samedi 16 janvier 2021

Chavirer ★★★★☆ de Lola Lafon

La parole se libère et avec la rentrée littéraire dernière, c'est l'écriture qui s'est libérée en proposant de nombreux ouvrages sur cette déliance : Loulou Robert, Isabelle Carré...
Avec Chavirer, Lola Lafon s'inscrit dans ce mouvement en mettant des mots sur les maux des femmes, des jeunes filles dans le milieu de la danse et dont l'adolescence a été estropiée ; elles ont dit oui parce qu'elles ne savaient pas encore dire non. Trompées par l'amour qu'elles portaient à l'entremetteuse, et indirectement également par ceux qui voyaient, comprenaient mais qui ont fermé les yeux.
C'est en écoutant Lola Lafon parler de son roman que je me suis convaincue de lire ce livre. 
Son analyse « On est éduquées pour plaire et ça, il faut s’en débarrasser » m'a interpellée et le mécanisme de la honte, de la double honte dont elle a parlé dans La grande librairie m'a convaincue.

Une mauvaise victime qui ne se revendique pas victime "Je ne suis victime de rien" dit-elle. Elle ne s'est pas détendue au moment de se laisser faire, et une victime coupable aussi, d'avoir donner en pâture d'autres jeunes filles. « Favorite. Courroie de transmission, victime et coupable, une martyre-bourreau. »
« Cette souffrance en veille resurgissait à tout propos, celle d'une ancienne gamine à qui des adultes avaient enseigné la solitude des trahisons. »
Ce n'est pas un récit linéaire que nous propose Lola Lafon mais un récit morcelé de rencontres, de flashbacks. Des rencontres qui donnent un éclairage approfondi, densifié,       sur ce qu'a été la vie de Cléo, principale protagoniste de ce roman, de 13 à 47 ans. 
« alors que tout semblait indiquer que Cléo aurait treize ans pour l'éternité, elle se cognait à chacun des angles morts de cette éternité. »
Comment se construit-on quand on a été confrontée à cette douloureuse,       infecte      réalité ? Comment vit-on le fait de devenir mère ? D'une fille. Comment arpenter le chemin rocailleux jusqu'au pardon ? On n'oublie pas, on vit avec cette écharde, « une écharde sur laquelle sa chair s'est recomposée, à force d'années. Un petit coussin de vie rosé, solide et élastique. Ce corps étranger n'en est plus un, il lui appartient, solidement maintenu dans un faisceau de fibres musculaires, à peine effrité par le temps ».

J'ai aimé le cheminement de l'autrice, dénué de manichéisme, empreint de bienveillance. Elle nous donne un intelligent aperçu du dessous des cartes et fait écho aux scandales qui ont éclaté dans le milieu du sport. 
Licencieux filon que celui de faire miroiter de jeunes enfants, leur mettre des étoiles dans les yeux et leur promettre le Graal, se jouer de leur jeunesse, de leur inexpérience, de leur fragilité et naïveté, abuser de leur confiance, abuser ...
La honte, ensuite des jeunes victimes, les immunise          contre une éventuelle dénonciation. 
La honte, la culpabilité.
Des vies rongées. 
Des vies où l'on tourne le dos, mais où on affronte de face. 
Et le silence comme « le repli tamisé d'un refuge ».

Quand on aime les petites filles. 
Quand on a quatre fois plus que l'âge de ces jolies et sensibles fleurs en devenir,                       on se soigne, non ?         On se fait aider ?              On se maîtrise ? 
---   Tu te maîtrises                                         ,s'il-te-plaît.

Un livre sur ces vies hantées par la culpabilité et la quête du pardon, racontées par petits morceaux savamment orchestrés,          à mon humble avis,           
avec délicatesse et pudeur, ponctuées de passages littérairement remarquables.  

Une phrase de ce livre me hante depuis la dernière page tournée :
 « Si ça ne fait pas mal, c'est qu'on n'a rien dérangé. ».    
Deux négations criantes. Percutantes.
Racontons ce qui hante.
Se faire de la place pour deux uniquement si la réciproque est vraie. Cela ne vaut pas la peine, sinon. 

Merci Lola Lafon pour ces mots, ces histoires, l'histoire de Cléo, celle de tant de petites filles malmenées, fourvoyées, qui ont dû ...doivent s’accommoder de tant d'égratignures. Qui font face. Parce qu'elles sont imprégnées de leurs rêves d'enfant. Parce qu'à défaut d'oublier, il ne faut pas soi-même se diluer, se noyer. Contre le vent. Il ne faut pas. PAS. Des adultes en souffrance. Des vies innocentes bafouées.  
Ça dérange. 
Autorisons-nous à l'entendre. Trempons dans la douceur et l'empathie. 
Sortons de ce malaise                qui détruit.
Alors             MERCI.
« [...] les mots avaient des horizons de paysage, les nuances d'un poème : à défaut du pardon, laisse venir l'oubli. »

«  Le pardon, s'il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l'impardonnable, l'inexpiable - et donc faire l'impossible. » JACQUES DERRIDA, Pardonner.

« À défaut du pardon, laisse venir l'oubli. » ALFRED DE MUSSET, La Nuit d'octobre.

« Ces raisons-là qui font que nos raisons sont vaines.
Ces choses au fond de nous qui nous font veiller tard. » JEAN-JACQUES GOLDMAN, Veiller tard.

« Avant de s'endormir, Cléo avait humé Opium à petites inspirations, nuage de fumée sucrée.
Le danger avait l'haleine tiède d'un animal assoupi. »

« La caméra hésita un instant entre elles deux puis choisit Cléo, zoomant sur sa peau scintillante, découpant la danseuse en vignettes dorées : seins, cuisses, fuselage d'une taille prise au plus serré, Cléo en pièces détachées, offerte à la France du samedi soir. »

« "Tu ne me l'avais jamais dit" devint le leitmotiv de Lara, elle voulait tout savoir. Que rien ne reste dans l'ombre. Cléo n'avait pas passé son bac. Elle lisait des extraits de la Torah, en révérait la philosophie . Opium, le parfum de Saint-Laurent, lui soulevait le coeur. Elle n'avait pas vraiment eu d'histoire d'amour sérieuse. Elle ne détestait pas faire l'amour avec des garçons, elle trouvait simplement ça très ennuyeux. Elle n'avait pas beaucoup de souvenirs d'adolescence. Être un corps dansant, pour elle, c'était savoir s'arrêter au bord de la douleur, comme d'un orgasme. Elle défendait l'idée d'une poésie populaire : les chansons. Les mots, lorsqu'ils parvenaient à nous bouleverser, nous modifiaient. »

« Seule la danse, le cours de Stan, avait eu ce pouvoir de malmener l'ordinaire d'un quotidien flasque qui se traînait. Là elle pouvait s'inventer. »

« Après cette fois-là, elle avait commencé à avoir mal au ventre toutes les nuits. Elle n'avait rien à vomir. Tout était vide, de sens, de mots, elle n'avait pas dit non, elle avait consenti mais à quoi. »

« Lara songeait à tout ce que qui faisait de Cléo une danseuse recherchée : sa résistance à la douleur, sa compétitivité, cette capacité à exécuter fidèlement ce qu'on lui demandait. À reproduire des gestes, des sentiments. Cléo exécutante, sous les ordres d'un chorégraphe, d'un réalisateur, d'un chef opérateur. Cléo protégée par un écran de télé, dissimulée derrière un aplat de fond de teint et un sourire retracé au pinceau. »

« Cléo, qui préférait que Claude la déshabille de dos, abordait tout de face ... »

« Sa tante : l'accroc voyant sur une robe, la tache qui perdurait. Celle d'une histoire. Toutes les familles étaient tissées d'histoires, qu'un chœur de vies perpétuait. Les histoires-sédiments cimentaient le clan plus sûrement que les naissances et les anniversaires, ces évocations du jour où, de la fois où...
Mais la famille d'Anton était tressée d'une histoire qu'on évoquait pas. Pas parce qu'on l'avait oubliée, mais parce que tous la connaissaient. L'histoire était un élément du décor, on savait ne pas s'y cogner. Une histoire troue de silences embarrassés, dont sa tante était l'actrice principale, même si le rôle qu'elle y tenait était flou, presque effacé.
Anton en connaissait le prologue et la conclusion : sa tante, fillette brune au teint de noisette avait modestement commencé la danse classique dans une MJC puis, à l'adolescence, à force de travail, avait remporté deux médailles de bronze dans divers concours. Trente ans plus tard, la famille n'en revenait toujours pas : un matin, l'année de ses dix-huit ans, elle avait annoncé que tout était terminé : la danse et le fiancé quadragénaire en costume invité à chacun des déjeuners dominicaux. » 

« [...] les mots avaient des horizons de paysage, les nuances d'un poème : à défaut du pardon, laisse venir l'oubli. »

« Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. Et les sujets des documentaires comme ceux des romans sont des paravents qui masquent nos questions irrésolues. Le sujet ne se trouve ni se cherche, il faut s'autoriser à l'entendre, à lui laisser donner de la voix. Il est là depuis toujours, une banale écharde sous la peau qui se laisse oublier à la façon d'une dent ébréchée, jusqu'à ce qu'on passe sa langue dessus. »

Quatrième de couverture

1984. Cléo, treize ans, qui vit entre ses parents une existence modeste en banlieue parisienne, se voit un jour proposer d’obtenir une bourse, délivrée par une mystérieuse Fondation, pour réaliser son rêve : devenir danseuse de modern jazz. Mais c’est un piège, sexuel, monnayable, qui se referme sur elle et dans lequel elle va entraîner d’autres collégiennes.
2019. Un fichier de photos est retrouvé sur le net, la police lance un appel à témoins à celles qui ont été victimes de la Fondation.
Devenue danseuse, notamment sur les plateaux de Drucker dans les années 1990, Cléo comprend qu’un passé qui ne passe pas est revenu la chercher, et qu’il est temps d’affronter son double fardeau de victime et de coupable.
Chavirer suit les diverses étapes du destin de Cléo à travers le regard de ceux qui l’ont connue tandis que son personnage se diffracte et se recompose à l’envi, à l’image de nos identités mutantes et des mystères qui les gouvernent.
Revisitant les systèmes de prédation à l’aune de la fracture sociale et raciale, Lola Lafon propose ici une ardente méditation sur les impasses du pardon, tout en rendant hommage au monde de la variété populaire où le sourire est contractuel et les faux cils obligatoires, entre corps érotisé et corps souffrant, magie de la scène et coulisses des douleurs.

Écrivain et musicienne, issue d’une famille aux origines franco-russo-polonaises, Lola Lafon est l’auteur de cinq romans : Une fièvre impossible à négocier (Babel n°1405), De ça je me console (Babel n°1481), Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Babel n°1248) , La petite communiste qui ne souriait jamais (Babel n°1319) et Mercy, Mary, Patty ( Babel n°1618).

Dans le domaine musical, Lola Lafon compte deux albums à son actif : Grandir à l’envers de rien (Label Bleu / Harmonia Mundi, 2006) et Une vie de voleuse (Harmonia Mundi, 2011).

Éditions Actes Sud, août 2020
345 pages
Prix du Roman des étudiants 2021

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