dimanche 22 décembre 2019

Notre-Dame de Paris Ô Reine de douleur ★★★★☆ de Sylvain Tesson

Les éditions Équateurs s'associent à l'auteur Sylvain Tesson pour rendre un hommage mérité à l'édifice de Notre-Dame de Paris dont la charpente, la forêt ont été victimes des flammes le 15 avril dernier, par négligence, il semblerait...C'est assez effrayant de réaliser que nous sommes aujourd’hui incapables d'assurer rénovation et conservation d'un tel patrimoine. 
Colère, tristesse, résignation...
Sylvain Tesson avait déjà mis, avant l'incendie, des mots sur l'amour qu'il porte à cet emblématique monument, il nous les offre, ici, dans ce recueil ainsi qu'un inédit nous en expliquant les raisons. Ces raisons ne sont qu'amour et poésie. Un corps à corps salvateur, inspirant, ressourçant
Une ascension pour prendre de la hauteur, renouer avec l'intime, avec le vrai, avec le pur. 

Des mots vibrants d'émotion pour nous conter l'effroi, l'effondrement d'une vie, l'immense peine, l'espoir. 
Belle initiative, maigre contribution. Elles rejoignent celle de Ken Follet. Des mots pour réparer les maux. 
Merci Anne, un grand merci. Lu et contribué grâce à toi.
« On découvre trop tard ce qu'on a sous les yeux. La vie passe, on ne remarque pas l'évidence. »

« Au moment où Paris s'équipe de la fibre optique afin que nous soyons tous "raccordés" et préparés à devenir une smart city de l'intelligence artificielle, un fauve de pierre âgé de 856 ans se rappelle à nous par ses larmes de feu.
Les flèches, les tours, les entrelacs réticulés et les croix ouvragées sont sentinelles du mystère. Peut-être ont-ils raison de se retirer du carnaval du XXIe siècle. Peut-être sont-ils lassés par le bruit et la laideur ? »

Quatrième de couverture

À l’esprit, dans l’ordre : l’effroi, les analyses, les souvenirs. L’effroi, c’est l’impensable mêlé au sublime. Les images du brasier sont belles. Beauté horrifique, gravure en fusion de Gustave Doré. Tout homme a un rendez-vous quotidien avec le paysage qu’il habite. Je vis sur les quais de la Seine, entre l’église Saint-Julien- le-Pauvre où fut enterrée ma mère et l’église Saint-Séverin où fut baptisé Huysmans. Notre-Dame est là, tout près, reine mère de sa couvée d’églises. Je séjourne «sous le commandement des tours de Notre-Dame » (Péguy dans Les Sept contre Paris). S. T.

Ce livre est publié avec le soutien de l’Imprimerie Floch à Mayenne. Tous les bénéfices seront reversés à la Fondation du Patrimoine.

Éditions Équateurs, juillet 2019
95 pages

jeudi 19 décembre 2019

Le discours ★★★★☆ de Fabrice Caro

Fabrice Caro, éponyme Fabcaro est très drôle. Il a un sens aigu de l'observation et ce qu'il retranscrit dans "son discours" est si vrai que c'en est forcément réjouissant ! Beaucoup moins hilarant que la BD Zaï Zaï Zaï Zaï mais malgré tout très très bon !  

Fabrice Caro manie d'une plume de maître les "running jokes" et c'est savoureux. Sans vouloir déflorer ce beau discours, ou plutôt ces ébauches de discours, je ne peux m'empêcher d'évoquer ce petit gag qui revient très souvent pour notre plus grand bonheur : le fameux porte-serviette accroché sur un mur de la cuisine d'un couple de tranquilles septuagénaires et qui, supposé être un sapin de Noël, a plutôt des allures de bite. Celui des Tic Tac est pas mal aussi. Et tant d'autres qui nous font (sou)rire de la première à la dernière page.

Juste ce qu'il faut de corrosif pour nous happer dans cet univers de l'autocritique, de la autodérision et de l'humour qui fait un bien fou. 

Bravo ! Un petit régal ! À glisser sous le sapin de Noël au côté de la BD Zaï Zaï Zaï Zaï : duo gagnant.


« Qu'est-ce qu'il peut bien passer par la tête des invités qui découvrent une bite en contreplaqué sur le mur de la cuisine d'un couple de tranquilles septuagénaires ? Quelle explication tangible peut-il y avoir à ce parti pris décoratif ? Chaque fois que je reviens voir mes parents, je tente un furtif et détaché Depuis le temps, tu pourrais enlever cette vieillerie non ? Et ma mère de répondre invariablement Non non, tu l'avais fait avec amour, il restera là jusqu'à ma mort. Je n'ai jamais su si ma mère était la seule à ne pas voir que le porte-serviettes représentait une bite ou si elle avait peur de me blesser en le retirant, et avait décidé contre vents et marées d'être du côté de sa progéniture, telle la mère dont le fils psychopathe a assassiné plusieurs personnes à l'arme de poing et qui s'obstine à défendre la thèse de l'accident. N'importe qui à ma place aurait clos le dossier en une simple phrase, Enfin maman, tu vois bien que ce truc ressemble à une bite, enlève ça voyons. Mais je n'ai jamais entretenu avec mes parents autre chose que des rapports navigant mollement entre non-dit, consensus respectueux et acceptation polie, un non rapport, cette volonté de ne jamais faire de vagues pour ne pas avoir à les surmonter. Schéma que par la suite je ne cesserais de reproduire avec les filles que je croiserais tout au long de mon existence. Et m'apparaît alors ce bilan assez terrifiant que ma vie affective n'aura été au fond qu'une acceptation résignée de bites en contreplaqué sur un mur de cuisine.
Dans la vraie vie, on ne dit pas J’ai besoin d’une pause, ça ne se fait pas, ce n’est pas inscrit dans les codes sociaux. Lorsqu’on est invité à un repas, par exemple, on ne se lève pas soudain en disant J’ai besoin d’une pause, on ne prend pas son imper dans le vestibule et on ne claque pas la porte sans autre explication et justification que J’ai besoin d’une pause. On dit par exemple Je suis désolé, ma mère a fait un AVC, je suis très inquiet, je dois vous quitter, ou bien Je suis désolé, je suis vegan, je ne supporte pas la vue de ce gigot et de manière générale tout ce qui rappelle la souffrance animale, ce n'est pas contre vous, je suis hyper sensible, excusez-moi, on ne dit pas J'ai besoin d'une pause sans rien derrière, sans rien autour. Pourquoi le couple, fût-il dans une passe délicate, ne requerrait-il pas les mêmes règles de bienséance qu'un repas chez des amis amateurs de gigot ? Qu'est ce que j'ai fait pour susciter un besoin de pause aussi prenant et abrupte ?
Sonia et moi nous sommes rencontrés à une soirée de réveillon, et elle m'avait immédiatement fait penser à Isabelle, une fille dont j'avais été fou amoureux à la fac. Isabelle appartenait à cette génération d'étudiantes qui voulait partir en Afrique, à cette époque c'était une fatalité qui s'abattait sans prévenir sur une certaine frange de la population féminine, on n'y échappait pas, l'acné à douze ans, l'Afrique à dix-neuf, elles attrapaient l'Afrique comme on attrape la varicelle. On les voyait du jour au lendemain, transfigurées, transmutées, déambuler vêtues de sarouels informes, le vêtement le moins sexy qui soit, transformant le campus en immense course en sac.
L’année de mes trente ans, j’ai sombré dans une profonde dépression. Un chagrin d’amour, un de plus. J’étais revenu passer quelques jours chez mes parents, j’avais besoin de repli fœtal, de retour aux sources, quand bien même je n’avais plus rien de commun avec la source. Je me souviens qu’un soir, pendant que ma mère préparait le repas, debout dans la cuisine, j’avais essayé de lui parler de mon mal, la dépression, sans l’affoler, mais sans l’épargner non plus, j’avais besoin de partager ça avec elle, lui dire à quel point j’étais rongé, à quel point j’en souffrais, ce à quoi elle avait répondu : Tu dois boire du jus d’orange. Voilà. C’était ça la solution de ma mère, boire du jus d’orange.
Et m'apparaît que l'existence n'est pas un segment comme on en a parfois la perception mentale, mais un cercle de dix ans de circonférence sur lequel on tourne comme un cheval de cirque, et tous les dix ans on passe ce même point, le point de chagrin d'amour chez ses parents, mais après tout tant qu'il y a des oranges il y a l'espoir.
Les avantages du chauffage au sol, est-ce qu'il n'y a pas d'autres sujets à aborder que ça ? Tu crois vraiment qu'on est obligés de parler des avantages du chauffage au sol, Sophie ? Avec tout ce qu'il se passe dans le monde, les attentats, les conflits, la menace nucléaire, alors que j'ai mis un point d'exclamation à la fin de bisous ? On frôle l'obscénité. Pourquoi me parler de ça à moi ? Qu'est-ce que je t'ai fait ? Tu irais parler de chauffage au sol aux sinistrés d'un cyclone en Haïti ? A ces migrants bloqués à Calais ? Ça change quoi que le chauffage soit au sol, au plafond, au mur, derrière la mairie, à la cave, ça change quoi à la marche du monde ?
J'ai quarante ans et j'achète des Tic Tac pour cacher à mes parents que je fume, voilà où on en est.
Voilà, mourir par ce qui me ronge, périr par ce qui me consume, va jusqu'au bout, instrument du diable, achève-moi, ne t'arrête pas en si bon chemin. À quoi ressemblaient les ruptures avant le portable ? À quoi ressemblaient les chagrins d'amour filaires à cadran circulaire ? On attendait, des heures, près du téléphone, à espérer que Lucille nous rappelle, on creusait des tranchées dans le salon à force de l'arpenter en long et en large, on vérifiait vingt fois de suite que le combiné était bien raccroché, car ça ne pouvait être qu'un incident technique, il n'était pas envisageable que Lucille n'appelle pas et on finissait à genoux face au téléphone comme devant une idole, mains jointes, priant pour que Lucille réalise qu'elle ne pouvait pas se passer de nous et qu'il n'y avait rien d'autre à faire de plus important ce samedi soir que d'aller au cinéma voir Le cercle des poètes disparus avec nous, vas-y sonne je t'en supplie, sonne putain, je ferai tout ce que tu veux si tu sonnes !
Je prononcerai ce discours à une condition, Ludo, une seule : que tu arrêtes de faire grincer ta fourchette dans ton assiette. Je pourrais tuer pour ça, je pourrais tuer quelqu'un qui fait grincer sa fourchette. Non, Ludo, ce n'est pas la fourchette qu'on tire, la fourchette n'a pas à être déplacée, son rôle est simplement d'être plantée dans le morceau de viande, c'est sa raison d'être, c'est le couteau qui effectue le mouvement, c'est lui qui coupe, la fourchette ne sert qu'à immobiliser le morceau de gigot pour permettre au couteau de couper sans que la tranche de gigot ne glisse sur l'assiette, on n'a pas besoin d'écrire des articles scientifiques pour comprendre ça. Il y a des codes, Ludo, sinon c'est le bordel. Sept milliards de névrosés, de toqués, d'inadaptés, essayant de vivre ensemble, se faisant croire que c'est possible, qu'ils sont des êtres sociaux, qu'on ne tue pas pour un grincement de fourchette dans l'assiette, qu'on ne quitte pas son amoureux parce qu'il fait du bruit en buvant son café. 
Dans les repas de famille, par ma faute, nous avons toujours été un nombre impair à table. Je suis celui qui ne vient pas par deux, je ne suis qu'une moitié d'entité. Quand j'arrive, on jette un coup d’œil furtif par-dessus mon épaule pour vérifier qu'il n'en manque pas un morceau. Voilà : j'ai toujours été un impair.
[...] face à la chenille nous sommes tous à la même enseigne, nous sommes là pour nous amuser, nous avons l'obligation d'être heureux, véritable machine à broyer les orgueils, et on se retrouve subitement au milieu de gens et on ne sait pas trop quoi faire de ses pieds, on tente de leur imprimer une sorte de mouvement un peu festif parce que si on marche, c'est pire que tout, marcher dans une chenille c'est être un dissident, c'est affirmer haut et fort Je ne suis pas comme vous, je vous emmerde, j'ai trop de problèmes dans ma vie pour faire la chenille, j'ai lu le livre de l'Intranquilité de Pessoa, vous imaginez quelqu'un qui a lu Le livre de l'Intranquilité de Pessoa faire la chenille ? Et une grand-tante un peu ivre vous tient fermement par les épaules en vous faisant dandiner de gauche à droite et vous avez l'impression d'être sur une barque et ça n'en finit jamais [...].
J'imagine que dans la plupart des familles normalement constituées se trouve toujours un des enfants, le plus affranchi, généralement le cadet, parce que moins alourdi par le poids de l'éducation, qui, à un moment ou à un autre, coupe court avec un tendre mais néanmoins définitif Attends, papa, c'est bon, tu nous l'as racontée mille fois celle-là. Mais pas là, pas chez nous. Ma soeur et moi n'avons pas ce type de rapport avec notre père, ce n'est pas du respect, c'est autre chose, quelque chose qui se situerait entre la résignation, le je-m'en-foutisme et la pitié, il doit exister un mot pour désigner le mélange savant de ces trois sentiments. Dans ces moments-là, notre père se dévoile dans toute sa finitude, il nous apparaît étrangement mortel, et une petite voix nous susurre Écoute-le, fais semblant de t'intéresser, ne l'interromps pas, un jour il ne sera plus là. Et le regard que nous échangeons ma soeur et moi quand mon père sort son premier Je me souviens du repas est probablement la seule marque de complicité que nous n'ayons jamais eue. »

Quatrième de couverture

«Tu sais, ça ferait très plaisir à ta sœur si tu faisais un petit discours le jour de la cérémonie.» C’est le début d’un dîner de famille pendant lequel Adrien, la quarantaine déprimée, attend désespérément une réponse au message qu’il vient d’envoyer à son ex. Entre le gratin dauphinois et les amorces de discours, toutes plus absurdes les unes que les autres, se dessine un itinéraire sentimental touchant et désabusé, digne des meilleures comédies romantiques. 
Un récit savamment construit où le rire le dispute à l’émotion.

Éditions Gallimard Sygne,  octobre 2018
198 pages

mercredi 18 décembre 2019

Je parle à un homme qui ne tient pas en place ★★★★☆ de Jacques Gamblin et Thomas Coville

17 janvier 2014
Te voilà filant dans le vent.
Pense à respirer !
Je te salue fort !
Jac

Superbes textes, correspondances entre ces deux hommes passionnés, qui se mettent à nu, qui se parlent ouvertement, qui se parlent vrai. D'un terrien à un marin. D'un Prince de la mer à un Prince de la scène. De Tom à Jac.
Une relation épistolaire comme témoin d'une amitié forte et sincère, fraternelle. 
J'ai eu la chance de voir le spectacle de Jacques Gamblin et d'en apprécier la mise en scène, avec la mer comme scène, sobre et émouvante, enivrante, dansante et élégante, intime, drôle aussi. 
J'aime beaucoup le comédien, j'aime l'auteur, j'aime l'homme, un homme qui, tout comme Thomas Coville, ne tient pas en place non plus. 
Si vous en avez l'occasion, je ne peux que vous conseiller d'aller voir Jacques Gamblin tanguer sur scène et de vous plonger ensuite dans les textes de ce petit recueil.

21 janvier 2014
Un petit bonsoir avant la nuit noire.
Ma joie est de te suivre au millimètre sur ton chemin liquide.
Je ne te lâcherai pas.
Je t'écris mes bêtises pour rejoindre ceux qui veulent aller de l'avant, les militants de la joie, de la folie, des possibles. Les hommes qui sont avec. Avec quoi ? Avec ! Toi-même fais partie de ceux qui disent OUI. Ils ne sont pas nombreux ceux qui sont tentés par la chance et qui la tentent. Tu as pris la mer par l'épaule, et le vacarme du vent et les grands silences blancs.
Si je me laisse aller, je te tiens le crachoir deux heures durant et ça non ! Je ferai donc court à chaque fois mais je ferai.
Ma fille se joint à moi, intensément.
Que ta nuit roule et se déroule ! 
Tu es grand, très grand.
Salut mon pote.
Jac

Quatrième de couverture

Que dire à un homme en mer qui se bat contre les dépressions, les anticyclones et les secondes ? Que dire chaque jour à un homme qui fait de cette victoire un enjeu vital ? Que dire en silence, en absence ? Quelle place prendre sur ce bateau ? Que dire de soi, que dire de lui, que lui dire à lui ? Que se dit-on à soi en disant à l’autre ? Répondra-t-il ?
« On ne peut pas raconter un voyage. C’est une autre solitude, celle de ne pouvoir raconter. »
Un homme à terre écrit à un homme en mer. Sur son trimaran de trente mètres, Thomas Coville tente de battre le record du tour du monde à la voile en solitaire. Jacques Gamblin tente de trouver les mots qui soutiennent et encouragent. C’est la rencontre de deux hommes. Des hommes de doute, de passion, de quête et de conquête qui ont en commun l’amour de la mer, l’humour comme élégance et l’audace comme raison de vivre.

Éditions Équateurs,  octobre 2018
159 pages

Rivage de la colère ★★★★☆ de Caroline Laurent

« Car enfin au combat qui pour toit se prépare,
C'est peu d'être constant, il faut être barbare. »

RACINE, Bérénice

7 août 1967. Le peuple avait posé son doigt sur la carte du monde - et ce monde avait cessé de tourner un instant.

Caroline Laurent braque les projecteurs sur un événement marquant et peu connu de l'Histoire coloniale : les dommages collatéraux dramatiques qui ont suivi la déclaration d'Indépendance de l'île Maurice. La sortie de l'emprise du pouvoir britannique a été outrageusement  négociée et a entraîné la réquisition manu militari de l'archipel des Chagos, son évacuation immédiate de toutes vies humaines et animales. Les habitants ont été vendus, contraints de quitter leur île et jetés ensuite dans la misère d'un bidonville. « Quand on a été forcés de partir, on a perdu tout ça. On a perdu nos biens matériels et immatériels ; on a perdu nos emplois, notre tranquillité d'esprit, notre bonheur, notre dignité et on a perdu notre culture et notre identité. » Les paysages de Paradis laisseront la place à un paysage de désolation, bétonné et froid, où les chiens de militaires ont le droit à une véritable sépulture alors que les tombes des Chagossiens sont, elles, laissées à l'abandon. 
  
À l'instar de son récit co-écrit avec Évelyne Pisier, l'autrice mêle la petite histoire dans la Grande Histoire, d'une plume sensible qui égratigne les coeurs, bouleverse les âmes et laisse une empreinte indélébile. 
Des personnages attachants, et une Marie aux grands pieds que je ne suis pas prête d'oublier. 

Roman des combats. 
Roman des doutes.
Roman de la souffrance.
Roman du courage. 
Roman de l'amour. 
Roman de l'espoir. 
Roman profondément humain. 

Queen Elisabeth a du sang sur les mains, comme beaucoup trop d'autres décisionnaires pilleurs de richesses, dirigeants de nations aux passés coloniaux meurtrier et tortionnaire et qui ont bâti les nations sur le sang. [...] le XXème siècle avait choisi son camp et ce serait celui du mensonge, de l'effroi et de la haine.    

À lire pour le devoir de mémoire. Une mémoire pleine de ces déchirants événements, dont on ne semble tirer, à l'échelle mondiale, aucune de leçon bénéficiant à l'humanité. 
Gardons espoir pour faire que la lumière revienne.
Je dirai aux juges d'où je viens.
Je leur parlerai d'un pays qui laissait vivre ses enfants, qui ne les affamait pas, qui respectait leur mémoire. Mon pays volé.
Je leur ferai entendre la fêlure dans la voix de ma mère.
Je leur dirai pourquoi ma vie n'est pas de vivre, mais seulement de me battre. Pas une vie gâchée, non. Une vie donnée. Dédiée.
Je lutte depuis le premier jour. C'est inscrit en moi.  
Un petit bémol dans cette lecture, une petite gêne apparue dans le troisième tiers du roman, qui m'a donné l'impression par moment de lire une romance qui piétine, à la "je t'aime, moi non plus" mais  je vous rassure tout de suite, cela n'enlève rien à la grandeur et à la qualité de ce récit. 

Merci aux éditions Les Escales que j'ai découvertes avec un roman de Dominique Fortier, et grâce à qui je passe de très bons moments de lectures. 
Merci à Caroline Laurent pour cet émouvant témoignage, cet éclairage sur un pan de l'Histoire du colonialisme méconnu, et le clin d’œil  à son précédent roman. 
Enfin, merci à Babelio, vous êtes au top !

Rencontre et séance de dédicaces dans les locaux de Babelio,
le 18/12/2019 avec Caroline Laurent,
une personne adorable,
pour son très beau, très riche, très dense roman,
qui sortira le 09 janvier 2020.
Une belle soirée !


« Ce n'est pas grand chose, l'espoir.Une prière pour soi. Un peu de rêve pilé dans la main, des milliers d'éclats de verre, la paume en sang. C'est une ritournelle inventée un matin de soleil pâle.Pour nous, enfants des îles là-haut, c'est aussi un drapeau noir aux reflets d'or et de turquoise. une livre de chair prélevée depuis si longtemps qu'on s'est habitué à vivre la poitrine trouée.Alors continuer. Fixer l'horizon. Seuls les morts ont le droit de dormir. Si tu abandonnes le combat, tu te trahis toi-même. Si tu te trahis toi-même, tu abandonnes les tiens.Ma mère.Je la revois sur le bord du chemin, la moitié du visage inondée de lumière, l'autre moitié plongée dans l'ombre. Ma géante aux pieds nus. Elle n'avait pas les mots et qu'importe ; elle avait mieux puisqu’elle avait le regard.
Je n'ai pas la foi. Je préfère parler d'espoir. L'espoir, c'est l'ordinaire tel qu'il devrait toujours être : tourné vers un ailleurs. Pas un but ni un objectif, non, un ailleurs. Un lieu secret dans lequel, enfin, chacun trouverait sa place. Un lieu juste.
 Au loin, l'air se teintait déjà d'or et de blancheur. Elle avait traqué la bête trop longtemps. Il devait être 6 heures et le travail sur la plantation de coprah allait commencer. Marie pesta contre elle-même. Une fois de plus, Josette serait obligée de justifier son retard auprès du vieux Félix. Elle imaginait d'ici le regard de sa soeur, ah te voilà toi; je t'écoute... Avec un sourire désolé, elle lui avouerait : l'appel de la mer, violent, irrépressible, la proie enroulée dans les anfractuosités de la roche, le temps qui s'efface alors. Elle prendrait sa place sur la parcelle, sortirait son coupe-coupe et après avoir fendu le premier coco, glisserait à l'oreille de Josette :  « Je vais cuire une fricassée délice pour toi... » Sa soeur lui mettrait une petite claque sur l'épaule - fin de l'histoire.
Comment appelle-t-on la mémoire de ce qui vient ? Il faudrait inventer un mot, oracle et divination ne conviennent pas, inventer un mot, pour dire cette mémoire compacte qui embrasse le futur. Se souvenir de ce qui va arriver et qu'on ne vivra pas.
L'amour vient toujours trop tard. On se manque d'un sourire. On se donne rendez-vous à deux endroits différents, pas fait exprès, désolée, la prochaine fois ? Il n'y a pas de prochaine fois.
[...] il n'y a pas d'autres paradis que celui dont on vous donne le regret. De même l'enfance qui nous empêche de devenir grands vient à nous manquer le jour où elle s'éloigne. C'est la perte, c'est la douleur qui crée l'idéal. Mais avant ? Te disais-tu, Maman, que tu étais heureuse à Diego Garcia ? Que ta vie était belle ? Qu'il ne te manquait rien ?
Vers quel avenir se dirigeait Maurice ? Personne ne le savait. Sur le papier, l'indépendance était séduisante - autonomie, liberté -, mais le pays saurait-il s'organiser, donner des perspectives à ces enfants ? A terme, ils perdraient leur passeport britannique. Terminé ses rêves d'Angleterre. [...] Deux êtres bataillaient en lui. L'adolescent de vingt ans bien né et malheureux chahutait le jeune homme à la marge, perdu et dissident. Cette petite bosse mouvante sous la peau de Marie l'obsédait. Ce nombril éclatant, aussi rond que le soleil.  « 'Craser les maîtres... » Qui sait si elle n'avait pas raison ?
Jamais il n'aurait imaginé connaître un amour de ce genre. La paternité lui procurait un sentiment de complétude inédit ; il se sentait enfin utile, responsable. Pendant des années, il avait courir après des fantômes. Sa mère disparue. Le rêve d'être aimé. Faire la fierté des siens. Aujourd'hui, un bébé de cinq kilos le rendait invincible. C'était peut-être ça un père, un homme qui a trouvé sa place. Si seulement le sien avait compris ça...
Pitié pour les Chagos ! Quelle pitié ? Je vous la laisse, celle-là, je n'en veux pas. Justice, dignité, liberté des peuples ! Ce que nous demandons à nos adversaires, qui ont inventé ces valeurs, c'est de se les appliquer à eux-mêmes.
Le monde moderne ne serait que ça : un ensemble de territoires éclatés et dominés par une guerre des nerfs froide, implacable, réglée au millimètre près par des missiles lancés depuis des bases secrètes ; un monde d'alliances et d'intimidations à la folie exponentielle, dans lequel les puissants ne se contenteraient plus de leur puissance mais chercheraient la neutralisation absolue de toute force opposée ; un monde où les discours médiatisés l'emporteraient sur le reste - démocratie, liberté, partage, paix, justice, à d'autres !, le XXème siècle avait choisi son camp et ce serait celui du mensonge, de l'effroi et de la haine.
Le monde avait amorcé sa chute. Bientôt il n'y aurait plus que des regrets, des souvenirs brisés, coupables.
Je me souviens des couleurs.Le reste, vidé, oublié.Le soleil descendait dans la mer et la mer n'était plus bleue mais orange.Le rouge des femmes.Le noir de la cale. Nos peaux tassées.Le gris cendre d'un chien.Je me souviens du vert, du beige et du kaki.Et au milieu de tout ça, les pleurs de ma mère.
Le quotidien était paisible, on allait à notre rythme. Ce n'était pas une vie économique.
Le passé ne se change pas, tout au mieux il s'affronte.
[...] Diego Garcia une dernière fois, les yeux secs. L'île n'était plus celle qu'il avait connue. Elle ne lui laissait que des cratères dans le cœur.
Lorsque que je raconte, lorsque je témoigne, les gens doutent de moi. L'acharnement du sort sur nos épaules fatiguées... Pour eux, tout ça est peu crédible. Les chanceux. Des pantouflards du destin, ceux-là, protégés depuis toujours. Nés au bon endroit au bon moment. Ils ne peuvent admettre que d'autres n'ont pas leur étoile. Au fil des années, j'ai appris à doser mon récit. Je trie mon malheur en fonction de la sensibilité de chacun. C'est mon petit marché de la douleur, un sou le seau, messieurs-dames, un sou seulement.
Elle resta là. S'abîma dans la beauté de la trahison.
L'existence n'était rien d'autre que ça, une succession de vérités et de mensonges qui pouvaient faire basculer une vie sur un mot, un cri, un silence.
Son fils sentait le sucre et la peur, sa peau dégageait un parfum acide, mais cette acidité était merveilleuse, c'était l'odeur de la vie.
Les rafales sifflaient et Gabriel, pétrifié, recevait sur sa peau la peau de cette femme qu'il avait tant aimée, il recevait sa chaleur, sa mémoire, sa douceur perdue. Elle enfonça un peu plus sa tête dans son cou. Quand il ferma les paupières il sentit, éternel et fugace, un baiser sous son oreille.
Tout n'est pas à vendre. On n'achète pas la dignité. On n'achète pas un pays. On n'achète pas l'âme ou la foi. Certaines choses sont sacrées et doivent le rester.La justice ne vient pas des lois ni des États. Elle vient seulement des hommes, parfois. »

Quatrième de couverture

Après le succès de Et soudain, la liberté, co-écrit avec Evelyne Pisier, voici le nouveau roman de Caroline Laurent. Au coeur de l'océan Indien, ce roman de l'exil met à jour un drame historique méconnu. Et nous offre aussi la peinture d'un amour impossible.
Certains rendez-vous contiennent le combat d’une vie.
Septembre 2018. Pour Joséphin, l'heure de la justice a sonné. Dans ses yeux, le visage de sa mère…
Mars 1967. Marie-Pierre Ladouceur vit à Diego Garcia, aux Chagos, un archipel rattaché à l’île Maurice. Elle qui va pieds nus, sans brides ni chaussures pour l’entraver, fait la connaissance de Gabriel, un Mauricien venu seconder l’administrateur colonial. Un homme de la ville. Une élégance folle.
Quelques mois plus tard, Maurice accède à l’indépendance après 158 ans de domination britannique. Peu à peu, le quotidien bascule et la nuit s’avance, jusqu’à ce jour où des soldats convoquent les Chagossiens sur la plage. Ils ont une heure pour quitter leur terre. Abandonner leurs bêtes, leurs maisons, leurs attaches. Et pour quelle raison ? Pour aller où ?
Après le déchirement viendra la colère, et avec elle la révolte.

Roman de l’exil et de l’espoir, Rivage de la colère nous plonge dans un drame historique méconnu, nourri par une lutte toujours aussi vive cinquante ans après.

Éditions Les Escales, janvier 2020
413 pages
Prix Maison de la Presse 2020
Crédit photo:
©Philippe Matsas


Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Evelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle signe son nouveau roman Rivage de la colère.

Et soudain, la liberté ★★★★★ de Evelyne Pisier et Caroline Laurent

Une histoire dense, riche pour témoigner sur l'intensité que peut avoir la vie. Certains destins sont incroyables et fascinants. Les chemins de la vie sont parfois étonnants, ceux empruntés par Évelyne Pisier sont inoubliables, intensément émouvants, notamment ceux qui ont permis ses rencontres avec Fidel Castro et Bernard Kouchner.  
Caroline Laurent, éditrice, joint sa plume à celle d'Évelyne Pisier, écrivaine et politologue, aujourd'hui décédée, pour nous conter une époque, celle du colonialisme, milieu du XXème siècle, avec toutes les horreurs qui ont accompagné cette terrible expansion guerrière, fomentées par des cultivateurs d'abominations, et livrer un récit vertigineux sur le féminisme , les batailles des femmes, leur émancipation
« Tibaï », « nounou » en vietnamien, a été sa première amie. Plus tard, en Nouvelle-Calédonie, ce serait Rosalie. Des femmes de l'ombre, souvent malmenées et peu considérées - par ailleurs, des indigènes. Je crois qu'elles ont composé les premiers paysages qu'a observés et aimés Évelyne, des paysages humains, mouvants, émouvants, dans lesquels elle puisera toute sa vie. » 
De l'Indochine à La Nouvelle-Calédonie, de la France à Cuba, Évelyne Pisier et Caroline Laurent mêlent avec talent la petite histoire dans la grande Histoire.
« Qui fait l'histoire ? La mémoire collective ? Les soldats, les gouvernants, les historiens, les professeurs ? Sans doute. Le premier producteur d'histoire, toutefois, c'est le présent. Pour des raisons qui m'échappent, les années 2000 n'avaient pas besoin de l'Indochine. On m'avait appris la Shoah, le stalinisme, la guerre d'Algérie. La guerre du Vietnam - pas celle de l'Indochine. J'admets que c'était déjà beaucoup. Évelyne m'apprenait autre chose. La grande leçon de Lévi-Strauss : « Porte ton regard au loin. » »
Ce livre est aussi le témoignage d'une immense amitié entre Évelyne Pisier et Caroline Laurent. 

Bouleversant ! Superbe !
« C'est fou. Quand on te répète en permanence qu'il y a des races et que ce sont elles qui fondent les rapports humains... Quand la religion est partout, qu'on t'élève dans l'antisémitisme, la haine des protestants, des homos, des métèques... Comment as-tu fait ? Et ta mère ? Ta mère !   Elle a grandi avec ces idées-là, elle les a partagées avec son mari... Et puis la rupture. C'est inouï. Comment avez-vous fait pour vous affranchir de tout ça ? » Évelyne me ressert un verre de vin en souriant : « C'est tout l'objet du livre, non ? »

« J'ai observé les taches brunes sur ses doigts, constellation discrète du temps. Elle portait son âge comme un vêtement ample. Il ne la gênait pas. Derrière ses presque soixante-quinze ans, il y avait toujours les cheveux blonds de sable, la peau de neige ensoleillée, l'espièglerie - une empreinte éternelle de jeunesse.
« Tibaï », « nounou » en vietnamien, a été sa première amie. Plus tard, en Nouvelle-Calédonie, ce serait Rosalie. Des femmes de l'ombre, souvent malmenées et peu considérées - par ailleurs, des indigènes. Je crois qu'elles ont composé les premiers paysages qu'a observés et aimés Évelyne, des paysages humains, mouvants, émouvants, dans lesquels elle puisera toute sa vie. 
Pour m'encourager, dans mes moments de chagrin, elle me répétait sans cesse : « Il faut se battre », et quand je m'embourbais dans la négativité (le dénigrement - mon activité favorite), elle me disait : « on ne naît pas imbécile, on le devient. »
Qui fait l'histoire ? La mémoire collective ? Les soldats, les gouvernants, les historiens, les professeurs ? Sans doute. Le premier producteur d'histoire, toutefois, c'est le présent. Pour des raisons qui m'échappent, les années 2000 n'avaient pas besoin de l'Indochine. On m'avait appris la Shoah, le stalinisme, la guerre d'Algérie. La guerre du Vietnam - pas celle de l'Indochine. J'admets que c'était déjà beaucoup. Évelyne m'apprenait autre chose. La grande leçon de Lévi-Strauss : « Porte ton regard au loin. »
Nous sommes tous le fruit de toutes les sèves et de toutes les terres. L'écrivain lui-même est pétri de ses lectures, de ses inspirations littéraires. L'éditeur y ajoute les siennes et densifie le tissu. Les discussions nourrissent l'ouvrage. Et tout fusionne, et tout se confond, jusqu'à ce que paraisse un jour le livre d'un auteur. La phrase célèbre de Lacan me revient tout à coup : « Il n'y a pas de rapport sexuel. » On pourrait dire de même : « Il n'y a pas d'auteur. »
« C'est fou. Quand on te répète en permanence qu'il y a des races et que ce sont elles qui fondent les rapports humains... Quand la religion est partout, qu'on t'élève dans l'antisémitisme, la haine des protestants, des homos, des métèques... Comment as-tu fait ? Et ta mère ? Ta mère !   Elle a grandi avec ces idées-là, elle les a partagées avec son mari... Et puis la rupture. C'est inouï. Comment avez-vous fait pour vous affranchir de tout ça ? » Évelyne me ressert un verre de vin en souriant : « C'est tout l'objet du livre, non ? »
[...] les adultes devraient composer avec leur mémoire pour ne pas gâcher l'avenir.
[...] changer, pas changer, on s'en fout. Ce qui compte, c'est se construire.
Les sentiments ne se chiffrent pas. « Ce qui compte » , disait Brel, qui avait lu Sénèque, « c'est l'intensité d'une vie, pas la durée d'une vie ». L'intensité d'une amitié, ça vous fait une joie pour mille ans, c'est comme un amour, ça vous rentre par le nombril et vous inonde tout entier. Ça ne se mesure pas en mois. »

Quatrième de couverture

« Evelyne Pisier voulait raconter l'histoire de sa mère, et à travers elle, la sienne. Une histoire fascinante couvrant soixante ans de vie politique, de combats, d'amour et de drames - le portrait d'une certaine France aussi, celle des colonies et de la contestation, du patriarcat et du féminisme. Nous étions d'accord : il fallait en faire un roman. 
Un roman qui, de l'Indochine en guerre à la Nouvelle-Calédonie des années cinquante, de la révolution cubaine à Mai 68, tisse les destinées de ces deux femmes éprises de liberté. Deux héroïnes modernes et indépendantes, lectrices passionnées, engagées. 
Évelyne m'a invitée à plonger dans son passé et, ensemble, nous avons commencé l'écriture. C'était joyeux, magnifique. 
Tout aurait pu s'arrêter à sa mort, un jeudi de février. 
J'étais son éditrice. Son amie. Elle m'avait confié ses rêves et ses souvenirs. Alors, comme elle le souhaitait, j'ai terminé le livre. » 
C. L. 
Éditions Les Escales, août 2017
442 pages
Grand Prix des lycéennes ELLE

Évelyne a fêté ses soixante-quinze ans quelques semaines après notre rencontre. Elle avait choisi d'aimer ses rides, ses cheveux blancs, ses nombreux petits-enfants - la vie. Mona, elle, s'était donné la mort à la veille de ses soixante-six ans. « Ce qu'il faudrait, c'est montrer dans le roman comment vous vous êtes construites l'une l'autre, mais aussi déconstruites, peut-être. » 

On pouvait résumer les choses d'une phrase : Évelyne Pisier n'était pas devenue Évelyne Pisier par hasard. Sa mère était à la fois un modèle et un contre-modèle, une alliée et un contradicteur, une confidente et une femme de secrets - un grand chaos d'ombre et de lumière.

Camille, mon envolée ★★★☆☆ de Sophie Daull

Tu ne peux pas empêcher les oiseux 
de la tristesse de voler au-dessus de ta 
tête, mais tu peux les empêcher de faire 
leur nid dans tes cheveux. 

Proverbe chinois

Ce texte, cette élégie, cette lettre, ce rapport, ce poème, ce devoir, cette épitaphe, cette suite de mots trempée dans une encre inconnue jusque-là, ce recueil qui recueille le sang tout chaud de la déchirure, le souffle froid de [sa] disparition, Sophie Daull l'écrit merveilleusement bien, du fond du coeur, du fond de sa souffrance.

Sujet délicat que celui de la perte d'un enfant. Son témoignage est sensible, sincère, douloureux.

Un récit autobiographique criant de douleurs et de larmes.
Comment écrire sur cette effroyable épreuve, cet immense trouble alors que le silence s’est emparé d’un être très cher, son enfant, de tout ce vécu ; ce peu de vécu, si brutalement disparu. 
Pas facile d’y mettre des mots ; j’ai apprécié ceux de Sophie Daull. Avec beaucoup d’aisance, en apparence seulement, j’ose imaginer, elle raconte son calvaire, celui de sa famille qui vient d’enterrer, Camille, seize ans, ses moments de doute où la culpabilité s'invite, tourmente et ronge. Et si, et si, et si... si les urgences l'avaient gardé...  Et si, et si, et si... « Ces bactéries qu'on héberge sans le savoir, nos corps inégaux : toi offerte au sacrifice, laissant la voie au microbe tueur, quand nous, armés, protégés, vivants. Toi dans la bataille perdue, nous dans l'autre poison : le remords. » 

Comment ne pas mourir à sa suite, la vie nous quitte forcément un peu, indéniablement, déloyalement.. Comment se fabriquer une armure, dans les forges de la vie qui reste...

Si le moment est opportun pour vous, que vous avez envie de lire sur la perte, cruelle perte que celle d'un enfant, sur la souffrance intime, les maux et mots de Sophie Daull vous cueilleront comme il se doit, avec pudeur, douceur, crûment, brutalement aussi. Parce qu’il ne peut en être autrement.

Un texte, que dis-je, une déchirure, écrite, pour se souvenir, pour expier la douleur, pour se consoler, y voir plus clair, régler son compte à la culpabilité, pour « [lui] dire deux, trois minuscules choses qui [la] mettent au présent, qui mettent [sa] mort au présent, puisque se souvenir durera toujours, qu'il faut que tu dures toujours », et poursuivre son chemin, inévitablement avec l'absente au bout de son coeur. 
Adieu Camille.
Merci Sophie Daull pour ce témoignage. J’espère qu’il vous a été d’un grand secours.
Témoignage qui a eu une résonance particulière, m'a touchée dans mon intimité, a titillé une cicatrice à jamais ouverte. Elle rayonne de l’amour que je porte à ma disparue.
« Tu es l'enfant arrachée à la vie qui consolide la vie des enfants restés en vie. Tu es la sacrifiée, l'Iphigénie qui libère les vents pour les voyage des autres. [...] Les larmes des autres tapissaient notre douleur [...]. [...] la morsure plantée dans nos chairs. »
« Camille est morte lundi. Camille est morte lundi. Camille est morte lundi. On est tout au fond d'un puits, mais des visages à la surface se penchent vers notre gouffre, crient, lancent des cordes, des échelles, des lianes de survie. On les saisit, on se brûle les paumes, on se griffe les ongles à la douleur des autres, on s'emplit les poumons de leur chagrin pour que l'air soit respirable. On roule sans autre paysage que notre cataclysme du dedans. »

« Depuis mon coeur crevé je vais faire ça, raconter ta mort, ta maladie, ton agonie. Du jeudi 19 au lundi 23 décembre; quatre jours, trois p'tits tours et puis s'en vont. Je vais relater dans le détail ta lutte, ton combat, blitzkrieg, parce que, putain, qu'est-ce que tu as été forte dans cette traversée de la fièvre et de la douleur. Médaillée, croix de guerre. [...] Je promets je vais forcer mes mots pour qu'ils échappent au sirop de deuil un peu gluant, poème pompeux, élégie larmoyante ; je vais inaugurer ton outre-vie avec une plume trempée dans ton regard quand il s'ouvrait grand : franc, droit, lumineux. 
Vingt-neuf ans sans ma mère, quatre sans mon père...Qu'importe puisque j'avais l'éternité avec toi. Penser à mes morts commençait tout juste à devenir doux.
Il était penché sur moi, inquiet, il craignait vraiment pour ma vie. Mais moi je croyais te voir. Tout ce que je voyais dans la figure de ton père sans lunettes c'étaient tes yeux à toi. Je hurlais entre deux sanglots qu'il te ressemblait trop, que c'était pas possible ces grands yeux comme les tiens qui me fixaient sans comprendre. Je l'appelais Camille. Lui voulait appeler les pompiers...
Ce sont des moments pleins d'inquiétude, avec des visions terribles qu'il faut chasser très vite, des boucles de malheur qui nous assaillent Delphine et moi, notre père, notre mère, l'intuition affreuse de la répétition, les ailes de de la mort qui reviennent obscurcir la raison, masquer le soleil de la logique : une enfant de seize ans ne meurt pas.
C'est là que j'ai entendu sortir de ma gorge ces sons de bête, ces plaintes de vieille Africaine, de folle sicilienne, tu vois ?, ce genre de hurlements où quand tu vois ça dans les films ou les documentaires tu te dis, non, c'est trop ! ... Plusieurs nuits, ces cris sont sortis de mon ventre. 
Désormais, je vais faire ça : vivre la vie des en-allées trop tôt. Je dure dans trois vies de femmes maintenant [...].
Dans cette maison, on s'aimait, on s'engueulait, on riait ; on était délicieusement libres de s'aimer, de s'engueuler, de rire. Ton jeune sang et le nôtre un peu plus épais formaient un fleuve intranquille où l'avenir battait pavillon.C'est pour ça que je vivrai ta vie, que mon sang aura désormais toujours seize ans. [...] Je vais exister par en dessous, par soustraction, par extension de toi, dans la copie de ta pudeur contre mon excentricité, de ta réserve contre mon exubérance, de ton repli contre mes tripes à l'air.
Parce que maintenant, tu sais, tu as une auréole. Ce sont nos larmes, et l'onde d'amour autour de ta mort, et le vertige de l'injustice, et le souvenir de ta beauté qui l'ont tressée.
Les gens ont des phrases toutes faites tirées de leurs manuels de consolation...Je ne veux pas être consolée.Je vis la coupure, la vie tranchée. C'est tout.
[...] et puis comme des cons, comme les cons que nous serons encore pour l'éternité, nous nous sommes couchés, ton père et moi, dans notre lit. Sans doute on a dormi, cauchemardé, crié. Cauchemars terribles : j'y voyais ton agonie, l'horreur, les rictus, le masque, les râles, la fin... Au même titre que les cauchemars des plages de demi-vieille sordides, où je voyais tous les avantages que je pouvais retirer de ta mort. Pas de gendre infect, de petits-enfants mal élevés, de déprimes à éponger en cas d'échec à Sciences Po ou de divorce à 30 ans...Pas d'insomnies tordues d'angoisse à attendre ton retour de boîte de nuit, ton coup de fil du dimanche, tes résultats d'analyse. Je calculais tout ça en me frottant les mains. C'était horrible. C'est l'ouverture du chapitre « Mauvaises pensées ». Tu verras il y en aura plein d'autres. Du sarcasme indigent. De l'humour aigre. Du sable entre les dents, comme si ça faisait passer la pilule. Sale nuit. 
«  Tu sais c'est des filles... » Comme s'il y avait un grand mystère des filles. Des filles avec leur mère. Les mères et les filles. Le secret des harems et des gynécées. L'impénétrable complicité. Quelle blague ! Grosse paresse pleine de testostérone. Épais bandeau sur les yeux comme une serviette hygiénique qui absorberait leur trouble tous les vingt-huit jours, pour faire semblant de ne pas comprendre, ne pas perdre la face, pour présenter viril, pour ne pas suinter le sentimentalisme, l'attendrissement devant le sexe opposé, maladie honteuse. On leur a appris ça.
[...] ton papa. [...] le seul avec qui je peux parler de toi sans rien dire.
Écrire, c'est te prolonger. 
Quand je vois ce qui attend ce monde de merde, entre trahison politique, catastrophe écologique et pauvreté de masse, je me dis que oui, on peut se dire que tu as été bien inspirée de quitter le navire; mais quand je vois n'importe quel soleil sur n'importe quel pétale, ou n'importe quel gars qui tient la main de n'importe quelle fille, je me dis que non, franchement, fallait rester dans la vie.
Nous, dans la lumière de notre sapin très beau, très scintillant, très vaillant de verdure et de guirlandes, nous préparions le show pour notre enfant morte.
« Oui, mais toi t'as pas...». [...] Épouvantable compétition. Chamaillerie désespérée. Affreuses ruses pour ne pas laisser entrer dans notre être la réalité de ta mort. Réflexes mesquins de séparation, d'adversité, de coupure; comme si nous livrer à ces petites guerres allait nous tenir hors de la grande tragédie. On se volait dans les plumes comme de vautours autour de ton cadavre - charcuterie, barbarie. On s'agitait comme un cyclone de haine pour faire digue contre l'effroi qui noyait nos vies à la vitesse d'un raz-de-marée. Et puis j'ai senti qu'il valait mieux céder, se laisser entièrement dévaster. Surtout, je crois, j'ai eu le sentiment qu'on était en train de t'insulter, que nous aboyer dessus dans un centième bocal de haine atomique, comme tu les détestais tellement, était une salissure pour le début de ta demeurance, de ton outre-vie; que se broyer à plaisir te rendait soluble dans les débris du couple. La vie assassinée, oui, mais pas la vie dégradée par notre propre laideur. [...] Le vrai ravage, c'est toi qui n'est plus là. [...] Tu butinais de l'un à l'autre, tu faisais la valeur d'équilibre, le fléau de la balance. Maintenant c'est le fléau tout court, et c'est le vide qui doit faire l'équilibre. 
Dans le temps, les gens portaient un brassard ou des habits noirs pour signaler qu'ils venaient de perdre un proche. Ça les plaçait momentanément hors de la communauté des humains, ça forçait la distance, la délicatesse; ça offrait le privilège de ne pas être tenu de se comporter comme tout le monde [...]. On était repéré comme endeuillé, et les autres nous foutaient la paix.
Une autre chose : nous n'avons pas de nom. Nous ne sommes ni veufs ni orphelins. Il n'existe pas de mot pour désigner celui ou celle qui a perdu son enfant. [...] Un papa répond sur un forum : « Si, j'ai un nom : je suis un mort vivant. »
C'est ça les mauvaises pensées. [...] elles participent à la dévastation de ta mort sans aucun filtre de pudeur, avec aplomb, avec cynisme - toutes ces pensées en embuscade qui escortent l'avancée de la charogne.
[...] le temps bégayait de douleur quand il nous parachutait dans les grumeaux de ton évaporation.
Des formules se sont mises en place pour « résumer » ta maladie, ces quatre jours, ces quatre tout petits jours, fournir des détails sur les dernières heures, écarter la haine spontanée du monde médical, répondre aux questions sur le choix de l'enterrement plutôt que l'incinération, le déroulé de la cérémonie, nos possibilités de survie.
[...] la fatigue du chagrin. Le chagrin fatigue, et son appel est sans réplique possible.
Depuis une ou deux semaines, je suis comme tendrement cernée par une ronde d'enfants morts. On dirait qu'ils jouent à la chandelle, qu'ils dansent en cercle et déposent derrière mon dos le petit trésor, le petit chiffon de leur permanence impossible et tremblante. L'Anatole de Mallarmé, la Léopoldine de Hugo (tu la connaissais bien, elle), le Gaspard de Sophie, la Bahia de Sylvia, la Pauline de Forest, le Mehdi de Giraud, et maintenant le Lion de Rostain. Ils tressent leur voix toujours claires, ça fait le grand chant de l'absence, le mistral perdant, qui siffle continûment aux oreilles, même quand le temps est calme et la ville vide.
Je voulais aller nulle part. Mais il n'y a pas de nulle part. Je le savais déjà mais, depuis que tu es morte, ça me manque vraiment, un endroit où disparaître. Ta mort me disparaît, comme on dit d'une musique qu'elle vous danse.
C'est comme si, après avoir avorté il y a longtemps d'un grand frère ou d'une grande soeur que tu n'as jamais eus, j'avortais maintenant de on avenir, et que l'opération m'avait laissée sans vie sous les aiguilles de la faiseuse d'anges. Mon ange. Mon auréolée, tes ailes sciées, l'élan brisée.
Déjà...J'avais oublié.... Tu l'avais déjà, ce terrain infectieux ? T'avait-il déjà fait son petit sourire mortel, ce méningocoque ? Attendait-il tes 16 ans, ta chair fraîche, ton sein généreux, ta bouche à baisers et la fleur de ta virginité pour te croquer, t'emporter ?Saloperie. Saloperie des saloperies. Seul amant. Sale vampire.
Moi je reste, je veille, je vous prolonge, je vous invente, la très vieille dame, la blonde ado, mon corps entier comme une chapelle ardente, tout mon dedans façonné par la poussière de vos restes, tout mon dehors irrigué par le lait de vos silences, fontaine de jouvence.
Les imaginaires ont tendance à la simplification quand la réalité est trop cruelle.
Nous flottons dans le brouillard des cigarettes, qui matérialise l'autre brouillard, celui de ton absence absolue, celui où déjà nous cherchons à nous souvenir de ta voix, celui qui ne désépaissit pas. »


Quatrième de couverture

Dans les semaines qui ont suivi la mort de sa fille Camille, 16 ans, emportée une veille de Noël après quatre jours d’une fièvre sidérante, Sophie Daull a commencé à écrire. 
Écrire pour ne pas oublier Camille, son regard « franc, droit, lumineux », les moments de complicité, les engueulades, les fous rires ; l’après, le vide, l’organisation des adieux, les ados qu’il faut consoler, les autres dont les gestes apaisent… Écrire pour rester debout, pour vivre quelques heures chaque jour en compagnie de l’enfant disparue, pour endiguer le raz de marée des pensées menaçantes.
Loin d’être l’épanchement d’une mère endeuillée ou un mausolée – puisque l’humour n’y perd pas ses droits –, ce texte est le roman d’une résistance à l’insupportable, où l’agencement des mots tient lieu de programme de survie : « la fabrication d’un belvédère d’où Camille et moi pouvons encore,
radieuses, contempler le monde ».

« Dans les jours d’après, nous distribuerons tes soixante-dix-sept peluches, une par une ou deux par deux, à des fossés dans les campagnes, à des clairières, à des rochers. C’est joli, ces ours, ces lapins, ces petits chats abandonnés sur les tapis de mousse, prenant la pluie sous les marguerites. »

Éditions Philippe Rey, août 2015
190 pages 
Prix Littéraire des Lauriers Verts - Révélation - 2015

lundi 16 décembre 2019

L'homme à tout faire ★★★★☆ de Robert Walser

Très bon moment de lecture, qui m'a donné envie de découvrir d'autres œuvres de Robert Walser, grand poète aussi, dont l'oeuvre émouvante est trop mal connue. D'en connaître davantage sur cet auteur, peut-être en lisant l'ouvrage de Philippe Lacadée "Robert Walser, le promeneur ironique".
Joseph entre au coeur d'une maison bourgeoise dans laquelle il est engagé comme l'homme à tout faire de Mr Tobler, ingénieur inventeur quelque peu exubérant qui rencontre des difficultés à trouver des financements pour ses projets. Joseph devient témoin de ce monde en apparence plein de simplicité, de la vie que l'on mène à "l'Etoile du Berger", et assiste impuissant à son déclin. Il apprécie et admire cette nature qui l'entoure et l'enveloppe amoureusement. La façon dont est écrit ce roman, avec un style indirect, embarque totalement le lecteur. Je ne sais pas trop l'expliquer mais j'ai eu l'impression de vivre avec le héros, de respirer le même air que lui, ...de plonger dans le lac à ses côtés. Ce sont certainement les réflexions intimes du héros qui se mêlent aux descriptions des lieux, des saisons et celles des événements qui donnent à ce roman une atmosphère intimiste.
(chronique écrite en 2015)

« C'est étrange mais dès qu'on entend les pas d'une personne connue, c'est comme si au lieu d'approcher elle était déjà là en chair et en os, jamais son apparition effective n'est plus une surprise, quel que soit son air.Tobler était fatigué et énervé, mais il n'y avait là rien de surprenant, car c'est toujours dans ces états qu'il rentrait à la maison. Il s'assit, soupira bruyamment ; corpulent comme il l'était, la montée de la pente lui avait été pénible ; puis il demanda ses pipes. Joseph bondit comme un dératé jusqu'à la maison pour satisfaire aussitôt ce désir, heureux d'éviter son supérieur ne fut-ce qu'une demi-minute.Lorsqu'il revint muni du nécessaire à fumeur, la situation avait déjà changé. Tobler faisait une tête effrayante. Sa femme lui avait tout dit en peu de mots. A présent, elle était là debout, avec une audace que Joseph trouva inouïe et regardait tranquillement son mari. Celui-ci avait l'air d'un homme qui ne peut pas se répandre en malédictions, parce qu'il sent qu'il passerait les bornes.- Alors, M. Fischer est venu, à ce que j'apprends, dit-il, comment a-t-il trouvé les choses ?- Très bien.- L'horloge-réclame ?- Oui, elle lui a plu tout particulièrement. Il a dit qu'il lui semblait que c'était un projet tout à fait excellent.- Lui avez-vous aussi montré le distributeur automatique pour tireurs ?- Non.- Et pourquoi ?- M. Fischer était tellement pressé, à cause de sa femme, qui attendait en bas, à la grille du jardin.- Et vous avez laissé cette dame attendre ?Joseph ne répondait rien.- Et il faut que j'aie comme employé un abruti pareil ! cria Tobler, incapable de contenir plus longtemps la fureur et la désolation commerciale qui le rongeaient. Il faut que j'aie le malheur d'être trompé par ma propre femme et par un commis qui n'est bon à rien. Le diable lui-même aurait peine à faire des affaires, dans des conditions pareilles !Il aurait fracassé du poing la lampe à pétrole si, à cet instant, avant que la main ne s'abatte, Mme Tobler n'avait heureusement un peu écarté l'objet. 
Pour le moment, la maison Tobler répand encore dans les riants environs une odeur de propreté et de bienséance, et comment ! Auréolée comme par les éclairs du plein soleil, rehaussée sur une colline verdoyante qui se penche, merveilleusement riante, vers le lac et la plaine, cernée et embrassée par un jardin vraiment "de maîtres", elle est l'image même d'une joie réservée et méditative. Ce n'est pas pour rien qu'elle est contemplée par les promeneurs qui passent par hasard, car c'est un véritable régal pour les yeux. »

Quatrième de couverture

Maître à écrire de Kafka, salué par les plus grands écrivains de son temps (Hesse, Hofmannstahl, Mann, Zweig, Musil) comme leur égal, Robert Walser (18781956) n'occupe pas encore la place qui lui est due. Son œuvre apparaît pourtant, aujourd'hui, comme la " plus singulière sans doute que la Suisse allemande ait produite durant le demi-siècle qui sépare Gottfried Keller de Frisch et Dürrenmatt " ainsi que le relève Walter Weideli, le traducteur de cette première version française de L'homme à tout faire. Cette désaffection est peut-être le contrecoup de l'extrême indépendance de Walser qui vécut toujours en marge des milieux littéraires, passant les vingt-sept dernières années de sa vie à l'asile psychiatrique de Herisau, où il se contenta, après avoir cessé d'écrire, de " rêver dans un modeste coin " tel un Hölderlin de l'ère industrielle. L'homme à tout faire (Der Gehülfe, paru pour la première fois à Berlin en 1908) est le roman le plus important de Robert Walser. C'est l'évocation apparemment banale de la vie d'un petit employé du nom de Joseph Marti, entré au service de l'ingénieur Tobler, l'inventeur d'une horloge-réclame et d'un fauteuil mécanique. Logé et nourri chez les Tobler, dans une villa pimpante dominant le lac de Zurich, Joseph doit tenir les comptes du " bureau technique " de son patron, recevoir les clients et, surtout, éconduire les créanciers. Être mystérieux, rêveur et fantasque, Joseph Marti se révèle d'une ingénuité étrange procédant d'une sorte de voyance mélancolique. Pourquoi se soumet-il à la tutelle quasi tyrannique de son employeur ? Quels liens secrets l'unissent-ils à Mme Tobler avec laquelle, durant les fréquents voyages du " maître ", il converse longuement ? Quel est le dernier mot de sa non-volonté, de sa non-ambition et de sa soumission à un monde dont toutes ses réflexions dévoilent l'absurdité et l'aliénation ? Ce sont quelques-unes des nombreuses questions qui sous-tendent cet extraordinaire roman, où toutes les préoccupations de l'homme contemporain se trouvent évoquées par une conscience foncièrement autre, Walser ne cessant de s'identifier à son personnage. Jean-Louis Kuffer

Éditions L'Âge de l'Homme, avril 2000
282 pages 
Traduit de l’Allemand et présenté par Walter Weideli
Première traduction en 1908
Adapté au cinéma en 1976 par Thomas Koerfer 

dimanche 15 décembre 2019

Personne ne gagne ★★★★★ de Jack Black

Thomas Gallaghan (1871-1932) alias Jack Black raconte « le sourire au lèvre », sa vie de bandit de grand chemin, d'errance dans les bas-fonds, de Yegg « Ce voleur dont on ne sait rien. Silencieux, méfiant, dissimulé ; un voyager sans attache, « un travailleur » de la nuit qui fuit la lumière, s'éloigne rarement des siens et reste sous la surface. », une vie à la Jesse James. 

On le découvre gamin,  déjà avide d'aventures et de voyage. On suit son long et consciencieux apprentissage. 
Il tracera ensuite sa route au gré de tous les crimes possibles et imaginables contre la propriété privée, une route le long de laquelle Jack Blake écrit n'avoir eu que rarement l'occasion de boire du bon vin, écrit-il.

Jack Blake est un "bon voleur", faisant partie du cercle des gens bien, un voleur aux bonnes manières et un très grand conteur. 
Il nous raconte ses aventures avec une telle passion, une telle fougue, avec un langage simple et sincère, qu'il ne nous faut pas grand chose pour sauter dans le train en marche et devenir à notre tour un véritable Yegg à ses côtés ! 
Passionnant. 
Un chapitre de l'histoire des Etats-Unis qui aujourd'hui a disparu à tout jamais.  
Une belle  description des conditions carcérales de l'époque et une intéressante réflexion sur l'importance de l'éducation. 
Lao Tseu, un contemporain de Confucius, a écrit : «  Gouverne ton royaume comme tu ferais cuire un poisson », pour nous recommander la modération en toute chose. «  Plus les lois sont sévères, plus il y a de criminels. » 
« Les honnêtes gens prennent le problème à l'envers. S'ils s’intéressaient plus à l’éducation des enfants, ils se désintéresseraient vite de la chaise électrique. Ils ne voient que les crimes et jamais les raisons qui poussent les criminels à agir ; ils ne voient que ce qu'ils sont devenus et jamais ce qui a fait d'eux ce qu'ils sont. »
« J'imagine que les actes d'un homme sont le fruit de ses pensées, et que ses pensées sont le produit de son environnement et des conditions dans lesquelles on l'oblige à vivre. Mettez un jeune homme de l'âge que j'avais dans une prison telle qu'elles étaient à l'époque, et je vous garantis qu'il deviendra un criminel aussi vrai que la nuit suit le jour ou que le jour suit la nuit. »

« Je me suis souvent demandé à quel point l'existence d'un jeune garçon est meilleure quand il une mère à ses côtés jusqu'à ce que sa vie soit stable, ou quand il a un foyer qui le protège jusqu'à ce qu'il apprenne à faire face au monde. Rien ne remplace une mère et un foyer. La plupart des gosses ne tiquent pas quand un copain leur dit : « Viens, je vais te présenter ma mère. » Moi, ça me remue tellement que je ne peux pas l'exprimer. Ces mots me rappellent que le jeune homme qui présente si fièrement sa mère est tout ce je ne serai jamais. Les assureurs ne proposent pas encore de polices contre les vies ratées, mais le jour où ils le feront, j'imagine que le client capable de garantir qu'il aura sa mère auprès de lui au moins jusqu'à ses vingt ans aura une belle ristourne sur ses cotisations. Je n'utilise pas le fait de l'avoir perdue à dix ans comme excuse. Seulement, je pense qu'un homme a le droit de se demander si les choses auraient pu être autrement.
La malle [...] Elle était très grande, en cuir, avec des coins en laiton et un tas d'étiquettes d'hôtels et de lignes de paquebots collées dessus. Elle était éraflée, cabossée, tachée, signe qu'elle avait fait de nombreux voyages. L'objet me fascinait. Je tournai autour, le touchai, déchiffrai les différentes étiquettes, dont certaines venaient de contrées lointaines, et me demandai quelle sorte d'homme possédait une telle merveille. [...] Elle avait fait naître en moi des pensées étranges, de curieux désirs, que je ne m'explique pas. Je sais aujourd'hui qu'elle m'évoquait le voyage, l'aventure, sur terre comme sur mer - le vaste monde. 
Ses yeux m'attiraient étrangement. A l'époque, je n'aurais pas su dire pourquoi, maintenant je peux. Il avait le regard d'un voleur. Il s'avéra très gentil [...].
Je dis qu'ils avaient du style parce que même si ce qu'ils faisaient était mal, ils essayaient toujours d'agir de la bonne façon et au bon moment. Le voleur qui préfère voler pour régler son loyer plutôt que d'escroquer sa pauvre logeuse a du style; celui qui se barre sans payer n'en a pas. Le voleur qui cache une montre à son partenaire pour la donner à sa régulière n'en a pas non plus. Dans notre monde, comme dans les autres couches de la société, il y a des gens bien et ceux qui ne le sont pas. Celui qui paie ses dettes, qu'elles soient morales ou pécuniaires, est bien vu des siens; et vice-versa. 
Presque toute ma vie, j'ai côtoyé des nécessiteux et si je ne me suis jamais considéré comme l'un d'eux, ils m'ont toujours accepté comme l'un des leurs. Tout ce que je sais d'eux je l'ai glané en observant, en écoutant, c'est bien plus fiable que de poser des questions trop précises et indiscrètes. [...] Demande à un unijambiste comment il a perdu sa guibolle et tu obtiendras quelque chose du genre : « Eh bien tu vois... Un ferry m'a roulé dessus. »
Pour fourguer un lingot de cuivre, il faut d'abord se convaincre soi-même que qu'il est en or massif. Le reste est facile. Le meilleur arnaqueur, c'est celui capable de s'arnaquer lui-même avant de s'attaquer aux pigeons. 
Je prenais mon temps pour voyager, pas vraiment sûr de savoir quoi faire ni où aller. Je croisais beaucoup de gens qui m'avaient vu sur la route avec George et leur racontais sans hésiter sa fin tragique et ma fuite. Cela me conféra un certain prestige, j'étais désormais un stetson, ce qui, dans le jargon de la route, signifie qu'on est exceptionnel. J'étais jeune et naturellement bouffi d'orgueil. Je pris un air entendu, mystérieux, à parler peu et à ne fréquenter que les chevaliers de la route les plus en vue.
Un vieux Chinois, la soixantaine, passa devant moi en traînant les pieds avec un nécessaire à opium qu'il étala sur une natte libre. Il avait le yen yen, le tremblement des fumeurs en manque. Ses mains décharnées, semblables à des serres, eurent le plus grand mal à rouler la première pastille. Elle était grosse, ses yeux ardents la dévoraient. [...] A présent, dans une longue exhalaison de contentement, la fumée est expulsée, les jambes crispées se détendent, le fumeur soupire de satisfaction ; ses mains ne tremblent plus et s'attaquent à la deuxième pastille avec plus d'assurance.
Le voleur qui est incapable de ou refuse de se mettre à la place de sa victime, de celle du flic qui le coince ou du juge qui le condamne, n'est pas un voleur accompli. Son esprit étroit l'empêche d'exceller et le prive d'occasions de se prémunir contre les fers qu'on risque de lui mettre aux pieds.
Au voleur qui lit ces lignes et me trouve trop prévenant envers les pigeons, je réponds qu'il fait sans doute partie de ces types qui tabassent leur victime après l'avoir dépouillée, frappent les femmes et les enfants qui se mettent en travers de leur chemin, détruisent peintures, vases, tapisseries et vêtements sans raison, et finissent sous un lit, tenus en respect par une bonne armée de balai, jusqu'à l'arrivée des flics. Ce gars-là n'est pas un voleur mais un malade mental, et sa place est à l'asile.
La barbarie du châtiment avait fait de moi un animal.
La pire emprise que la drogue puisse avoir sur un homme est mentale. [...] Il doit maîtriser son esprit ; il doit d'abord vouloir arrêter, continuer à le vouloir tout le temps, et ensuite il pourra le faire. 
Je ne crois pas aux cures radicales. Il semble logique qu'on ne puisse pas se défaire en trois jours d'une habitude prise en cinq ou dix ans. Je pense que tout homme peu se soigner seul. Mais il doit d'abord se soigner dans sa tête, il doit vouloir se soigner. S'il ne le veut pas, aucun traitement au monde ne l'aidera. Vous pouvez enfermer des hommes en prison et les priver d'opium, ils s'y remettront à peine sortis parce qu'ils ne veulent pas se soigner. Mais celui qui veut arrêter le peut. Il me fallut six mois pour décrocher complètement. Même après, pendant des mois encore, le manque pouvait me bondir dessus à tout moment, comme un animal sauvage, et m'anéantir. Ça me rendait à moitié fou, et j'aurais été prêt à tout pour une petite dose. Mais ça ne durait que quelques heures, et chaque fois que j'en sortais indemne je savais que ce serait plus facile la prochaine fois.
Je ne voyais pas en quoi j'avais mérité ce châtiment, et quand je l'ai reçu c'était comme si toute la cruauté du ponde s'abattait sur moi - toute la brutalité, la violence. C'est une leçon de cruauté que je n'ai jamais oubliée. Heureusement, j'étais d'un tempérament que le fouet a endurci, et non brisé.
Je ne peux pas dire que j'ai arrêté de voler parce que c'était mal. J'ai raccroché parce que c'était le seul moyen de m'acquitter de mes dettes. 
Si j'avais passé ces trente ans à faire quelque chose d'utile et travailler avec autant de zèle, d'ingéniosité et de concentration que j'en ai mis dans les cambriolages, je serais financièrement indépendant aujourd'hui. J'aurais un foyer, une famille peut-être, je serais un membre respecté de la communauté? je n'ai rien de tout ça, mais j'ai un travail, deux costumes et deux pièces meublés dans un appartement. J'ai autant d'amis que ma loyauté me le permet. A cinquante ans je me porte si bien quand je les entends se plaindre de leurs maux, j'ai honte de moi. Je ne voudrais pas remonter le temps pour retrouver ma jeunesse ni être centenaire et devenir sénile. Je n'ai pas d'argent, pas d'épouse, pas d'auto. Je n'ai pas de chien? Je n'ai ni radio ni plante verte. Je n'ai pas d'ennuis. J'emprunte de l'argent à mes amis en cas de besoin, je monte dans leur voiture, écoute leur radio, caresse leur chien, admire leurs plantes vertes, complimente la cuisine de leur épouse. Tout ce qui pourrait me manquer, ce serait un peu plus de l'innocence confiante qu'avait ce petit garçon qui, au couvent des soeurs, apprenait ses prières aux côtés du vieux curé bienveillant.
Nous vivons une époque violente. Nous sommes tous d'accord là-dessus. La question est de savoir qui est responsable. Est-ce que ce sont les criminels qui poussent les honnêtes gens à la violence ou le contraire ? Est-ce que les torts sont partagés ?
Je connais des centaines de criminels repentis, mais je n'en connais aucun qui l'ait été par la matraque d'un policier, une condamnation sévère ou des mauvais traitements en prison. Ce ne sont pas les coups de fouet que j'ai reçus dans une prison canadienne ou les trois jours passés dans la camisole de force un an plus tard, sur le sol d'un cachot en Californie, qui m'ont incité à changer de vie.[...] Si j'ai pu, moi, me réformer, c'est grâce à la clémence d'un juge qui a dit : « Je pense que vous avez assez de force de caractère pour changer de vie, je vous donne votre chance. » » 

Quatrième

De San Francisco au Canada, de trains de marchandises en fumeries d’opium, d’arnaques en perçages de coffres, du désespoir à l’euphorie, Jack Black est un voleur: parfois derrière les barreaux, toujours en cavale. Avec ironie, sagesse et compassion, il nous entraîne sur la route au tournant du vingtième siècle. Personne ne gagne est un hymne à une existence affranchie des conventions. Qu’il soit hors-la-loi, opiomane ou source d’inspiration pour Kerouac et Burroughs, qu’importe, qu’il vole au devant de la déchéance ou qu’il flambe comme un roi, qu’importe, Jack Black n’est guidé que par son amour de la liberté. C’est dur, c’est brut, c’est profondément américain. Black est peut-être un vaurien, il est surtout un conteur qui, sans jugement, joue avec son passé afin de nous remuer et de nous remettre sur le droit chemin.

Éditions Monsieur Toussaint Louverture, juin 2017 (réédition)
Édition originale en 1926
470 pages 

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidanlec
Préface de Thomas Vinau
Postface de William S. Burroughs