mardi 10 décembre 2019

Une nuit avec Jean Seberg ★★★★★ de Marie Charrel

« La conscience vient au jour avec la révolte. »
Albert Camus, L'Homme révolté



« Si vous vous ne levez pas pour quelque chose, 
vous tomberez pour n'importe quoi. »
Malcom X



« Le bien-être et le progrès de l'Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. 
Cela, nous décidons de ne plus l'oublier. »
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre 



Une découverte qui fait chaud au coeur, une inoubliable petite et rare pépite.

Une belle fiction extrêmement bien écrite et captivante, pour nous plonger dans l'Histoire, et rappeler à nos mémoires les combats politiques, menés au péril de vies, pour que la liberté puisse être semée et récoltée, que la peur soit éradiquée, que l'humanité reprenne tout son sens : l'humain au coeur des considérations. TOUS LES HUMAINS. Vaste combat; les erreurs du passé semblent se reproduire... Comment faire pour éradiquer la connerie (terme emprunté à Romain Gary), les mégalomaniaques, les démons, la bêtise humaine, le racisme, les inégalités, l'injustice ?
En ce jour d'anniversaire des droits universels de l'Homme, le texte de Marie Charrel résonne fort, comme un message d'espoir, celui de se dire que le chemin, même s'il semble long et périlleux, pourrait aboutir à un monde meilleur, qui donne envie d'y vivre, d'y voir grandir nos enfants et petits enfants. 
Je découvre la plume journalistique, non dénuée de poésie, de Marie Charrel, avec beaucoup de plaisir. La structure de ce texte est incroyable, l’autrice réussit à amener le lecteur d'une époque à une autre, du passé de la narratrice à l'époque actuelle de son petit-fils « un révolté au coeur sensible », d'un personnage fictif à un autre réel, d'un fait divers réels à un autre, sans le perdre en route.

Un texte politique, engagé, dense, enrichissant, sensible, profondément humain. 

NB : ce texte n'est pas une biographie de Jean Seberg. Bien au-delà de la belle actrice, épouse de Romain Gary., ce sont ses combats, ses révoltes qui sont au coeur du sujet. Et c'est un peu à travers le regard de cette femme forte que Marie Charrel nous raconte l'Histoire. J. un pétale de fleur posé sur le monde. Un don du ciel. ... la personne la plus délicate et complexe qu'Elisabeth ait rencontrée.

« Je suis une petite femme qui a réussi. Je couche avec qui je veux et donne mon argent à qui m'importe. Ça agace, you know. Ça rend fous certains hommes, ça. Cette liberté. »



«  J. avec qui je viens de passer la nuit. J. que je connais à peine, et pourtant...On n'a pas tous les jours la chance de croiser les pas d'un ange. De respirer son parfum en récitant des incantations secrètes dans l'espoir que le temps se suspende, comme si vivre dans le sillage de ce séraphin à la peau de nacre permettait d'échapper au monde, de frôler rien qu'une seconde le refuge céleste. Si ce n'est pas un malentendu, Reggie est un monstre. Pis encore : si je saisis bien les mots couchés sur ce bout de papier, le combat auquel je me consacre à coeur perdu depuis des mois, trop pressée de réparer les erreurs de nos pères, n'aura été qu'une illusion. Je me sentais de marbre. J. a fait trembler mon corps comme celui d'une brindille balayée par le vent. J'imaginais avoir tout vu, tout vécu, expérimenté l'homme. J. a descellé mes paupières et semé la vie sur min coeur stérile. J'étais convaincue de tout savoir. J. a révélé que je ne savais rien, et cette découverte a ramené la chaleur là où le froid avait tout détruit.
Confrontés pour la première fois au démon de l’heure noire, le sombre succube tirant les âmes fragiles du sommeil pour les jeter dans les affres hallucinées de l’errance nocturne, la plupart d’entre nous se consolent en allumant la lumière, en comptant les moutons, ou en avalant un somnifère. Elisabeth Robinson préfère le whisky.
C'est en vivant que l'on découvre qui l'on est.
En ces circonstances, un verre d'Ardberg aurait été plus adapté. Cet alcool divin que J. définissait comme le mariage parfait de la tombe et des embruns. Elle aussi cherchait trop souvent la réponse à ses problèmes au fond d'un verre de whisky. « I feel  so awkward here, I don't belong to this world » avait-elle déclaré, le jour de leur rencontre.
Pendant qu'il parle, je fixe les desquamations douteuses sur ses tempes. J'ai envie de lui rentrer dans le lard. [...] - Ecoute, petit, je ne veux pas d'ennuis.Le ton soudain doucereux de sa voix est aussi écœurant que les milk-shakes ultra-sucrés servis dans son fast-food. Pire que le raciste, le raciste qui ne s'assume pas.
Lorsqu'elle quitte l'immeuble, le monde se met à tourner. Ses sens chavirent.Les piétons, les voitures, les vélos se mêlent dans son champ de vision embrumé. Une tornade maléfique s'abat sur elle, brouillant ses perceptions, dessalant son esprit. Sa respiration accélère, se muant en un halètement désordonné et animal. Elle perd l'équilibre. À pas saccadés, serrant son sac contre sa poitrine, elle s'approche d'une moto garée tout près et s'y appuie, le temps de se ressaisir. Ce n'est pas une crise d'hypoglycémie, ni une attaque : Elisabeth replonge dans le Paris de l'après-guerre. Celui de sa vie d'autrefois. C'est ici, rue de Charonne, que son enfance s'est brisée, un triste jour d'hiver 1962. À l'endroit précis où cinquante-trois ans plus tard, l'adolescence d'Alexandre se fracasserait également.
Jamais il ne lui viendrait à l'esprit de tout quitter pour retrouver la terre de nos aïeux. Lorsque je l'interroge, il perd patience et change de sujet. Il est convaincu que l'on peut se construire en se tournant uniquement vers le futur. Il a tort. Chaque fois que je regarde mon visage basané dans le miroir, je vois tous les ancêtres noirs et arabes se tenant derrière moi. Ils sont les fantômes qui hantent mes pas. Je suis leur prisonnier.     « Mon arrière-grand-père était un juif d'Algérie. Il s'appelait Simon. Il a épousé Lalla, une musulmane. Pas simple, tu imagines. Ma grand-mère Assia est née à Alger. Après la guerre, ils ont débarqué tous les trois à Paris. Un beau bordel. »
David me dévisage comme si je lui révélais cette information pour la première fois. Puis il sourit d'un drôle d'air. Je poursuis : - J'aurais pu me sentir juif si j'avais été blanc. Le regard des autres me force à me sentir musulman parce que je suis basané. C'est con, n'est-ce-pas ? À quoi ça tient.- Oui, tu aurais pu te sentir juif, comme moi je me sens juif : parce que le nom que je porte laisse peu de doute sur le sujet. Je n'ai pas le choix non plus. Même si je suis athée.- On peut être juif et athée, on peut être arabe et athée, mais va expliquer ça à ces tarés. Tu sais ce qui me rend dingue ? Entendre parler de « musulmans modérés », en opposition aux fondamentalistes. Comme si il n'y avait rien entre les deux. Bonjour les nuances. Ça ne présage rien de bon.
Les secrets creusent des fossés entre les êtres et finissent par vous péter à la figure.
Lorsqu'elle atteint un certain degré, l'injustice n'est plus tolérable. La violence est la seule issue.
Je pensais qu'être à Paris faisait de moi une Française. Tu parles ! En vérité, personne ne m'a regardée comme telle, pas même Daniel. Tout aurait été différent si ma mère avait été italienne ou polonaise. Les gens s'arrêtent à la couleur de leur peau. La mienne est trop foncée. Je suis une bâtarde aux origines mêlées, dont le sang africain a en partie voyager en Amérique. Cela me donne le tournis. Les ancêtres de mon père étaient des esclaves d'Afrique. Mes racines sont africaines, sauf du côté de Simon, si l'on remonte jusqu'au départ des juifs d'Espagne, ses aïeux. Qu'est-ce que tout cela fait de moi, à part une corniaude à l'arbre généalogique brouillon ?Les gens de ma nature ne sont chez eux nulle part. Nous sommes les basanés : on nous colonise. On nous asservit.
Il me vient des envies de violence. Pas contre ces misérables terroristes, ils ne sont que les pantins d'une mécanique infernale qui les dépasse. Non. Je suis en colère contre la mécanique elle-même. Le système qui a engendré ces marionnettes assassines. Les coupables ne pas à chercher du côté de l'islam. L'islam n'est ici qu'un instrument dévoyé par les esprits malades forgés par une société putride. La monstruosité qu'elle a engendrée m'inspire un dégoût de malade.
Désormais, les gens me considèrent comme un musulman potentiel et se méfient de moi. Dans le métro, dans la rue, les magasins, le regard des inconnus s'arrête sur moi un peu plus longtemps qu'il y a un mois. La différence est subtile, mais elle est bien là et c'est insupportable. Le regard des Parisiens traîne sur mon visage une demi-seconde de plus qu'avant le 7 janvier 2015 parce qu'ils me jaugent…
David tire une dernière fois sur son mégot avant de le jeter dans le caniveau. Il adore ce geste : cela lui donne un genre. Aujourd'hui, je ne dis rien. D'habitude, j'entre dans une colère noire : « Tu pollues avec ta clope et tu te crames les poumons ! » Alors il répond, faraud : « Lâche-moi les baskets, pauvre bobo. Je préfère choisir le poison qui me tuera jeune plutôt que finir en vieillard vegan et neurasthénique. »    
L'Amérique est malade et refuse de l'admettre. Les Blancs vivent à côté des Noirs dans une indifférente totale. Au lieu d'agir pour améliorer les conditions de vie dans les ghettos, ils tremblent de peur et achètent des armes pour se défendre. Ils me font honte.
Mais il ne faut pas se voiler la face : le pacifisme a échoué. Les tentatives d'intégration n'ont servi à rien. Pendant un temps, les intellectuels algériens ont imité les Français. Ils sont allés dans les mêmes universités, ont lu les mêmes livres et ont expliqué à Paris pourquoi il fallait accorder l'égalité à leur peuple. Mais ça n'a pas fonctionné, vus savez pourquoi ? Parce que la colonisation, c'est d'abord l'exploitation des ressources. L'exploitation des ressources, c'est le capitalisme. Le capitalisme, c'est la domination. Dans ces conditions, impossible d'obtenir l'égalité ou la liberté en discutant gentiment autour d'une table. La seule solution, c'est les armes. La violence pour atteindre la liberté. C'est ce que le FLN a fait en Algérie, et il a obtenu l'indépendance.
Au monde impérial, je n'étais lié que comme un enfant, 
À la dérobée j'épiais les gardes et craignais les huîtres :
Pas un grain de mon âme ne vient de lui pourtant,
Quelles aient été mes souffrances à l'image d'autrui.
Ossip Emilievitch Mandelstam
Tout a commencé avec la chasse aux communistes, pendant le maccarthysme. Mais il ne s'est pas arrêté là. Hoover s'est autoproclamé gardien de morale et d'une certaine vision de l'Amérique. Il déteste les gauchistes, les syndicalistes, les Noirs, les invertis. Il redoute que les mouvements noirs ne proposent un projet de société alternatif crédible, concret et socialiste. Rusé, il a accumulé suffisamment de dossiers gênants sur les présidents successifs - notamment sur leurs aventures extraconjugales et les financements peu réguliers de leurs campagnes - pour que personne ne puisse l'empêcher de nuire. Dissimulé dans l'ombre, tel un marionnettiste mégalomaniaque et ravagé, Hoover règne en maître tout-puissant sur l'Amérique.
Le problème noir aux Etats-Unis pose une question qui le rend pratiquement insoluble : celui de la Bêtise. Il a ses racines dans les profondeurs de la plus grand puissance spirituelle de tous les temps, qui est la connerie. (Romain Gary) »
  

Quatrième de couverture

Lausanne, hôtel Beau-Rivage, 1970. Une jeune femme, algérienne par sa mère, afro-américaine par son père, est missionnée par les Black Panthers pour approcher un « gros poisson » et obtenir de celui-ci de quoi alimenter les caisses du parti. Mais le « gros poisson » en question, Jean Seberg au sommet de sa gloire, de sa beauté et de ses fragilités, se révèle moins facile que prévu à amadouer. Elizabeth tombe sous le charme de l’actrice qui, l’espace d’une nuit, bouleverse son regard sur l’existence et les luttes pour lesquelles elle était prête à tout sacrifier.
Elle gardera de ces heures volées au monde le souvenir d’une amitié plus intense que l’amour et plus forte que la mort, souvenir ravivé cinquante ans plus tard, quand son petit-fils disparaîtra mystérieusement pour suivre à son tour la voie de la révolte.

Éditions Fleuve, septembre 2018
363 pages 

Crédit photo:
©(c) Hannah Assouline
source : ici



Marie Charrel, journaliste au Monde, est l’auteure d’Une fois ne compte pas (Plon, 2010 ; Pocket, 2011), de L’Enfant tombée des rêves (Plon, 2014 ; Pocket, 2016), des Enfants indociles (Rue Fromentin, 2016 ; Pocket, 2017) et de Je suis ici pour vaincre
la nuit, paru chez Fleuve Éditions en 2017.

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