mercredi 18 décembre 2019

Et soudain, la liberté ★★★★★ de Evelyne Pisier et Caroline Laurent

Une histoire dense, riche pour témoigner sur l'intensité que peut avoir la vie. Certains destins sont incroyables et fascinants. Les chemins de la vie sont parfois étonnants, ceux empruntés par Évelyne Pisier sont inoubliables, intensément émouvants, notamment ceux qui ont permis ses rencontres avec Fidel Castro et Bernard Kouchner.  
Caroline Laurent, éditrice, joint sa plume à celle d'Évelyne Pisier, écrivaine et politologue, aujourd'hui décédée, pour nous conter une époque, celle du colonialisme, milieu du XXème siècle, avec toutes les horreurs qui ont accompagné cette terrible expansion guerrière, fomentées par des cultivateurs d'abominations, et livrer un récit vertigineux sur le féminisme , les batailles des femmes, leur émancipation
« Tibaï », « nounou » en vietnamien, a été sa première amie. Plus tard, en Nouvelle-Calédonie, ce serait Rosalie. Des femmes de l'ombre, souvent malmenées et peu considérées - par ailleurs, des indigènes. Je crois qu'elles ont composé les premiers paysages qu'a observés et aimés Évelyne, des paysages humains, mouvants, émouvants, dans lesquels elle puisera toute sa vie. » 
De l'Indochine à La Nouvelle-Calédonie, de la France à Cuba, Évelyne Pisier et Caroline Laurent mêlent avec talent la petite histoire dans la grande Histoire.
« Qui fait l'histoire ? La mémoire collective ? Les soldats, les gouvernants, les historiens, les professeurs ? Sans doute. Le premier producteur d'histoire, toutefois, c'est le présent. Pour des raisons qui m'échappent, les années 2000 n'avaient pas besoin de l'Indochine. On m'avait appris la Shoah, le stalinisme, la guerre d'Algérie. La guerre du Vietnam - pas celle de l'Indochine. J'admets que c'était déjà beaucoup. Évelyne m'apprenait autre chose. La grande leçon de Lévi-Strauss : « Porte ton regard au loin. » »
Ce livre est aussi le témoignage d'une immense amitié entre Évelyne Pisier et Caroline Laurent. 

Bouleversant ! Superbe !
« C'est fou. Quand on te répète en permanence qu'il y a des races et que ce sont elles qui fondent les rapports humains... Quand la religion est partout, qu'on t'élève dans l'antisémitisme, la haine des protestants, des homos, des métèques... Comment as-tu fait ? Et ta mère ? Ta mère !   Elle a grandi avec ces idées-là, elle les a partagées avec son mari... Et puis la rupture. C'est inouï. Comment avez-vous fait pour vous affranchir de tout ça ? » Évelyne me ressert un verre de vin en souriant : « C'est tout l'objet du livre, non ? »

« J'ai observé les taches brunes sur ses doigts, constellation discrète du temps. Elle portait son âge comme un vêtement ample. Il ne la gênait pas. Derrière ses presque soixante-quinze ans, il y avait toujours les cheveux blonds de sable, la peau de neige ensoleillée, l'espièglerie - une empreinte éternelle de jeunesse.
« Tibaï », « nounou » en vietnamien, a été sa première amie. Plus tard, en Nouvelle-Calédonie, ce serait Rosalie. Des femmes de l'ombre, souvent malmenées et peu considérées - par ailleurs, des indigènes. Je crois qu'elles ont composé les premiers paysages qu'a observés et aimés Évelyne, des paysages humains, mouvants, émouvants, dans lesquels elle puisera toute sa vie. 
Pour m'encourager, dans mes moments de chagrin, elle me répétait sans cesse : « Il faut se battre », et quand je m'embourbais dans la négativité (le dénigrement - mon activité favorite), elle me disait : « on ne naît pas imbécile, on le devient. »
Qui fait l'histoire ? La mémoire collective ? Les soldats, les gouvernants, les historiens, les professeurs ? Sans doute. Le premier producteur d'histoire, toutefois, c'est le présent. Pour des raisons qui m'échappent, les années 2000 n'avaient pas besoin de l'Indochine. On m'avait appris la Shoah, le stalinisme, la guerre d'Algérie. La guerre du Vietnam - pas celle de l'Indochine. J'admets que c'était déjà beaucoup. Évelyne m'apprenait autre chose. La grande leçon de Lévi-Strauss : « Porte ton regard au loin. »
Nous sommes tous le fruit de toutes les sèves et de toutes les terres. L'écrivain lui-même est pétri de ses lectures, de ses inspirations littéraires. L'éditeur y ajoute les siennes et densifie le tissu. Les discussions nourrissent l'ouvrage. Et tout fusionne, et tout se confond, jusqu'à ce que paraisse un jour le livre d'un auteur. La phrase célèbre de Lacan me revient tout à coup : « Il n'y a pas de rapport sexuel. » On pourrait dire de même : « Il n'y a pas d'auteur. »
« C'est fou. Quand on te répète en permanence qu'il y a des races et que ce sont elles qui fondent les rapports humains... Quand la religion est partout, qu'on t'élève dans l'antisémitisme, la haine des protestants, des homos, des métèques... Comment as-tu fait ? Et ta mère ? Ta mère !   Elle a grandi avec ces idées-là, elle les a partagées avec son mari... Et puis la rupture. C'est inouï. Comment avez-vous fait pour vous affranchir de tout ça ? » Évelyne me ressert un verre de vin en souriant : « C'est tout l'objet du livre, non ? »
[...] les adultes devraient composer avec leur mémoire pour ne pas gâcher l'avenir.
[...] changer, pas changer, on s'en fout. Ce qui compte, c'est se construire.
Les sentiments ne se chiffrent pas. « Ce qui compte » , disait Brel, qui avait lu Sénèque, « c'est l'intensité d'une vie, pas la durée d'une vie ». L'intensité d'une amitié, ça vous fait une joie pour mille ans, c'est comme un amour, ça vous rentre par le nombril et vous inonde tout entier. Ça ne se mesure pas en mois. »

Quatrième de couverture

« Evelyne Pisier voulait raconter l'histoire de sa mère, et à travers elle, la sienne. Une histoire fascinante couvrant soixante ans de vie politique, de combats, d'amour et de drames - le portrait d'une certaine France aussi, celle des colonies et de la contestation, du patriarcat et du féminisme. Nous étions d'accord : il fallait en faire un roman. 
Un roman qui, de l'Indochine en guerre à la Nouvelle-Calédonie des années cinquante, de la révolution cubaine à Mai 68, tisse les destinées de ces deux femmes éprises de liberté. Deux héroïnes modernes et indépendantes, lectrices passionnées, engagées. 
Évelyne m'a invitée à plonger dans son passé et, ensemble, nous avons commencé l'écriture. C'était joyeux, magnifique. 
Tout aurait pu s'arrêter à sa mort, un jeudi de février. 
J'étais son éditrice. Son amie. Elle m'avait confié ses rêves et ses souvenirs. Alors, comme elle le souhaitait, j'ai terminé le livre. » 
C. L. 
Éditions Les Escales, août 2017
442 pages
Grand Prix des lycéennes ELLE

Évelyne a fêté ses soixante-quinze ans quelques semaines après notre rencontre. Elle avait choisi d'aimer ses rides, ses cheveux blancs, ses nombreux petits-enfants - la vie. Mona, elle, s'était donné la mort à la veille de ses soixante-six ans. « Ce qu'il faudrait, c'est montrer dans le roman comment vous vous êtes construites l'une l'autre, mais aussi déconstruites, peut-être. » 

On pouvait résumer les choses d'une phrase : Évelyne Pisier n'était pas devenue Évelyne Pisier par hasard. Sa mère était à la fois un modèle et un contre-modèle, une alliée et un contradicteur, une confidente et une femme de secrets - un grand chaos d'ombre et de lumière.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire