mercredi 30 juin 2021

La traversée de l'été ★★★☆☆ de Truman Capote

Étonnante et sombre lecture que cette traversée de l'été. 
Truman Capote m'avait éblouie avec De sang froid et je suis en train de relire La harpe d'herbes que j'affectionne particulièrement. 
Ici, on sent la belle plume en devenir mais l'œuvre n'est pas aboutie, l'écriture manque d'intensité à mon avis, et pour cause, Truman Capote ne souhaitait pas publier cette histoire. Ses écrits ont été retrouvés vingt ans après sa mort et n'ont donc pu être retravaillés par ses soins. 
« C'est avec une grande fébrilité et non sans une certaine appréhension, que je lus le manuscrit de La Traversée de l'été. Je gardais à l’esprit que, selon toute vraisemblance, Truman ne voulait pas que ce roman fût publié, mais j’espérais aussi y découvrir Truman sous un nouveau jour, celui du jeune auteur qu’il avait été avant d’écrire son premier livre majeur, Les Domaines Hantés. […] Certes, ce n’était pas une œuvre aboutie, mais elle témoignait de l’émergence d’une voix originale et d’un écrivain au talent aussi étonnant qu’efficace. C’était une œuvre assez mature, dont les mérites propres se suffisaient à eux-mêmes, et les prémices du style et du métier à venir (qu'on retrouverait dans Petit déjeuner chez Tiffany)  étaient trop précieuses pour être ignorées. Je ne savais ce qu’en aurait pensé Truman, et j’avais conscience de ma responsabilité dans cette décision. Il y eut de longues discussions, mais pour finir nous étions tous d’accord : il fallait publier ce livre. »
Une petite déception pour ma part que je ne sais pas forcément expliquer. Peut-être un rythme pas toujours très fluide. Mais quand bien même, l'histoire d'amour qui se loge dans ces pages est très prenante et beaucoup le soulignent, elle témoigne d'une grande maturité de l'auteur. Grady, une jeune fille de dix-sept ans, issue d'une famille aisée, avide de liberté, décide de vivre pleinement son amour avec Clyde, simple gardien de parking.
  Truman Capote évoque les sentiments amoureux, l'amour fragilisé par la différence de classe sociale, la passion, la folie...
La tension monte au fil des pages, il y a comme un malaise qui s'installe au fur et à mesure que l'on apprend à connaître Grady et Clyde...D'une idylle joyeuse et innocente, on bascule dans une atmosphère plus sombre, plus étouffante où l'amour devient insaisissable et menaçant...

« Tout chez eux, depuis les meubles usés jusqu'à l'air que l'on respirait, oui, tout exprimait la vie en commun. Ils ne faisaient qu'un et rien n'aurait pu les séparer. Cela leur appartenait, cette vie, ce décor, comme ils s'appartenaient les uns aux autres et Clyde était d'abord et avant tout un des leurs, plus qu'il ne le croyait. Grady, elle, n'avait jamais appartenu à un clan comme celui-ci qui dégageait une chaleur presque exotique. Sans doute aurait-elle eu peine à y respirer. Sa nature ne pouvait s'épanouir qu'à l'air frais, dans l'indépendance propice aux coudées franches. Elle n'aurait pas eu honte d'admettre : « Oui, je suis riche, c'est grâce à l'argent que je tiens debout. » Sa fortune lui permettait de choisir selon ses goûts son cadre de vie et les gens qu'elle fréquentait. S'il en allait autrement pour les Manzer, c'était parce qu'ils ignoraient les bienfaits que procure l'aisance. Mais ils compensaient cette lacune en resserrant les liens qui les attachaient à ce qu'ils possédaient. Si, de la naissance à la mort, leur vie s'écoulait dans de plus étroites limites, elle y vibrait plus intensément. Du moins, Grady le croyait-elle. Mais qu'y faire ? A chacun son lot, on n'a pas le choix et le faucon revient toujours se percher au poignet de son maître. »

« La chaleur ouvre le crâne de la ville, exposant au jour une cervelle blanche et des nœuds de nerfs vibrant comme les fils des ampoules électriques. L’air se charge d’une odeur surnaturelle dont la puissance âcre imbibe les pavés, les recouvrant d’une sorte de toile d’araignée sous laquelle on imagine les battements d’un cœur. »

« Les fleurs contenaient l'été tout entier, avec ses ombres et ses lumières gravées dans les feuilles, et elle en pressa toute la fraîcheur contre sa joue. »

« Puisque l'on connaît le passé et que l'on vit au présent, pourquoi ne pourrions-nous pas croiser l'avenir en rêve ? »

« Le décor était fixé pour l'éternité, la mer avec ses vagues qui roulaient vers la plage, laissant parfois sur le sable des pétales de fleurs fanées. »

« « Pendant tout ce temps, moi je pensais que tu me fuyais, murmura Clyde.
- On ne fuit pas les gens, on se fuit soi-même, répondit Grady. Mais tout va bien maintenant. 
- Bien sûr; dit-il. Tout va bien. » »

Quatrième de couverture

New York, un été. Les parents de Grady McNeil, dix-sept ans, partent pour l’Europe. Elle reste seule dans le splendide appartement de la Cinquième Avenue, en face de Central Park. Alors que rien ne devait bouleverser ces vacances paisibles dans l'Upper East Side, elle tombe amoureuse d’un gardien de parking, Clyde Manzer. Folie passagère d’une jeune fille de bonne famille ? Insolence à l’égard de ses parents ? Grady l’aime, mais sa fierté provocante et la nonchalance de Clyde entraînent le couple vers de dangereux précipices. Sacrifieront-ils leur idylle à la bienséance ? Survivront-ils à leur passion destructrice ? Voici l’histoire d’une passion brève, le temps d’une saison, dans une des plus belles villes du monde. Ce roman de jeunesse révèle les prémices du génie de Capote, ses personnages subtils, jamais caricaturaux et la fantaisie de ses descriptions.
La Traversée de l’été (Summer Crossing) est le premier roman de Truman Capote. Le manuscrit a été retrouvé en 2005, à l’occasion d’une vente aux enchères. Il a été traduit en français en 2006 aux éditions Grasset.

« C'est une histoire naturaliste, comme, au fond, tous les bons romans. Comme ceux de Fitzgerald. Je me demande si, dans cette jeune fille de la bonne société new-yorkaise se mariant par provocation avec un gardien de parking, ce n'est pas le motif fitzgeraldien, le sentiment découlant du social, qui l'a fait rejeter par Capote. Jusque là, chez lui, et encore dans La Harpe d'herbe, le social n'a aucune importance relativement au sentiment, folle du logis sudiste qui radote avec un génie plus comparable à celui de Tennessee Williams. Et puis, chez Fitzgerald, les femmes sont intelligentes, ou méchantes, ou destructrices, mais décidées, tandis que les hommes sont timides, ou tricheurs, en tout cas fêlés ; le contraire de Capote. » Charles Dantzig

Éditions Grasset, septembre 2006
Traduction de Gabrielle Rolin
220 pages

mercredi 23 juin 2021

Kerozene ★★★★☆ d'Adeline Dieudonné

Le multi-primé La vraie vie m'avait emballée. Trash. Mordant à souhait. 
Et pour ce qui est d'être mordant Kerozene, l'est aussi. 
Quel phénomène encore ce livre ! Surprenant et extrêmement prenant. Adeline Dieudonné nous convie dans des morceaux de vie d'une quinzaine de personnages, animaux et humains. Tous convergent, à un moment donné vers une station service ardennaise, le long de l'autoroute, une nuit d'été, et un bon nombre d'entre eux, vers une destinée commune.
En refermant ce livre, je me suis demandé où voulait nous amener l'auteure. Je n'arrivais pas à répondre à cette question, je l'ai donc relu une deuxième fois ! J'ai alors ressenti la colère qui je pense accompagne Adeline Dieudonné quand elle écrit. Les tranches de vie qu'elle déploie sont sans tabous. Brutes de fonderie. Certaines, empreintes d'une insoutenable détresse, d'autres imprégnées de rage. 
Des parcours rongés par l'existence, meurtris parfois, où la violence est omniprésente, mais une violence greffée d'humour qui semble étrangement presque légère...Des parcours qui nous rappellent la vraie vie in fine. 
Un livre détonnant, foisonnant de personnages grandioses et terrifiants à la fois
Une écriture visuelle efficace et déroutante. 
Toutefois, âme sensible et puritaine s'abstenir ! Ce livre puissamment divertissant et piquant, est aussi particulièrement craspec !


« Et pourtant...Alika se demande quel est ce monde tordu qui lui impose un choix aussi merdeux. Ça n'est pas une surprise, les signes qui démontrent la faillite de l'aventure humaine ne manquent pas. S'il existe un Dieu là-haut qui a contracté un emprunt pour lancer son entreprise de civilisation humaine, Alika se dit que la situation qu'elle est en train de vivre est exactement le genre de cas qui devrait le poussait à déposer le bilan. Mais elle n'est même plus en colère. Elle est triste et fatiguée. Elle se dit que c'est mauvais signe. Si la colère disparaît, elle se demande ce qui la fera encore tenir debout. » 

« Le cerveau de Victoire se laissait aller, bercé par la monotonie de la route et par la fatigue, et il ne remarquait pas le souvenir qui s'apprêtait à surgir, comme une bulle d'air saturé de soufre, remontant des abysses. Il se faufilait dans les méandres de son psychisme, déjouant les pièges et les mécanismes de défense, vers la lumière du jour. Il avait suffisamment attendu. Il était temps. »

« À un moment, Marie a demandé : « Julie, en attendant, est-ce que vous voulez voir votre utérus ? » Elle m'a posé cette question comme si elle me proposait un jus d'orange. »

« J’avais déjà voulu lui dire que je ne voulais plus qu’il vienne, que le plaisir de sentir un homme à l’intérieur de moi était trop court et trop faible pour compenser le temps passé à laver mon linge, à le sécher et à le repasser. Mais les mots ne voulaient pas se former dans ma bouche. [...] Je ne voulais pas donner l’image de quelqu’un qui dit non. »

« Un air qui vous soupèse, qui vous déshabille, qui calcule votre rapport taille/hanches et qui évalue votre potentiel reproductif. Un air qui vous transforme en jument. »

« L’origine de cette haine envers les dauphins restait floue pour Victoire. Elle savait que c’était lié à un souvenir. Ce souvenir n’avait pas disparu, mais elle l’évitait. Si le psychisme de Victoire avait été une maison, on aurait pu dire que ce souvenir y vivait, occupant tout l’espace la chambre, la cuisine, le salon, la salle de bains, le jardin. Et que Victoire se terrait, cachée dans une malle du grenier, sortant la nuit pour aller grignoter quelques restes dans la cuisine, faisant ses besoins dans un seau, pour être sûre de ne jamais, jamais croiser son souvenir. »


Quatrième de couverture

Une station-service, une nuit d’été, dans les Ardennes. Sous la lumière crue des néons, ils sont douze à se trouver là, en compagnie d’un cheval et d’un macchabée. Juliette, la caissière, et son collègue Sébastien, marié à Mauricio. Alika, la nounou philippine, Chelly, prof de pole dance, Joseph, représentant en acariens… Il est 23h12. Dans une minute tout va basculer. Chacun d’eux va devenir le héros d’une histoire, entre lesquelles vont se tisser parfois des liens. Un livre composite pour rire et pleurer ou pleurer de rire sur nos vies contemporaines.

Comme dans son premier roman, La Vraie Vie, l’autrice campe des destins délirants, avec humour et férocité. Elle ne nous épargne rien, Adeline Dieudonné : meurtres, scènes de baise, larmes et rires. Cependant, derrière le rire et l’inventivité débordante, Kerozene interroge le sens de l’existence et fustige ce que notre époque a d’absurde.

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires.

Éditions L'Iconoclaste, avril 2021
258 pages

mercredi 16 juin 2021

Frakas ★★★★☆ de Thomas Cantaloube

Une découverte pour moi grâce à Babelio. J'ai eu la chance d'assister à une rencontre en visio avec l'auteur le mois dernier. Un beau moment d'échanges avec Thomas Cantaloube autour de son dernier livre : Frakas. 
Frakas, c'est un mot valise pour France / Kameroun et qui sonne comme le fracas du monde. En couverture, une des rares photos de l'époque (les années 50)  Ruben Um Nyobè et à ses côtés, Félix Moumié assassiné au début du roman, tous deux upcistes (de l'Union des populations du Cameroun (UPC), le parti indépendantiste du Cameroun). 
Frakas, c'est un polar géopolitique très intéressant. L'auteur a opéré un juste dosage entre le docu-fiction sur les travers scandaleux cautionnés par l'Etat français et qui sont "malencontreusement" tombés dans l'oubli et le récit d'aventures aux rebondissements appréciables.  
La guerre franco-camerounaise des années 1960 est peu connue. Une guerre sale. Au Cameroun, l'école coloniale française a fait régner la terreur  et perpétré des atrocités ; elle a laissé des traces qui perdurent encore aujourd'hui. 
Luc Blanchard, ancien inspecteur devenu journaliste, enquête sur la Main Rouge, une organisation terroriste jusqu'au-boutiste, à l'origine de l'assassinat de leaders indépendantistes dans les anciennes colonies françaises. Cette enquête le mènera au Cameroun, sur des chemins chaotiques, où il retrouvera deux anciens compagnons. 

Une lecture instructive pour laquelle je remercie Babelio, ainsi que les éditions Gallimard Série Noire. Et merci à vous Thomas Cantaloube. 

Le premier roman de l'auteur "Requiem pour une République" qui a reçu le prix 20 Minutes/Quai du polar ainsi que le prix Mystère en 2020, me tente bien ! 

« [...] le journaliste le relançait déjà sur les rumeurs d'opérations militaires françaises dans les provinces camerounaises rétives au nouveau pouvoir du président Ahmadou Ahidjo.
Des opérations militaires ?
Mais c'étaient de véritables crimes de guerre, des villages entiers dévastés, des champs brûlés, les femmes et les enfants séparés, les hommes envoyés dans des baraquements cernés de barbelés et de miradors ! Des camps de concentration oui, voilà ce dont il s'agissait. Il n'y avait pas que les Allemands pour faire cela, non Monsieur ! Mais comme ça se déroulait chez les nègres, tout le monde s'en balançait ! »

« [...] une troche braquée sur le passé éclaire le présent et dégage les ombres de l'avenir. »

« Un beau jour, ils avaient réalisé qu'ils vivaient côte à côte et non plus l'un pour l'autre. »

« La France gaulliste n'aimait pas les perturbateurs qui déviaient du cap fixé par le Général. À se demander si c'étaient bien les mêmes types qui avaient combattu un certain maréchal depuis Londres sur la base de principes d'indépendance et de liberté. »

« [Cameroun] Pays divisé depuis la Première Guerre mondiale entre les puissances française et britanniques, quatre cinquièmes pour les premiers, le reste pour Sa Majesté, il avait été décidé au sortir de la Seconde Guerre que les populations autochtones n'étaient pas mûrs pour l'indépendance. Un classique de la période. La piétaille coloniale, Algériens, Marocains, Sénégalais, Malgaches et compagnie... s'était avérée précieuse pour libérer l'Europe du joug nazi, mais elle n'allait tout de même pas diriger ses affaires chez elle ! Et ce en dépit de la Charte des Nations unies de 1945 qui reconnaissait  « le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ».
[...] 
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'ONU avait donc accordé une « tutelle » à Paris et à Londres pour administrer le Cameroun. En théorie, ses habitants bénéficiaient de tous les droits garantis par les Nations unies. En pratique, rien ne distinguait le pays des autres dépendances tricolores : le colon était roi, l'autochtone son serf. »
« J'ai fait mes études à Paris et j'ai appris que ce n'est pas en travestissant les mots qu'on écrit la véritable histoire. Si l'on ne nomme pas les choses correctement, on rédige des fables. Les camps de concentration ne sont pas une invention allemande, contrairement à ce qu'on raconte aujourd'hui. Ils ont émergé lors de la guerre que les Britanniques ont faite aux populations boers au tout début de notre siècle, dans le sud de l'Afrique. Ensuite plusieurs belligérants  de la Première Guerre mondiale en ont fait usage dont la France. Il me chagrine de vous apprendre que les Français ont aussi construit de tels endroits en dehors de toute période de conflit, lorsqu'ils ont décidé d'y regrouper les réfugiés républicains espagnols qui fuyaient la guerre civile dans leur pays en 1938. À l'époque, le terme était employé couramment dans les documents administratifs rédigés par les fonctionnaires français. »

« Personne ne se précipitait pour lui parler, et il se voyait mal briser la glace avec tous ces notables en les interrogeant, un verre de pétillant à la main, sur Moumié et la guerre qui se déroulait en brousse à coups de napalm, de camps de concentration et de charniers. »

« Ton monde piétine les autres pour survivre. Il ne sait pas faire autrement car c'est ce qu'il a toujours fait. »

Quatrième de couverture

Paris, 1962. Luc Blanchard enquête sur un groupuscule soupçonné d’être un faux nez des services secrets, impliqué dans l’assassinat à Genève, deux ans plus tôt, d’un leader de l’Union des populations du Cameroun. Une piste conduit le jeune journaliste à Yaoundé, mais il met son nez où il ne devrait pas et devient la cible du gouvernement local et de ses conseillers de l’ombre français.
Avec l’aide de son ami Antoine et d’un ancien barbouze, il va tenter de s’extraire de ce bourbier pour faire éclater la vérité.
Frakas nous plonge dans un événement méconnu du début de la Ve République : la guerre du Cameroun, qui a fait des dizaines de milliers de morts dans la quasi-indifférence générale et donné naissance à ce qu’on appellera plus tard la « Françafrique ».

Thomas Cantaloube a été correspondant à l'étranger, puis grand reporter de presse écrite. Son premier roman, Requiem pour une République (2019), a obtenu de nombreuses récompenses dont le prix Landerneau 2019 et le prix 20 Minutes / Quais du polar 2020. Frakas est son deuxième roman à paraître à la « Série Noire ».

Éditions Gallimard, collection Série Noire, avril 2021
421 pages

samedi 5 juin 2021

Le passeur ★★★★★ de Stéphanie Coste

Témoignage d'une rare violence, et absolument innovant : c'est la première fois que je lis un récit sur l'émigration du point de vue du passeur.
Le narrateur est Seyoum, un passeur profondément inhumain, caractériel, drogué, un business man sans aucun scrupule qui joue avec la vie des Soudanais, Somaliens, Érythréens, en fuite. Trimballés dans des conditions insalubres, dépouillés, torturés, ils quittent la guerre civile, la dictature et des conditions de vie inacceptable sans se douter que l'horreur, l'enfer les attend et qu'ils n'auront que peu d'espoir de poser pieds un jour sur une terre accueillante. 
« J'ai fait de l'espoir mon fond de commerce. Tant qu'il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux oeufs d'or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d'en face. »
Un portrait peu flatteur, mais Seyoum porte en lui des cicatrices, des blessures béantes, que l'on découvre à coup de flash backs et qui m'ont meurtrie. 
Sa cargaison est, un jour, différente, elle frappe Seyoum en plein coeur et nous laisse entrevoir la part d'humanité indécelable qui sommeillait en lui. 
« Toutes les choses vraiment atroces démarrent dans l'innocence. » Ernest Hemingway
Un premier roman percutant, exténuant et prometteur. Stéphanie Coste met des mots forts et justes sur une sombre et déchirante réalité. 

« Toutes les choses vraiment atroces démarrent dans l'innocence. » Ernest Hemingway

« J'ai fait de l'espoir mon fond de commerce. Tant qu'il y aura des désespérés, ma plage verra débarquer des poules aux oeufs d'or. Des poules assez débiles pour rêver de jours meilleurs sur la rive d'en face. 
Le nombre d'arrivées de Khartoum et Mogadiscio la semaine dernière m'a surpris. Je n'avais pas prévu qu'ils seraient tant à résister au Sahara. En général, je fais un bon calcul avec les rabatteurs ; s'il en part cent cinquante de Somalie et d'ailleurs, à peine les deux tiers parviendront en Lybie. Ils ne pourront éviter la traversée du désert, la mort assise sur leur cou comme une enclume. Il en meurt plus dans la fournaise des mirages qu'en mer en temps normal. La rage de survivre leur donne de plus en plus la gnaque. »

« Je me détourne de lui et examine vaguement la cargaison. Quarante-cinq zombies luisants me fixent du même regard suppliant. J'y vois passer les ombres d'épreuves insurmontables. Leurs fringues en lambeaux sont maculées de déjections. Des mouches s'y vautrent sans qu'ils en soient conscients. Ils ont lourdé leur dignité quelque part dans le Sahara. Les abominations subies n'ont pas entamé le brasier au fond de leurs pupilles, ce putain d'espoir. Je pense au mec de vingt ans parti lui aussi d'Asmara il y a longtemps. La boule se rappelle à moi. »

« Il fait un geste d'impuissance en levant les mains au ciel. Comme si Dieu avait quelque chose à voir là-dedans. Ça fait bien longtemps que Dieu a jeté l'éponge, trop de boulot les gars, je me tire ! »

« Mais on croit toujours avoir atteint son quota de malheur, son quota de souffrances. On se dit Dieu va me donner du répit, des forces, du sursis. Puis on se demande à quel moment Dieu a enfilé les habits du Diable, et ses chaussures pour nous piétiner avec ? »

« Pourquoi perdre mon temps à écouter ce geignard ? C'est toujours la même rengaine. Il n'y a jamais de lauréat au concours de la misère. Ici tout le monde gagne à tous les coups. Vous êtes tous des champions les mecs ! Félicitations ! »

« J'ai dû abandonner mes rêves d'université. A vingt ans. La résilience finit par capituler sous le poids des chagrins. »

Quatrième de couverture

Quand on a fait, comme le dit Seyoum avec cynisme, « de l’espoir son fonds de commerce », qu’on est devenu l’un des plus gros passeurs de la côte libyenne, et qu’on a le cerveau dévoré par le khat et l’alcool, est-on encore capable d’humanité ?
C’est toute la question qui se pose lorsque arrive un énième convoi rempli de candidats désespérés à la traversée. Avec ce convoi particulier remonte soudain tout son passé : sa famille détruite par la dictature en Érythrée, l’embrigadement forcé dans le camp de Sawa, les scènes de torture, la fuite, l’emprisonnement, son amour perdu…
À travers les destins croisés de ces migrants et de leur bourreau, Stéphanie Coste dresse une grande fresque de l’histoire d’un continent meurtri. Son écriture d’une force inouïe, taillée à la serpe, dans un rythme haletant nous entraîne au plus profond de la folie des hommes.

Stéphanie Coste a vécu jusqu'à son adolescence entre le Sénégal et Djibouti. Elle vit à Lisbonne depuis quelques années. Le passeur est son premier roman

Éditions Gallimard, collection Blanche, décembre 2020
129 pages
Prix de la Closerie des  Lilas 2021

Le dernier enfant ★★★★☆ de Philippe Besson

🎶 Avec le temps, va, tout s'en va 🎶

Les enfants dans une maison, dans une vie, occupent souvent la première place ; l'attention des parents leur est toute consacrée. La vie s'organise autour d'eux, le couple se plie au rythme du bébé. Quand ils sont plus grands, c'est sensiblement la même, in fine, la fatigue en moins (ou pas ;-)) ; leurs activités, leurs devoirs guident les plannings. Honteusement, parfois, il vient à l'esprit des parents, l'envie d'être déjà à plus tard, quand ils auront quitté le foyer, que la vie se calculera de nouveau à deux (ou à un), et c'est le rêve éveillé ! Tout ce temps libre (et livres ;-)) ... 
Mais quand vient le moment fatidique, ce n'est plus la même limonade ! L'idée du vide peut paraître effroyable, de même que l'inquiétude qui cache peut-être, pour un couple, la peur de se retrouver à deux, de ne plus savoir faire, de ne pas retrouver de quoi remplir sa vie, de ne pas savoir repenser son rôle...

"Le dernier enfant", c'est le dernier qui quitte le nid, c'est une mère anéantie et nostalgique, c'est un père déconcerté et cafardeux, c'est la "dislocation" du cocon familial. Un sujet qui parlera aux parents indéniablement, ainsi qu'aux jeunes à même de quitter le foyer.
L'atmosphère y est saisissante, on est spectateurs de scénettes qui ont tout d'un arrêt sur image, comme si la mère, le père, avaient voulu ralentir le temps au maximum, pour mieux s'imprégner des ultimes instants communs du trio. Les étapes du jour fatidique se déroulent sous nos yeux, par à coup. Elles sont intenses. Elles questionnent. 
Un sujet sensible et universel, abordé ici avec délicatesse. Avec beaucoup de finesse et de tendresse.
Un texte court (un peu trop peut-être, le focus sur l'adolescent aurait mérité peut-être d'être un peu plus dense, à mon avis), qui, malgré le poids que l'on sent peser sur les épaules des parents au fur et à mesure que l'on avance dans le récit, se lit étrangement vite .

Quelle chance d'avoir eu une co-lectrice pour ce livre. Merci Emilie @emilielespetitsplaisirs pour nos échanges. Je m'interroge toujours sur un casting en vue d'une adaptation cinématographie... et ta vision du père et de la mère me font rire à chaque fois que j'y pense ;-). 

« La maison, c'est la maison de famille, c'est pour y mettre les enfants et les hommes, pour les retenir dans un endroit fait pour eux, pour y contenir leur égarement, les distraire de cette humeur d'aventure, de fuite qui est la leur depuis les commencements des âges. » Marguerite Duras, La Vie matérielle

« Et l'on oublie les voix
Qui vous disaient tout bas les mots des pauvres gens
Ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid » Léo Ferré, « Avec le temps »

« Elle fera griller le pain de mie au dernier moment. C'est moins bon quand c'est grillé depuis trop longtemps, ça durcit, ça devient sec, on perd tout le plaisir de la mie chaude, moelleuse. En attendant, elle dépose les tasses et le bol sur la table de la cuisine, une cuiller dans chaque, tout le monde prend du sucre à la maison, le paquet  de sucre tiens il ne faudrait pas l'oublier, elle ajoute le pot de confiture, de la confiture de fraises, la préférée de Théo, le paquet de céréales, la brique de lait, elle sort le beurre du frigo, ça le beurre il vaut mieux le sortir un peu en avance, sinon quelle plaie pour l'étaler après, et puis elle se recule légèrement pour contempler son œuvre. Elle veut être certaine que rien ne manque. »

« [...] s'arrimer aux détails lui évite de s'écrouler purement et simplement. »

« Théo est le petit dernier et perdre le petit dernier est tout bonnement une dévastation, un anéantissement. »

« [...] elle songe que son fils cloisonne naturellement son existence et que désormais elle se tient du mauvais côté de la cloison [...]. »

« Les mères n'oublient jamais quand elles ont cru, un jour, perdre leur enfant.
Elles ne se débarrassent jamais de la frayeur non plus.
Elles vivent chaque jour en redoutant qu'un autre accident survienne. »

« Alors, bien sûr, c'était le bonheur des gens ordinaires, qui savent d'emblée qu'ils n'auront pas droit à la munificence, à l'extravagance, qui ne tutoient pas les sommets, qui ne partent pas au bout du monde, qui ne côtoient pas les puissants, qui n'ont rien de fabuleux à raconter. C'était un bonheur simple, frugal, un bonheur du quotidien, des petites choses, des menues satisfactions. Mais ça leur suffisait, ça lui suffisait. »
« Elle s'est rendu compte, après coup, que chaque fois, en réalité, elle s'efforçait de garder son fils dans son giron, que chaque fois il s'employait à manifester son indépendance, à la forger. Au fond, elle ne supportait pas qu'il échappe à sa vigilance. Qu'allait-il devenir loin d'elle ? Et ce monde n'était-il pas trop dangereux pour lui ? Était-il suffisamment armé ? Elle, elle savait le protéger, elle le protégeait depuis sa naissance. Serait-il capable de se débrouiller sans elle, et même tout bêtement de prendre soin de lui ? Les agacements étaient à mettre sur le compte de la peur, il ne fallait pas s'y tromper, la peur ancestrale des mères. Et lui, en retour, en se détachant d'elle, de son emprise, il lui demandait simplement de lui faire confiance, mais c'était si difficile à entendre, si difficile à accepter. »
« Ça joue les matamores ou les indifférents et ça finit penché sur une table de travail, tapant comme un sourd pour fabriquer ou démolir je ne sais quoi. »

Quatrième de couverture

« Elle le détaille tandis qu’il va prendre sa place : les cheveux en broussaille, le visage encore ensommeillé, il porte juste un caleçon et un tee-shirt informe, marche pieds nus sur le carrelage. Pas à son avantage et pourtant d’une beauté qui continue de l’époustoufler, de la gonfler d’orgueil. Et aussitôt, elle songe, alors qu’elle s’était juré de se l’interdire, qu’elle s’était répété non il ne faut pas y songer, surtout pas, oui voici qu’elle songe, au risque de la souffrance, au risque de ne pas pouvoir réprimer un sanglot : c’est la dernière fois que mon fils apparaît ainsi, c’est le dernier matin. »

Un roman tout en nuances, sobre et déchirant, sur le vacillement d’une mère le jour où son dernier enfant quitte la maison. Au fil des heures, chaque petite chose du quotidien se transforme en vertige face à l’horizon inconnu qui s’ouvre devant elle.

Éditions Julliard, janvier 2021
206 pages

vendredi 4 juin 2021

Sucre noir ★★★★☆ de Miguel Bonnefoy

J'avais aimé découvrir l'auteur-conteur avec "Le voyage d'Octavio", j'ai aimé le retrouver ici avec "Sucre noir".

Un voyage délicieux, une fable comme j'en lis peu et qui m'a littéralement transportée dans ces contrées ensoleillées, douces et enivrantes des Caraïbes, où les trésors de la nature y sont multiples, embaumant les lieux, réjouissant nos yeux, et où bien sûr le rhum coule à flot grâce à l'or noir local : le jus de la canne à sucre ;-) 
De même que l'amour est une richesse inestimable, la naissance d'un enfant apporte aussi son lot de merveilles...La vie regorge de trésors, à saisir, à bâtir, à ne pas bouder. 
Les légendes, aussi, riment souvent avec trésor ! Et quand elles sont chargées de promesses d'un véritable trésor, celui bien palpable du coffre-fort renfermant les piécettes dorées, les bijoux incrustés de pierres précieuses et autres biens luxueux, elles sont capables d'enlever chez un homme toute pensée rationnelle et la quête peut s'avérer sans merci. C'est à peu près ce qui arrive à Severo Bracamonte; l'espoir de dénicher un trésor vieux de trois siècles lui a, parfois, fait quitter le chemin de la raison. 
« ... il parla de son destin, de sa passion, rappelant qu’il était un chercheur d’or et que, comme tout chercheur d’or, il ne serait un homme que lorsqu’il aurait sorti un trésor du fond de la terre. 
Serena le fixa longtemps, sans ciller et lui répondit avec une sagesse orgueilleuse qui n’était pas de son âge : 
– Imbécile. Tu seras un homme quand tu sortiras un trésor du fond de mes yeux. »
J'ai particulièrement aimé le personnage de Serena, qui « lit dans les grimoires de la nature », et pour qui la terre est une ressource, un trésor à préserver, à écouter, à aimer. D'ailleurs, pour être tout à fait honnête, même si j'ai été complètement embarquée dans cette histoire, j'ai déploré la quasi absence de Serena dans le dernier tiers du roman. J'aurais aimé l'accompagner encore un peu plus...   

"Sucre noir" est une histoire de famille, sur trois générations, et vous l'aurez compris, une histoire de quêtes, celles de tout un chacun, celles qui donnent un sens à notre vie.
« Depuis ce jour où ils s’offrirent la joie douloureuse du passage, pendant dix ans, Severo Bracamonte n’imagina pas qu’il y eût au monde un homme plus enviable que lui et comprit peut-être, dans ses plus téméraires réflexions, que son trésor avait toujours été où son imagination n’avait jamais cherché. »
La langue est belle, fluide, savoureuse ; je m'en suis délectée et je conseille, à ceux qui aiment les romans d'aventures, épiques et poétiques à la fois, les fables contemporaines aux personnages bien campés porteuses d'une belle morale, de ne pas hésiter à venir la déguster.

Beaucoup aimé le clin d'oeil à Flaubert et à La Fontaine...

#lecture commune 

« Dans cette région déserte, les paysans, incapables de lire une carte ou de calculer un méridien, ne savaient que manier la faucille, cultiver le maïs, moudre le grain avec des meules à bras. Comme il n'y avait rien à acheter et tout à construire, l'or valait moins que le fer. Ils ne connaissaient rien des pirates et, pour la plupart n'avaient jamais vu la mer. »

« Ezequiel Otero était un homme aux habitudes simples. Il n'aimait ni les voyages ni le faste. Il était large de front, le nez bas, le regard broussailleux. Il avait grandi dans cette contrée abandonnée au soleil, au sein d'une famille modeste et chrétienne dont le père était également fermier. »

« La fille unique de ce couple sans histoire s'appelait Serena Otero. Ils l'avaient eue très tard, alors que la mère avait abandonné l'idée d'une grossesse et le père celle d'une bouche à nourrir. L'enfant naquit ainsi dans cette maison de vieux, pleine d'objets désuets et de meubles anciens, habitée par des êtres sans force ni enthousiasme, épuisés de vivre. »

« L'heure n'avait pas d'ombre, la chaleur était forte, le soleil mordait les nuques, mais les deux hommes ne faiblissaient pas. Ils transportèrent les cannes pendant plusieurs heures, échangeant des paroles simples, hâtant le pas pour profiter de la lumière. »

« [Il] était laid. Toutefois, elle tenta de trouver dans les lignes de son visage quelque beauté cachée, un éclair d'intelligence, une malice furtive, mais dès ce premier jour, elle dut admettre que le destin lui préparait une épreuve difficile et que, pour aimer cet homme, il lui faudrait un courage humanitaire. »

« Pourquoi un pirate cacherait-il des trésors si loin de la mer ? demanda-t-il avec une pointe de naïveté dans le ton.
Severo Bracamonte répondit d'un air d'évidence, en montrant les champs non cultivés par la fenêtre :
- Parce qu'on enterre un trésor là où le paysage ne changera pas. »

« Il ne voulait pas être aimé, il voulait être riche. »

« - Les trésors ne se trouvent pas avec du talent, père. »

« Il en avait tant lu sur les pirates qu'il savait construire un boucan et cuire la viande à la fumée. Il se lavait dans les ruisseaux, dormait sur des sols pierreux, mangeant du pain sec, supportant ainsi une vie de forçat, sans se décourager, pour peu qu'elle le rapprochât de sa fortune. »

« Pour la première fois, elle pensa à Severo sans adversité ni fierté, et voyant cette Diane devant elle, elle se dit dans un mélange d'admiration et de détachement que seul un poète pouvait ranimer une merveille pareille. »

« [Il] la recevait pauvrement, mais avec l'enthousiasme d'un homme riche. »

« Au fond, il avait aimé cette franchise, qui lui était étrangère. Ce n'était pas une révélation fracassante, des cris poussés au ciel, c'était une découverte qui ne faisait pas de bruit, qui avait le tremblement des feuilles, come un printemps à l'intérieur de lui. Gagné par ce souvenir, il se risqua à accepter sans résistance que quelque chose de nouveau s'emparât peu à peu de ses sentiments. »

« À cet instant, Severo Bracamonte, nu dans le moulin, au milieu du parfum étourdissant des vieux tonneaux, eut l'impression que cette femme avait inventé l'amour. »

« La canne à sucre, c'est comme l'espoir, disait le père Otero. Il faut la brûler pour qu'elle repousse avec plus de force. »

« À la nuit tombée, quatorze réverbères qui avaient été fondus au Brésil longeaient la rue principale pour combattre la délinquance autant que l'amour. »

« Elle ne lisait pas ce qu'elle voulait, mais ce qu'elle trouvait. Comme souvent les livres lui parvenaient sans couverture, elle ne sut jamais qui était l'auteur de ce roman bouleversant d'une jeune femme qui rêvait à l'inaccessible. Et comme les dernières pages étaient arrachées, elle n'eut pas à pleurer la mort d'Emma Bovary ni l'idée que l'on puisse se suicider par amour. »

« Ces livres enseignèrent à Serena tout à la fois la servitude et la révolte, l'infidélité et le crime, la magie d'une description et la pertinence d'une métaphore. Ils lui firent découvrir les divers aspects de la virilité, dont elle ignorait presque tout. Elle apprit que la tour de Pise penchait, qu'une muraille entourait la Chine, que des langues étaient mortes, et que d'autres devaient naître. »

« Elle avait alors trente ans et était tour à tour cultivatrice, comptable, épouse et ménagère. Peu de femmes de la région tenaient une telle place au sein de leur famille. »

« [Il] ajouta que la canne à sucre l'avait tellement envoûté qu'elle lui avait appris la sagesse, les rythmes lents de la nature, et les plantations étaient devenues pour lui plus précieuses que tout l'or du monde. Il disait cela avec une forme d'exaltation :
- Non, la terre n'est pas si vide ici. »

« Elle avait l'âge où l'on pense que les arbres volent autour des oiseaux. »

« Ce jour-là, sans ancêtre ni héritier, Eva Fuego rejoignit, au moment du départ de Serena, la race des fauves qui ne connaissent pas de limite, de ceux qui, livrant combat contre eux-mêmes, étreignent plusieurs vies en une seule existence. »

Quatrième de couverture

Dans un village des Caraïbes, la légende d’un trésor disparu vient bouleverser l’existence de la famille Otero. À la recherche du butin du capitaine Henry Morgan, dont le navire aurait échoué dans les environs trois cents ans plus tôt, les explorateurs se succèdent. Tous, dont l’ambitieux Severo Bracamonte, vont croiser le chemin de Serena Otero, l’héritière de la plantation de cannes à sucre qui rêve à d’autres horizons.
Au fil des ans, tandis que la propriété familiale prospère, et qu’elle distille alors à profusion le meilleur rhum de la région, chacun cherche le trésor qui donnera un sens à sa vie. Mais, sur cette terre sauvage, la fatalité aux couleurs tropicales se plaît à détourner les ambitions et les désirs qui les consument.
Dans ce roman aux allures de conte philosophique, Miguel Bonnefoy réinvente la légende de l’un des plus célèbres corsaires pour nous raconter le destin d'hommes et de femmes guidés par la quête de l'amour et contrariés par les caprices de la fortune. Il nous livre aussi, dans une prose somptueuse inspirée du réalisme magique des écrivains sud-américains, le tableau émouvant et enchanteur d'un pays dont les richesses sont autant de mirages et de maléfices.

Finaliste du Goncourt du Premier Roman et lauréat de nombreuses distinctions (dont le prix de la Vocation, le prix des cinq continents de la francophonie « mention spéciale »), Miguel Bonnefoy est l'auteur du très remarqué «Voyage d’Octavio» (Rivages, 2015), qui a été traduit dans plusieurs langues.

Éditions Payot & Rivages, août 2017
207 pages

mercredi 2 juin 2021

La mauvaise herbe ★★★★☆ de Yves Montmartin

« Toutes les religions semblent être organisées au bénéfice du sexe masculin, avec pour conséquence que les femmes sont reléguées au second plan : elles accouchent, élèvent les enfants, s’occupent des corvées. Voilà pourquoi je me méfie des religions. » 

La citation de Jim Fergus en exergue laisse présager du sujet que les mots d'Yves Montmartin vont porter. 
Un sujet poignant. Qui bouscule. Qui m'égratigne à chaque fois que j'y suis confrontée, par la lecture ou autres. 
Il y a des parcours de vie qui ne peuvent laisser indifférent, des parcours que je ne comprends pas. Comment peut-on si peu considérer une femme ? Comment les femmes, entre elles, peuvent-elles se détruire ainsi ? Comment l'entendre ? Le carcan religieux de la soumission, de l'obéissance prive les femmes de tout droit, condamne leurs émotions et les cantonne à un rôle d'épouse dévouée à son mari et de "ventre" à porter la progéniture, et une progéniture très fortement recommandée au masculin, s'il-vous-plaît. 

La mauvaise herbe, c'est l'histoire d'Amira, née à Alger. Elle se définit elle-même comme la mauvaise herbe et nous raconte sa vie, de sa naissance à sa vie de femme. L'enfance d'Amira est belle, entourée de parents aimants et surtout d'une tante, Nour, bienveillante et qui a su s'émanciper, se libérer des chaines du patriarcat. Un exemple pour notre héroïne. 
« Tout le monde dit que j’ai un mauvais caractère, que je suis une rebelle, mes parents, mes frères, mes camarades d’école, mes professeurs. Je m’en fiche, je préfère avoir la tête dure que de ne pas avoir de personnalité. Pour moi c’est une évidence, la vie bouillonne en moi, j’ai envie de prendre toute ma place, de m’affirmer. Je souhaite rire, chanter, courir, respirer. Je deviens une femme et je ne veux pas être soumise, ni à un père ni à un mari. » 
La vie d'Amira est intelligemment et symboliquement morcelée par l'auteur en quatre saisons. Le printemps marque l’éclosion, l’arrivée d’une jolie fleur, une princesse, Amira, la princesse de son papa. Puis vient l’été, le temps des retrouvailles au pays, par exemple, entre ceux qui ont migré et ceux qui sont restés. À l’automne, le temps se gâte et l’hiver arrive bien vite. Glaçant, il clôt cette histoire.
 
La mauvaise herbe; c'est aussi le quotidien d'un quartier, les modes de vie des Algériens, que l'auteur nous fait découvrir, et nous sensibilise aussi à l'exil. Il nous propose une véritable immersion dans la vie des Algériens, et on comprend les relations transnationales qui s'instaurent entre ceux qui sont restées au pays et ceux qui ont décidés de partir, les ponts qui se sont créés entre eux. 

Je ne vais pas être très originale, mais vous l'aurez compris, cette lecture fait partie des lectures nécessaires. Un témoignage poignant, bouleversant, écrit avec beaucoup de réalisme et d'humanité. L'écriture est simple, j'avoue avoir été un peu surprise au début, mais je m'y suis faite, et les phrases courtes que je n'affectionne pas particulièrement, je les ai adoptées au fur et à mesure.

Le procédé final d'écriture (que je ne peux dévoiler ;-)) laissera en moi une trace indélébile. Impérissable. Une expérience humaine à jamais marquante. De celle qui forge. Impactante.

Merci beaucoup Yves pour ce moment. La rencontre fut très belle.

« Toutes les religions semblent être organisées au bénéfice du sexe masculin, avec pour conséquence que les femmes sont reléguées au second plan : elles accouchent, élèvent les enfants, s'occupent des corvées. Voilà pourquoi je me méfie des religions. » Les amazones - Jim Fergus, cité en exergue

« Je suis née le premier jour du printemps. C'est un signe de force, de vigueur et de longue vie, me dit Nour en essayant de démêler mes cheveux avec une brosse. »

« Restée toute seule au milieu du jardin, la petite fille s’est relevée. Il ne lui reste plus qu’un ou deux mètres de terrain à travailler.
Elle se rappelle les paroles de son père : « les mauvaises herbes, il faut les déraciner. Une fois que tu as bien supprimé les racines, la plante ne repousse plus, elle est morte à jamais ».
Elle ne se doute pas que dans son cœur commence à germer une graine de mauvaise herbe…
Elle ne sait pas à ce moment précis qu’elle aussi, un jour, elle sera déracinée. »
« Tout le monde dit que j’ai un mauvais caractère, que je suis une rebelle, mes parents, mes frères, mes camarades d’école, mes professeurs. Je m’en fiche, je préfère avoir la tête dure que de ne pas avoir de personnalité. Pour moi c’est une évidence, la vie bouillonne en moi, j’ai envie de prendre toute ma place, de m’affirmer. Je souhaite rire, chanter, courir, respirer. Je deviens une femme et je ne veux pas être soumise, ni à un père ni à un mari. » 

« Tu sais Amira, la mort d'un enfant, c'est comme un déflagration mais le monde tout autour ne l'entend pas et ne peut voir les dégâts qu'elle a provoqués à l'intérieur de toi. »

« L'absence n'est rien d'autre qu'une présence obsédante. » Éliette Abécassis

« Un silence s'est installé entre Driss et moi. Ce silence s'étire, mais je n'ai pas peur de ce silence, au contraire il me rassure. Il éloigne la violence. »

« Je regarde le train s’arrêter quelques minutes, les portières qui s’ouvrent, qui invitent à monter. Moi aussi j’aimerais tant grimper dans un wagon, m’évader, avoir un boulot, des collègues de bureau avec qui partager des banalités, le temps qu’il fait, les enfants, tout simplement échanger, exister. »

Quatrième de couverture

Restée seule au milieu du jardin, la petite fille s’est relevée. Il ne lui reste plus qu’un ou deux mètres de terrain à travailler. Elle se rappelle les paroles de son père :
« Les mauvaises herbes, il faut les déraciner. Une fois que tu as bien supprimé les racines, la plante ne repousse plus, elle est morte à jamais ».
Elle ne se doute pas que dans son cœur commence à germer une graine de mauvaise herbe ; elle ne sait pas à ce moment précis qu’elle aussi, un jour, elle sera déracinée. Tout le monde dit qu’elle a la tête dure comme une calebasse. La vie bouillonne en elle, elle souhaite rire, chanter, courir, respirer, vivre tout simplement. Elle ne veut pas être soumise à un père ou à un mari. D’Alger à la banlieue lyonnaise, ce roman raconte le destin tragique d’une jeune femme algérienne, qui petite fille rêvait d’indépendance et de liberté et va se retrouver emprisonnée par le poids des traditions et de la religion.

Éditions La chouette à lunettes, en auto-édition, mars 2021
247 pages