jeudi 19 décembre 2019

Le discours ★★★★☆ de Fabrice Caro

Fabrice Caro, éponyme Fabcaro est très drôle. Il a un sens aigu de l'observation et ce qu'il retranscrit dans "son discours" est si vrai que c'en est forcément réjouissant ! Beaucoup moins hilarant que la BD Zaï Zaï Zaï Zaï mais malgré tout très très bon !  

Fabrice Caro manie d'une plume de maître les "running jokes" et c'est savoureux. Sans vouloir déflorer ce beau discours, ou plutôt ces ébauches de discours, je ne peux m'empêcher d'évoquer ce petit gag qui revient très souvent pour notre plus grand bonheur : le fameux porte-serviette accroché sur un mur de la cuisine d'un couple de tranquilles septuagénaires et qui, supposé être un sapin de Noël, a plutôt des allures de bite. Celui des Tic Tac est pas mal aussi. Et tant d'autres qui nous font (sou)rire de la première à la dernière page.

Juste ce qu'il faut de corrosif pour nous happer dans cet univers de l'autocritique, de la autodérision et de l'humour qui fait un bien fou. 

Bravo ! Un petit régal ! À glisser sous le sapin de Noël au côté de la BD Zaï Zaï Zaï Zaï : duo gagnant.


« Qu'est-ce qu'il peut bien passer par la tête des invités qui découvrent une bite en contreplaqué sur le mur de la cuisine d'un couple de tranquilles septuagénaires ? Quelle explication tangible peut-il y avoir à ce parti pris décoratif ? Chaque fois que je reviens voir mes parents, je tente un furtif et détaché Depuis le temps, tu pourrais enlever cette vieillerie non ? Et ma mère de répondre invariablement Non non, tu l'avais fait avec amour, il restera là jusqu'à ma mort. Je n'ai jamais su si ma mère était la seule à ne pas voir que le porte-serviettes représentait une bite ou si elle avait peur de me blesser en le retirant, et avait décidé contre vents et marées d'être du côté de sa progéniture, telle la mère dont le fils psychopathe a assassiné plusieurs personnes à l'arme de poing et qui s'obstine à défendre la thèse de l'accident. N'importe qui à ma place aurait clos le dossier en une simple phrase, Enfin maman, tu vois bien que ce truc ressemble à une bite, enlève ça voyons. Mais je n'ai jamais entretenu avec mes parents autre chose que des rapports navigant mollement entre non-dit, consensus respectueux et acceptation polie, un non rapport, cette volonté de ne jamais faire de vagues pour ne pas avoir à les surmonter. Schéma que par la suite je ne cesserais de reproduire avec les filles que je croiserais tout au long de mon existence. Et m'apparaît alors ce bilan assez terrifiant que ma vie affective n'aura été au fond qu'une acceptation résignée de bites en contreplaqué sur un mur de cuisine.
Dans la vraie vie, on ne dit pas J’ai besoin d’une pause, ça ne se fait pas, ce n’est pas inscrit dans les codes sociaux. Lorsqu’on est invité à un repas, par exemple, on ne se lève pas soudain en disant J’ai besoin d’une pause, on ne prend pas son imper dans le vestibule et on ne claque pas la porte sans autre explication et justification que J’ai besoin d’une pause. On dit par exemple Je suis désolé, ma mère a fait un AVC, je suis très inquiet, je dois vous quitter, ou bien Je suis désolé, je suis vegan, je ne supporte pas la vue de ce gigot et de manière générale tout ce qui rappelle la souffrance animale, ce n'est pas contre vous, je suis hyper sensible, excusez-moi, on ne dit pas J'ai besoin d'une pause sans rien derrière, sans rien autour. Pourquoi le couple, fût-il dans une passe délicate, ne requerrait-il pas les mêmes règles de bienséance qu'un repas chez des amis amateurs de gigot ? Qu'est ce que j'ai fait pour susciter un besoin de pause aussi prenant et abrupte ?
Sonia et moi nous sommes rencontrés à une soirée de réveillon, et elle m'avait immédiatement fait penser à Isabelle, une fille dont j'avais été fou amoureux à la fac. Isabelle appartenait à cette génération d'étudiantes qui voulait partir en Afrique, à cette époque c'était une fatalité qui s'abattait sans prévenir sur une certaine frange de la population féminine, on n'y échappait pas, l'acné à douze ans, l'Afrique à dix-neuf, elles attrapaient l'Afrique comme on attrape la varicelle. On les voyait du jour au lendemain, transfigurées, transmutées, déambuler vêtues de sarouels informes, le vêtement le moins sexy qui soit, transformant le campus en immense course en sac.
L’année de mes trente ans, j’ai sombré dans une profonde dépression. Un chagrin d’amour, un de plus. J’étais revenu passer quelques jours chez mes parents, j’avais besoin de repli fœtal, de retour aux sources, quand bien même je n’avais plus rien de commun avec la source. Je me souviens qu’un soir, pendant que ma mère préparait le repas, debout dans la cuisine, j’avais essayé de lui parler de mon mal, la dépression, sans l’affoler, mais sans l’épargner non plus, j’avais besoin de partager ça avec elle, lui dire à quel point j’étais rongé, à quel point j’en souffrais, ce à quoi elle avait répondu : Tu dois boire du jus d’orange. Voilà. C’était ça la solution de ma mère, boire du jus d’orange.
Et m'apparaît que l'existence n'est pas un segment comme on en a parfois la perception mentale, mais un cercle de dix ans de circonférence sur lequel on tourne comme un cheval de cirque, et tous les dix ans on passe ce même point, le point de chagrin d'amour chez ses parents, mais après tout tant qu'il y a des oranges il y a l'espoir.
Les avantages du chauffage au sol, est-ce qu'il n'y a pas d'autres sujets à aborder que ça ? Tu crois vraiment qu'on est obligés de parler des avantages du chauffage au sol, Sophie ? Avec tout ce qu'il se passe dans le monde, les attentats, les conflits, la menace nucléaire, alors que j'ai mis un point d'exclamation à la fin de bisous ? On frôle l'obscénité. Pourquoi me parler de ça à moi ? Qu'est-ce que je t'ai fait ? Tu irais parler de chauffage au sol aux sinistrés d'un cyclone en Haïti ? A ces migrants bloqués à Calais ? Ça change quoi que le chauffage soit au sol, au plafond, au mur, derrière la mairie, à la cave, ça change quoi à la marche du monde ?
J'ai quarante ans et j'achète des Tic Tac pour cacher à mes parents que je fume, voilà où on en est.
Voilà, mourir par ce qui me ronge, périr par ce qui me consume, va jusqu'au bout, instrument du diable, achève-moi, ne t'arrête pas en si bon chemin. À quoi ressemblaient les ruptures avant le portable ? À quoi ressemblaient les chagrins d'amour filaires à cadran circulaire ? On attendait, des heures, près du téléphone, à espérer que Lucille nous rappelle, on creusait des tranchées dans le salon à force de l'arpenter en long et en large, on vérifiait vingt fois de suite que le combiné était bien raccroché, car ça ne pouvait être qu'un incident technique, il n'était pas envisageable que Lucille n'appelle pas et on finissait à genoux face au téléphone comme devant une idole, mains jointes, priant pour que Lucille réalise qu'elle ne pouvait pas se passer de nous et qu'il n'y avait rien d'autre à faire de plus important ce samedi soir que d'aller au cinéma voir Le cercle des poètes disparus avec nous, vas-y sonne je t'en supplie, sonne putain, je ferai tout ce que tu veux si tu sonnes !
Je prononcerai ce discours à une condition, Ludo, une seule : que tu arrêtes de faire grincer ta fourchette dans ton assiette. Je pourrais tuer pour ça, je pourrais tuer quelqu'un qui fait grincer sa fourchette. Non, Ludo, ce n'est pas la fourchette qu'on tire, la fourchette n'a pas à être déplacée, son rôle est simplement d'être plantée dans le morceau de viande, c'est sa raison d'être, c'est le couteau qui effectue le mouvement, c'est lui qui coupe, la fourchette ne sert qu'à immobiliser le morceau de gigot pour permettre au couteau de couper sans que la tranche de gigot ne glisse sur l'assiette, on n'a pas besoin d'écrire des articles scientifiques pour comprendre ça. Il y a des codes, Ludo, sinon c'est le bordel. Sept milliards de névrosés, de toqués, d'inadaptés, essayant de vivre ensemble, se faisant croire que c'est possible, qu'ils sont des êtres sociaux, qu'on ne tue pas pour un grincement de fourchette dans l'assiette, qu'on ne quitte pas son amoureux parce qu'il fait du bruit en buvant son café. 
Dans les repas de famille, par ma faute, nous avons toujours été un nombre impair à table. Je suis celui qui ne vient pas par deux, je ne suis qu'une moitié d'entité. Quand j'arrive, on jette un coup d’œil furtif par-dessus mon épaule pour vérifier qu'il n'en manque pas un morceau. Voilà : j'ai toujours été un impair.
[...] face à la chenille nous sommes tous à la même enseigne, nous sommes là pour nous amuser, nous avons l'obligation d'être heureux, véritable machine à broyer les orgueils, et on se retrouve subitement au milieu de gens et on ne sait pas trop quoi faire de ses pieds, on tente de leur imprimer une sorte de mouvement un peu festif parce que si on marche, c'est pire que tout, marcher dans une chenille c'est être un dissident, c'est affirmer haut et fort Je ne suis pas comme vous, je vous emmerde, j'ai trop de problèmes dans ma vie pour faire la chenille, j'ai lu le livre de l'Intranquilité de Pessoa, vous imaginez quelqu'un qui a lu Le livre de l'Intranquilité de Pessoa faire la chenille ? Et une grand-tante un peu ivre vous tient fermement par les épaules en vous faisant dandiner de gauche à droite et vous avez l'impression d'être sur une barque et ça n'en finit jamais [...].
J'imagine que dans la plupart des familles normalement constituées se trouve toujours un des enfants, le plus affranchi, généralement le cadet, parce que moins alourdi par le poids de l'éducation, qui, à un moment ou à un autre, coupe court avec un tendre mais néanmoins définitif Attends, papa, c'est bon, tu nous l'as racontée mille fois celle-là. Mais pas là, pas chez nous. Ma soeur et moi n'avons pas ce type de rapport avec notre père, ce n'est pas du respect, c'est autre chose, quelque chose qui se situerait entre la résignation, le je-m'en-foutisme et la pitié, il doit exister un mot pour désigner le mélange savant de ces trois sentiments. Dans ces moments-là, notre père se dévoile dans toute sa finitude, il nous apparaît étrangement mortel, et une petite voix nous susurre Écoute-le, fais semblant de t'intéresser, ne l'interromps pas, un jour il ne sera plus là. Et le regard que nous échangeons ma soeur et moi quand mon père sort son premier Je me souviens du repas est probablement la seule marque de complicité que nous n'ayons jamais eue. »

Quatrième de couverture

«Tu sais, ça ferait très plaisir à ta sœur si tu faisais un petit discours le jour de la cérémonie.» C’est le début d’un dîner de famille pendant lequel Adrien, la quarantaine déprimée, attend désespérément une réponse au message qu’il vient d’envoyer à son ex. Entre le gratin dauphinois et les amorces de discours, toutes plus absurdes les unes que les autres, se dessine un itinéraire sentimental touchant et désabusé, digne des meilleures comédies romantiques. 
Un récit savamment construit où le rire le dispute à l’émotion.

Éditions Gallimard Sygne,  octobre 2018
198 pages

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