samedi 31 décembre 2022

Au nom des requins ★★★★☆ de François Sarano

Extrêmement riche d'informations scientifiques, très fouillées, des chapitres très instructifs, notamment celui intitulé "La sélection naturelle, une sélection positive", ce roman est un plaidoyer « pour Lady Mystery, pour tous les requins, pour tous les sauvages qui n'auront jamais la parole, pour tous ceux qui sont différents et dont on a peur parce qu'on les méconnaît. Mais il s'agit aussi d'une supplique pour nous-mêmes, car nous pressentons que, comme l'aurait si bien écrit Romain Gary dans sa "lettre à l'éléphant", c'est notre Humanité que nous massacrons quand nous effaçons la liberté sauvage de Lady Mystery. »

Pour plaider la cause des requins, François Sarano, docteur en océanographie, plongeur professionnel et fondateur de l’association Longitude 181, explore, recherche, analyse les comportements, entre dans leur tête pour mieux les connaître. Il va aussi à la rencontre aussi de ces hommes et femmes qui évoluent aux côtés des requins. Ceux qui créent du lien et alertent sur les comportements humains inappropriés, colonisateurs irrespectueux...qui amènent à des accidents graves et ... évitables. 
« Nos échappées dans des univers virtuels plus vrais que nature, dans lesquels la possibilité de reset laisse croire que l'on peut impunément perdre ou ôter la vie, nous étourdissent. Le requin, dernier grand symbole de la vie sauvage, est là pour nous rappeler à quel monde nous appartenons vraiment. Un monde sensitif, sensoriel et sensuel, un monde-chair. Il rétablit le lien empathique avec les "Autres" que l'univers virtuel détricote. Il nous réinsère dans le grand cycle du vivant et de la mort, apportant une lumière à notre questionnement existentiel auquel nous tentons vainement d'échapper en nous égarant dans des univers contrôlés factices. »
Comment préserver la vie sauvage ? Comment faire changer les opinions ? Comment changer de regard ? Quel monde souhaitons-nous pour les générations à venir ? Et peut-être déjà pour nous aussi ?
« Consacré à nos cousins de l'océan, ce livre est aussi une réflexion sur notre relation au monde et à l'altérité : le requin, comme symbole du "sauvage" qui échappe à nos règles, qui nous fait peur parce que nous le méconnaissons, symbole de tous les inutiles et tous les encombrants... de tous ceux qui sont différents par leurs manières de vivre, leurs traditions, leurs religions, leurs cultures. En ce sens, apprendre à connaître l'animal sauvage pour tenter de trouver une diplomatie avec lui pourrait être une belle école de vie en société. »


Enrichissante lecture, lue en Guadeloupe où j'ai eu la chance de rencontrer, sur Petite Terre, un requin citron adolescent, déjà impressionnant ;-)

« Ce livre m'a été suggéré par Lady Mystery, lors du tête-à-tête exceptionnel qu'elle a bien voulu m'accorder le 12 novembre 2006 au large des côtes mexicaines... Cinq mètres de muscles, une tonne d'élégance, Lady Mystery est un grand requin blanc femelle, Carcharodon carcharias, soeur de ceux des Dents de la mer de Steven Spielberg'. À l'occasion du tournage du film Océans, nous avons nagé sereinement côte à côte, épaule contre nageoire, œil dans œil, à quelques centimètres l'un de l'autre. Deux minutes de plénitude et de paix, une éternité de bonheur ! Pour mes camarades de plongée incrédules, comme pour Jacques Perrin et Jacques Cluzaud, les réalisateurs du film, ce moment d'harmonie a été l'occasion d'un changement de regard radical sur cette bête tant redoutée. Cette rencontre, magnifiquement filmée par David Reichert et Didier Noirot, a fait le tour du monde. Elle a transformé l'opinion de millions de spectateurs.
Malgré tout, la plupart des humains, surtout ceux qui n'auront jamais l'occasion d'approcher des requins, restent convaincus qu'ils sont des mangeurs d'hommes et que leur élimination est une bonne chose.
En revanche, pour ceux qui, comme moi, ont partagé un moment avec eux, dans leur territoire, cette peur est incompréhensible, tant elle relève du fantasme.
Plus grave, l'effondrement dramatique de toutes les espèces de requins et la quasi-disparition de certaines d'entre elles dans l'indifférence générale sont inacceptables. »

« Il y a des impressions que l'aridité des chiffres et des mots ne traduira jamais...»

La Bête du Gévaudan

Dans une France qui, jusqu'au xix siècle, comptait près de 20 000 loups, l'histoire de la Bête du Gévaudan n'eut aucune peine à se répandre et à terroriser tout le pays. D'autant que la presse nationale et même inter nationale relaya abondamment chaque attaque. Pour la première fois, les médias jouèrent un rôle dans la créa tion d'un être surnaturel. Ils installèrent la bête dans la tête de chacun. Le loup sort du folklore pour entrer au panthéon des créatures diaboliques. 

« Le public se passionne pour la conquête de ce nouveau territoire : "Les Américains partent conquérir la Lune, moi, je vais conquérir la mer", dira Cousteau... La Calypso parcourt les océans. Les plongées se multiplient et les rencontres avec les squales aussi. Mais surtout, pour la première fois dans l'Histoire, elles sont popularisées à l'échelle mondiale. Cousteau, la Calypso et les requins jouissent de l'essor formidable de la télévision qui entre dans chaque foyer et, sans concurrence, envahit le monde. Chaque épisode de l'odyssée Cousteau est vu par plusieurs centaines de millions de spectateurs. Admirés, redoutés et mal aimés, peu importe, les requins deviennent des stars. Ils envahissent les rayons des jeux de plage.
Je me souviens du magnifique requin gonflable que ma mère m'avait offert, l'été 1958, pour les vacances à la mer. Il était plus gros que moi et cela avait ému le photographe du Dauphiné libéré, André Deval, qui avait publié la photo avec cette légende: "Avec un requin bleu dans les bras. [...] François eut un clin d'œil vers sa maman, comme pour lui dire : « C'est vraiment ce compagnon de jeu que je désire aller à la mer. » »
« Aujourd'hui encore, nombre de scientifiques béhavioristes* considèrent les animaux, particulièrement ceux à sang froid, comme des automates répondant de façon standardisée aux stimuli du milieu pour satis faire leurs besoins : se nourrir, éviter les prédateurs et se reproduire.

Nemo, Gang de requins : la "disneylandisation" du monde

À l'opposé de cette théorisation de l'animal-automate, les "requins-humains" des films d'animation, Le Monde de Nemo ou Gang de requins, sont tout aussi caricaturaux. Les requins y sont gentils, parfois même végétariens. Ils ont de la et connaissent tous les problèmes des petits Américains citadins! Aussi ridicule que le concept de requin machiavélique proposé par Les Dents de la mer ou Peur bleue, cette représenta tion anthropomorphique est plus troublante. Elle séduit jusqu'à certains "défenseurs" des requins, car elle donne l'impression de réhabiliter les squales en démolissant leur image de tueur froid. Dans Gang de requins, les nombreuses références au film Les Dents de la mer en sont toujours le contrepied. Malheureusement, cette représentation renforce le malentendu et augmente encore le décalage entre le réel - la vie sauvage - et des citadins "hors-sol", qui ne connaissent plus ni vache, ni poule, ni nature, et dont les nouveaux monstres sont les robots Transformers. Plus grave, la justesse des observations biologiques qui servent de base aux personnages et au décor crée la confusion dans l'esprit du public qui leur reconnaît un caractère pédagogique. L'argument le plus pervers est que ces films permettent aux enfants qui n'ont pas accès à la mer de découvrir les créatures qui la peuplent. Cet argument est également utilisé par les parcs d'attractions Disneyland qui proposent des immersions au cœur de la nature "plus vraie que vraie", et par les Marineland qui montrent des orques et des dauphins jouant avec des ballons. Cette mystification renforce l'idée qu'une espèce se définit par sa morphologie et peut exister hors de son écosystème. Elle légitime ainsi la conservation ex situ et le concept d'arche de Noe, oubliant que ce sont ses relations aux autres vivants et au milieu physique qui définissent un être vivant. L'ambiguïté vient de ce que la majorité des gens pensent que "l'apparence" de l'espèce est suffisante pour connaitre l'espèce. »

« Raies et requins sont des cousins si proches que seule la position des fentes branchiales permet de les distinguer. Fentes branchiales qui s'ouvrent sur la face ventrale : raie. Fentes branchiales qui s'ouvrent sur les côtés, à l'arrière de la tête : requin. »
« Il y a des poissons dont l'hermaphrodisme est obligatoire ou pas. Quant aux invertébrés qui côtoient ces mêmes requins et poissons, leur reproduction asexuée leur offre un atout maître. Certains, comme les coraux, jouent sur les deux tableaux: reproduction sexuée et multiplication asexuée par clonage, par bourgeonnement ou par bouturage. Cela fonctionne si bien que ces êtres apparemment "insignifiants" ont changé la géologie et l'histoire de la planète. Si l'on considère également les herbes marines et les algues, on se dit que les êtres vivants utilisent mille et une façons de pro créer, que toutes sont efficaces puisqu'elles ont permis aux créatures que nous côtoyons aujourd'hui de traverser les temps géologiques et les extinctions de masse. »

La sélection naturelle, une sélection positive

La terrible sélection naturelle, censée ne conserver que le meilleur par élimination de tous les perdants, comme dans nos concours, ne fonctionnerait-elle pas tout à fait comme on nous le dit?
Contrairement à la sélection humaine artificielle qui est une sélection négative par élimination, la sélec tion naturelle est une sélection positive. Elle favorise les caractères qui fonctionnent bien et aide à une meilleure reproduction. Mais elle n'élimine pas pour autant les autres formes, sauf si elles sont vraiment rédhibitoires et empêchent la reproduction. C'est pourquoi on trouve dans la nature tout et son contraire... La sélection naturelle passe l'être vivant au filtre de la reproduction, et ce filtre a des mailles très larges. 
Car la nature est paresseuse, elle ne sélectionne pas caractère par caractère, mais opère sur l'équipe "morphologie-physiologie-comportement". C'est cet ensemble qui est testé au filtre de la reproduction. Si cette équipe se reproduit, la nature la conserve. Et peu importe si toutes les composantes de l'équipe, prises une à une, ne sont pas les meilleures. Car un caractère formidablement efficace peut compenser d'autres caractères aux bénéfices douteux. Par exemple, le mimétisme étonnant de l'hippocampe compense son incapacité à nager... Un sélectionneur humain aurait tout fait pour qu'il soit également un nageur efficace. La nature n'en a cure. L'hippocampe assure sa descendance, cela lui suffit ! 
Si la sélection naturelle fonctionnait comme nous, les humains, la pratiquons, nous ne serions pas là ! Car après 3,8 milliards d'années de sélection, il n'y aurait qu'un seul être vivant qui aurait toutes les qualités, une sorte de Superman. Mais la nature fonctionne à l'exact opposé : elle n'a fait que multiplier les espèces. À chaque reproduction, une petite erreur de recopie, une petite variante, une petite mutation... et ces micro différences que la sélection tolère même si elles ne sont pas vraiment utiles, ni vraiment meilleures, font à peu peu la diversité du vivant, ces millions d'espèces que l'on voit aujourd'hui.
C'est à l'extraordinaire diversité des espèces et des caractères que la nature confie sa marche en avant et sa survie sur la planète.
Peut-être que si nous regardions la sélection naturelle sous cet angle, nous, les humains, réfléchirions à deux fois aux conséquences de nos monocultures, causes d'une incroyable involution de la diversité des espèces. Peut-être serions-nous plus tolérants à l'égard de l'altérité quelle qu'elle soit, et délaisserions-nous le terme de "sélection" naturelle pour "diversification" naturelle, ce qui, somme toute, la définit beaucoup mieux. »

La raie amoureuse

Chaque plongeur a, un jour, vécu une rencontre improbable qui a ébranlé ses certitudes. C'est une raie manta (Mobula alfredi) qui me l'a offerte, le 15 mars 1990, à Stort Reef, dans la mer des Mentawai, au large de Sumatra. Quelques heures après, j'écrivais dans mon journal de bord : "Ce matin, j'étais seul dans l'eau. La manta est arrivée face à moi, impeccable dans sa robe noire à ventre blanc. Cette géante d'une tonne avait la grâce superbe de l'albatros, la précision de l'hirondelle et la majesté de l'aigle royal. Elle glissait dans l'eau sans effort. Cette eau qui me freine semblait la propulser. Je me suis figé pour ne pas l'effaroucher. Car, si un rien l'intrigue, le moindre mouvement la fait fuir. Et plus que tout, elle redoute le contact physique. Pourtant, elle s'est approchée et s'est mise à danser. Elle a virevolté sur le dos puis sur le côté. Elle a dessiné des arabesques toujours plus serrées, comme si elle voulait m'hypnotiser. Elle m'a frôlé de son aile et s'est offerte à ma caresse. Je craignais de rompre le charme, mais j'ai caressé sa peau douce et râpeuse, comme un papier de verre très fin. Elle s'est envolée en une large boucle en arrière. Elle a tracé un cercle sur le flanc, puis elle est revenue, dressée face à moi. Je l'ai caressée à nouveau et elle est repartie dans un pas de valse. Je l'ai caressée encore et encore. Lorsque, à court d'air, j'ai dû remonter, c'est elle qui est venue me retrouver. Elle s'est interposée, a tenté de me retenir dans ses ailes comme dans une cape. Deux cabrioles en guise d'adieu, et elle s'est évanouie dans le bleu. 

« Les animaux à sang froid, reptiles, batraciens et pois sons sont à nos yeux juste bons à tuer, à pondre ou à être mangés. Que savons-nous de leurs comportements? Nous les pensons stéréotypés, tendus vers un seul objectif : survivre pour se reproduire. Nous voulons voir dans chaque action un exercice imposé par l'inné pour être plus fort. Pourtant, certains comportements semblent parfois sans objectifs immédiats, gaspilleurs de temps et d'énergie. »

Le fretin maître des requins

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le nombre de sardines adultes ne dépend pas de l'appétit des requins, ni même du prélèvement de l'ensemble des prédateurs. Ces ponctions n'affectent qu'à la marge les populations de petits poissons planctophages. Ce qui régule naturellement leurs populations, ce sont les courants océaniques. Grands maîtres du jeu de la vie marine, les courants, déterminés par les vents, la température et la salinité de l'eau, conditionnent la survie des œufs et des larves, extrêmement sensibles aux variations des facteurs physiques du milieu. Les courants transportent également les éléments nutritifs nécessaires au développement des algues planctoniques, base de toute vie océanique. Les sardines dépendent directement de la quantité et de la variété de ce plancton végétal et des microscopiques crustacés qui s'en nourrissent. C'est donc l'abondance de la nourriture qui détermine l'abondance des sardines qui, à son tour, conditionne la survie des grands prédateurs. Et non l'inverse. La régulation des populations se fait toujours du bas vers le haut de la chaîne alimentaire.

Lorsque les courants marins n'enrichissent pas les eaux de surface en sels nutritifs, comme cela se passe en période de "Niño", la production d'algues planctoniques est faible et la reproduction annuelle du fretin (sardines, anchois et anchoveta) est mauvaise. Les populations s'effondrent, et c'est la catastrophe chez les grands prédateurs qui meurent de faim ou n'arrivent plus à nourrir leurs jeunes. Les requins, comme les autres prédateurs, sont remis à leur juste place : ils dépendent de leurs proies. Ce sont les insignifiants anonymes, animaux et végétaux du plancton, qui régulent les populations d'oiseaux, de dauphins, de lions de mer, de baleines et de requins. 
....
El Niño: phénomène cyclique correspondant au retour brutal, vers l'est de l'océan Pacifique (Amérique du Sud), des eaux de surface qui avaient été poussées par les alizés vers l'ouest (Australie). Cette masse d'eau chaude couvre alors le courant froid de Humboldt qui, d'ordinaire, remonte les sels nutritifs de l'Antarctique le long des côtes du Chili et du Pérou. Résultat : les sels nutritifs restent en profondeur, loin de la zone éclairée par donc le soleil où vivent les algues, qui ne peuvent pas les utiliser pour leur photosynthèse. Ce phénomène affecte l'ensemble de la circulation atmosphérique et océanique mondiale. 

« ...le fameux "Top-down effect" des Anglo-Saxons, très bien documenté en milieu terrestre, en particulier l'impact positif du retour des loups sur la diversité des espèces végé tales de la forêt. Ces exemples remarquables très simples, du type "grand carnivore, grand herbivore, consommateur de jeunes arbres", sont-ils applicables en milieu marin, où les réseaux trophiques sont infiniment plus complexes? Selon ce principe, les requins apex-prédateurs seraient les régulateurs des populations de mésoprédateurs (mérous, carangues, barracudas, murènes). Sans les requins, ces mésoprédateurs pulluleraient. Ils deviendraient alors si nombreux qu'ils anéantiraient les petits poissons planctophages (fusiliers, sardines...). La disparition de ces derniers provoquerait la pullulation de leurs proies: les petits crustacés brouteurs de plancton végétal ! En résumé, par effet domino, si les requins dis paraissent, les petits crustacés seront si nombreux qu'ils brouteront toutes les microalgues du plancton végétal qui fournit deux tiers de l'oxygène atmosphérique. »

« Dans cette course à la connaissance, les requins sont de très fidèles alliés, mais nous les récompensons fort mal. Car leurs déplacements sans frontière, à tra vers l'océan sans barrière, les exposent à nos mortels engins de pêche. À peine sortis des zones où ils sont protégés, les requins sont massacrés pour leurs ailerons, capturés par des engins qui ne leur sont pas destinés. Ils sont d'autant plus exposés que leurs migrations les conduisent en haute mer, zones de non-droit, où les armadas nationales n'agissent pas mieux que les braconniers de misère enrôlés par des trafiquants internationaux. 
Les requins disparaîtront-ils avant même d'avoir été compris ? »

Beauté hideuse des crèmes au squalène de requin

Si les marchés asiatiques et américains sont les premiers demandeurs d'ailerons, le marché européen, gros consommateur de crèmes de beauté, n'est pas en reste. Une crème sur cinq utilise du squalène, un dérivé d'huile de foie de requin qui favorise la pénétration de la crème dans la peau. "On estime à trois millions le nombre de requins des grands fonds tués chaque année pour répondre spécifiquement à la demande internationale en squalène". Pour certains, c'est près de 95% de la population qui a été décimée", explique Claire Nouvian, directrice de l'association Bloom" qui a mené une grande enquête sur le marché trouble des produits dérivés du requin. Le marché des cosmétiques s'accroît sans cesse, augmentant la demande en foie de requin. Il mobilise toujours plus de laboratoires de recherche pour trouver de nouvelles méthodes d'extraction", de nouvelles crèmes antivieillissement20 et de nouveaux médicaments contre le cancer du fumeur. Et tant pis si les requins profonds sont en danger d'extinction. Tant pis s'ils pourraient être épargnés car le substitut végétal, tout aussi hydratant, existe, mais semble trop cher pour assurer de substantiels bénéfices à ultracourt terme.

Rouler à l'huile de requin !

Comble du comble, certains chercheurs envisagent de faire du "biocarburant" avec de l'huile de foie de requin ! Quand on crée l'offre, on doit, par la suite, satisfaire la demande. Si l'on ouvre cette boîte de Pan dore, elle engloutira les requins profonds et tous les autres. 

«... le temps des médias et des pleurs n'est pas le temps de la recherche scientifique.
Mais il est trop tard. Personne ne veut plus croire aux données des chercheurs et aux observations sous-marines. On réclame vengeance. On exige sang pour sang. L'irra tionnel a embrasé les esprits. Personne ne semble se poser la question de la pertinence des pêches "punitives", de "l'exemplarité" de la peine. Comme si la menace de la "pêche-peine capitale" allait être dissuasive dans le grand peuple des requins. Qu'on se le tienne pour dit.

La seule réponse que les autorités proposent à la dou leur des familles est l'élimination exemplaire des requins. Les pêches se multiplient. On assiste à des scènes d'hysté rie et de liesse lorsqu'un requin capturé est massacré sur la plage. Que le requin ait été impliqué dans un accident, ou pas, n'a aucune importance. Tous coupables! Par ail leurs, les squales ne protestent pas et ne pèsent pas lourd comparés à l'économie balnéaire et aux écoles de surf.

Aux pêches punitives "post-attaque" s'ajoute donc l'élimination préventive. On encourage les pêcheurs amateurs à éradiquer la menace en leur offrant des bons d'achat dans des grandes surfaces pour chaque cap ture de requin. On fait les louanges de la participation citoyenne au massacres. Pour éradiquer les requins, les palangres appâtées avec des thons sont posées dans les zones de baignade et jusqu'au coeur de la zone de protection renforcée de la réserve. L'État ne fixe aucune limite, ni au nombre de requins capturés, ni à la durée de la pêche. Il faut maintenir la pression quel qu'en soit le coût... Plus de 11 millions d'euros dépensés à ce jour. »

« Ces citadins-vacanciers, qui passent quelques jours en bord de mer, ignorent le plus souvent les règles de l'écosystème marin et ne souhaitent pas les connaître. Ils vont en mer avec l'insouciance de ceux qui visitent un parc d'attractions sécurisé. Ils ont payé leurs vacances pour se reposer et rien ne doit les perturber. Ils s'en remettent aux autorités inconséquences. »

Dans le cadre de la pratique du surf, l'obsession de la compétition sportive s'ajoute parfois à la certitude e que le loisir balnéaire est un dû. Certains sportifs ne considèrent plus l'océan comme un milieu vivant mais comme un générateur de vagues. Ils consomment des vagues comme s'ils étaient en salle de sport, refusant de se plier aux contraintes naturelles. Et surtout, à la présence des requins sur un territoire qu'ils considèrent à eux.

Nécessaire prudence

Le coût exorbitant de ces pêches de sécurisation pousse les responsables politiques à surenchérir médiatique ment pour souligner qu'ils ont "la situation bien en main". Alors, rassurés et déresponsabilisés, les usagers de la mer relâchent inévitablement leur attention. Par fois, même, ils transgressent les règles élémentaires de sécurité édictées par les autorités dont ils exigent la protection. Quelle que puisse être l'ampleur des prélèvements, ils n'exonéreront jamais les usagers de la mer de l'apprentissage et du respect des règles de prudence dans un écosystème sauvage.
Alors pourquoi ne pas commencer par là ?
D'autres solutions moins catastrophiques pour le peuple de l'océan sont proposées : surveillance aérienne, vigie sous-marine, protection individuelle. Mais il s'agit toujours de sécuriser un territoire que nous, les humains, avons décidé de nous approprier.
C'est peut-être sur ce point que divergent le plus radicalement défenseurs et pourfendeurs des requins.

L'océan, territoire sauvage ou parc d'attractions ?

Est-il légitime d'exiger l'élimination des requins pour que nous, les humains, puissions satisfaire, en toute inconscience et sans contraintes, nos caprices ludiques?
Dans certaines régions, on est même en droit de se poser la question : est-il raisonnable de développer une activité nautique dans un lieu inadapté puisqu'il va falloir la sécuriser à grands frais en détruisant l'éco système dans lequel elle est pratiquée ? Doit-on, parce que le surf existe et qu'il est pratiqué en Polynésie ou à Biarritz, le développer partout dans le monde ? Que dirait-on si on installait des pistes de ski dans les couloirs d'avalanche sous prétexte que l'on pratique le ski ailleurs? Ou si on équipait des voies d'escalade sur des falaises dont la roche est friable parce que l'escalade est à la mode? Le surf n'est peut-être pas la bonne activité nautique pendant la période hivernale à la Réunion.
Mais la prééminence de la croissance économique, associée à l'idée que le client doit pouvoir satisfaire tous ses désirs, empêche de se poser au préalable la question de la pertinence du développement de l'activité. En conséquence, elle impose sans discussion l'obligation de la sécurisation.

Comment changer de regard ?

Comment changer de regard si ce n'est en allant rencontrer, chez lui, celui que l'on veut comprendre? Com ment faire l'économie de l'immersion dans le monde de l'autre ? Car cette immersion permet de connaître. Bien au-delà du savoir, le "co-naître" est un ressenti, un vécu, une expérience, un "vivre avec" qui nourrit tous les sens, qui forge l'intuition par-delà l'analyse. La rencontre permet de saisir les comportements, de décrypter le langage corporel du requin. Elle permet de connaître les "codes" pour éviter les malentendus, pour que les rencontres restent belles.

Nécessaire imprévisibilité de la vie sauvage

La prise de contrôle de l'homme sur le monde rétrécit son univers. Que serait un monde qui ne serait peuplé que d'espèces élevées, contrôlées, engraissées, dépendantes, asservies. Où est la magie? Que serait un monde dont les créatures qui nous dérangent seraient supprimées? Souhaitons-nous une Terre où des représentants de chaque espèce, autrefois libre, seraient conservés pour mémoire dans des aquariums géants et des zoos, arches de Noé pathétiques et dérisoires ? Cette prise de contrôle nous emprisonne en nous sécurisant, Elle referme notre espace de liberté. Quels choix, quelles responsabilités, quelle liberté, dans un parc d'attractions? En souhaitant échapper à l'imprévisibilité des requins et à celle de tous ceux qui nous échappent, nous construisons les remparts qui nous enferment. En revanche, l'imprévisibilité créatures qui ne répondent pas à nos règles élargit notre horizon, c'est une fenêtre sur le rêve, la surprise, le merveilleux. C'est une école de la rencontre, où l'on apprend patiemment la distance juste pour apprivoiser l'"Autre", celui qui est irréductible.
Quel monde voulons-nous offrir à nos enfants? Des monocultures, des fermes d'aquaculture, des lieux de production de protéines? Je serais malheureux d'avouer à mes enfants et petits-enfants: "Quand j'étais sur la Calypso, j'ai profité des derniers grands animaux sauvages. Ils m'ont offert des joies immenses, des moments de plénitude. Mais je n'ai pas su vous les transmettre." Pis: "Je savais. Tout le monde savait. Les scientifiques avaient tiré le signal d'alarme. Tous les gouvernements du monde avaient signé l'appel de Rio en 1992. Nous étions abreuvés de chiffres qui mesuraient, pas à pas, la dégradation de la biodiversité. Nous avions des statistiques qui nous offraient des prospectives sans ambiguïté... et je n'ai rien fait pour vous offrir des requins dans un monde sauvage." 
Certains, oubliant que nous sommes parcelles de vivant, irrémédiablement liés à tous les êtres vivants, passent les espèces au filtre de l'utilité. Ils séparent ainsi le bon grain de l'ivraie, les bons poissons des requins, les utiles des nuisibles. Si nous utilisons le filtre de la rentabilité pour juger de ce qui doit être conservé ou pas, qui retiendrons-nous, tant les normes varient avec les époques, les territoires, les traditions, les cultures, les philosophies? Suis-je utile ? Serais-je conservé ? En revanche, si nous savons faire de la place aux encombrants et aux insignifiants, nous saurons faire de la place à chacun d'entre nous, humains et non-humains, avec ses différences et sa singularité.

In-différent

Nous, les humains, avons effacé ou poussé au bord de l'extinction tant d'espèces que, malheureusement, nous avons le recul nécessaire pour dire que le monde sans elles n'est pas très différent. Reclus dans nos cités, "hors sol", égarés dans nos nouveaux mondes virtuels, nous n'avons pas vu les bouleversements écologiques que ces disparitions ont entraînés. Nous ne nous plaignons même pas de l'extrême pauvreté des mono cultures que nous appelons "nature" ! Nous avons exterminé les espèces jusque dans nos pensées. Elles étaient pinson, bergeronnette, chardonneret, rousserolle effarvatte, pouillot véloce..., il n'y a plus qu'oiseau". Elles étaient goujon, vairon, ombre, rotengle, tanche..., il n'y a plus que "poisson". Elles étaient des millions, toutes différentes, elles se résument au décor "nature-soleil" dans lequel passer des vacances Elles ne sont plus que des images dans les livres pour enfants. Nous sommes des Mowgli égarés dans des mégapoles, orphelins de Bagheera et de Shere Khan. Nous sommes Romain Gary dont la lettre est revenue avec la mention "pas d'éléphant à l'adresse indiquée. Nous sommes le Petit Prince sans le renard. Nous ne connaissons du dodo, du loup de Tasmanie, du grand pingouin que leurs effigies au verso de pièces de monnaie. Bientôt, nos enfants se demanderont dans quel imaginaire insensé les dessinateurs du film d'animation Le Roi lion ont puisé leur bestiaire extraordinaire.
Malheureusement, nous vivons déjà sans eux ! Comme nous pourrions très bien vivre sans les peintures de la grotte Chauvet et sans les chefs-d'œuvre du musée du Louvre. Comme nous sommes totalement indifférents au sort des fresques préhistoriques du Messak Setaffet ou à celui du temple d'Apollonia soumis aux ravages de la guerre en Libye.

Quatrième de couverture


Vingt mètres de profondeur. L’eau bleu sombre est peuplée de plancton.
Face à moi, Lady Mystery, une énorme femelle requin blanc, soeur des « Dents de la mer » :
5,5 mètres, une tonne et demie. Puissance extrême que rien ne peut arrêter. Scientifique, je ne me laisse pas distraire : je consigne profondeur, heure, sexe et taille. Et soudain, à quelques mètres de l’oeil qui me fixe, je réalise le dérisoire de ces informations, si réductrices qu’elles trahissent la créature indomptée que je cherche à connaître. Comment raconter cette élégance sauvage ? Comment traduire ce que ses sens, profondément différents des nôtres, lui disent de cette rencontre et de l’océan qui nous entoure ?
Je me coule contre son flanc. Nous nageons épaule contre nageoire. La distance qui nous sépare ne se mesure pas en centimètre, elle se mesure en confiance réciproque. Minute d’éternité. Nous ne faisons qu’un corps. Je suis en paix. Rencontre authentique, sans calcul, qui procure la joie profonde de communier avec la vie.

Éditions Actes Sud,  février 2022
292 pages

Nos mères ★★★★★ d'Antoine Wauters

Un petit bijou
qui m'a parlé en plein coeur. Les mots d' Antoine Wauters pour dire l'indicible, l'inhumanité de la guerre sont d'une force immense ; ils cognent, frappent, émeuvent au plus haut point, avec violence et tendresse à la fois. Des mots auxquels se raccrochent Charbel en s'inventant des histoires, en s'imaginant entouré des frères et soeurs, pour annihiler tant bien que mal peines et douleurs, surmonter ses peurs. Des mots qui « quand ils ne sont pas dits, nous tuent à petit feu. »
« Nous mentons.
C'est vrai.
Mais c'est de vivre dans la même éclipse de lumière qui en est la cause, c'est de n'avoir nulle part où aller, sinon ces pures chimères. »
Un très bel hommage aux mères...
« Nos mères ont des soucis terribles, le coeur brisé en deux parties de deuil, broyé, envolé dans les odeurs pistache propres à ce pays dont les habitants disent qu'il est le plus beau du monde, et la guerre n'y change rien. Elles ont le coeur perdu, nos mères, dans les odeurs de pain au sésame et au thym, dans les essences de rose et la fleur d'oranger, écrasé leur bon coeur, en bouillie, en tas, déclassé sous le balcon de couleur des maisons de la ville.
Mon amour.
Ma vie.
Mon mari.
Sans cesse.
Arrêté.
Dépecé.
Atrocement mutilé par les miliciens puis jeté aux chiens de l'oubli.
Sans cesse.
Mon amour, mon mari. »
Une sublime lecture, dense, qui s'apprivoise, qui bouleverse - à accompagner de toutes les notes de Verdi, et du Joueur de vielle de Franz Schubert.
Merci Antoine Wauters pour cette belle parenthèse !
« [...]
Toutes les mères nous enferment dans un cocon, à double tour, puis elles jettent les clés. Voulant nous protéger, elles nous font vivre dans un monde stérile à l'intérieur duquel la violence ne doit pas pénétrer, mais pénètre quand même, ça va sans dire, en transparence de leurs grands yeux toujours recrus d'horreurs. Mine de rien, elles nous mettent des mots doux à la bouche, pour que jamais on ne puisse venir hurler nos rages à leur visage. Et pourtant, ces geôlières, nous les aimons, les adorons, et l'amour qu'elles nous donnent n'est jamais assez grand.
[...] »

« Enfant, quand je faisais référence à toi dans les histoires que j'inventais pour me tenir compagnie, je ne disais jamais maman, ni ma mère, mais bien plutôt nos mères. Comme si j'étais plusieurs enfants et toi plusieurs mères à la fois, et comme si tout ce que je souhaitais finalement c'était ça : diluer nos souffrances en fragmentant nos vies. Jean Charbel »

« Elles nous enferment, et sur nous rabattent les attaches de leurs colliers de perles et de leurs ceintures et de leurs chaussures et de leur deuil et de tas d'autres choses encore, mais nous regardons ailleurs et nous n'en parlons plus.
Nous ne regardons pas la pièce où nous sommes enfermés. Non. Nous regardons le soleil et la pluie, le soleil dans la pluie parfois, attentivement les plantations d'arbres fruitiers au loin et les systèmes souvent fort compliqués d'irrigation.
Elles nous étouffent quand elles nous parlent. Des paroles doucement agréables. Des chants qu'elles font venir par les falaises et rouler et enfler jusqu'à nous.
Elles crient.
Leur enfant.
Elles osent poster leur corps sur la terrasse grise de la maison jaune.
Mon enfant, mon amour.
Elles osent crier.
Ma brebis, ma poule d'eau, mon amour.
Elles ont, sur la terrasse, des larmes fraîches sous leurs pieds nus. Mon amour, mon enfant.
Elles font état de leur tristesse, de leur folie,
tout ça qu'elles crachent.
Mon enfant, mon amour, ma brebis.
Tout ça qu'elles font rouler à notre endroit, sur nous. Tout ça qu'elles crachent jusqu'à nous, brûlant nos cœurs.
Ma chèvre.
Mon hibou.
Mon enfant que j'aime chaud. »

« Ensemble, mes frères et moi prions le cadavre de l'homme de la vie de nos mères, le cadavre de papa que nous veillons depuis des années, couché tout contre nous dans la meilleure grotte sèche, des perles ceignant ses ses poignets et sa nuque. »

« Et, ensemble nous tenant chaud, nous comptons celui que nous avons perdu. Un. Un. Un. Un. Père. Père. Papa. Papa. Nous comptons comme nous sommes, comme nous respirons et comme nous vivons: doucement, violemment. »

« Mais voilà. Depuis le temps que ça dure nous nous sommes renforcés, avons appris à ne plus écouter quand nos mères, par exemple, foncent dans les murs avec leur voix. Hurlent et foncent dans les murs de la maison. Hurlent et dégueulent l'eau des gâchis, des départs.

...si heureux dans la maison jaune... si heureux ton père là et grand-père avec nous... si joyeux dans la maison avec la pluie, le sable, le khamsin et le soleil partout... si heureux sous le vol des oiseaux et tous les quatre à la maison... si heureux tous les quatre dans ce maudit pays... »

« Nous mentons.
C'est vrai.
Mais c'est de vivre dans la même éclipse de lumière qui en est la cause, c'est de n'avoir nulle part où aller, sinon ces pures chimères. »

« Parfois, malgré tout, on s'ennuie un peu.
Parfois, dans la grotte, on ne voit plus rien du tout, que ce qui nous tombe dans la tête sans qu'on le décide, sans qu'on le veuille, à cause du manque et tout et tout. Ça nous tombe dans la tête, un tas d'images, de voix qui nous font décoller de nos corps et marcher déjà dans le soleil immense, au milieu de la mer, vers la Grotte aux pigeons, papa, maman, grand-père et moi, comme on l'a fait des centaines de fois à bord de notre barque et le filet de pêche qui grossit à vue d'œil pendant ce temps.
La mer, raconte Charbel, est la chose la plus éloignée de nous.
La chose la plus pure, ajoute Maroun. L'endroit le plus proche de la ville et des bombes, ose Tarek.
Oui. La mer s'ouvre ici sur une ville pleine de chars et d'obus, ajoute-t-il. Pleine de charniers pleins de cadavres, et dans le fond d'un de ces trous dit-il, dans l'un de ces charniers creusés par des barbares scandant le nom de leur Dieu, papa dort d'un sommeil de bûche. »

« Et je lui parle de qui est parti, et quand, et où, et pour quelle dégueulasse raison, mais Luc connaît la guerre tout aussi bien que moi et nul besoin d'aller plus loin.
Je sais qu'elle me comprend et je lui dis voilà, écoute, Luc, maintenant nous vivons avec mummy dans une maison grise avec des arbres rares et des races d'animaux disparus, à cause des bombes et des combats des milices adverses. Oui, nous vivons dans cette triste maison avec en tête une tripotée de mauvais souvenirs. Et dans la pièce centrale se trouvent nos mères. Et dans celle tout en haut se trouve mon territoire, une minuscule caverne où je respire en compagnie de mes frères depuis un temps incalculable. Et entre ces deux mondes, Luc, tiens-toi bien, c'est le domaine du vieillard couché, le domaine de grand-père, seul homme de la tribu depuis que l'autre est parti, fossilisé. Même quand tu cherches bien : parti, fossilisé.
Et Luc, même s'il n'y a pas de raison d'être d'accord avec le départ de quelqu'un qu'on appelait papa, Luc sera d'accord avec moi. »

« Nos mères ont des soucis terribles, le cœur brisé en deux parties de deuil, broyé, envolé dans les odeurs pistache propres à ce pays dont les habitants disent qu'il est le plus beau du monde, et la guerre n'y change rien. Elles ont le cœur perdu, nos mères, dans les odeurs de pain au sésame et au thym, dans les essences de rose et la fleur d'oranger, écrasé leur bon cœur, en bouillie, en tas, déclassé sous le balcon de couleur des maisons de la ville.
Mon amour.
Ma vie.
Mon mari.
Sans cesse.
Arrêté.
Dépecé.
Atrocement mutilé par les miliciens puis jeté aux chiens de l'oubli.
Sans cesse.
Mon amour, mon mari. »

« Courir. Nous disons qu'on le fait, et on le fait : on court dans la pièce - seize pas quand on tourne en rond, vingt-huit quand on longe les murs, et huit, d'un mur à l'autre, si on prend par le centre. On court, c'est cela, se réfugier dans les chimères. Ce sans quoi ce serait ça : la mort, par asphyxie, simplement. »

« Le soir toujours, mes frères ont vue sur les sommets, sur les falaises et la mer Méditerranée, on se souvient, on y nageait avec des masques de plongée, des palmes vert fluo et un tuba divin pour boire le ciel mais sans nuages ni balles de kalachnikovs.
Mon enfant.
Elles osent venir encore, elles osent crier. Ma brebis, ma poule d'eau, Jean.
Elles ont, sur la terrasse, d'éternelles larmes fraîches sous leurs pieds nus.
Mon amour, mon enfant.
Elles font état de leur tristesse, de leur deuil, leur folie, tout ça qu'elles crachent mais pensent cacher.
Mon amour.
Tout ça qu'elles font rouler à notre endroit, sur nous. Tout ça qu'elles écoulent jusqu'à nous, brûlant nos cœurs.
Ma chèvre.
Mon hibou. 
Mon enfant qui me pèse.
Nous, alors qu'elles crient, on s'assoit sur les crêts et on reste là, sagement, des heures qui durent des jours, à attendre on ne sait pas très bien quoi... Dans le dos, on a les cultures d'agru- mes, les odeurs de citron. Dans le ventre, face à nous, face à rien, on a la côte, la Corniche sous le khamsin brûlant, des visions d'arbres rares, de vignes, de cèdres, de pins.
Nous mentons.
Disons vraiment n'importe quoi. Sans les mots, le temps semble bien long.
Dans l'attente. Voilà. Nous vivons dans l'at- tente depuis qu'il est parti, dans la boue des poussières d'obus, l'homme de la vie de nos mères. Et nos yeux sont yeux rivés aux rêves qui nous ouvrent le monde à l'endroit des biefs, des fontaines, et des petites filles charmantes qu'on prénomme Luc, pourquoi pas Luc, puisque dans ce monde tout se passe comme à l'envers.
Nos mères jugent dangereuses toutes ces choses qu'elles entendent, par en dessous des portes, dans nos discours, et elles implorent le ciel, en appellent à Allah, se déchirent de tris- tesse et maudissent le jour et l'heure qui les ont vues naître.
Malades d'amour pour nous ? demande Charbel.
Oui, répondons-nous en chœur, complètement folles de nous, qu'elles surprotègent pire que des mères juives mais laissent croupir dans le même temps dans ce millénaire noir. »

« ... mais Allah est sourd... Jean... et les hommes aveugles...
puis c'est venu ici... au village... voilà... on le savait bien que ça viendrait jusqu'à nous... alors les hommes... papa... les voisins... sont partis rajouter un peu de sang au sang... tu comprends... en files... en groupes...
des gosses... on aurait dit des gosses avec de lourds fusils... des bébés... Jean... de toutes petites brebis galeuses comme toi... qui ne savaient ni pourquoi ni sur qui ils tireraient... mais qui tireraient quand même... et fort... ça oui... d'autant plus fort qu'ils n'y comprendraient rien...
la nuit, on couchait sous le toit de la magna- nerie... près du grand olivier qui respirait... lui... n'en finissait plus de respirer... pendant que ton père en bas de la vallée n'était plus qu'un peu de caramel mou et je ne le supportais pas... ce vent... cet arbre... ces feuilles et ces fruits... l'idée même de leur existence m'insupportait... alors je mendiais d'Allah que tout s'arrête... qu'enfin... une bonne fois pour toutes... on n'en parle plus...
Voilà comme racontent nos mères quand elles s'abandonnent à leurs souvenirs.
Et voilà comme quelques secondes plus tard, même pas, elles reviennent sur leurs pas, poussent la porte du tombeau et s'écrient :
La guerre ? mais quelle guerre ? Une guerre ? mais quelle guerre ? »

« Chemin faisant, ma tête glisse sur des miroirs de brume, tourne de plus en plus et, sur le rythme de mes pas, se remplit de tous ces airs d'opéra que chantait grand-père de son vivant : Verdi, le Stabat Mater de Pergolesi, les quinze arias et les dix ariosos de la splendissime Passion selon saint Matthieu de Bach, orphelin tout comme toi dès sa dixième année, la splendissime Passion selon saint Jean. (Des airs que j'ai toujours chéris, qui m'ont toujours fendu le cœur mais qui, sur cette partie du globe, me le ravagent en plein.) »

« Au bord des larmes, elle ferme alors les yeux, son pyjama, se couche à mes côtés et me laisse là, penaud, avec cette unique certitude en tête : les mères comme des femmes harassées, exténuées, pleines de secrets tourments et sur la vie desquelles il faut veiller sans cesse, tout le temps, si on veut éviter les drames. Voilà la vérité, la terrible vérité : ces femmes, ou nous veillons sur elles ou bien nous les perdons ! »

« Et là, pendant que les premières mesures de Teneste la promessa retentissent (les plus belles notes du monde avec, ex æquo, toutes les autres notes de Verdi) on se respire doucement, comme des bêtes amoureuses, et on se déshabille.
Grâce à Verdi, on sent, d'instinct, dans nos deux corps, que la beauté est un monstre chaud qui nous dévore le ventre et donne envie d'être écrasé. Anéanti. Écrabouillé. »

« C'est fou, n'est-ce pas, on dirait que moins les mères s'accrochent à nous parce que leur passé, un deuil ou de vieilles histoires les vampirisent, plus on s'accroche à elles en réponse à ça. Comme si l'amour en simultané n'existait pas, jamais, entre mères et fils, alors que l'amour en retard, l'amour loupé, bon sang, il pleut ! »

« Alors, m'enveloppant de l'étonnante ampli- rude de son savoir, il me fait découvrir tout un tas de choses qui vont nourrir ma plume et mes pensées pour le restant de mes jours. Par exemple, ce matin, les mots d'un certain Nietzsche. Un grand poète, il m'a dit, monsieur D., en m'invitant à lire :
" Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l'un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati: que ce soit dorénavant mon amour ! [...] Je veux même, en toutes circonstances, n'être plus qu'un homme qui dit oui ! "
Un homme qui dit oui ! les mecs. Un homme qui dit oui !
Vous n'imaginez pas comme ces mots ont résonné en moi dès l'instant où je les ai lus. D'un côté, ils me semblaient terribles (comment dire oui quand il ne reste rien, comment dire oui à rien). De l'autre, j'avais l'impression d'entendre tous les arias et ariosos de La Passion selon saint Matthieu de Bach, tant c'était beau, divin. Pire, quand je fermais les yeux et que je me laissais vraiment aller, je voyais, devant moi, la ville de Gènes où Nietzsche, d'après monsieur D., a composé ces lignes. Je voyais, via Garibaldi, les vendeurs de journaux, leurs beaux corps graves chargés de soleil, je sentais, via Balbi, comme des ribambelles d'effluves de café, de corps en corps et de bouche en bouche, ça enflait dans les rues, débordait de partout, gagnait le ciel en feu et reprenait finalement sa place, là, dans les ventres affamés.
Waouh! Ce que c'était bon !
Aussi, quelque chose de ce que me disait la Méditerranée quand je m'y baignais avec papa, me revenait tout à coup à l'esprit.
Une illumination.
Un éclair :
" Ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l'inéluctable, et encore moins se le dissimuler, mais l'aimer..." »

« La vie est une merveille, mon amour, une catastrophe. Oui.
Aimons-nous, Alice, et soyons pour les autres des phares et des lumières.
Voilà, les mecs, comme je parle à ma fiancée quand je suis seul avec elle. Aimons-nous, et soyons pour les autres des phares et des lumières. Remparts contre la mort.
Ensuite, alors que nous sommes près de disparaître, alors que nous brûlons, alors que tout est bien ou en passe de le devenir, ces pensées me transpercent, voilà, comme un éclair, elles escaladent en moi :
1. Quand Kafka imaginait une carte de la terre déployée devant lui, son père, dit-il, en recouvrait toute la surface. Eh bien moi, avec les mères, je dis que c'est la même chose, sauf qu'on n'a même pas besoin d'imaginer puisqu'elles occupent réellement chaque morceau de la terre, et notre esprit, tout notre esprit, à chaque instant. Voilà la vérité sur elles, nos mères, cinquième point cardinal, axis mundi de nos vies.
2. Toutes les mères nous enferment dans un cocon, à double tour, puis elles jettent les clés. Voulant nous protéger, elles nous font vivre dans un monde stérile à l'intérieur duquel la violence ne doit pas pénétrer, mais pénètre quand même, ça va sans dire, en transparence de leurs grands yeux toujours recrus d'horreurs. Mine de rien, elles nous mettent des mots doux à la bouche, pour que jamais on ne puisse venir hurler nos rages à leur visage. Et pourtant, ces geôlières, nous les aimons, les adorons, et l'amour qu'elles nous donnent n'est jamais assez grand.
3. Dieu bénisse les églises sans toit, car il est juste et bon de jouir sous les nuages. Et sur des fleurs de coquelicot. »

« Moi, je vous regardais partir les uns après les autres, les garçons et les filles, les filles et les garçons. Un. Une. Un. Une. Un. Un. Vous quittiez mes pensées, mon monde, ma vie.

Plus tard, mêlée aux arias de Bach qui me filaient la chair de poule (si Dieu existe, c'est ici et nulle part ailleurs, avec Bach, dans cette église, au milieu des nuages et des chants et du rooùùùùù amoureux des pigeons), j'ai cru entendre la voix de nos mères, de nos petites mères d'Orient, de nos merveilleuses mères : une toute dernière fois, oui, elle a grimpé en moi et m'a butiné le cœur :

Ma brebis, ma poule d'eau, bravo! Je ne pensais pas que tu arriverais à faire ce que tu fais là, à te passer de tes amis et devenir toi-même, dur et fort comme le quartz et la topaze. Bravo! Maintenant, je fais le vœu que tu ne baisses pas les bras, que tu tiennes bon. Travaille, mon grand, écris, ne t'arrête pas. Ah! et aussi : n'écoute pas les conseils des mères. Toutes les mères sont au bord de la folie et ne savent pas ce qu'elles disent. Du reste, ne te culpabilise pas d'aimer Sophie : on n'a jamais assez d'une mère et toute main qui se tend est bonne à prendre, crois-moi.
Il neigeait maintenant beaucoup plus fort - le ciel était blanc, les arbres, nos mains, l'horizon, tout était blanc. Alors, serrant Alice contre mon cœur, je vous ai dit ces mots. Ils résumaient ma vie et tout ce que j'ai écrit : 
"Tout ce que j'ai écrit sur nous est mensonge ce n'est pas ce qui a été entre nous mais ce que j'aurais voulu qui soit
C'étaient mes nostalgies posées sur des branches inaccessibles C'était ma soif tirée du puits de mes rêves
C'étaient des images que je traçais sur la clarté.
...
tout ce que j'ai écrit sur nous est mensonge tout est vrai de ce que j'ai écrit sur nous. " »

Quatrième de couverture

« Ne voulant pas nous voir souffrir, ni nous montrer qu'elles souffrent, elles nous retirent ni plus ní moins du monde, nos mères, elles nous coupent l'horizon. »

Un enfant et sa mère vivent sur une colline, dans un pays du Proche-Orient. Alors que la guerre a emporté le père, ils voudraient se blottir l'un contre l'autre, s'aimer et se le dire. Mais la mère, terrifiée à l'idée de perdre son fils, l'a caché dans le grenier. Pour tromper l'ennui, le garçon s'évade dans des rêveries, des jeux solitaires. Quand les combats reprennent, il est envoyé en Europe où une autre femme l'attend, convaincue qu'il l'aidera à vaincre ses propres fantômes.

Ce roman, cruel et tendre à la fois, est avant tout le formidable cri d'un enfant qui, à l'étouffement qui le menace, oppose un désir farouche de vivre.

« Antoine Wauters apparaît comme la révélation littéraire belge de ces dernières années. »
Jean-Roger Pesis, Marianne

Éditions Verdier,  janvier 2014
160 pages
Prix Première de la RTBF 2014 
Prix Révélation de la SGDL 2014

Le lâche ★★★★☆ de Jarred McGinnis


Drôle, cynique, émouvant, sensible, puissant "Le lâche" fait partie des lectures qui m'auront le plus marquée cette année. 
Un premier roman réussi, inspiré plus ou moins de la vie de l'auteur, comme il nous l'a dit lui-même lors d'une rencontre à Paris en novembre dernier, qui raconte, avec beaucoup d'humanité et de tendresse, et dans une alternance passé/présent, la longue reconstruction du corps après un tragique accident de voiture, les liens familiaux, distendus que le temps, les concessions, le pardon aident à rebâtir. "Le lâche" raconte aussi l'absence d'une mère, l'impact des traumatismes de l'enfance, l'errance des jeunes et la violence dans la société américaine, les doutes, les espoirs, les mauvais choix, les regrets, l'amour fou, passionné, égoïste, la culpabilité ... 
J'ai ri, souri, pleuré et j'en voulais encore en tournant la dernière page de ce roman. Et cette question à laquelle je ne sais répondre : qui est vraiment LE lâche dans l'histoire ? 
« Au fil des ans, les histoires qu'on se raconte se modifient. Forcément. Qui voudrait être un faire-valoir ou un personnage secondaire dans le récit de sa propre vie ? On choisit les scènes et les chapitres pour raconter une fiction dont on est le héros. C'est la seule manière de survivre aux entailles, aux blessures et aux cicatrices que la vie nous réserve ? Et pourtant, on garde le couteau à la main. »
Une lecture touchante et forte à ne pas rater !



« La distance entre l'imagination et le souvenir se mesure en termes d'aveuglement de soi. »

« Mr. Donut a soulevé la partie amovible du comptoir et s'est avancé pour me serrer la main. Je m'attendais au sempiternel "Ben qu'est-ce qui t'est arrivé?" mais rien n'est venu. Peut-être Jack lui en avait-il déjà parlé,
peut-être était-il assez malin pour se taire, à moins que la question ne l'intéresse pas. Dieu bénisse les êtres dénués de curiosité. »

« Ma fugue m'avait donné, avait donné à Jack, dix ans de tissu cicatriciel. De la chair endommagée mais fonctionnelle. Le corps entier pouvait être sauvé si nous laissions le passé palpiter sous les vieilles blessures. »

« Les tendons de ses avant-bras étaient gonflés à craquer, tendus comme des câbles de bateau. Il avait le visage en feu. La plupart du temps, nos vies se détraquent lentement, une suite d'incidents et de décisions séparés par des laps de temps suffisamment longs pour qu'on s'habitue peu à peu à un monde qui tourne de moins en moins rond. Il y a des exceptions. Un instant donné, un repère précis qu'on peut revoir et se dire: c'est là tout a commencé. C'était un de ces moments. »

« Je n'ai pas mis longtemps à me repérer dans ces bois de pins. Une contrée encore sauvage bordée par les banlieues, assez vaste pour qu'il y reste quelques cerfs sur lesquels des culs-terreux venaient tirer illégalement depuis la cabine de leurs camions, mais assez limitée pour que je sache, même si je me perdais, que je retrouverais au plus tard mon chemin le lendemain. Me perdre était exactement ce que je recherchais. »

« Sur mes lèvres, je sentais encore ses baisers, je revoyais son corps comme le fantôme des vagues après une journée passée en mer. »

« Je suis rentré à la maison et me suis déshabillé dans ma chambre. J'ai retiré chaussures et chaussettes à grand-peine. J'avais les pieds rouges et enflés, un des bénéfices secondaires de la paraplégie. Quand on ne fait pas travailler les muscles des jambes, le sang et autres liquides corporels descendent et stagnent dans les pieds. On peut enfoncer le doigt dans la chair comme dans une boule de pâte levée. Le creux persiste pendant quelques secondes avant de se remplir à nouveau. C'est une bonne animation pour les goûters d'enfants. »

« Sauf qu'il n'avait pas vraiment arrêté de boire ce jour- là. Je connaissais la vraie histoire du soir où il avait lâché l'alcool. Il ne se rappelait peut-être pas qu'il me l'avait racontée. Peut-être l'avait-il oubliée. Au fil des ans, les histoires qu'on se raconte se modifient. Forcément. Qui voudrait être un faire-valoir ou un personnage secondaire dans le récit de sa propre vie? On choisit les scènes et les chapitres pour raconter une fiction dont on est le héros. C'est la seule manière de survivre aux entailles, aux blessures et aux cicatrices que la vie nous réserve. Et pourtant, on garde le couteau à la main. »

« Le sale tour que l'alcool vous joue, c'est qu'il vous laisse ressentir la douleur, mais qu'il ne la laisse pas vous pénétrer. Il balaie ces sentiments, si bien que vous devez les redécouvrir encore et encore, ce qui vous donne envie de boire davantage. De sorte que, durant ces premières semaines, en plus de m'assurer que je ne boirais plus une goutte, j'ai dû faire le deuil de cette femme par- faite jusqu'à hurler à la mort. Et la seule chose qui m'a fait tenir, c'était d'avoir une barre chocolatée dans une poche et la liste des prochaines réunions dans l'autre. Ce soir, c'est ma quatre-vingt-dixième réunion en quatre-vingt-dix jours. »

« - Le dossier dit que l'effondrement de l'unité familiale a été causé par le décès inattendu de la mère. C'est exact?
Il évoquait la mère disparue comme on parle du carburateur foutu. Une pièce mécanique qui rend l'âme. Pour le docteur-boucher, elle était "la mère". Ça m'allait bien. Il n'avait aucun droit d'utiliser son nom. »

« Au-delà s'étendaient les espaces infinis du Midwest. Le paysage n'avait rien du charme évident des Rocheuses, mais les couleurs vous sautaient aux yeux. Un ciel plus grand que Dieu, clair et intense, qui captait tellement l'attention qu'on ne comprenait pas pourquoi on avait mis tant de temps à inventer le mot "bleu". Au-dessous d'épaisses traînées de vert et de jaune, et les touches des maisons si isolées qu'on se demandait quelles existences pouvaient mener les gens sous leurs toits. Dans le loin- tain la poésie se profilait, mais je n'en avais aucune à offrir. »

« C'est impossible. On ne peut pas éviter toutes les erreurs. Il faut seulement éviter celles qu'on peut. Et c'est là que tu as besoin d'être aidé. Tu te rends la vie plus dure que nécessaire. Tu t'attaches à tout ce qui est cassé, parce que tu crois que tu mérites tous les ennuis qui t'arrivent. Dans ce monde, les choses ne sont pas une question de mérite. »

Quatrième de couverture

Un terrible accident de voiture, une femme meurt, un homme reste paralysé et un père retrouve son fils. Dix ans après s'être enfui de sa maison, l'adolescent qui fuguait sur les trains de marchandises et qui traversait le pays en stop est maintenant en fauteuil roulant. Son père, aussi aimant qu'écorché, est la seule personne qui viendra sans hésiter le chercher à l'hôpital.

Le Lâche est un premier roman poignant, touchant et plein d'humour sur les retrouvailles impossibles, les reconstructions d'un corps, d'une relation, d'une vie, d'une mémoire, et sur la possibilité de redécouvrir le bonheur quand tout semble perdu. Ce livre décapant, qui explore avec puissance le pardon et le regard d'autrui sur la différence, signe la naissance d'un grand auteur capable de faire cohabiter la brutalité avec la lumière, le rire et la tendresse avec les souvenirs explosifs, le café filtre et les donuts avec l'ivresse de l'aventure.

« Le Lâche est drôle jusqu'à faire mal, il est beau et vrai, vrai, vrai jusqu'au centre de son cœur tellement humain. » A. L. Kennedy

« Tendre, brillant et sauvagement drôle. » The Guardian

Jarred MCGINNIS est né aux États-Unis. Il a grandi entre la Floride et le Texas, puis a vécu en Ecosse et en Angleterre. Il est docteur en Intelligence artificielle et vit actuellement à Marseille. Son premier roman, Le Lâche, en cours de traduction dans plusieurs langues, a été élu l'un des meilleurs livres de l'année par The Guardian et la BBC.

Éditions Métailié,  août 2022
338 pages
Traduit de l'américain par Marc Amfreville
Prix du premier roman étranger 2022

Ton absence n'est que Ténèbres ★★★★★♥ de Jón Kalman Stefànsson

Lecture coup de coeur d'un écrivain coup de coeur !

Jón Kalman Stefànsson couche sur le papier des histoires, des destins, des respirations...des nœuds de la vie, et moi je me fonds à chaque fois dans ses mots, "la chaleur humaine coule entre ses lignes....".
Ton absence n'est que ténèbres, ce sont des histoires qui s'entremêlent, s'imbriquent, des retours arrières savamment opérés par l'auteur, pour nous tenir en haleine, pour nous perdre dans les méandres de la vie, de l'amour. L'Amour - l'amour déraisonnable - inonde vertigineusement ces pages. Impossible de ne pas succomber à ces histoires d'amour chargées de belles et intenses émotions car « [...] personne n'est à l'abri de l'amour ».

L'auteur écrit : « ... cet endroit a en effet tendance à retenir captifs ceux qui y viennent, il y a quelque chose ici qui vous calme et vous apaise. » Moi, ce sont de ses mots dont j'ai été prisonnière, ils m'ont embarquée, saisie. Il faut plonger dans les ténèbres de l'absence pour en faire ressortir toute la lumière, toute la beauté de ces vies, de ces respirations. 
« Un sourire embellit la plupart des gens. Il illumine leur visage. Un sourire est une épice, un onguent, une joie, une porte qui s'ouvre. »
La poésie imprègne ces pages car « ... seuls les poèmes permettent de cerner ce qui constitue l'essence humaine ». Des mots qui coulent vers nous, sur nous, en nous et qui nous nourrissent de leur force, et montrent le chemin pour vivre en paix avec soi-même, les autres et la nature...
« L'ignorance rend libre. »

Haraldur, Aldís, Rúna, Hafrún, Skúli, Kàri, Margrét, Halldór, Pàll, Oléana, Elias, ... Sóley et ton sourire, Mundi, toi le philosophe vendeur de réacteurs, toujours la tête plongée dans un livre, Eiríkur, toi qui réclame justice en tirant sur des camions et qui « [est venu] dans ce fjord pour éviter de répondre aux questions que [te] pose le monde »,  et toi, Àsi, l'exploitant forestier, l'homme libre, qui as troqué ton cheptel de moutons pour regarder tes arbres pousser «...parce que les arbres respirent à la place de la planète » et t'es piqué d'écrire au Congrès des Etats-Unis, pour réclamer, toi aussi, justice en demandant que certains politiques soient envoyés sur la face cachée de la lune ...ou encore, toi, le pasteur-chauffeur qui fait des crêpes ..., et vous, les femmes qui demandaient des verres d'eau, vous les hommes qui vous videz dans vos chaussettes ... je me suis tant attachée à vous ! « L'amour a tant de visages, il peut traverser l'enfer et en sortir indemne, il met en émoi le royaume des cieux. Miss you, baby, sometimes », « Personne n'a le droit de [l']assassiner » !

Une plongée dans le tourbillon de la vie, ponctuée, parfois, de décisions aussi douloureuses que nécessaires, d'Hier que l'on attend voir revenir, de mélancolie, de bonheurs puissants, d'éphémères moments de grâce, d'ombres et de lumières, de silences, d'absences, de beautés, de rêves éveillés, de regrets, de sourires ... 
« [...] il faut bien se garder d'oublier de vivre. »
Un livre empreint d'une douce mélancolie, nimbé d'une belle lumière, qui célèbre la vie et que je vous recommande vivement !
« Qu'adviendra-t-il de toutes les histoires du monde, qui en prendra soin ? »


« C'est bien beau d'avoir des rêves, mais ils ne doivent pas nous détourner de nos devoirs et responsabilités.
Voici donc la question : est-ce maturité ou manque de courage de se résoudre à son destin? Est-ce signe de responsabilité ou de lâcheté ? »

« Celui qui doit, quelle qu'en soit la raison, entreprendre de démonter son foyer vis après vis, pièce après pièce, se retrouve nécessairement confronté à ses souvenirs, il revit les instants qui ont jusque-là constitué son existence et met sa vie dans la balance. »

« Tu dois tenter ta chance, dit-elle, il y a des femmes à qui une telle occasion n'est jamais offerte, ou qui n'ont pas le courage ni la force de la saisir et de façonner elles-mêmes leur destin. Va là-bas et vois ce qui t'attend. Tu pourras toujours revenir. Tu comprendras peut-être que ce n'est qu'un rêve imbécile, mais qu'importe. C'est en commet tant des erreurs qu'on en apprend le plus. En revanche, ce n'est qu'en partant qu'on a la possibilité de revenir. »

« Hafrún n'avait pas tardé à allumer la radio où Haukur Morthens interprétait Fyrir átta árum / Il y a huit ans, le poème de Tómas Guðmundsson mis en musique par Einar Markan. Une chanson qui raconte comment votre vie peut se transformer en une vallée de regrets et de mélancolie si vous ne saisissez pas l'occasion quand elle se présente. »

« Hafrún: Allons, à ta place, je ne m'inquiéterais pas pour ça ! La raison et l'amour font rarement bon ménage. Il vaut peut-être mieux qu'il en soit ainsi. Sinon, nous aurions de quoi nous inquiéter pour l'être humain. Et les jeunes n'ont pas forcément besoin d'être raisonnables. Laisse donc les plus âgés comme nous faire semblant de l'être. La vie elle-même mourrait d'ennui si jeunesse ne faisait jamais de folies.

Skúli : Aux dernières nouvelles, on cherche un enseignant à l'école pour cet hiver. Au cas où tu aurais mal interprété le regard du jeune Haraldur ou si vous avez besoin d'un peu de temps pour que les choses se mettent en place, disons que tu seras la nouvelle institutrice. Les gens d'ici écoutent parfois nos conseils, je n'ai jamais compris pourquoi. Mais tu es bachelière et par conséquent, tu peux enseigner. En outre, ce fjord a grand besoin de gens comme toi. 
Aldís: De gens comme moi ? C'est-à-dire ? 
Skúli : De ceux qui osent tout quitter et laisser derrière eux pour un seul regard. Et qui permettent à la vie de ne pas se figer. »

« Les aurores boréales en Islande, quand Dieu devient fumeur de hasch ! »

« QUEL GENRE DE PERSONNE SUIS-JE ?

De celles qui empêchent la vie de se figer.
Puis nous mourons, ce que rien ne saurait empêcher. La mort vous frappe si lourdement que même les dieux la craignent. »

« Quand votre existence se fige, dit-il, vous n'avez plus qu'à vivre par procuration. »

« Forget the dead... they will not follow you. Oublie les morts, ils ne te suivront pas. 
Hélas, Dylan se trompe- les morts nous suivent toujours. À la fois ténèbres et lumière, consolation et reproches. »

« Tell me how long's the train been gone? (...) And was she there?

Difficile de faire plus simple comme texte. Quelques apostrophes répétées à l'infini. Dites-moi depuis combien de temps le train est-il parti? (...) Et est-ce qu'elle était là- est-ce qu'elle était à bord ?

N'importe qui aurait pu écrire ça. Un tradeur agacé, un politicien buté, le jour le plus gris du monde. Mais où que vous cherchiez dans l'histoire de l'humanité-vous trouverez toujours ce même leitmotiv d'amour, de nostalgie et de désir. Ce refrain monotone, constamment rabâché, et en fin de compte tellement galvaudé qu'il n'est plus depuis long temps qu'un cliché éculé. Or il est tellement facile de se rire des clichés. Tellement facile de les renverser. Vous secouez la tête avec un sourire, bien à l'abri, en sécurité dans votre univers. Puis tout à coup, y compris le plus banal des jeudis, le plus morne des lundis, ces clichés rebattus et monotones vous visent et vous atteignent entre les deux yeux.
Ils vous déchirent la poitrine. Plongent dans les profondeurs du cœur.
Réduisent à néant votre volonté. »

« Et c'est vous qui courez, affolé, dans cette gare de chemin de fer en hurlant, Dieu Tout-Puissant, est-ce que le train est parti, est-il déjà en route, a-t-il disparu - dites-moi, est-ce qu'elle était à bord ? Dites-moi, est-ce qu'il était là, avez-vous vu comment il était habillé ?
Comment elle était coiffée ? 
Vous courez, désespéré - foudroyé par la plus vieille mélodie du monde. Les murailles les plus épaisses ne sauraient vous protéger, les abris atomiques les plus résistants ne suffiront à vous sauver. Cet antique refrain, cette pas maudite rengaine, s'infiltre partout. Imprégnant sans effort vos connaissances, votre sagesse, vos muscles et votre expérience. Fuyez à l'autre bout de la terre, vers un autre pays, un autre continent, allez vous cacher au fond d'une vallée perdue, dans les ruelles sombres des grandes métropoles, cette maudite mélodie, ce satané refrain, retrouvera votre cœur où que vous soyez à Buckingham Palace, dans les sous-sols du Pentagone ou sous le lit du pape. vous retrouvera, vous arrachera vos armes et se mettra à chanter :

And was she there? 
And was she there?

Je roule si lentement qu'on pourrait me croire en route vers une tombe anonyme où personne ne viendra jamais me rendre visite et où je demeurerai à jamais introuvable... sauf pour ce refrain, cette rengaine, et cette nostalgie qui mettrait la camarde elle-même à genoux. 
[...] La chanson s'arrête. [Nick Cave- The Train Song] Tout comme cet appel, cette imploration à la femme emportée par le train.
Le train a disparu. Désormais, il emportera perpétuellement l'objet de votre désir. Disparu, vous vous retrouvez seul et désemparé sur un quai de gare baptisé Nostalgie - où le nom de cette femme résonnera jusqu'à la fin des temps.  »

« On dit souvent que les années vous apportent la maturité. Je ne l'ai pas remarqué, ni chez moi ni chez qui que ce soit. Certes, il y a des gens qui se calment avec l'âge, des gens qui perdent de leur fougue. Ou qui s'éteignent. Si c'est là ce qu'on entend par maturité, je prie Dieu pour l'acquérir aussi tard et aussi mal que possible... mais allez, bois un bon coup, je comprends que tu sois choqué.  »

« Certains sourires ont le pouvoir de chambouler les mondes. Y compris ceux qu'on devrait laisser intacts. »

« Comprendre implique un certain nombre de choses lourdes de conséquences, on doit prendre position, prendre ses responsabilités, alors que les préjugés et l'indifférence vous facilitent grandement la vie. L'existence est toujours plus compliquée quand on essaie de comprendre. »

« Elle est morte huit jours plus tard dans les bras de son père qui récitait toutes les prières qu'il connaissait, et ce, en trois langues, sans que la ait aucun mal à les enjamber. Elle est venue, elle a pris Eva, mort l'a emmenée dans la nuit en abandonnant Pétur dans la vie. »

« C'est le début du printemps, la fin du mois d'avril. Le printemps est la saison intermédiaire entre l'hiver et l'été. L'éveil de la glèbe.

Et l'époque où nous sommes le plus durement châties pour nous être installés sur cette terre.

Mais avril est lumineux, concédons-le à ce salaud, il est éblouissant et toujours gorgé de cet optimisme insolent. Les oiseaux migrateurs affluent depuis l'horizon, emplissant l'air de leurs chants et portant sur leurs ailes la pro messe d'un été - c'est un miracle qu'il reviennent ici de leur plein gré année après année, siècle après siècle. Mais bon sang, quelle est donc cette force qui les conduit vers le septentrion, le froid et la lumière, et les pousse à quitter des pays plus cléments, seraient-ils simplement idiots? Parce que si les Islandais avaient des ailes, il n'y aurait plus sur leur ile âme qui vive depuis le xvi siècle.
Mais c'est ici que Pétur chevauche, avançant assez vite. Sa jument effarouche une bécassine des marais qui s'envole à tire-d'aile, l'instant d'après, il entend un pluvier doré et se sent tellement reconnaissant envers ces oiseaux voyageurs qu'il aurait presque envie de chanter. C'est merveilleux de les avoir ici, ils emplissent les cieux de leurs chants et de leur optimisme, et rendent la vie plus facile, nous devrions les remercier un peu mieux et plus souvent. C'est pour quoi Pétur arrête son cheval, pose pied à terre et leur rend grâce. Il les remercie de faire preuve envers nous d'une belle fidélité que nous ne méritons pas, de venir jusqu'ici année après année, quittant des régions plus chaudes et plus clé mentes, merci à toi, pluvier doré endimanché, merci, barge à queue noire montée sur tes échasses, merci à toi, chevalier gambette bavard et à toi, bécassine des marais qui ressemble a un poing fermé quand tu te caches entre les touffes d'herbe, dans les ajoncs, à l'abri des berges des rivières, tu prends ton envol à l'approche de l'homme et ton cri retentit dans les airs comme une note divine. Merci de ne pas nous abandonner et de revenir chaque année, armés de votre optimisme, persuadés que la vie triomphe toujours, que rien ne saurait la mettre à genoux, merci de nous convaincre que nulles ténèbres ne sauraient l'emporter sur la lumière du printemps. Soyez remerciés, dit le révérend Pétur, puis assis sur une motte d'herbe mouillée, il fond en larmes. »

« Où vas-tu donc comme ça, pasteur ?
Là où me conduit la boussole du cœur.
La boussole du cœur? Voilà qui est joliment tourné. Mais est-ce une bonne chose, crois-tu qu'il soit légitime, n'est-il pas hasardeux voire aberrant d'écouter cet organe ? »

« Votre femme est pétrie de qualités, vous êtes naturellement mieux placé que qui conque pour le savoir. Son article est passionnant. Il m'a conduit à penser autrement et laissez-moi vous dire que ça ne m'arrive pas souvent, hélas bien trop rarement, on a l'impression d'avoir lu tant de livres que, eh bien, on a perdu sa capacité d'étonnement. L'être humain est trop enclin à l'immobilisme ou à s'enfermer dans sa fierté, dans ses préjugés, il est victime de toutes sortes d'impuretés, de scories, qui le diminuent. Quant au lombric, nous avons trop tendance à considérer les êtres plus petits que nous comme sans intérêt ou de valeur inférieure, et ce, d'au tant plus que leur forme est déplaisante voire repoussante, et que, par-dessus le marché, ils sont aveugles et oeuvrent dans les ténèbres - ce qui leur vaut notre mépris, lequel est le frère de l'orgueil. Il existe toutefois des gens clairvoyants qui savent explorer le cœur des choses en laissant de côté les idées reçues et les opinions communément admises. Les gens de cette trempe sont moins esclaves de leur époque, ils ont la faculté d'ouvrir les yeux de leur prochain, de montrer aux autres ce qui leur est caché. Ils ont la faculté de les forcer à envisager toute chose de manière nouvelle. Qu'il s'agisse d'eux-mêmes ou de leur environnement. »

« [...] et je regarde Sóley, com mettant là une grave erreur puisqu'elle a ces maudits yeux, ces cheveux d'ange et cette lèvre supérieure qui repose sur sa sœur comme en un baiser. Sauf qu'elle n'y repose pas en ce moment parce que Sóley sourit. J'ai l'impression de sentir un organe dégringoler dans ma poitrine. Espérons que c'est le cœur. J'espère qu'il va sombrer avec armes et bagages, qu'il se mêlera à mes excréments et qu'il s'évacuera la prochaine fois que j'irai à la selle. Enfin débarrassé, je me sentirai plus léger. C'est plus simple de vivre sans cet organe. Si ce n'est qu'il ne tombe pas si bas que ça, il atterrit dans mon estomac où il se débat comme un oiseau aveugle et désemparé parmi les galettes au seigle, baignant dans le vin rouge et la bière. Oui, tout à fait, dis-je, lançant ces mots dans l'air entre Sóley et Ási, j'en ai vaguement entendu parler, mais c'est une bonne chose, je veux dire, il ne faut pas que les terres tombent en friche. Une terre en friche ressemble à un être humain qui n'a plus d'espoir. »


« Celui qui sait tout ne peut pas écrire. Celui qui sait tout perd la faculté de vivre, parce que c'est le doute qui pousse l'être humain à aller de l'avant. Le doute, la peur, la solitude et le désir. Sans oublier le paradoxe. Vous ne savez pas grand-chose, en effet, mais quand vous écrivez, votre regard a le pouvoir de traverser les murs, les montagnes et les collines. Vous assistez à la division des cellules, vous voyez le président des États-Unis trahir sa nation, vous entendez les mots d'amour murmurés à l'autre bout du pays, les sanglots qu'on verse dans un autre quartier de la ville. Vous voyez une femme quitter son mari, et un mari tromper sa femme. Vous entendez le sanglot du monde. C'est votre paradoxe, votre responsabilité et votre contrat. Vous ne pouvez pas vous y soustraire et vous n'avez d'autre choix que de continuer. 
À écrire?
Oui, quoi d'autre? Écrivez, et vous pourrez aller à cette fête donnée en l'honneur de Páll d'Oddi, d'Elvis et pour célébrer la vie.
Écrivez. Et nous n'oublierons pas. 
Écrivez. Et nous ne serons pas oubliés.
Écrivez. Parce que la mort n'est qu'un simple synonyme de l'oubli. »

« Leurs enfants avaient écrit ensemble une nécrologie publiée dans le journal, un texte court, à peine dix lignes, qu'ils avaient pourtant mis tout une soirée à rédiger. C'est qu'il n'y avait pas grand-chose à raconter. Et son quotidien n'évoquait pas grand-chose à ceux qui ne vivaient pas ici, puis ils avaient eu des problèmes pour trouver une bonne photo - aucun des clichés ne correspondait à la femme qu'ils avaient connue. Elle avait vécu soixante-dix ans et il n'y avait pas grand-chose à dire d'elle. Si ce n'est qu'elle avait été aussi robuste et fiable que le poteau d'une clôture, qu'elle savait s'y prendre avec les taureaux, qu'elle aimait compter les étoiles, qu'elle écoutait son mari lui lire à haute voix du Gunnar Gunnarsson ou du Laxness. Certaines vies semblent si dénuées d'événements notables qu'il est difficile de les décrire. Tout autant que les poteaux d'une clôture. Et pourtant, ce sont ces poteaux qui soutiennent tout. »

« Si ce Français venait, Rúna enverrait-elle ses brebis à l'abattoir, les brebis devraient-elles payer cet amour de leur vie ? Et qu'adviendrait-il de Haraldur?
N'est-ce pas une loi fondamentale? Tout bonheur se paie ailleurs au prix d'un malheur ?
Le sourire s'est effacé des lèvres de Rúna, remplacé par cette vague tristesse. Elle sait évidemment que Haraldur veut vivre à Nes et nulle part ailleurs. Il tient à dormir à portée de voix de la tombe d'Aldís. Qui restera à ses côtés si Paris ravit le cœur de Rúna? C'est peut-être pour ça qu'elle a peur d'aimer à nouveau, d'ouvrir son cœur... parce que les morts refusent parfois de nous lâcher - ou peut-être est-ce nous qui peinons à nous en détacher. Nous les traînons dans notre sillage comme des rochers sombres et pesants. Libérez-nous, demandent-ils, laissez-nous sombrer dans une dimension à laquelle vous n'avez pas accès. Et continuez à vivre, parce que c'est la seule manière de nous consoler, nous qui sommes défunts. Mais voilà, Aldís a demandé à Haraldur de la serrer dans ses bras et de ne jamais la lâcher.
Jamais, ça fait longtemps. C'est bien plus long que la vie. Je meurs et votre existence s'arrête. Jusqu'au moment où quelqu'un arrive de Paris avec des chaussettes dépareillées, faisant de votre vie un cadran solaire ? »

« Toutes les ruines, les cimetières, les maisons, les villages, les villes, les trains, les avions, absolument tout, y com pris les sacs en plastique, abritent des histoires ou des fragments de destins.
Le destin-nous le façonnons en vivant.
Il est le tissu des dieux. Ou la flèche aveugle du hasard. »

« Cette même corde résonnait puissamment dans le for intérieur du père de Skúli qui s'était allongé sur le dos, en pleine nuit, sous le ciel de la péninsule de Snæfellsnes, complètement ivre, pour essayer d'apercevoir une nouvelle galaxie dont il venait d'apprendre l'existence - cette corde vibre également dans l'âme de la trisaïeule d'Eiríkur, dans l'âme de Guðríður, cette femme qui a jadis écrit un article sur les lombrics, dont le coccyx la démangeait, qui avait un sourire redoutable, des yeux qui faisaient dévier l'axe de la terre et influaient sur la poésie d'Hölderlin même s'il était mort longtemps avant qu'elle ne naisse - et qui, lorsqu'elle écrivait, traçait des lettres dont certaines aboyaient comme des chiens. »

« Seul est vraiment heureux celui qui profite de l'aujourd'hui et se hâte du lendemain, est-il écrit quelque part. »

« Voici un morceau de Pink Floyd. Ils ne sont pas très blagueurs et si leurs amis les voyaient sourire, ils appelleraient sans doute un médecin, mais le souffle de leur musique est parfois aussi puissant que celui de l'océan, écoutons « Your Possible Pasts », Do you remember me... think we should be closer? Te souviens-tu de moi... tu veux qu'on se rapproche ? »

« D'ailleurs, nous avons le devoir de nous souvenir, avait souligné Páll, oublier, c'est trahir la vie. Kierkegaard le savait. « Si les générations se renouvelaient comme le feuillage des forêts, écrit-il dans Crainte et Tremblement, si elles s'éteignaient l'une après l'autre comme le chant des oiseaux dans les bois, traversaient le monde, comme le navire, l'océan, ou le vent, le désert, acte aveugle et stérile; si l'éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu'il épie, quelle vanité et quelle désolation serait la vie ! » »

« And when I go away
I know my heart can stay with my love...
Et lorsque je m'en vais 
Je sais que mon cœur reste avec mon amour...

Que dire d'autre à part : Quelle époque ! Pourquoi des jours pareils doivent-ils s'achever, pour quoi le bonheur ne reste-t-il pas quand il vient à nous, pour que nous puissions l'emporter à travers la vie comme la tortue emporte sa maison, comme un bouclier invincible qui nous protègerait des flèches que décoche le malheur ?

DONNE-MOI LES TÉNÈBRES ET JE SAURAI OÙ TROUVER LA LUMIÈRE »

« [...] le bonheur n'a-t-il donc aucune endurance, pourquoi supporte-t-il si mal la vie, et encore moins la mort? L'être humain n'a-t-il aucun moyen de transformer la félicité en tortue ou même en chien qui le suivrait fidèlement, le bonheur refuse-t-il de rester sur vos talons, n'a-t-il donc aucune loyauté ; et tout est-il fini, ne reste-t-il plus que la fête chez Elías et ensuite, est-ce que ce sera la fin, douze ans de prison - Kierkegaard a-t-il échoué à nous inscrire dans la lumière et n'avons-nous devant nous que les ténèbres, veuillez attacher vos ceintures car maintenant, voici la nuit ? »

« Je lève à nouveau les yeux de mes feuilles, je repose mon crayon à papier, l'année 1996 s'éteint. 
Sept heures, répète le pasteur pour la quatrième fois, me voyant revenu à la réalité, aujourd'hui, le voyage en prendrait à peine quatre, et Halldór aurait concocté une playlist sur Spotify, c'est plus facile et moins long. Tout est plus rapide aujourd'hui, sauf peut-être le sexe, les matchs de foot et les opéras de Wagner. Oui, tout prend moins de temps, notre savoir progresse, nous avons marché sur la Lune, envoyé une sonde à l'extérieur de notre système solaire, nous vivons plus longtemps, nous pouvons communiquer avec le monde entier sans quitter notre canapé, mais tout ça ne suffit pas à rendre l'humanité plus heureuse. N'est-ce pas désespérant, cela n'implique-t-il pas que nous avons fait fausse route? Qu'importent les triomphes, qu'importe la richesse si on n'a pas le bonheur. Ne nous faut-il pas en fin de compte chercher la joie dans la simplicité, dans les choses les plus naturelles et évidentes ? ...»

« [...] un trop grand amour est-il susceptible de saccager votre existence si vous ne pouvez le vivre pleinement, l'amour serait-il une explosion atomique au fond du cœur, un éclair qui illumine l'univers quelques instants, bientôt remplacé par la radioactivité qu'engendrent la tristesse et le manque qui se diffusent dans vos artères et vous paralysent? Qui ont tellement paralysé Halldór qu'il n'a pas été capable de vivre normalement après cet événement, ni de tisser des liens avec son fils, ne serait-ce pas légère ment excessif ? Quant à Eiríkur, il n'a tout de même pas perdu son chez-lui en ce monde parce qu'il s'est masturbé sur un livre en pensant involontairement à sa mère au moment où il a joui : tout ça ne suffit pas à expliquer qu'il ait rompu avec ses racines... Celui ou celle qui se coupe de ses racines, qui les perd et fuit son passé, n'a plus nulle part où aller. »

« Cet espace où bonheur et malheur passent leur temps à jouer au tape-cul, où la trahison et le mensonge boivent joyeusement à la table de la joie et de la sincérité, où le désespoir salue bien bas l'impatience, où l'irresponsabilité embrasse la compassion et où la lâcheté chemine à côté du sacrifice. Cet espace, n'importe qui peut y avoir accès, le seul ticket d'entrée, c'est l'amour. Et évidemment son revers-la trahison. »

« La logique est sans doute la première chose qui nous fait défaut quand on est amoureux. »

« Te voilà partie, a dit le révérend, et j'ai l'impression qu'on nous a privés d'une montagne. Une montagne douce, généreuse et verdoyante, tapissée d'une multitude de baies sauvages, et sur laquelle se trouve un lac calme et profond. Une montagne qui attirait la lumière et le soleil. Irradiant de cette chaleur qui rend la vie plus douce. Te voilà partie, je suppose que le nombre d'oiseaux ne tardera pas à diminuer et leurs chants à se taire. Ta présence rendait tout le monde meilleur. Voilà pourquoi nous restons là, nous, qui étions moins bons que toi. Et il n'y a plus personne pour remettre les tracteurs en état. Merci d'avoir passé toutes ces années auprès de nous. Nous devons désormais apprendre à vivre sans les cieux, quant à eux, se réjouissent de t'accueillir. J'ai hâte de t'y retrouver, ma chère amie. »

« Peu de choses sont aussi égoïstes que l'amour. Il prend possession de votre être. Il est comme une drogue. Il est capable de vous réduire en esclavage. Surtout lorsqu'il doit demeurer secret. Il se transforme alors en cette matière noire qui gouverne le monde. Je vous ai trahis tous les deux. Je ne suis pas sûr que ce soit pardonnable. Et c'est pour ça que je ne pourrai jamais revenir vivre ici. »

« Voilà donc la véritable explication à la compilation de la Camarde, cette liste de chansons que nous déroulons ici: cette liste n'est-elle pas la manière qu'Eiríkur a trouvée pour consoler la mort, mais également pour passer avec elle un pacte en vertu duquel elle consentira ce soir à ouvrir les portes de son royaume dans ce fjord dont la forme rap pelle celle d'une étreinte ? Le destin est l'artisan universel, lit-on quelque part, et si c'est lui qui a conçu cette fête où, l'espace d'un soir, les vivants et les morts se donneront rendez-vous, alors, il est sans doute plus étrange encore que la bonté d'âme. »

« D'ailleurs, ce n'est pas vraiment l'alcool qui est mon ennemi, mais justement moi-même. Le combat le plus important de chaque individu, c'est celui qu'il livre contre sa propre personne. Je dois mettre de l'ordre dans ma tête. Je dois trouver le courage de me regarder en face, ici et maintenant, ce n'est qu'à ce prix que je pourrai faire la paix avec le jeune homme qui vient hanter mes rêves. »

« Est-ce courage ou lâcheté que d'aimer, a répondu Hölderlin, est-ce faiblesse ou force que d'étouffer l'amour, est-ce égoïsme ou pureté que d'être aux ordres de son cœur ? »

« Je ne pleure que de l'intérieur pour que mes soucis se noient. »

« Ce sont la hâte et l'impatience qui permettent à l'être humain de voyager entre les dimensions. »

« La colère et la rancune défigurent notre pensée, elles faussent tout et nous privent d'oxygène. En revanche, le pardon ouvre des portes et donne plus de grandeur à la vie. »

Quatrième de couverture

Un homme se retrouve dans une église, quelque part dans les fjords de l’ouest, sans savoir comment il est arrivé là, ni pourquoi. C’est comme s’il avait perdu tous ses repères. Quand il découvre l’inscription « Ton absence n’est que ténèbres » sur une tombe du cimetière du village, une femme se présentant comme la fille de la défunte lui propose de l’amener chez sa sœur qui tient le seul hôtel des environs. L’homme se rend alors compte qu’il n’est pas simplement perdu, mais amnésique : tout le monde semble le connaître, mais lui n’a aucune souvenir ni de Soley, la propriétaire de l’hôtel, ni de sa sœur Runa, ou encore d’Aldís, leur mère tant regrettée. Petit à petit, se déploient alors différents récits, comme pour lui rendre la mémoire perdue, en le plongeant dans la grande histoire de cette famille, du milieu du 19ème siècle jusqu’en 2020. Aldís, une fille de la ville revenue dans les fjords pour y avoir croisé le regard bleu d’Haraldur ; Pétur, un pasteur marié, écrivant des lettres au poète Hölderlin et amoureux d’une inconnue ; Asi, dont la vie est régie par un appétit sexuel indomptable ; Svana, qui doit abandonner son fils si elle veut sauver son mariage ; Jon, un père de famille aimant mais incapable de résister à l’alcool ; Páll et Elias qui n’ont pas le courage de vivre leur histoire d’amour au grand jour ; Eiríkur, un musicien que même sa réussite ne sauve pas de la tristesse – voici quelques-uns des personnages qui traversent cette saga familiale hors normes. Les actes manqués, les fragilités et les renoncements dominent la vie de ces femmes et hommes autant que la quête du bonheur. Tous se retrouvent confrontés à la question de savoir comment aimer, et tous doivent faire des choix difficiles.

Ton absence n’est que ténèbres frappe par son ampleur, sa construction et son audace : le nombre de personnages, les époques enjambées, la puissance des sentiments, la violence des destins – tout semble superlatif dans ce nouveau roman de Jón Kalman Stefánsson. Les récits s’enchâssent les uns dans les autres, se perdent, se croisent ou se répondent, puis finissent par former une mosaïque romanesque extraordinaire, comme si l’auteur islandais avait voulu reconstituer la mémoire perdue non pas d’un personnage mais de l’humanité tout entière. Le résultat est d’une intensité incandescente.

Éditions Grasset,  septembre 2022
604 pages
Traduit de l'islandais par Éric Boury
Prix du roman étranger 2022
Littératures Européennes Cognac - Prix Jean Monnet - 2022