha à une balustrade et s'avachit en riant.
Les Irlandais n'avaient pas ou peu de règles [...]. »

« La fièvre du travail. Il voulait qu'on sache ce que cela signifiait d'être marqué au fer, de porter sur sa peau les initiales d'un autre, le joug sur le cou et le mors aux dents. De traverser les mers dans des bateaux ravagés par la variole, le typhus, la rougeole. De se réveiller dans le champ du négrier. D'entendre le cliquetis des chaînes, les clameurs du marché. De subir la brûlure du fouet. De se faire couper les oreilles. D'accepter. Plier. Disparaître. »

« À Rathfranham, il fulmina. Les femmes fouettées, les hommes raflés, les berceaux pillés. Le négoce de la chair, les conducteurs de bestiaux. Une ivrognerie en soi, le saccage de l'humanité, l'indifférence absolue, la soif du mal et la haine fanatique. Il était en Irlande, expliqua-t-il, pour promouvoir l'émancipation universelle, imposer des règles de moralité publique, précipiter la libération de trois millions de semblables. Et il répéta : « Trois millions ! » en levant les mains, recueillant chacun d'eux dans ses paumes. Méprisés, calomniés depuis trop longtemps, traités comme les animaux les plus vils. Entravés, brûlés, marqués ! Assez de cette traite meurtrière de sang et d'os ! Entendez la plainte déchirante des marchés aux esclaves ! Écoutez le cliquetis des chaînes ! Écoutez-les ! Rapprochez-vous. Entendez-vous ces trois millions de voix ? »

« J'admets que ce séjour dans l'île d'émeraude est riche en émotions. Adieu le ciel éclatant d'Amérique, me voilà revêtu des brumes grises de l'Irlande. C'est un habit d'homme qu'on m'offre ici, pas la mise de l'esclave. On m'encourage à parler de ma propre voix. Je respire librement l'air de la mer. Et si bien des choses me serrent le cœur, s'il m'est donné beaucoup à voir qui ferait trembler les miens, ce ne sont pas les chaînes qui m'entravent. Temporairement du moins. »

« L'Irlande produisait assez de vivres pour nourrir quatre fois sa population, assura-t-elle. Mais tout cela partait en Inde, en Chine, aux Antilles. L'Empire épuisait ses forces. Elle aurait souhaité s'élever contre cette absurdité. On ne pourrait taire longtemps la vérité. Sa famille avait des entrepôts pleins sur les rives de la Lee. Vinaigre en bouteille. Réserves de levure. Orge maltée. Des caisses de confitures. On ne donne pas comme ça. Il y a les lois, le droit, la propriété. Des partenaires commerciaux, des contrats à terme, des taxes. Les pauvres et leurs besoins ? Exigence morale ou pure illusion ?  »

« Le Bushmills, whisky protestant. Les catholiques boivent du Jameson. »

« Il a lu quelque part qu'un homme sait réellement d'où il vient lorsqu'il a décidé de l'endroit où on l'enterrerait. Il a déjà chois, l'île des Monts Déserts, la falaise au-dessus de la mer, la courbe de l'horizon et le vert profond, la mousse qui éclabousse la roche escarpée. Tout ce qu'il demande : un carré d'herbe au-dessus d'une crique, une clôture blanche autour, des petits cailloux pointus pour lui griffer le dos. Semez mon âme dans la terre rouge, laissez-moi reposer heureux devant les pêcheurs qui relèvent leurs nasses, la longue danse de l'écume, la ronde des goélands. »

« Cent fois, les journalistes lui demandèrent d'expliquer l'Irlande du Nord. Comme s'il allait attraper une formule au vol, une déclaration pour l'éternité. Il aime bien Heaney, le poète. « Deux seaux sont plus faciles à porter qu'un. » « Quoi que vous disiez, ne dites rien. » Illusions dispersées, moments de calme, des voies s'ouvrent dans le paysage. Il n'a jamais pu rassembler tous les partis politiques autour d'une table, encore moins résumer la situation par une phrase. Une qualité bien irlandaise, l'art de détruire et d'étoffer la langue en même temps. L'estropier et la vénérer. Même leurs silences sont poétiques. L'éloquence élevée au rang de menace. Des heures durant, il a écouté leurs logorrhées sans que jamais ils ne lâchent le verbe auquel ils tiennent. Hystériques méandres, tours et détours. Brusquement, il les entend répéter : « Non, non,non », comme si le langage n'avait jamais eu que ce mot pour produire du sens. »

« Il déteste les éloges, les effusions, les démonstrations hypocrites, les références à sa patience, sa maîtrise de soi. S'il faut se mesurer à quelque chose ou à quelqu'un, ce serait plutôt aux fanatiques, les vaincre sur le terrain de la ténacité. Une violence différente qu'il ressent en lui-même, qui le pousse à s'accrocher, se battre. Le terroriste se cache toute la nuit dans son fossé trempé. Le froid, l'humidité remontent au travers de ses bottes, le long du dos jusqu'au sommet du crâne, rejaillissent par ses pores, l'attente glaciale, le départ des étoiles, puis le matin et ses miettes de lumière. C'est cet homme-là qu'il faut confondre ; supporter comme lui le gel, la pluie, la saleté. Le guetter derrière les roseaux, dans le noir, même sous l'eau en respirant par un tube - pour l'empêcher in fine de braquer son arme. Qu'importent le froid, l'épuisement qui succède au plus pur ennui. Faire mieux que ce salaud, avoir une longueur d'avance, ne serait-ce qu'un souffle. Ce sera lui qui, transi, n'aura plus la force de presser sur la détente, lui qui, dégoûté, découragé, gravira lentement la colline. Jouer le temps, l'obstruction sous d'autres formes, mais être là lorsqu'il sortira du fossé. Alors le remercier, serrer sa main, l'escorter dans l'allée de ronces, la lame du droit dans le dos. »

« [...] des cinglés [...] ils sont légion. Paramilitaires, politiciens, diplomates, même chez les fonctionnaires. L'Irlande du Nord est un polygone à six, sept, huit côtés, voire davantage. Une lumière, une luciole, jaillit parfois du noir. Les contextes s'entrecoupent. Rien à exploiter là-haut : ni pétrole ni terrains, et DeLorean est partie. Mitchell n'est pas payé, on lui rembourse ses frais, c'est tout. En guise de salaire, un gain politique, bien sûr, pour lui, le président, la postérité, peut-être l'histoire avec un grand H. Il est des moyens plus simples de prétendre aux vanités, des gloires plus accessibles. »

« Il aurait aimé se débarrasser des hommes, remplir de femmes les salles et les couloirs. Le choc, court et cuisant, de trois mille deux cent mères. Celles qui, au supermarché, cherchent dans les décombres les jambes de leur mari. Qui lavent encore à la main les draps du fils jamais revenu. Qui, en cas de miracle, mettent un couvert de plus à table. Les élégantes, les furieuses, les malignes, celles qui couvrent leurs cheveux d'un filet, toutes celles que la mort épuise. Ni photos sous les bras, ni gémissements publics, elles ne se frappent pas le torse. Le chagrin se lit dans leurs pupilles, un puits sans fin dans une mer de lassitude. Mères, filles, petites-filles, grands-mères ne faisaient pas la guerre, mais leurs os et leur sang en portaient les souffrances. Combien de fois les a-t-il entendues ? Deux phrases pour la même chose : il s'appelait Seamus, mon fils est mort, il s'appelait James, mon fils est mort, il s'appelait Peader, mon fils est mort, il s'appelait Billy, mon fils est mort, il s'appelait Liam, mon fils est mort, il s'appelait Charles, mon fils est mort, il s'appelait Cathal, mon fils est mort, il s'appelle Andrew. »

« L'âge a cet avantage qu'il vainc la fatuité. »

« Flow on, lovely river, flow gently along / By your waters so sweet sounds the lark's merry song. Bons musiciens, les Irlandais, mais tous leurs chants d'amour sont tristes, et tous leurs chants de guerre sont gais. » (The Rose of Mooncoin_Coule, jolie rivière, coule doucement / Le chant joyeux de l'alouette retentit sur tes rives...)

« Une trace de brûlé en dessous, le noir aujourd'hui cramoisi. Sûrement un cocktail Molotov, quelques années plus tôt. Les hiéroglyphes de la violence. »

« La paix ne peut se concevoir sans impératifs moraux. Nulle coexistence sans la reconnaissance de toutes les parties. Les exclus du milieu. Le dépassement du moi. Pas de supériorité culturelle. Conscience individuelle, responsabilité collective. Et toujours, toujours répéter ce qui devrait être compris depuis longtemps. »

« Il ouvre un peu plus sa fenêtre. Le vent de la mer. Les bateaux là-dehors. Tant de générations qui fuirent. Huit cents ans derrière nous. Notre vision de l'histoire préfigure notre avenir. Toutes ces traversées, dans un sens ou dans l'autre. Passé, présent, et un futur fuyant. Une nation. Le présent remet tout en cause, à chaque instant. Le temps, cet élastique tendu, jour après jour. Tension, rupture, violence, ainsi de suite. Vous n'avez pas idée... »

« L'herbe suffoquait sous le poids de la guerre. »

« Ils avaient été mécaniciens, intendants, majordomes, cuisiniers, menuisiers, maréchaux-ferrants. Aujourd'hui ils portaient les bottes de la mort. »

« Dieu et diable là-haut, va les maudire pour moi. Leur dessein monstrueux de sang et d'os. Leur bête abreuvée de bêtise, la solitude de toutes les mères. »

« L'extraordinaire tristesse de cette voix. « Détachée de tout corps, de toute passion, explorant, solitaire, un monde sans réponses, et qui se brise sur les rochers - cette impression. » Emily aimait surtout l'aisance qu'elle suggérait. Les mots s'entrelaçaient naturellement. Une vie traduite dans son intégrité. Et, dans les mains de Woolf, une vision de l'humilité. »

« Comment imaginer que sa mère, quatre-vingts ans plus tôt, avait emprunté un bateau-cercueil, surchargé, rongé par la fièvre et la mort, et qu'elle, Emily, voyageait aujourd'hui en première classe avec sa fille, destination l'Europe, dans un navire où la glace était produite par un générateur électrique. »

« Le lac semblait s'allonger indéfiniment vers l'est. Ouvert aux marées, il respirait par courtes vagues. Un troupeau d'oies survola le cottage et s'éloigna, bec tendu. On aurait dit qu'elles emportaient avec elles le gris du ciel. La gestuelle des nuages modelait la brise. Les vagues clapotaient sur la berge, comme pour les applaudir, soulevant et reposant le varech. »

« Brindilles, feuilles et rameaux ramassés çà et là, de petits bouts de catholique, de Britannique, de protestant, d’Irlandais, d’athée, d’Américain ou de quaker qui se croisent et s’entrecroisent à plusieurs années d’intervalle, pendant que les nuages se dispersent dans le ciel derrière lui. »

« Notre âge ne cesse de nous surprendre. Je suis certaine qu'une fois au moins Lily Duggan, Emily Ehrlich et Lottie Tuttle ont éprouvé cette sensation. Et leurs vies étaient là, cachetées dans cette enveloppe entre ses mains.
Non qu'on finisse par ressembler à des chaises vides, je ne crois pas, mais on libère la place pour les autres en chemin. »

« Le monde a cela d'admirable qu'il ne s'arrête pas après nous. »

Quatrième de couverture

Après Et que le vaste monde poursuive sa course folle, le grand retour de Colum McCann. S'appuyant sur une construction impressionnante d'ingéniosité et de maîtrise, l'auteur bâtit un pont sur l'Atlantique, entre l'Amérique et l'Irlande, du XIXe siècle à nos jours. Mêlant Histoire et fiction, une fresque vertigineuse, d'une lancinante beauté. 
À Dublin, en 1845, Lily Duggan, jeune domestique de dix-sept ans, croise le regard de Frederick Douglass, le Dark Dandy, l'esclave en fuite, le premier à avoir témoigné de l'horreur absolue dans ses Mémoires.
Ce jour-là, Lily comprend qu'elle doit changer de vie et embarque pour le Nouveau Monde, bouleversant ainsi son destin et celui de ses descendantes, sur quatre générations. 
À Dublin encore, cent cinquante ans plus tard, Hannah, son arrière-petite-fille, tente de puiser dans l'histoire de ses ancêtres la force de survivre à la perte et à la solitude.
« Voilà tout ce qui intéresse Colum McCann : au coeur de la violence, des vies vécues malgré tout ; ces écheveaux invisibles qui entremêlent lieux, époques et personnages ; cette façon qu'a le passé de resurgir de la manière la plus étrange qui soit. »       Publishers Weekly
Éditions Belfond, août 2013
371 pages
Traduit de l'anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre

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