mercredi 18 décembre 2019

Rivage de la colère ★★★★☆ de Caroline Laurent

« Car enfin au combat qui pour toit se prépare,
C'est peu d'être constant, il faut être barbare. »

RACINE, Bérénice

7 août 1967. Le peuple avait posé son doigt sur la carte du monde - et ce monde avait cessé de tourner un instant.

Caroline Laurent braque les projecteurs sur un événement marquant et peu connu de l'Histoire coloniale : les dommages collatéraux dramatiques qui ont suivi la déclaration d'Indépendance de l'île Maurice. La sortie de l'emprise du pouvoir britannique a été outrageusement  négociée et a entraîné la réquisition manu militari de l'archipel des Chagos, son évacuation immédiate de toutes vies humaines et animales. Les habitants ont été vendus, contraints de quitter leur île et jetés ensuite dans la misère d'un bidonville. « Quand on a été forcés de partir, on a perdu tout ça. On a perdu nos biens matériels et immatériels ; on a perdu nos emplois, notre tranquillité d'esprit, notre bonheur, notre dignité et on a perdu notre culture et notre identité. » Les paysages de Paradis laisseront la place à un paysage de désolation, bétonné et froid, où les chiens de militaires ont le droit à une véritable sépulture alors que les tombes des Chagossiens sont, elles, laissées à l'abandon. 
  
À l'instar de son récit co-écrit avec Évelyne Pisier, l'autrice mêle la petite histoire dans la Grande Histoire, d'une plume sensible qui égratigne les coeurs, bouleverse les âmes et laisse une empreinte indélébile. 
Des personnages attachants, et une Marie aux grands pieds que je ne suis pas prête d'oublier. 

Roman des combats. 
Roman des doutes.
Roman de la souffrance.
Roman du courage. 
Roman de l'amour. 
Roman de l'espoir. 
Roman profondément humain. 

Queen Elisabeth a du sang sur les mains, comme beaucoup trop d'autres décisionnaires pilleurs de richesses, dirigeants de nations aux passés coloniaux meurtrier et tortionnaire et qui ont bâti les nations sur le sang. [...] le XXème siècle avait choisi son camp et ce serait celui du mensonge, de l'effroi et de la haine.    

À lire pour le devoir de mémoire. Une mémoire pleine de ces déchirants événements, dont on ne semble tirer, à l'échelle mondiale, aucune de leçon bénéficiant à l'humanité. 
Gardons espoir pour faire que la lumière revienne.
Je dirai aux juges d'où je viens.
Je leur parlerai d'un pays qui laissait vivre ses enfants, qui ne les affamait pas, qui respectait leur mémoire. Mon pays volé.
Je leur ferai entendre la fêlure dans la voix de ma mère.
Je leur dirai pourquoi ma vie n'est pas de vivre, mais seulement de me battre. Pas une vie gâchée, non. Une vie donnée. Dédiée.
Je lutte depuis le premier jour. C'est inscrit en moi.  
Un petit bémol dans cette lecture, une petite gêne apparue dans le troisième tiers du roman, qui m'a donné l'impression par moment de lire une romance qui piétine, à la "je t'aime, moi non plus" mais  je vous rassure tout de suite, cela n'enlève rien à la grandeur et à la qualité de ce récit. 

Merci aux éditions Les Escales que j'ai découvertes avec un roman de Dominique Fortier, et grâce à qui je passe de très bons moments de lectures. 
Merci à Caroline Laurent pour cet émouvant témoignage, cet éclairage sur un pan de l'Histoire du colonialisme méconnu, et le clin d’œil  à son précédent roman. 
Enfin, merci à Babelio, vous êtes au top !

Rencontre et séance de dédicaces dans les locaux de Babelio,
le 18/12/2019 avec Caroline Laurent,
une personne adorable,
pour son très beau, très riche, très dense roman,
qui sortira le 09 janvier 2020.
Une belle soirée !


« Ce n'est pas grand chose, l'espoir.Une prière pour soi. Un peu de rêve pilé dans la main, des milliers d'éclats de verre, la paume en sang. C'est une ritournelle inventée un matin de soleil pâle.Pour nous, enfants des îles là-haut, c'est aussi un drapeau noir aux reflets d'or et de turquoise. une livre de chair prélevée depuis si longtemps qu'on s'est habitué à vivre la poitrine trouée.Alors continuer. Fixer l'horizon. Seuls les morts ont le droit de dormir. Si tu abandonnes le combat, tu te trahis toi-même. Si tu te trahis toi-même, tu abandonnes les tiens.Ma mère.Je la revois sur le bord du chemin, la moitié du visage inondée de lumière, l'autre moitié plongée dans l'ombre. Ma géante aux pieds nus. Elle n'avait pas les mots et qu'importe ; elle avait mieux puisqu’elle avait le regard.
Je n'ai pas la foi. Je préfère parler d'espoir. L'espoir, c'est l'ordinaire tel qu'il devrait toujours être : tourné vers un ailleurs. Pas un but ni un objectif, non, un ailleurs. Un lieu secret dans lequel, enfin, chacun trouverait sa place. Un lieu juste.
 Au loin, l'air se teintait déjà d'or et de blancheur. Elle avait traqué la bête trop longtemps. Il devait être 6 heures et le travail sur la plantation de coprah allait commencer. Marie pesta contre elle-même. Une fois de plus, Josette serait obligée de justifier son retard auprès du vieux Félix. Elle imaginait d'ici le regard de sa soeur, ah te voilà toi; je t'écoute... Avec un sourire désolé, elle lui avouerait : l'appel de la mer, violent, irrépressible, la proie enroulée dans les anfractuosités de la roche, le temps qui s'efface alors. Elle prendrait sa place sur la parcelle, sortirait son coupe-coupe et après avoir fendu le premier coco, glisserait à l'oreille de Josette :  « Je vais cuire une fricassée délice pour toi... » Sa soeur lui mettrait une petite claque sur l'épaule - fin de l'histoire.
Comment appelle-t-on la mémoire de ce qui vient ? Il faudrait inventer un mot, oracle et divination ne conviennent pas, inventer un mot, pour dire cette mémoire compacte qui embrasse le futur. Se souvenir de ce qui va arriver et qu'on ne vivra pas.
L'amour vient toujours trop tard. On se manque d'un sourire. On se donne rendez-vous à deux endroits différents, pas fait exprès, désolée, la prochaine fois ? Il n'y a pas de prochaine fois.
[...] il n'y a pas d'autres paradis que celui dont on vous donne le regret. De même l'enfance qui nous empêche de devenir grands vient à nous manquer le jour où elle s'éloigne. C'est la perte, c'est la douleur qui crée l'idéal. Mais avant ? Te disais-tu, Maman, que tu étais heureuse à Diego Garcia ? Que ta vie était belle ? Qu'il ne te manquait rien ?
Vers quel avenir se dirigeait Maurice ? Personne ne le savait. Sur le papier, l'indépendance était séduisante - autonomie, liberté -, mais le pays saurait-il s'organiser, donner des perspectives à ces enfants ? A terme, ils perdraient leur passeport britannique. Terminé ses rêves d'Angleterre. [...] Deux êtres bataillaient en lui. L'adolescent de vingt ans bien né et malheureux chahutait le jeune homme à la marge, perdu et dissident. Cette petite bosse mouvante sous la peau de Marie l'obsédait. Ce nombril éclatant, aussi rond que le soleil.  « 'Craser les maîtres... » Qui sait si elle n'avait pas raison ?
Jamais il n'aurait imaginé connaître un amour de ce genre. La paternité lui procurait un sentiment de complétude inédit ; il se sentait enfin utile, responsable. Pendant des années, il avait courir après des fantômes. Sa mère disparue. Le rêve d'être aimé. Faire la fierté des siens. Aujourd'hui, un bébé de cinq kilos le rendait invincible. C'était peut-être ça un père, un homme qui a trouvé sa place. Si seulement le sien avait compris ça...
Pitié pour les Chagos ! Quelle pitié ? Je vous la laisse, celle-là, je n'en veux pas. Justice, dignité, liberté des peuples ! Ce que nous demandons à nos adversaires, qui ont inventé ces valeurs, c'est de se les appliquer à eux-mêmes.
Le monde moderne ne serait que ça : un ensemble de territoires éclatés et dominés par une guerre des nerfs froide, implacable, réglée au millimètre près par des missiles lancés depuis des bases secrètes ; un monde d'alliances et d'intimidations à la folie exponentielle, dans lequel les puissants ne se contenteraient plus de leur puissance mais chercheraient la neutralisation absolue de toute force opposée ; un monde où les discours médiatisés l'emporteraient sur le reste - démocratie, liberté, partage, paix, justice, à d'autres !, le XXème siècle avait choisi son camp et ce serait celui du mensonge, de l'effroi et de la haine.
Le monde avait amorcé sa chute. Bientôt il n'y aurait plus que des regrets, des souvenirs brisés, coupables.
Je me souviens des couleurs.Le reste, vidé, oublié.Le soleil descendait dans la mer et la mer n'était plus bleue mais orange.Le rouge des femmes.Le noir de la cale. Nos peaux tassées.Le gris cendre d'un chien.Je me souviens du vert, du beige et du kaki.Et au milieu de tout ça, les pleurs de ma mère.
Le quotidien était paisible, on allait à notre rythme. Ce n'était pas une vie économique.
Le passé ne se change pas, tout au mieux il s'affronte.
[...] Diego Garcia une dernière fois, les yeux secs. L'île n'était plus celle qu'il avait connue. Elle ne lui laissait que des cratères dans le cœur.
Lorsque que je raconte, lorsque je témoigne, les gens doutent de moi. L'acharnement du sort sur nos épaules fatiguées... Pour eux, tout ça est peu crédible. Les chanceux. Des pantouflards du destin, ceux-là, protégés depuis toujours. Nés au bon endroit au bon moment. Ils ne peuvent admettre que d'autres n'ont pas leur étoile. Au fil des années, j'ai appris à doser mon récit. Je trie mon malheur en fonction de la sensibilité de chacun. C'est mon petit marché de la douleur, un sou le seau, messieurs-dames, un sou seulement.
Elle resta là. S'abîma dans la beauté de la trahison.
L'existence n'était rien d'autre que ça, une succession de vérités et de mensonges qui pouvaient faire basculer une vie sur un mot, un cri, un silence.
Son fils sentait le sucre et la peur, sa peau dégageait un parfum acide, mais cette acidité était merveilleuse, c'était l'odeur de la vie.
Les rafales sifflaient et Gabriel, pétrifié, recevait sur sa peau la peau de cette femme qu'il avait tant aimée, il recevait sa chaleur, sa mémoire, sa douceur perdue. Elle enfonça un peu plus sa tête dans son cou. Quand il ferma les paupières il sentit, éternel et fugace, un baiser sous son oreille.
Tout n'est pas à vendre. On n'achète pas la dignité. On n'achète pas un pays. On n'achète pas l'âme ou la foi. Certaines choses sont sacrées et doivent le rester.La justice ne vient pas des lois ni des États. Elle vient seulement des hommes, parfois. »

Quatrième de couverture

Après le succès de Et soudain, la liberté, co-écrit avec Evelyne Pisier, voici le nouveau roman de Caroline Laurent. Au coeur de l'océan Indien, ce roman de l'exil met à jour un drame historique méconnu. Et nous offre aussi la peinture d'un amour impossible.
Certains rendez-vous contiennent le combat d’une vie.
Septembre 2018. Pour Joséphin, l'heure de la justice a sonné. Dans ses yeux, le visage de sa mère…
Mars 1967. Marie-Pierre Ladouceur vit à Diego Garcia, aux Chagos, un archipel rattaché à l’île Maurice. Elle qui va pieds nus, sans brides ni chaussures pour l’entraver, fait la connaissance de Gabriel, un Mauricien venu seconder l’administrateur colonial. Un homme de la ville. Une élégance folle.
Quelques mois plus tard, Maurice accède à l’indépendance après 158 ans de domination britannique. Peu à peu, le quotidien bascule et la nuit s’avance, jusqu’à ce jour où des soldats convoquent les Chagossiens sur la plage. Ils ont une heure pour quitter leur terre. Abandonner leurs bêtes, leurs maisons, leurs attaches. Et pour quelle raison ? Pour aller où ?
Après le déchirement viendra la colère, et avec elle la révolte.

Roman de l’exil et de l’espoir, Rivage de la colère nous plonge dans un drame historique méconnu, nourri par une lutte toujours aussi vive cinquante ans après.

Éditions Les Escales, janvier 2020
413 pages
Prix Maison de la Presse 2020
Crédit photo:
©Philippe Matsas


Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Evelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle signe son nouveau roman Rivage de la colère.

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