dimanche 15 décembre 2019

Personne ne gagne ★★★★★ de Jack Black

Thomas Gallaghan (1871-1932) alias Jack Black raconte « le sourire au lèvre », sa vie de bandit de grand chemin, d'errance dans les bas-fonds, de Yegg « Ce voleur dont on ne sait rien. Silencieux, méfiant, dissimulé ; un voyager sans attache, « un travailleur » de la nuit qui fuit la lumière, s'éloigne rarement des siens et reste sous la surface. », une vie à la Jesse James. 

On le découvre gamin,  déjà avide d'aventures et de voyage. On suit son long et consciencieux apprentissage. 
Il tracera ensuite sa route au gré de tous les crimes possibles et imaginables contre la propriété privée, une route le long de laquelle Jack Blake écrit n'avoir eu que rarement l'occasion de boire du bon vin, écrit-il.

Jack Blake est un "bon voleur", faisant partie du cercle des gens bien, un voleur aux bonnes manières et un très grand conteur. 
Il nous raconte ses aventures avec une telle passion, une telle fougue, avec un langage simple et sincère, qu'il ne nous faut pas grand chose pour sauter dans le train en marche et devenir à notre tour un véritable Yegg à ses côtés ! 
Passionnant. 
Un chapitre de l'histoire des Etats-Unis qui aujourd'hui a disparu à tout jamais.  
Une belle  description des conditions carcérales de l'époque et une intéressante réflexion sur l'importance de l'éducation. 
Lao Tseu, un contemporain de Confucius, a écrit : «  Gouverne ton royaume comme tu ferais cuire un poisson », pour nous recommander la modération en toute chose. «  Plus les lois sont sévères, plus il y a de criminels. » 
« Les honnêtes gens prennent le problème à l'envers. S'ils s’intéressaient plus à l’éducation des enfants, ils se désintéresseraient vite de la chaise électrique. Ils ne voient que les crimes et jamais les raisons qui poussent les criminels à agir ; ils ne voient que ce qu'ils sont devenus et jamais ce qui a fait d'eux ce qu'ils sont. »
« J'imagine que les actes d'un homme sont le fruit de ses pensées, et que ses pensées sont le produit de son environnement et des conditions dans lesquelles on l'oblige à vivre. Mettez un jeune homme de l'âge que j'avais dans une prison telle qu'elles étaient à l'époque, et je vous garantis qu'il deviendra un criminel aussi vrai que la nuit suit le jour ou que le jour suit la nuit. »

« Je me suis souvent demandé à quel point l'existence d'un jeune garçon est meilleure quand il une mère à ses côtés jusqu'à ce que sa vie soit stable, ou quand il a un foyer qui le protège jusqu'à ce qu'il apprenne à faire face au monde. Rien ne remplace une mère et un foyer. La plupart des gosses ne tiquent pas quand un copain leur dit : « Viens, je vais te présenter ma mère. » Moi, ça me remue tellement que je ne peux pas l'exprimer. Ces mots me rappellent que le jeune homme qui présente si fièrement sa mère est tout ce je ne serai jamais. Les assureurs ne proposent pas encore de polices contre les vies ratées, mais le jour où ils le feront, j'imagine que le client capable de garantir qu'il aura sa mère auprès de lui au moins jusqu'à ses vingt ans aura une belle ristourne sur ses cotisations. Je n'utilise pas le fait de l'avoir perdue à dix ans comme excuse. Seulement, je pense qu'un homme a le droit de se demander si les choses auraient pu être autrement.
La malle [...] Elle était très grande, en cuir, avec des coins en laiton et un tas d'étiquettes d'hôtels et de lignes de paquebots collées dessus. Elle était éraflée, cabossée, tachée, signe qu'elle avait fait de nombreux voyages. L'objet me fascinait. Je tournai autour, le touchai, déchiffrai les différentes étiquettes, dont certaines venaient de contrées lointaines, et me demandai quelle sorte d'homme possédait une telle merveille. [...] Elle avait fait naître en moi des pensées étranges, de curieux désirs, que je ne m'explique pas. Je sais aujourd'hui qu'elle m'évoquait le voyage, l'aventure, sur terre comme sur mer - le vaste monde. 
Ses yeux m'attiraient étrangement. A l'époque, je n'aurais pas su dire pourquoi, maintenant je peux. Il avait le regard d'un voleur. Il s'avéra très gentil [...].
Je dis qu'ils avaient du style parce que même si ce qu'ils faisaient était mal, ils essayaient toujours d'agir de la bonne façon et au bon moment. Le voleur qui préfère voler pour régler son loyer plutôt que d'escroquer sa pauvre logeuse a du style; celui qui se barre sans payer n'en a pas. Le voleur qui cache une montre à son partenaire pour la donner à sa régulière n'en a pas non plus. Dans notre monde, comme dans les autres couches de la société, il y a des gens bien et ceux qui ne le sont pas. Celui qui paie ses dettes, qu'elles soient morales ou pécuniaires, est bien vu des siens; et vice-versa. 
Presque toute ma vie, j'ai côtoyé des nécessiteux et si je ne me suis jamais considéré comme l'un d'eux, ils m'ont toujours accepté comme l'un des leurs. Tout ce que je sais d'eux je l'ai glané en observant, en écoutant, c'est bien plus fiable que de poser des questions trop précises et indiscrètes. [...] Demande à un unijambiste comment il a perdu sa guibolle et tu obtiendras quelque chose du genre : « Eh bien tu vois... Un ferry m'a roulé dessus. »
Pour fourguer un lingot de cuivre, il faut d'abord se convaincre soi-même que qu'il est en or massif. Le reste est facile. Le meilleur arnaqueur, c'est celui capable de s'arnaquer lui-même avant de s'attaquer aux pigeons. 
Je prenais mon temps pour voyager, pas vraiment sûr de savoir quoi faire ni où aller. Je croisais beaucoup de gens qui m'avaient vu sur la route avec George et leur racontais sans hésiter sa fin tragique et ma fuite. Cela me conféra un certain prestige, j'étais désormais un stetson, ce qui, dans le jargon de la route, signifie qu'on est exceptionnel. J'étais jeune et naturellement bouffi d'orgueil. Je pris un air entendu, mystérieux, à parler peu et à ne fréquenter que les chevaliers de la route les plus en vue.
Un vieux Chinois, la soixantaine, passa devant moi en traînant les pieds avec un nécessaire à opium qu'il étala sur une natte libre. Il avait le yen yen, le tremblement des fumeurs en manque. Ses mains décharnées, semblables à des serres, eurent le plus grand mal à rouler la première pastille. Elle était grosse, ses yeux ardents la dévoraient. [...] A présent, dans une longue exhalaison de contentement, la fumée est expulsée, les jambes crispées se détendent, le fumeur soupire de satisfaction ; ses mains ne tremblent plus et s'attaquent à la deuxième pastille avec plus d'assurance.
Le voleur qui est incapable de ou refuse de se mettre à la place de sa victime, de celle du flic qui le coince ou du juge qui le condamne, n'est pas un voleur accompli. Son esprit étroit l'empêche d'exceller et le prive d'occasions de se prémunir contre les fers qu'on risque de lui mettre aux pieds.
Au voleur qui lit ces lignes et me trouve trop prévenant envers les pigeons, je réponds qu'il fait sans doute partie de ces types qui tabassent leur victime après l'avoir dépouillée, frappent les femmes et les enfants qui se mettent en travers de leur chemin, détruisent peintures, vases, tapisseries et vêtements sans raison, et finissent sous un lit, tenus en respect par une bonne armée de balai, jusqu'à l'arrivée des flics. Ce gars-là n'est pas un voleur mais un malade mental, et sa place est à l'asile.
La barbarie du châtiment avait fait de moi un animal.
La pire emprise que la drogue puisse avoir sur un homme est mentale. [...] Il doit maîtriser son esprit ; il doit d'abord vouloir arrêter, continuer à le vouloir tout le temps, et ensuite il pourra le faire. 
Je ne crois pas aux cures radicales. Il semble logique qu'on ne puisse pas se défaire en trois jours d'une habitude prise en cinq ou dix ans. Je pense que tout homme peu se soigner seul. Mais il doit d'abord se soigner dans sa tête, il doit vouloir se soigner. S'il ne le veut pas, aucun traitement au monde ne l'aidera. Vous pouvez enfermer des hommes en prison et les priver d'opium, ils s'y remettront à peine sortis parce qu'ils ne veulent pas se soigner. Mais celui qui veut arrêter le peut. Il me fallut six mois pour décrocher complètement. Même après, pendant des mois encore, le manque pouvait me bondir dessus à tout moment, comme un animal sauvage, et m'anéantir. Ça me rendait à moitié fou, et j'aurais été prêt à tout pour une petite dose. Mais ça ne durait que quelques heures, et chaque fois que j'en sortais indemne je savais que ce serait plus facile la prochaine fois.
Je ne voyais pas en quoi j'avais mérité ce châtiment, et quand je l'ai reçu c'était comme si toute la cruauté du ponde s'abattait sur moi - toute la brutalité, la violence. C'est une leçon de cruauté que je n'ai jamais oubliée. Heureusement, j'étais d'un tempérament que le fouet a endurci, et non brisé.
Je ne peux pas dire que j'ai arrêté de voler parce que c'était mal. J'ai raccroché parce que c'était le seul moyen de m'acquitter de mes dettes. 
Si j'avais passé ces trente ans à faire quelque chose d'utile et travailler avec autant de zèle, d'ingéniosité et de concentration que j'en ai mis dans les cambriolages, je serais financièrement indépendant aujourd'hui. J'aurais un foyer, une famille peut-être, je serais un membre respecté de la communauté? je n'ai rien de tout ça, mais j'ai un travail, deux costumes et deux pièces meublés dans un appartement. J'ai autant d'amis que ma loyauté me le permet. A cinquante ans je me porte si bien quand je les entends se plaindre de leurs maux, j'ai honte de moi. Je ne voudrais pas remonter le temps pour retrouver ma jeunesse ni être centenaire et devenir sénile. Je n'ai pas d'argent, pas d'épouse, pas d'auto. Je n'ai pas de chien? Je n'ai ni radio ni plante verte. Je n'ai pas d'ennuis. J'emprunte de l'argent à mes amis en cas de besoin, je monte dans leur voiture, écoute leur radio, caresse leur chien, admire leurs plantes vertes, complimente la cuisine de leur épouse. Tout ce qui pourrait me manquer, ce serait un peu plus de l'innocence confiante qu'avait ce petit garçon qui, au couvent des soeurs, apprenait ses prières aux côtés du vieux curé bienveillant.
Nous vivons une époque violente. Nous sommes tous d'accord là-dessus. La question est de savoir qui est responsable. Est-ce que ce sont les criminels qui poussent les honnêtes gens à la violence ou le contraire ? Est-ce que les torts sont partagés ?
Je connais des centaines de criminels repentis, mais je n'en connais aucun qui l'ait été par la matraque d'un policier, une condamnation sévère ou des mauvais traitements en prison. Ce ne sont pas les coups de fouet que j'ai reçus dans une prison canadienne ou les trois jours passés dans la camisole de force un an plus tard, sur le sol d'un cachot en Californie, qui m'ont incité à changer de vie.[...] Si j'ai pu, moi, me réformer, c'est grâce à la clémence d'un juge qui a dit : « Je pense que vous avez assez de force de caractère pour changer de vie, je vous donne votre chance. » » 

Quatrième

De San Francisco au Canada, de trains de marchandises en fumeries d’opium, d’arnaques en perçages de coffres, du désespoir à l’euphorie, Jack Black est un voleur: parfois derrière les barreaux, toujours en cavale. Avec ironie, sagesse et compassion, il nous entraîne sur la route au tournant du vingtième siècle. Personne ne gagne est un hymne à une existence affranchie des conventions. Qu’il soit hors-la-loi, opiomane ou source d’inspiration pour Kerouac et Burroughs, qu’importe, qu’il vole au devant de la déchéance ou qu’il flambe comme un roi, qu’importe, Jack Black n’est guidé que par son amour de la liberté. C’est dur, c’est brut, c’est profondément américain. Black est peut-être un vaurien, il est surtout un conteur qui, sans jugement, joue avec son passé afin de nous remuer et de nous remettre sur le droit chemin.

Éditions Monsieur Toussaint Louverture, juin 2017 (réédition)
Édition originale en 1926
470 pages 

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidanlec
Préface de Thomas Vinau
Postface de William S. Burroughs

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