mercredi 18 décembre 2019

Camille, mon envolée ★★★☆☆ de Sophie Daull

Tu ne peux pas empêcher les oiseux 
de la tristesse de voler au-dessus de ta 
tête, mais tu peux les empêcher de faire 
leur nid dans tes cheveux. 

Proverbe chinois

Ce texte, cette élégie, cette lettre, ce rapport, ce poème, ce devoir, cette épitaphe, cette suite de mots trempée dans une encre inconnue jusque-là, ce recueil qui recueille le sang tout chaud de la déchirure, le souffle froid de [sa] disparition, Sophie Daull l'écrit merveilleusement bien, du fond du coeur, du fond de sa souffrance.

Sujet délicat que celui de la perte d'un enfant. Son témoignage est sensible, sincère, douloureux.

Un récit autobiographique criant de douleurs et de larmes.
Comment écrire sur cette effroyable épreuve, cet immense trouble alors que le silence s’est emparé d’un être très cher, son enfant, de tout ce vécu ; ce peu de vécu, si brutalement disparu. 
Pas facile d’y mettre des mots ; j’ai apprécié ceux de Sophie Daull. Avec beaucoup d’aisance, en apparence seulement, j’ose imaginer, elle raconte son calvaire, celui de sa famille qui vient d’enterrer, Camille, seize ans, ses moments de doute où la culpabilité s'invite, tourmente et ronge. Et si, et si, et si... si les urgences l'avaient gardé...  Et si, et si, et si... « Ces bactéries qu'on héberge sans le savoir, nos corps inégaux : toi offerte au sacrifice, laissant la voie au microbe tueur, quand nous, armés, protégés, vivants. Toi dans la bataille perdue, nous dans l'autre poison : le remords. » 

Comment ne pas mourir à sa suite, la vie nous quitte forcément un peu, indéniablement, déloyalement.. Comment se fabriquer une armure, dans les forges de la vie qui reste...

Si le moment est opportun pour vous, que vous avez envie de lire sur la perte, cruelle perte que celle d'un enfant, sur la souffrance intime, les maux et mots de Sophie Daull vous cueilleront comme il se doit, avec pudeur, douceur, crûment, brutalement aussi. Parce qu’il ne peut en être autrement.

Un texte, que dis-je, une déchirure, écrite, pour se souvenir, pour expier la douleur, pour se consoler, y voir plus clair, régler son compte à la culpabilité, pour « [lui] dire deux, trois minuscules choses qui [la] mettent au présent, qui mettent [sa] mort au présent, puisque se souvenir durera toujours, qu'il faut que tu dures toujours », et poursuivre son chemin, inévitablement avec l'absente au bout de son coeur. 
Adieu Camille.
Merci Sophie Daull pour ce témoignage. J’espère qu’il vous a été d’un grand secours.
Témoignage qui a eu une résonance particulière, m'a touchée dans mon intimité, a titillé une cicatrice à jamais ouverte. Elle rayonne de l’amour que je porte à ma disparue.
« Tu es l'enfant arrachée à la vie qui consolide la vie des enfants restés en vie. Tu es la sacrifiée, l'Iphigénie qui libère les vents pour les voyage des autres. [...] Les larmes des autres tapissaient notre douleur [...]. [...] la morsure plantée dans nos chairs. »
« Camille est morte lundi. Camille est morte lundi. Camille est morte lundi. On est tout au fond d'un puits, mais des visages à la surface se penchent vers notre gouffre, crient, lancent des cordes, des échelles, des lianes de survie. On les saisit, on se brûle les paumes, on se griffe les ongles à la douleur des autres, on s'emplit les poumons de leur chagrin pour que l'air soit respirable. On roule sans autre paysage que notre cataclysme du dedans. »

« Depuis mon coeur crevé je vais faire ça, raconter ta mort, ta maladie, ton agonie. Du jeudi 19 au lundi 23 décembre; quatre jours, trois p'tits tours et puis s'en vont. Je vais relater dans le détail ta lutte, ton combat, blitzkrieg, parce que, putain, qu'est-ce que tu as été forte dans cette traversée de la fièvre et de la douleur. Médaillée, croix de guerre. [...] Je promets je vais forcer mes mots pour qu'ils échappent au sirop de deuil un peu gluant, poème pompeux, élégie larmoyante ; je vais inaugurer ton outre-vie avec une plume trempée dans ton regard quand il s'ouvrait grand : franc, droit, lumineux. 
Vingt-neuf ans sans ma mère, quatre sans mon père...Qu'importe puisque j'avais l'éternité avec toi. Penser à mes morts commençait tout juste à devenir doux.
Il était penché sur moi, inquiet, il craignait vraiment pour ma vie. Mais moi je croyais te voir. Tout ce que je voyais dans la figure de ton père sans lunettes c'étaient tes yeux à toi. Je hurlais entre deux sanglots qu'il te ressemblait trop, que c'était pas possible ces grands yeux comme les tiens qui me fixaient sans comprendre. Je l'appelais Camille. Lui voulait appeler les pompiers...
Ce sont des moments pleins d'inquiétude, avec des visions terribles qu'il faut chasser très vite, des boucles de malheur qui nous assaillent Delphine et moi, notre père, notre mère, l'intuition affreuse de la répétition, les ailes de de la mort qui reviennent obscurcir la raison, masquer le soleil de la logique : une enfant de seize ans ne meurt pas.
C'est là que j'ai entendu sortir de ma gorge ces sons de bête, ces plaintes de vieille Africaine, de folle sicilienne, tu vois ?, ce genre de hurlements où quand tu vois ça dans les films ou les documentaires tu te dis, non, c'est trop ! ... Plusieurs nuits, ces cris sont sortis de mon ventre. 
Désormais, je vais faire ça : vivre la vie des en-allées trop tôt. Je dure dans trois vies de femmes maintenant [...].
Dans cette maison, on s'aimait, on s'engueulait, on riait ; on était délicieusement libres de s'aimer, de s'engueuler, de rire. Ton jeune sang et le nôtre un peu plus épais formaient un fleuve intranquille où l'avenir battait pavillon.C'est pour ça que je vivrai ta vie, que mon sang aura désormais toujours seize ans. [...] Je vais exister par en dessous, par soustraction, par extension de toi, dans la copie de ta pudeur contre mon excentricité, de ta réserve contre mon exubérance, de ton repli contre mes tripes à l'air.
Parce que maintenant, tu sais, tu as une auréole. Ce sont nos larmes, et l'onde d'amour autour de ta mort, et le vertige de l'injustice, et le souvenir de ta beauté qui l'ont tressée.
Les gens ont des phrases toutes faites tirées de leurs manuels de consolation...Je ne veux pas être consolée.Je vis la coupure, la vie tranchée. C'est tout.
[...] et puis comme des cons, comme les cons que nous serons encore pour l'éternité, nous nous sommes couchés, ton père et moi, dans notre lit. Sans doute on a dormi, cauchemardé, crié. Cauchemars terribles : j'y voyais ton agonie, l'horreur, les rictus, le masque, les râles, la fin... Au même titre que les cauchemars des plages de demi-vieille sordides, où je voyais tous les avantages que je pouvais retirer de ta mort. Pas de gendre infect, de petits-enfants mal élevés, de déprimes à éponger en cas d'échec à Sciences Po ou de divorce à 30 ans...Pas d'insomnies tordues d'angoisse à attendre ton retour de boîte de nuit, ton coup de fil du dimanche, tes résultats d'analyse. Je calculais tout ça en me frottant les mains. C'était horrible. C'est l'ouverture du chapitre « Mauvaises pensées ». Tu verras il y en aura plein d'autres. Du sarcasme indigent. De l'humour aigre. Du sable entre les dents, comme si ça faisait passer la pilule. Sale nuit. 
«  Tu sais c'est des filles... » Comme s'il y avait un grand mystère des filles. Des filles avec leur mère. Les mères et les filles. Le secret des harems et des gynécées. L'impénétrable complicité. Quelle blague ! Grosse paresse pleine de testostérone. Épais bandeau sur les yeux comme une serviette hygiénique qui absorberait leur trouble tous les vingt-huit jours, pour faire semblant de ne pas comprendre, ne pas perdre la face, pour présenter viril, pour ne pas suinter le sentimentalisme, l'attendrissement devant le sexe opposé, maladie honteuse. On leur a appris ça.
[...] ton papa. [...] le seul avec qui je peux parler de toi sans rien dire.
Écrire, c'est te prolonger. 
Quand je vois ce qui attend ce monde de merde, entre trahison politique, catastrophe écologique et pauvreté de masse, je me dis que oui, on peut se dire que tu as été bien inspirée de quitter le navire; mais quand je vois n'importe quel soleil sur n'importe quel pétale, ou n'importe quel gars qui tient la main de n'importe quelle fille, je me dis que non, franchement, fallait rester dans la vie.
Nous, dans la lumière de notre sapin très beau, très scintillant, très vaillant de verdure et de guirlandes, nous préparions le show pour notre enfant morte.
« Oui, mais toi t'as pas...». [...] Épouvantable compétition. Chamaillerie désespérée. Affreuses ruses pour ne pas laisser entrer dans notre être la réalité de ta mort. Réflexes mesquins de séparation, d'adversité, de coupure; comme si nous livrer à ces petites guerres allait nous tenir hors de la grande tragédie. On se volait dans les plumes comme de vautours autour de ton cadavre - charcuterie, barbarie. On s'agitait comme un cyclone de haine pour faire digue contre l'effroi qui noyait nos vies à la vitesse d'un raz-de-marée. Et puis j'ai senti qu'il valait mieux céder, se laisser entièrement dévaster. Surtout, je crois, j'ai eu le sentiment qu'on était en train de t'insulter, que nous aboyer dessus dans un centième bocal de haine atomique, comme tu les détestais tellement, était une salissure pour le début de ta demeurance, de ton outre-vie; que se broyer à plaisir te rendait soluble dans les débris du couple. La vie assassinée, oui, mais pas la vie dégradée par notre propre laideur. [...] Le vrai ravage, c'est toi qui n'est plus là. [...] Tu butinais de l'un à l'autre, tu faisais la valeur d'équilibre, le fléau de la balance. Maintenant c'est le fléau tout court, et c'est le vide qui doit faire l'équilibre. 
Dans le temps, les gens portaient un brassard ou des habits noirs pour signaler qu'ils venaient de perdre un proche. Ça les plaçait momentanément hors de la communauté des humains, ça forçait la distance, la délicatesse; ça offrait le privilège de ne pas être tenu de se comporter comme tout le monde [...]. On était repéré comme endeuillé, et les autres nous foutaient la paix.
Une autre chose : nous n'avons pas de nom. Nous ne sommes ni veufs ni orphelins. Il n'existe pas de mot pour désigner celui ou celle qui a perdu son enfant. [...] Un papa répond sur un forum : « Si, j'ai un nom : je suis un mort vivant. »
C'est ça les mauvaises pensées. [...] elles participent à la dévastation de ta mort sans aucun filtre de pudeur, avec aplomb, avec cynisme - toutes ces pensées en embuscade qui escortent l'avancée de la charogne.
[...] le temps bégayait de douleur quand il nous parachutait dans les grumeaux de ton évaporation.
Des formules se sont mises en place pour « résumer » ta maladie, ces quatre jours, ces quatre tout petits jours, fournir des détails sur les dernières heures, écarter la haine spontanée du monde médical, répondre aux questions sur le choix de l'enterrement plutôt que l'incinération, le déroulé de la cérémonie, nos possibilités de survie.
[...] la fatigue du chagrin. Le chagrin fatigue, et son appel est sans réplique possible.
Depuis une ou deux semaines, je suis comme tendrement cernée par une ronde d'enfants morts. On dirait qu'ils jouent à la chandelle, qu'ils dansent en cercle et déposent derrière mon dos le petit trésor, le petit chiffon de leur permanence impossible et tremblante. L'Anatole de Mallarmé, la Léopoldine de Hugo (tu la connaissais bien, elle), le Gaspard de Sophie, la Bahia de Sylvia, la Pauline de Forest, le Mehdi de Giraud, et maintenant le Lion de Rostain. Ils tressent leur voix toujours claires, ça fait le grand chant de l'absence, le mistral perdant, qui siffle continûment aux oreilles, même quand le temps est calme et la ville vide.
Je voulais aller nulle part. Mais il n'y a pas de nulle part. Je le savais déjà mais, depuis que tu es morte, ça me manque vraiment, un endroit où disparaître. Ta mort me disparaît, comme on dit d'une musique qu'elle vous danse.
C'est comme si, après avoir avorté il y a longtemps d'un grand frère ou d'une grande soeur que tu n'as jamais eus, j'avortais maintenant de on avenir, et que l'opération m'avait laissée sans vie sous les aiguilles de la faiseuse d'anges. Mon ange. Mon auréolée, tes ailes sciées, l'élan brisée.
Déjà...J'avais oublié.... Tu l'avais déjà, ce terrain infectieux ? T'avait-il déjà fait son petit sourire mortel, ce méningocoque ? Attendait-il tes 16 ans, ta chair fraîche, ton sein généreux, ta bouche à baisers et la fleur de ta virginité pour te croquer, t'emporter ?Saloperie. Saloperie des saloperies. Seul amant. Sale vampire.
Moi je reste, je veille, je vous prolonge, je vous invente, la très vieille dame, la blonde ado, mon corps entier comme une chapelle ardente, tout mon dedans façonné par la poussière de vos restes, tout mon dehors irrigué par le lait de vos silences, fontaine de jouvence.
Les imaginaires ont tendance à la simplification quand la réalité est trop cruelle.
Nous flottons dans le brouillard des cigarettes, qui matérialise l'autre brouillard, celui de ton absence absolue, celui où déjà nous cherchons à nous souvenir de ta voix, celui qui ne désépaissit pas. »


Quatrième de couverture

Dans les semaines qui ont suivi la mort de sa fille Camille, 16 ans, emportée une veille de Noël après quatre jours d’une fièvre sidérante, Sophie Daull a commencé à écrire. 
Écrire pour ne pas oublier Camille, son regard « franc, droit, lumineux », les moments de complicité, les engueulades, les fous rires ; l’après, le vide, l’organisation des adieux, les ados qu’il faut consoler, les autres dont les gestes apaisent… Écrire pour rester debout, pour vivre quelques heures chaque jour en compagnie de l’enfant disparue, pour endiguer le raz de marée des pensées menaçantes.
Loin d’être l’épanchement d’une mère endeuillée ou un mausolée – puisque l’humour n’y perd pas ses droits –, ce texte est le roman d’une résistance à l’insupportable, où l’agencement des mots tient lieu de programme de survie : « la fabrication d’un belvédère d’où Camille et moi pouvons encore,
radieuses, contempler le monde ».

« Dans les jours d’après, nous distribuerons tes soixante-dix-sept peluches, une par une ou deux par deux, à des fossés dans les campagnes, à des clairières, à des rochers. C’est joli, ces ours, ces lapins, ces petits chats abandonnés sur les tapis de mousse, prenant la pluie sous les marguerites. »

Éditions Philippe Rey, août 2015
190 pages 
Prix Littéraire des Lauriers Verts - Révélation - 2015

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