mardi 28 janvier 2020

Un livre de martyrs américains ★★★★☆ de Joyce Carol Oates

Une lecture achevée quelques jours avant que Donald Trump affirme son soutien au mouvement anti-avortement en faisant une allocution lors de la quarante-septième marche Pro-Life à Washington. Cette Marche pour la vie a lieu depuis 1973, le jour de l'anniversaire de Roe v.Wade, jour marqué par la légalisation de la pratique de l'avortement par la cour suprême des Etats-Unis. 
Je n'ai pas aimé ce que j'ai entendu.
Parce qu' à l'instar du personnage de Gus Voorhees, dans le livre de Joyce Carol Oates, un médecin "avorteur", porte-parole de la médecine de santé publique et champion du droit des femmes, j'adhère plus que tout à l'idée que la grossesse est un choix. Une femme doit avoir la maîtrise de son corps, c'est un droit humain fondamental. 
Je  fustige l'hypocrisie plus que tout également. Parce que le jour où la fille d'une "marcheuse pro-vie" se fera violée, ou parce que c'est son oncle, son père, son frère, ou parce que le père est marié ou  que simplement elle perdrait son travail si elle avait un enfant...elle ira mendier les services d'un médecin, lui implorera de lui venir en aide, de lui sauver la vie, sa vie et celle de sa fille. Un secret avec lequel il faudra vivre parce qu'il ne faudrait pas que la communauté l'apprenne sous peine d'être la honte de sa famille. 
Il répéta ce qu'il avait dit. Et le répéta encore. Car beaucoup de ce qu'il disait à ces femmes désemparées devait être dit et répété plusieurs fois. Une bonne dizaine de fois. Viol sur mineure. Trop jeune pour consentir. Le signaler. Loi de l'État. Crime grave. Cet enfant est une victime. Et la mère s'écria Non ! Je vous en prie, docteur, ce serait la fin de notre famille.Elle l'implorer d' « arranger les choses ».
Les pro-Vie  revendiquent le droit à la vie. Aucun enfant n'a envie de mourir, bien sûr, on est d'accord. Ce qui m'irrite, c'est que cette leçon est dictée, inculquée avec colère, menace et violence. Sous le voile d'une conviction religieuse déformée et pervertie, les fervents pro-life dérapent (c'est mon avis), ils attaquent, insultent, font des sitings devant les centres pour femmes, interpellent, agressent les patientes et puis, il y a ces illuminés, braves soldats de Dieu qui osent des mesures extrêmes et commettent l'irréparable. En obéissant aux ordres divins, ils se pensent au-dessus des lois et aux yeux de la communauté leur homicide est justifiable.
Je partage les principes de ce médecin avorteur, protagoniste emblématique du récit de Joyce-Carol Oates : des principes féministes d'égalité et de dignité aussi inattaquables que des vérités scientifiques, et que des femmes soient avilies et exploitées, sans doute de leur plein gré, me fait sortir de mes gonds !
[...] des ouvrages de « sagesse » - textes sacrés des grands religions, apologies de l'oppression, de l'ignorance, de la superstition, du pacifisme face à la tyrannie politique. Sans parler de l'asservissement et du mauvais traitement des femmes. Aucune « sagesse» ne mérite autant d'ignorance [...]. Une ignorance qui avait pour furoncle la haine de la science.
J'ai dérapé ! Désolée pour ce coup de gueule, pas pu me retenir. Je cesse sur le champ de vitupérer ;-) pour parler du livre en lui-même, parce que ce livre mérite vraiment qu'on s'y attarde un peu. Il faut dire que le thème de l'avortement passionne les foules et divise l'opinion publique. 
La guerre ? Que voulaient-ils dire ? Je pensais qu'ils parlaient d'une guerre comme celle du Vietnam ou de la Corée...Il me fallut un certain temps pour comprendre qu'ils parlaient d'une guerre à l'intérieur des États-Unis, chrétiens contre athées, pour l'âme de l'Amérique.
Le livre donc :
Quelle prouesse ! Quel portrait saisissant et subtile de ce pays déchiré, oppressé, par les ressentiments, les inimitiés, les aigreurs ! Un portrait inspiré d'un fait-divers : le meurtre d'un médecin avorteur dans l'Ohio dans les années 90. Il y a bien sûr quelques longueurs parmi ces quelques 850 pages, mais il y a surtout une structure qui tient le lecteur en haleine, des personnages fragiles, touchants, empreints de paradoxes qui apportent une vraie richesse à ce récit. Un récit foisonnant de détails, qui chamboule l'intellect et pousse le lecteur à la réflexion, parce qu'au-delà des faits et des motivations, ce sont les conséquences que Joyce-Carol Oates nous donne à voir et qu'elle dépeint avec beaucoup de talent. 
Un grand roman. Passionnant. Important. A lire !
Dans sa naïveté d'enfant, il s'était imaginé ou avait peut-être souhaité imaginer que l'hostilité était idéologique, politique.Leurs croyances s'opposent aux nôtres, avait expliqué Gus. Le débat devra trouver sa conclusion dans les isoloirs de ce pays.
« Un livre de martyrs américains cristallise quelque chose d'intime, 
de littéraire, de politique et de furieusement contemporain. » Libération

« De cette voix fascinante à entendre parce qu'il fallait écouter chaque mot, le professeur Wohlman parla soixante-cinq minutes. Il ne s'exprimait pas comme les prêcheurs auxquels nous étions habitués, mais plus doucement, comme quelqu'un qui s'adresse à vous. Il parla de la « corruption morale » de l' « état séculier », de la « brutalité barbare » de l'arrêt Roe contre Wade, « qui a autorisé l'État à assassiner les innocents ».
« Et qu'a dit Terrence Mitchell ? " Je n'avais pas le choix. Si je n'avais pas arrêté ce médecin, il aurait tué d'autres enfants ce jour-là." »
Avec gravité, le professeur Wohlman poursuivit : « Pour certains, ces hommes courageux sont des "criminels", des "meurtriers". Mais nous savons à quoi nous en tenir. J'ai soutenu que ces actes étaient des "homicides moralement justifiables". Il n'y a pas d'"homicide" dans une guerre, par exemple : un soldat n'est pas un criminel ni un meurtrier parce qu'il combat l'ennemi. La situation est la même ici. Tout acte de désobéissance civile contre des meurtres sanctionnés par le gouvernement est "justifié". Car, réfléchissez-y, si un enfant était agressé et assassiné sous vos yeux, auriez-vous d'autre choix que d'intervenir ? Si, ici, sur cette estrade, en cet instant précis, un jeune enfant était mis à mort , taillé en pièces avec un couteau de boucher, et qu'il hurlait de terreur et de douleur... Si vous pouviez empêcher le meurtrier pervers de tuer cet enfant, il est évident que vous le feriez. Si une scène aussi horrible se déroulait sous vos yeux, pas un seul d'entre vous ne pourrait rester là sans réagir. Vous ne le pourriez pas. »[...]« Et toujours, et à jamais, à moins que nous ne les arrêtions, ces meurtriers avorteurs détruiront et démembreront des bébés dans le ventre de leur mère avec le consentement d'un gouvernement impie. À moins que nous ne les arrêtions. »
Un chrétien est quelqu'un qui insuffle aux autres espoir et confiance en soi. Et non des sentiments de honte, de tristesse ou d'angoisse.
La guerre ? Que voulaient-ils dire ? Je pensais qu'ils parlaient d'une guerre comme celle du Vietnam ou de la Corée...Il me fallut un certain temps pour comprendre qu'ils parlaient d'une guerre à l'intérieur des États-Unis, chrétiens contre athées, pour l'âme de l'Amérique.
Je pense...je pense que c'est terrible...pour leurs femmes et pour leurs mères, et pour leurs enfants s'ils en ont. Je pense que bien des vies prennent fin quand un homme est un soldat du Christ... pas seulement celles de médecins avorteurs.
Nous étions des enfants rendus méchants par le chagrin. Nous étions des enfants au petit coeur ratatiné et au sourire de tête de mort. Vous faisiez bien, si vous étiez enfant convenable, de passer au large.
Il répéta ce qu'il avait dit. Et le répéta encore. Car beaucoup de ce qu'il disait à ces femmes désemparées devait être dit et répété plusieurs fois. Une bonne dizaine de fois. Viol sur mineure. Trop jeune pour consentir. Le signaler. Loi de l'État. Crime grave. Cet enfant est une victime. Et la mère s'écria Non ! Je vous en prie, docteur, ce serait la fin de notre famille.Elle l'implorer d' « arranger les choses ».
AUCUNE BONNE ACTION NE RESTE IMPUNIE.
Avez-vous quitté votre famille parce que vous l'aimiez trop ? Parce que vous saviez que l'amour et la fierté sont un hameçon qu'on avale sans le savoir et qu'on découvre un jour planté dans ses entrailles ?
Des mois auparavant, il y avait un an ou plus, son père lui avait arraché la promesse de ne jamais lire la propagande anti-avortement. Jamais.Darren avait demandé pourquoi et son père lui avait pressé l'épaule avec un sourire douloureux en disant : Parce que je te le demande, Darren. S'il te plaît.L'ennemi. Les militants anti-avortement. Les menaces. Les images ignobles. Ignore-les.Darren ne s'était pas vraiment rendu compte que son père bien-aimé était une cible de prédilection pour ces publications. Dans sa naïveté d'enfant, il s'était imaginé ou avait peut-être souhaité imaginer que l'hostilité était idéologique, politique.Leurs croyances s'opposent aux nôtres, avait expliqué Gus. Le débat devra trouver sa conclusion dans les isoloirs de ce pays.
Son chagrin, il le tenait bien au chaud dans ses bras comme on porterait un engin explosif délicat, prêt à exploser.Son chagrin lui était précieux. Celui de sa soeur était abominable, insupportable.
Il y avait dans le district scolaire de Mad River des chrétiens évangélistes qui interdisaient les déodorants comme ils interdisaient les films, la radio et la télévision ; la plupart des livres, dont des classiques américains tels que Huckleberry Finn et Ne tire pas sur l'oiseau moqueur ; les boissons sucrées « colorées »  ou « gazeuses » ; les vaccinations et inoculations. Utiliser des Tampax était « indécent » et « péché » : filles et femmes devaient utiliser des serviettes hygiéniques lavables en coton épais.
[...] elle comprenait la loyauté du sang, les liens familiaux. La foi aveugle - qui est la foi la plus forte.
Ils savent que c'est absurde...mais ils agissent comme leur conscience leur ordonne de le faire. Comme Luther Dunphy. Leur foi fait d'eux des monstres...et cela aussi ils l'acceptent.
La mort de l'idéaliste, d'un homme désintéressé. C'est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l'ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux États-Unis - cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l'emporter, car le penchant américain pour l'irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent. Comment dit-on déjà ... "My country, right or wrong" - "mon pays qu'il ait raison ou tort" - ce patriotisme écœurant et servile. Un patriotisme qui est un Dieu-isme, car ils sont tous chrétiens. Éviter une défaite totale est tout ce que nous pouvons espérer. Il y a quelques poches relativement éclairées à travers le pays - les grandes villes, où la culture et l'intelligence se sont réfugiées. Le reste est un immense désert ... "religieux" et "patriotique". On s'y aventure à ses risques et périls... ils sont si nombreux à être armés ! Et ils dissimulent leurs armes avec eux !
[...] des ouvrages de « sagesse » - textes sacrés des grands religions, apologies de l'oppression, de l'ignorance, de la superstition, du pacifisme face à la tyrannie politique. Sans parler de l'asservissement et du mauvais traitement des femmes. Aucune « sagesse» ne mérite autant d'ignorance [...]. Une ignorance qui avait pour furoncle la haine de la science. »

Quatrième de couverture

2 novembre 1999. Luther Dunphy prend la route du Centre des femmes d’une petite ville de l’Ohio et tire sur le Dr Augustus Voorhees, l’un des « médecins avorteurs » de l'hôpital.

De façon remarquable, Joyce Carol Oates dévoile les mécanismes qui ont mené à cet acte meurtrier : Luther Dunphy est à la fois un père rongé par la culpabilité et un mari démuni. Pour ne pas sombrer, il se raccroche à son église, où il fait la rencontre décisive du professeur Wohlman, activiste antiavortement. Bientôt, il se sent lui aussi investi d'une mission divine, celle de défendre les enfants à naître, peu importe le prix à payer y compris sa future condamnation à mort.

Dans le virulent débat sur l'avortement, chaque camp est convaincu du bien-fondé de ses actions. Mené par des idéaux humanistes, Augustus Voorhees a consacré sa vie à la défense du droit des femmes à disposer de leur corps. Les morts des deux hommes laissent leurs familles en état de fragilité. En particulier leurs filles, Naomi Voorhees et Dawn Dunphy, obsédées par la mémoire de leurs pères.

Joyce Carol Oates offre le portrait acéré d'une société ébranlée dans ses valeurs profondes. Sans jamais prendre position, elle rend compte d’une réalité trop complexe pour reposer sur des oppositions binaires. Entre les fœtus avortés, les médecins assassinés ou les « soldats de Dieu » condamnés à la peine capitale, qui sont les véritables martyrs ?

Un roman d'une rare puissance, une question qui déchire avec violence le peuple américain.

Éditions Philippe Rey, janvier 2020
Traduit de l'anglais par Claude Seban
860 pages   

lundi 27 janvier 2020

Mur méditerranée ★★★★★ de Louis-Philippe Dalembert

Quel monde se trouve au-delà de cette mer, je ne sais,
mais chaque mer a une autre rive, et j'y arriverai.
CESARE PAVESE

Roman de l'effroi. 
Roman du désespoir. 
Roman profondément humain. 
Roman des candidats à la vie.
Roman de la dignité.
Roman des fuites. Vers un meilleur lendemain. Coûte que coûte. Même si les chemins (et ça les migrants ont ont conscience avant de prendre le départ) sont semés d'embûches, d'incertitudes, de désillusions, de peurs, de souffrances physiques (atroces) et morales. De rencontres aussi...Fuir la guerre et les cauchemars, fuir une dictature, fuir une terre de moins en moins nourricière. Trois destins de femmes fortes et courageuses, qui ont fait le choix du départ et pas par gaieté de coeur. Qui aurait le coeur à la fuite quand on sait d'avance qu'elle a de fortes chances de prendre la forme d'une plongée dans l'horreur ?

Il y a bien des années que le seuil de l'horreur a été atteint, et pourtant, pourtant...

Louis-Philippe Dalembert, merci pour cet écrit puissant et ô combien nécessaire. Nous savons les naufrages. Nous savons la Méditerranée cimetière. Nous savons le désastre humain, le trafic humain (juteux/mortifère), la tragédie de l'immigration. Nous comprenons, en vous lisant, pourquoi ce titre  Mur Méditerranée. Et réalisons notre impuissance...
Un roman dur. Un roman à lire.

J'ai aimé la dédicace :
À la chancelière Angela Merkel, pour son courage politique. 
Merci pour eux. Merci pour nous, humains.
Aux amis de Lampedusa, qui se battent pour redonner 
leur dignité aux vivants comme aux morts.

« Ils ont vendu le peu qu'ils possédaient pour venir chercher une vie meilleure. À l'arrivée, on les a jetés en prison.[...] Certains ne sont d'ailleurs pas arrivés. Les requins les ont dévorés en route. Des tempêtes les ont surpris en mer. MAGNUM BAND
Où une terrible siccité frappa la village natal de Chochana, pareille aux dix plaies que Hachem infligea à l'Egypte pour obliger le Pharaon à libérer les enfants d'Israël. Elle assécha le fleuve, rendit stérile la terre, décima les troupeaux, avant de larguer la jeunesse sur toutes les routes de la Méditerranée. 
L'expérience des jours et des mois passés lui avait enseigné que le pire n'avait pas de fond.
Où un ancien guérillero devenu un cerbère à sandales, paranoïaque et alcoolique, prit en otage une population entière, multipliant les camps disciplinaires, les services militaires à rallonge, les disparitions ciblées et aléatoires, jusqu'à transformer son pays en un immense bagne et à pousser les plus valides à déserter les rives de la mer Rouge.
La mort, paraît-il, ne surprend jamais personne. Au contraire, elle annonce toujours son arrivée. Elle veut qu'on la regarde bien en face, pour voir la peur dans nos yeux blêmes d'humains.
Mais que penserait son père si intolérant, s'il voyait une femme prier pour le repos de l'âme d'un goy ? Qui pis est, sans le minyan, le quorum de dix hommes indispensables à la réalisation de la prière. Au bout d'un moment, n'y tenant plus, elle finit par dire, dans le silence de son cœur, le Kaddish Avelim : " Yitgaddal vèyitqaddash sh'meh rabba / [...] dans le monde qui sera renouvelé / et [où] Il ressuscitera les morts / et les élèvera à la vie éternelle..."
Quelle race d'hommes étaient ces types qui pouvaient tuer comme on égorgerait, puis se remettre à discuter entre eux comme si de rien n'était ?
Son cœur était encore un poulain indompté, lâché dans des cavalcades en zigzag dans la nature, qu'elle tentait en vain de rattraper avec des subterfuges les uns plus foireux que les autres.
Claquemurée dans l'opacité de la cale, les yeux clos, Chochana se mit à chantonner le Va' pensiero. Les paroles du "chœur des esclaves" lui vinrent à l'esprit avec une facilité troublante. Elle ne tenta pas d'arrêter les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Elle se sentait seule au monde. [...] Les vagues avaient beau cogner, Chochana ne les entendait plus. Elle était ailleurs. Le chœur des esclaves" résonnait dans sa tête, la déplaçait en pensée au large de ce cloaque où se consumait son espoir d'une vie meilleure. [...] La scène est installée sur une très grande et belle place d'une ville d'Italie. [...] Le public conquis d'avance, avait applaudi dès les premières notes. C'est comme ça qu'elle imaginait l'opéra, joué en plein air, déployant les "ailes dorées" de la liberté "sur les pentes des et les collines" dont parle le Va' pensiero. T'arrachant, malgré toi, des larmes d'émotion. T'apportant dans les tréfonds de la cale où tu croupis "les douces brises du sol natal". T'empêchant d'entendre les assauts mortifères des vagues contre la coque du chalutier.
Qu'est-ce que ça fait d'être banni de la terre natale ? D'être réduit en esclavage ? À des centaines de kilomètres des siens, de sa langue maternelle, des paysages et des odeurs de son enfance. Qu'est-ce que l'on ressent ? L'exil rend-il la partie perdue plus chère à son cœur ? Plus vivaces les "souvenirs", le "temps passé" ? La servitude invite-t-elle à maudire à jamais son oppresseur et ses descendants ? Engendre-t-elle la haine de soi ?
LE VA' PENSIERO APPORTA À CHOCHANA UN RÉPIT, hélas, provisoire. Le temps de son exécution deux ou trois fois dans sa tête, l'effet apaisant avait disparu. Malin, son cœur avait compris la manœuvre. Il avait opéré un repli dilatoire, à l'image des vagues qui s'en allaient au large reprendre des forces avant de revenir plus impétueuses. Le voilà qui repartait tel un taureau lâché dans l'arène. Filait à bride battue. Se cabrait. Pilait net. Dans l'intention évidente de désarçonner son adversaire et, une fois celui-ci à terre, de s'essuyer les sabots sur sa poitrine. Son forfait accompli, il repartait tout aussi sec. Grimpait les marches pour défier les spectateurs du regard ; voir dans leurs yeux, la peur de changer de camp.
Le chalutier ré-exécutait sa chorégraphie de bateau ivre et fou, faite de plaquages impressionnants à bâbord et à tribord, de précipités abyssaux et de montées golgothéennes [...].
Depuis les premiers gros naufrages du début des années 2000, dont certains avaient défrayé la chronique internationale, Lampedusa regroupait l'essentiel du flux de réfugiés. Selon les rumeurs, cette concentration faisait l'affaire de plus d'un. L'enveloppe fournie par le gouvernement et l'Union européenne était soulagée de plusieurs millions en route - et les points de péage abondaient - avant que le reliquat ne soit affecté à la gestion du centre et à l'amélioration des conditions de vie des réfugiés. Allez savoir.
Où un déluge de bombes des plus improbables s'abattit des années durant sur Alep la Blanche, raya de toute mémoire humaine les empreintes de soie, les pins centenaires et les demeures de marbre, avant de jeter ses habitants sur les chemins de l'exil. En quête de paix et d'espoir.
Le couple raya également la France se la liste des potentielles terres d'asile. D'après des amis installés en Belgique, si de simples citoyens parmi les plus modestes savaient se montrer d'une grande générosité vis-à-vis des étrangers, les politiques, eux, passaient leur temps à se gargariser de mots : pays des droits de l'homme par-ci, terre d'accueil par-là... Mais à la moindre tension sociale, ils jetaient la question de l'immigration en pâture à la vindicte populaire, relayés par des intellectuels frileux, au verbe haut, versés dans l'art de la courtisanerie. Sous prétexte de ne pas créer d'appel d'air, ils restaient plus enclins à accueillir les dictateurs déchus que leurs victimes. Ou, dans le meilleur des cas, des artistes et des intellectuels dont la notoriété servirait à perpétuer le mythe d'une terre d'accueil.
Pour elle, Alep, c'étaient leurs racines. Et les humains, c'est pareil aux arbres, ils ne peuvent vivre sans racines. C'est comme ça qu'on tient dans cette grande aventure qu'est la vie. Qu'on arrive à partir, même très loin, et revenir sans se perdre. Sinon, on dessèche sur pied jusqu'à se consumer.
Alep la fière, la Vienne du Levant avec ses multiples portes, ses monuments séculaires : la Citadelle fortifiée, le palais Joumblatt, la tour-horloge de Bab-al-Faradj, la cathédrale des Quarante-Martyrs...
Quand ton estomac gargouille, que la faim te fait tordre de douleur et que, certains jours, tu t'entends dire "qui dort dîne" ; quand tu te réveilles en hurlant, au sortir d'un cauchemar où tu as vu d'énormes chenilles te foncer dessus et t'avaler vivante, tu as beau avoir six et huit ans, tu comprends un précipité de choses.
"Je préfère mourir debout que de vivre toujours à genoux" se dit [Semhar].
Où sont vos monuments, vos batailles, martyrs ? Où est votre mémoire tribale ? Messieurs, dans ce caveau gris. La mer. La mer les a enfermés . DEREK WALCOTT
Prises en tenaille entre les différentes chapelles, les autorités portuaires n'avaient souvent pour elles que leur conscience d'hommes et de femmes. Les différentes réunions au sommet entre les diverses instances de l'Union européenne avaient donné lieu à des déclarations d'intention. Comme toujours. À l'arrivée, entre les pays de l' Est, dont la plupart avaient basculé à l'extrême droite, et les éternels donneurs de leçon comme le Vatican et la France, personne n'avait levé le petit doigt. »

Quatrième de couverture

À Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l’entrepôt des femmes. Parmi celles qu’ils rudoient, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Érythréenne. Les deux se sont rencontrées là après des mois d’errance sur les routes du continent. Depuis qu’elles ont quitté leur terre natale, elles travaillent à réunir la somme qui pourra satisfaire l’avidité des passeurs. Ce soir, elles embarquent enfin pour la traversée.
Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance, se sont installées dans des minibus climatisés. Quatre semaines déjà que Dima, son mari et leurs deux fillettes attendaient d’appareiller pour Lampedusa. Ce 16 juillet 2014, c’est le grand départ.
Ces femmes aux trajectoires si différentes – Dima la bourgeoise voyage sur le pont, Chochana et Semhar dans la cale – ont toutes trois franchi le point de non-retour et se retrouvent à bord du chalutier unies dans le même espoir d’une nouvelle vie en Europe.
Dans son village de la communauté juive ibo, Chochana se rêvait avocate avant que la sécheresse ne la contraigne à l’exode ; enrôlée, comme tous les jeunes Érythréens, pour un service national dont la durée dépend du bon vouloir du dictateur, Semhar a déserté ; quant à Dima, terrée dans les caves de sa ville d’Alep en guerre, elle a vite compris que la douceur et l’aisance de son existence passée étaient perdues à jamais.
Sur le rafiot de fortune, l’énergie et le tempérament des trois protagonistes – que l’écrivain campe avec humour et une manifeste empathie – leur seront un indispensable viatique au cours d’une navigation apocalyptique.
S’inspirant de la tragédie d’un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte pendant l’été 2014, Louis-Philippe Dalembert, à travers trois magnifiques portraits de femmes, nous confronte de manière frappante à l’humaine condition, dans une ample fresque de la migration et de l’exil.

Né à Port-au-Prince, LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT publie depuis 1993, en France et en Haïti, des nouvelles, de la poésie, des essais et des romans. Le dernier en date, Avant que les ombres s'effacent, paru en mars 2017 chez Sabine Wespieser éditeur, a remporté le prix Orange du Livre et le prix France Bleu/Page des libraires.

Éditions Sabine Wespieser éditeur, août 2019
326 pages
Prix de la langue française 2019

mardi 21 janvier 2020

Love Me Tender ★★★★☆ de Constance Debré

« On peut être père sans mère. »
 ESCHYLE, L'Orestie (en exergue)
L'amour maternel est au cœur de ce texte (autofiction). Un amour humain qui, par définition et comme tout amour, est fragile et imparfait. Il n'y a rien de mécanique dans l'acte d'aimer, dans l'amour, y compris dans l'amour maternel.

Par analogie au rôle des avocats qui choisissent des mots pour qu'ils résonnent sur les juges et les jurés, les mots de Constance Debré dans Love Me Tender résonnent sur les lecteurs, ils ont résonné sur la lectrice que je suis. Des mots simples, modernes, brutaux, sans complexe. Percutants. (La dureté, la violence de certains propos pourront en rebuter plus d'un. On n'est bien loin d'une berceuse).

C'est aussi l'histoire d' une quête de liberté, une quête jusqu'au boutisme, jusqu'à détricoter sa vie passée, se détacher de tout bien matériel pour toucher du bout des doigts l'essentiel, se retrouver soi, sans artifice, sans mensonge. 

« C'est important les limites pour ne pas se paumer dans le chaos. » 

Au centre de cette quête, il y a un fils, le fils de la narratrice et un procès. Elle espère revoir son fils dont elle est privée par un ex-mari qui l'accuse d'inceste : elle aime désormais les filles, les femmes...
Au bout de cette quête, de ce texte, un équilibre...peut-être . 

Un texte ou certaines parties du texte à lire à haute voix ou à écouter pour entendre la rage, la violence, la force des mots. 

Livre que j'ai eu la chance de chroniquer dans Un jour Un Livre. Une belle expérience sur un plateau, un bel échange sur le livre. Je remercie vivement les éditions Flammarion, Constance Debré et Babelio pour cette chouette aventure.
La vidéo par ici ↓


« [...] pourquoi il faudrait absolument qu'on s'aime, dans les familles et ailleurs, qu'on se le raconte sans cesse, les uns aux autres ou à soi-même. Je me demande qui a inventé ça, de quand ça date, si c'est une mode, une névrose, un toc, du délire, quels sont les intérêts économiques, les ressorts politiques. Je me demande ce qu'on nous cache, ce qu'on veut de nous avec cette grande histoire de l'amour. Je regarde les autres et je ne vois que des mensonges et je ne vois que des fous. Quand est-ce qu'on arrête avec l'amour ? Pourquoi on ne pourrait pas ? Il faudrait que je sache.
Je nage tous les jours, j'ai le dos et les épaules musclés, les cheveux courts, bruns un peu gris devant, le détail d'un Caravage tatoué sur le bras gauche, et Fils de Pute, calligraphie soignée, sur le ventre [...] je fume des Marlboro light le soir, je bois peu, je ne me drogue pas, je vis à Paris, dans un studio vers Denfert, [...] je n'ai pas d'argent parce que je m'en fous, parce que je préfère écrire que travailler, je ne pense jamais que j'ai 47 ans, j'imagine que je vieillirai d'un coup, sauf si comme ma mère je meurs avant, à part mon fils que je ne vois plus tout va bien, il a huit ans mon fils, puis neuf, puis dix, puis onze, il s'appelle Paul, il est super.
On n'a de place pour personne quand on écrit.
[...] la juge fixe le tatouage qui dépasse de ma manche, me demande pourquoi j'écris un livre et sur quoi, pourquoi j'ai parlé de mon homosexualité à mon fils, elle dit que ça ne regarde pas les enfants ces choses-là, elle dit qu'on ne parle pas de droit, là, qu'on parle de morale, que je peux comprendre, que je suis intelligente.
Je ne conserve qu'un droit de visite, limité et encadré, médiatisé comme dit la justice. Une heure tous les quinze jours dans une association, un "espace rencontre" près de République,où des spécialistes de l'enfance assisteront aux rendez-vous entre Paul et moi, comme une mère sous crack ou un père qui cogne, et encore pas tous. [...] Je n'aurai pas d'audience avant deux ans. Deux ans c'est mille ans. Deux ans c'est jamais.
Ce serait quoi ton crime? on aimait se demander entre avocats. [...]Je n'avais pas pensé à l'inceste. Un crime si riche, qui fonde tant de choses, dans la mythologie, la psychanalyse, la littérature, la base de la base, de l'ordre du monde, des familles, de la civilisation, l'interdit magnifique. Ça claque l'inceste. Un vrai crime de mec. Presque une reconnaissance pour une meuf. C'est vrai que je chasse sur leurs terres. Ça doit les gêner que je bande. C'est trop d'honneur monseigneur. Ce sont les filles qui m'intéressent. Généralement elles sont majeures. J' aime l'expérience.
C'était le vieux palais, celui de la conciergerie et de la Sainte-Chapelle. Je le connaissais par cœur, les grandes assises, la galerie de l'instruction, l'antiterrorisme, les comparutions immédiates, c'était comme chez moi. J'avais passé des années ici à défendre des violeurs, des voleurs, des braqueurs, des pédophiles, des escrocs, des assassins. Mais les affaires familiales je ne connaissais pas. Je ne prenais pas les divorces, je trouvais ça trop sale.
Paul avait un an quand on s'est installés rue Descartes et cinq quand on en est partis chacun de son côté et lui coupé en deux. »

Quatrième de couverture

« Je ne vois pas pourquoi l’amour entre une mère et un fils ne serait pas exactement comme les autres amours. Pourquoi on ne pourrait pas cesser de s’aimer. Pourquoi on ne pourrait pas rompre. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas s’en foutre, une fois pour toutes, de l’amour. »

Constance Debré poursuit sa quête entamée avec Play Boy, celle du sens, de la vie juste, de la vie bonne. Après la question de l’identité se pose la question de l’autre et de l’amour sous toutes ses formes, de l’amour maternel aux variations amoureuses.
Faut-il, pour être libre, accueillir tout ce qui nous arrive ? Faut-il tout embrasser, jusqu’à nos propres défaites ? Peut-on renverser le chagrin ?

Éditions Flammarion, janvier 2020
208 pages

La gardienne du château de sable ★★★☆☆ de Christian Estèbe

          Écrire sur sa mère, rappeler à soi les souvenirs plus ou moins précis, plus ou moins nets, évoquer quelques uns de ses secrets à elle, découverts après sa mort, et également prendre conscience du vide, de l'absence...c'est étreindre l'intime pour en faire ressortir les joies, les bons moments mais aussi les souffrances et la tristesse, c'est toucher la corde sensible du lecteur, c'est se mettre à nu indubitablement.
      C'est un roman intimiste, déchirant de sincérité, que nous offre Christian Estèbe, auteur que je découvre, grâce à Soazic (fanfanouche24 sur Babelio). 
     J'ai aimé la fluidité de la plume, un peu moins les passages profondément tristes. Et pourtant, ce sont ces passages qui m'ont semblé les plus vrais, sans pathos aucun.

« Vous aviez prévu quelque chose ?- Non, nous n'avons rien prévu, elle avait fait don de son corps à la médecine.Encore une de ses lubies, après avoir fait don de son corps aux représentants de passage, voilà qu'elle offrait sa dépouille aux carabins de Montpellier. C'étaient ses dernières volontés - un bric à brac de bons sentiments - que les médecins la découpent en morceaux, fassent avancer la science. Un souci d'économie, de bouts de chandelle, comme lui disait mon père, parce qu'un enterrement, ça coûte cher et que nous, les pauvres, les gagne-petit, les traîne-misère, notre seule place, après avoir crevé à l'hôpital, c'est d'aller chez l’équarrisseur. Pas de cercueil, pas de cérémonie, ni fleurs, ni couronnes, ni absoute. C'est pas pour nos autres, c'est pour les riches. Nous, c'est les déchets du corps à la fosse commune, le carré anonyme des généreux donateurs, la faculté de Montpellier reconnaissante.
[...] ça ne servirait plus à rien que je lui dise qu'elle était une schizophrène, une mante religieuse, une castratrice.Elle avait quitté cette clinique et ce monde pour un ailleurs que nous ne connaissions pas, où nous n'étions pas admis.
Elle nous avait dressés comme ça. Toujours compter, trouver le moins cher, le plus solide, le plus inusable et le plus laid, les fringues, les chaussures : « Pour écraser la merde sur les trottoirs, c'est bien assez cher » , elle disait.
Les pâtes toute la semaine, le poulet aux hormones, le gros rouge, le veau plein d'eau, le cochon plein d'os !
« Vous n'avez jamais eu faim ! » 
Non, on n'avait jamais eu faim, mais soif d'autre chose, de ce que l'on voyait dans la télévision en noir et blanc, de ce que les copains mieux lotis nous racontaient : les voyages en Espagne, la montagne, les cabarets à Paris, ah, Paris ! Nous on avait loué un clapier à Palavas-les-Flots, il y avait si longtemps, qu'on ne s'en souvenait plus. Un voyage à Lourdes, et puis, plus rien.
Je n'écris pas pour devenir riche et célèbre, j'écris parce que moi aussi, je vais mourir.
« Ma mère ne m'a jamais donné la main » . C'est Violette Leduc qui écrit.
Je ne savais pas que ma mère était aussi fragile. Qu'elle gardait de son enfance meurtrie des cicatrices indélébiles. Probablement une dépression masquée dont j'avais subi les effets dévastateurs.Nous ne savions pas, nous étions trop pauvres, trop préoccupés à survivre. Mais je sais aujourd'hui que, si nous avions été « riches », rien peut-être n'aurait été différent. La douleur se moque des comptes en banques. 
Je continue à lire -La Bâtarde- comme si je voulais y retrouver l'histoire de ma mère...Voilà que Leduc rencontre Maurice Sachs, l'auteur du -Sabbat-. Violette est fascinée par le personnage. Je l'ai été aussi par sa franchise littéraire lorsque je l'ai lu.C'est Maurice qui va mettre Leduc en état d'écrire, plus même, en état de devenir écrivain. L'art, l'écriture, seront la revanche éclatante de la Bâtarde. Est-ce pour les mêmes raisons, que j'écris depuis si longtemps, avec tant d'acharnement ? Pour offrir une revanche à ma mère ? 
[...] il y a un temps qui trempe et un temps qui détrempe.
Je vais tenter de raconter ce qui s'est vraiment passé. Je sais pourtant que raconter, c'est vouloir retenir un nuage, se remémorer un chant ancien qui s'est tu. Mais dire, c'est parfois tout ce qui reste, lorsque se taire n'est plus possible. »  

Quatrième de couverture

Il y a une heure encore, je parlais de ma mère au présent. Maintenant, et pour le reste de mes jours, elle sera au passé. Elle sera mon passé.
Je sais si peu d’elle. Je sais que sa propre mère l’appelait la bâtarde. Je sais qu’elle était cruelle et enjôleuse, je sais qu’elle avait aimé mon père, je sais qu’elle m’aimait éperdument, plus que tout autre, et qu’elle me l’a fait payer.
Tout ce que je peux faire maintenant, c’est laisser l’écrivain que je suis devenu se pencher doucement sur sa douleur de fils pour, mot après mot, essayer de panser la plaie.

Avec La Gardienne du château de sable, Christian Estèbe signe son roman le plus abouti et certainement le plus personnel. À bientôt soixante ans, bouleversé par la mort de sa mère, il décide, sous le coup de l’émotion, d’écrire sur leur relation tout aussi passionnelle que conflictuelle. Il offre à cette femme dont la vie ordinaire ne laissera aucunes traces, pas même une tombe, la seule chose impérissable qu’il connaisse : un livre.

Éditions Finitude, août 2012
208 pages
Prix Jean Carrière 2012
Prix Morlino 2012

Overview Un nouveau regard sur le monde ★★★★★ de Benjamin Grant

« Nous étions venus explorer la lune
et nous avons découvert la Terre » 
Bill Anders-1968

On prend de la hauteur avec ces très belles images de notre planète bleue. Des images impressionnantes, spectaculaires, subjuguantes, déroutantes qui très souvent, démontrent l'implacable impact de l'Homme sur la planète Terre et pousse à la réflexion.
Une nouvelle perspective saisissante !
À parcourir pour le plaisir des yeux. 
À lire pour éveiller notre conscience sur l'impact humain.
À offrir sans hésiter !

Quel plaisir de pouvoir poursuivre l'expérience chaque jour sur Instagram avec "Daily Overview".

Merci masse critique, merci Babelio, merci les éditions du Chêne, merci Benjamin Grant pour ce très beau voyage qui laisse songeur , qui laisse rêveur.

«  Nous ne cesserons pas d'explorer
Et la fin de tous nos voyages 
Sera d'arriver là où nous sommes partis 
Et de découvrir ce lieu inconnu. »
T. S. Eliot, Petit Vertige (1942)







« La leçon la plus importante que le jardin puisse nous enseigner est que notre relation à la planète ne doit pas nécessairement être à somme nulle, et que tant que le soleil brille et que les gens peuvent planifier et planter, penser et faire, nous pouvons, si nous prenons la peine d'essayer, trouver des moyens de subvenir à nos besoins sans diminuer le monde.Michael Pollan, Le Dilemne de l'omnivore (2006) 
Nous pouvons, si besoin est, fouiller le globe entier, pénétrer dans les entrailles de la Terre, descendre au plus profond des abîmes, voyager dans les régions les plus lointaines de ce monde pour acquérir des richesses.
William Derham, Physico-Theology (1713), cité dans This Changes Everything de Naomi Klein (2014) 
THILAFUSHI
Thilafushi est une île en grande partie artificielle construite à partir de terres récupérées et qui reçoit tous les déchets générés aux Maldives. On estime que 330 tonnes de déchets y sont acheminés chaque jour, essentiellement en provenance de Malé. Les déchets étant utilisés pour poursuivre l'agrandissement de l'île, la superficie de Thilafushi augmente chaque jour d'un mètre carré. 
Plus vous êtes riche et éduqué, plus vous avez de choses à jeter.
Adam Minter, Planète décharge : Les dessous du commerce multimilliardaire des déchets (2014) 
COMPLEXE RÉSIDENTIEL SAN ALFONSO DEL MAR
La piscine du complexe résidentiel San Alfonso Del Mar à Algarrobo, au Chili, est la plus grande au monde. La piscine mesure plus d'un kilomètre de long et contient environ 250 millions de litres d'eau. Son entretien revient à environ 3,5 millions d'euros par an. 
Les hommes n'arrêtent pas de jouer parce qu'ils vieillissent, ils vieillissent parce qu'ils ont arrêté de jouer.
Oliver Wendell Holmes Senior 
AÉROPORT INTERNATIONAL DU KANSAI
L'aéroport international du Kansai est situé sur une île artificielle au milieu de la baie d'Osaka au Japon. Pour créer cette île, il a fallu déposer sur le fond marin 21 millions de mètres cube de terre, prélevée sur trois montagnes différentes. En 2008, le coût total de l'aéroport s'élevait à 17,6 milliards d'euros, y compris les travaux réguliers nécessaires pour compenser le tassement de l'île, qui provoque sa lente immersion dans la baie à la vitesse de 7,1 cm par an. 
La nostalgie du foyer, de ce lieu sûr où nous pouvons aller tels que nous sommes et où nous ne sommes pas remis en question, vit en chacun de nous.
Maya Angelou, Un billet pour l'Afrique (1986) 
Notre pesanteur et notre faiblesse nous empêchent de nous élever au-dessus de l'air ; car si quelqu'un allait jusqu'en haut [...] il connaîtrait ce qu'est le véritable ciel, la véritable lumière, la véritable Terre.
Platon, Phédon »

Quatrième de couverture

Une collection de plus de 200 images satellites originales du compte Instagram populaire Daily Overview Instagram qui nous donne une nouvelle perspective sur notre seule et unique maison.


Éditions du Chêne, 27 février 2019
288 pages

mardi 14 janvier 2020

L'invention des corps ★★★★★ de Pierre Ducrozet

Waouh waouh waouh ! Quelle belle découverte

Le roman débute par un fait divers terrifiant : le massacre de quarante-trois étudiants à Iguala au Mexique. Un survivant de cette tuerie, Alvaro Beltran, tout jeune professeur d'informatique surdoué. Il fuit, prend la tangente, prend le risque d'être considéré comme un traître, ne prend pas part à la révolte qui s'en suit, et parvient, non sans mal, à rejoindre L.A. Intérieurement, les images de la tuerie bouillonnent en lui, le hantent. La rage. Une rage qu'il apprendra à dompter; la vengeance, au bout du chemin.
 « Il a failli crever, c'est sûr, mais le ver, le ver il l'avait toujours connu, son goût âcre et sucré baignait sa bouche depuis l'enfance, il n'en veut plus, il ne veut plus rien. Bientôt il fera à nouveau ce qu'il sait faire, se couler dans les tubes, bâtir des systèmes, bientôt il sera loin. Pour l'instant, il s'applique à troquer la rage contre l'oubli. »
Sa rencontre avec Parker Hayes, milliardaire de la Silicon Valley, qui « croit en un homme augmenté, amélioré, qui parviendrait à s'élever au-dessus de sa condition actuelle, bien piteuse au regard de ses possibilités » marquera un tournant assez radical dans sa vie ; son corps jeune, musclé et vaillant servira aux recherches sur l'immortalité.

Une bouleversante épopée qui suscite réflexions et questionnements sur le XXIème siècle, siècle du Net, dirigé par des savants fous milliardaires prêts à tout pour rendre leur pensée immortelle.

Une construction atypique, faite de flash-backs, de croisements, de liens, d'assemblages, une structure en réseau sans nœud central, comme un clin d’œil à la toile.

Un grand plaisir de lecture, Pierre Ducrozet nous tient en haleine, et même si ce récit n'est pas structuré autour d'une intrigue centrale, l'auteur réussit à nous embarquer dans un thriller quasi haletant et brasse un grand nombre de sujets (transhumanisme, utopie libertaire, cellules souches, Holocauste, impact des réseaux sociaux sur notre quotidien, hyper-connexion...), qui densifient ce récit et le rendent époustouflant in fine.

Attention, démarrage un peu long...

« Il n'y a rien ici ou presque mais il faut pourtant en dire quelque chose. Des baraques seules sous un ciel bas, des chemins qui serpentent vers des amas de pierres. La terre a été pelée par des siècles de soleil. Les gestes ont un temps de retard sur les choses. Les fils électriques s'entortillent autour d'une taqueria aux relents de porc grillé. Au loin, sur les collines, des plantations de pavot et de marijuana, un village qui porte un nom. Les mots qui pouvaient reformuler le réel se sont englués le long des parois en chaux.L'un des chemins monte vers l' école normale Isidro Burgos, seule possibilité pour les gosses des montagnes alentour de sortir leurs mains de la terre.Ayotzinapa, État du Guerrero, à six heures au sud de Mexico DF.
Le problème c'est tout ce qu'il a devant lui. Il hait le trou abject où on l'a laissé pousser comme une mauvaise herbe. C'est une splendeur pourtant ce garçon à la peau sombre qui marche d'un pas délié, ses longues mains le long du corps. Mais ça bout là-dedans à des températures qu'il faudrait pas. L'embrouille c'est tout ce qu'il y a devant lui. Ici on appelle ça Mexique, mais ça pourrait être le Mozambique ou la Bolivie ce serait pareil.
Il découvre enfin quelques choses à la hauteur de la rage qui bat en lui : le monde radical des hackers, dernier repaire de pirates. Le XXIème siècle s'invente là, dans cet espace sans limites.
Il reste des nuits entières fasciné par ce puits sans fond devant lui, suites infinies de 0 et de 1, câbles jaunes rouges bleus, agglomérats d'aluminium, d'âme en cuivre, de silicone et de tresse isolante dans lesquels coule toute l'information du monde ; il se glisse dedans et gicle comme un fluide sur les autoroutes souterraines.
Le soir, ses nerfs se heurtent frontalement à la léthargie de son père et à l'hystérie de sa mère. Ce qu'il voit dans ce salon humide, ce sont deux petits fonctionnaires de la culture au service du savoir et de la sagesse (dont ils ignorent tout), qui pensent encore que les seuls noms de Bunuel et d'Octavio Paz vous sauvent de quoi que ce soit. Ce qui sauve, c'est de savoir utiliser Bunuel et Octavio Paz pour changer sa vie - en tant que tels, ils ne signifient rien de plus qu'une truie ou qu'un boyau.
Usé par la torpeur de la ville infiniment déroulée sous lui, Alvaro se tire. Il se sent coupable de n'avoir jamais rien tenté, ne serait-ce qu'un geste ou un mot, contre la glaise qui enlisé son pays, ce mélange boueux de corruption et d'indifférence, de violence et d'effroi, et, doublement coupable sans doute d'avoir, en un sens, lui-même participé à son érosion éthique, comme tous, il offre ses services à différentes écoles normales du Mexique, héritières des préceptes de Zapata et de la Révolution de 1910 dans leur volonté d'offrir aux fils de paysans un savoir et un avenir.
Rien n'est donné ici, et moins encore aux étudiants rouges, contraints comme tous de trouver une poche d'air entre les narcos d'un côté et l'armée de l'autre. On sait ça tout de suite, on naît le souffle court, le visage vers le sol. On a le regard fermé des grands. On n'a jamais été un enfant.
C'est l'air qui vous assèche le cœur. Les humiliations aussi, tout le temps, et puis l'assaut final, le couteau qui vous saigne.
Personne n'est prêt à crever pour un regard trop haut, pour une rue qu'on n'aurait pas dû prendre, pour votre mur défoncé à la kalachnikov parce que le voisin était narco chez les Zetas. Personne veut ça. El Cochiloco lui a expliqué trois jours plus tôt l'histoire de son village. Les militaires y avaient fait des descentes pendant toute son enfance, enlevant un dixième de ses habitants, qu'ils présumaient tous plus ou moins liés à un guérillero originaire d'ici. Sous la table où il s'abritait des tirs, el Cochiloco, sept ans, serrait les poings. Dans le bus aujourd'hui contre la vitre, il les serre toujours.
Les gars autour ne voient pas les cendres qu'on leur souffle tout le jour au visage, ils ne distinguent pas la mélancolie extrême des maisons et des lampes, ils ne voient pas ou bien ils ne voient plus, ils marchent somnambules au milieu des ombres. Toujours Alvaro a eu cette hypersensibilité à tout ce qui tombe, le regard de son père, les gestes des passants, la résignation, les défaites toute cette mort en suspension dans l'air le déchire.

Alvaro avale la nuit qui l'apaise.

[...] tout dans cette histoire donne la nausée aux Mexicains et au monde entier, l'attaque des étudiants innocents, révolutionnaires, des pauvres parmi les pauvres, leur mort probable, la collusion extrême entre l'État et le crime organisé, les fausses pistes et entraves à l'enquête du gouvernement, la fuite du maire et de sa femme, tous les jours pourtant il y a des exécutions et des morts pendus ou découpés, mais là une limite semble avoir été franchie. Les quarante-trois étudiants entraînent tout avec eux, les années de terreur, les mensonges d'État, la corruption, la violence à chaque minute, les disparus, 27 659 en neuf ans la jeunesse rouge massacrée, tout remonte avec les quarante-trois. [...] Le cri étouffé depuis des années jaillit finalement. Un torrent secoue les rues du pays.
Parker Hayes est depuis 1997 une des figures majeures de la Silicon Valley. Cette année-là, il fonde avec Elon Musk (qui créera cinq ans plus tard Tesla Motors, constructeur de la voiture électrique dans laquelle Parker circule aujourd'hui) le premier système de paiement en ligne, Cashflow , qui devient vite incontournable. L'idée (pas de commission, paiement direct de particulier à particulier échappant aux taxes étatiques) était brillante. Quatre ans plus tard, après s'être brouillé avec son associé il revend Cashflow pour 1,5 milliard de dollars à eBay.
Parker Hayes a tout. Comme Elon Musk, fondateur de SpaceX qui bientôt peuplera Mars, comme Larry Page et Sergueï Brin, les fondateurs de Google, comme Mark Zuckerberg de Facebook. Tout : les milliards, le pouvoir économique, politique, social, ils mènent la danse, ils parlent à l'oreille des présidents de la Bank of America et des États-Unis, ils vivent dans des manoirs bois blanc sur bord de mer, ils partent en week-end à Salonique où les vieilles pierres les apaisent, ils couchent avec des femmes qui semblent irréelles à force d' échapper aux lois biologiques, ce n'est plus de la peau c'est de la soie, ils couchent aussi avec des hommes parfois, ils dorment dans des lits qui n'en sont pas, dans lesquels on flotte, ils partiraient en vacances dans l'espace mais les vacances les ennuient. Ils vivent dans la baie de San Francisco, se déplacent en jet, ils sont les rois du monde, dont ils infléchissent le cours. Oui. Oui mais. Il y a une chose qui leur résiste.
- Beth, si je t'introduis un flingue dans l'anus, à priori t'es pas contre ?
- Oh tu es fou, Parker, complètement fou. Vas-y.
D'une manière générale la vie se plie à leurs désirs. Il faut dire qu'eux aussi ont beaucoup fait pour la vie. Que feriez-vous aujourd'hui, pauvres de vous, sans Google, sans Mac , sans Internet, sans iPhone ? Que feriez-vous, bande de tocards ?
Mais quelque chose leur résiste. Une anomalie, une erreur de système. Ils contrôlent pourtant l'ensemble du processus.
- La mort est une idéologie comme une autre.
[...]
- De nombreux obstacles entravent l'évolution de l'homme, et en premier lieu sa mortalité. C'est un immense handicap. Or la mort n'est pas obligatoire et inévitable comme on veut bien nous le faire croire. Ce n'est pas une nécessité. Moi, par exemple, je compte bien m'en passer. [...] À quoi bon vieillir ? Ça vous intéresse, vous ?
Adèle aime puissamment, c'est pas un truc de cartes postales. Du coup c'est compliqué, les hommes préfèrent à priori qu'on les aime tranquillement, ils trouvent ça agréable, une femme disponible, fraîche, une amante exercée, mais il faut pas non plus les emmerder outre mesure avec les bagatelles du cœur, ils ont des trucs à faire (dominer le monde, instaurer leur loi, bouffer des chips), alors les parties de jambes en l'air, c'est sympathique, ça les calme pour le reste de leurs affaires (certains avaient même remarqué que le sexe à profusion leur quittait l'envie de faire la guerre ; on leur coupa les couilles, à ces putains de hippies), mais après ça se complique toujours, les femmes veulent en parler, elles entortillent la chose à un point insensé, quand tout est pourtant extrêmement clair.
L'idée de la conquête de l'Ouest était de repousser toujours plus loin la frontière, dit Sergueï Brin, co-fondateur de Google, à la tribune. Et puis les pionniers ont buté contre l'océan, alors ils ont dû s'arrêter. Partir vers le nord chercher de l'or. Mais on est en 2015, chers amis. L'or nous l'avons entre les mains. Nous roulerons bientôt tous en Google Car, nous traverserons le globe avec l'Hyperloop, ce train magnétique qui nous propulsera à 1 200 kilomètres-heure, nous partirons vivre sur Mars. Et nous repousserons la dernière frontière de l'Ouest : nous vaincrons la mort.
Adèle connaît parfaitement ces gars-là, les transhumanistes de la Silicon Valley, elle en a marre d'entendre leurs noms à toutes les sauces. C'est une bande de dingues qui ont envahi tous les domaines scientifiques et technologiques, une secte maquillée en pensée libre et transversale, des fanatiques de la pureté qui rêvent d'immortalité, de cerveaux téléchargés sur des disques durs et d'humains sans corps.
Mon idée est très simple : je veux qu'on puisse baiser direct avec son iPhone. Je vous explique.Les journées passent plutôt vite.
T'es qu'une vieille conne, maman. Tu es comme tous ces imbéciles dans toutes ces tours, tu ne sers à rien. (La voix de Lin est montée brusquement dans les aigus.) Vous vivez dans un monde qui n'existe plus, qui n'a jamais existé en réalité, vous êtes des fossiles, en moins bien, parce que les fossiles nous disent quelque chose. Le monde est excitant et vous ne l'êtes pas. Des centaines de révolutions sont en cours, je parle avec des gens de Buenos Aires et de New York des nouvelles manières de créer une démocratie et de répartir le pouvoir, et toi tu nous prépares la même putain de soupe aux oignons et au porc depuis quoi vingt ans ? Regarde, tu la vois ta soupe, vieille conne ?
Il respire lentement. Il baisse les yeux vers ses mains : il ne les voit plus. Il les met sur son visage. L'air emplit ses poumons. Il tombe.On le tire par les bras. On le jette au feu. La peau brûle vite, puis les tendons, les ligaments, les muscles, dans une lourde odeur de bête. Les flammes rongent les intestins, le foie, la vessie, elles avalent le cœur. Le cerveau fond dans un bruit de plastique. Les cheminées le recrachent entièrement.
[...] il crie, elle le secoue, il crie plus fort. Si elle ne peut rien y faire, c'est parce qu'elle est elle-même pleine de nuit. Elle est fissurée de toutes parts, et ce ne sont pas les avenues folles, leurs lumières et leurs tours, les pardessus et les trottoirs emmêlés qui vont arranger ça. Elle ne la voyait pas comme ça, l'Amérique. Elle avait imaginé de grands espaces, des chevaux et des plumes, des routes droites entre les arbres, mais c'est plein de mort comme le reste.
L'Amérique de l'après-guerre est traversée par des mouvements contradictoires et incontrôlables, qui sécrètent des liquides inflammables. Le pays, corseté, empêtré dans ses valeurs traditionnelles et sa moraline, connaît des bouffées d'érotisme, des coups de fièvre. Des corps déferlent qui la secouent : il y a celui, lascif, furieux, ondulant d'Elvis, qui gicle des écrans et des scènes en 1954, hystérise l'Amérique, glace d'effroi les pères de famille, ce corps qui danse, qui enfle, liane folle, cette voix grave qui ensorcelle ; il y a les corps incandescents de Jack Kerouac et d'Allen Ginsberg qui cavalent & hurlent & cherchent la lumière, il y a la froide machine létale de William Burroughs qui lance des insanités à la face de l'Amérique d'une voix d'opinel, la puissance charnelle de Marlon Brando, le regard frondeur de James Dean, la grâce élastique de Little Richard, des milliers d'appels d'air ; il y a les corps ardents d'une jeunesse qui se lance à leur suite.
Facebook ne partage rien de ses secrets, Google (dont la devise Don't be evil n'est bien sûr là que pour dissimuler son antiphrase) sait tout sur ses usagers qui ne savent rien sur lui, Apple vend des téléphones entièrement refermés sur leur technologie à des prix démentiels, irréparables objets du bonheur. Ce sont des entreprises comme les autres, à savoir des machines à cash, avec un zeste supplémentaire qui fait leur succès : un discours messianique qui promet à l'humanité le passage à un stade supérieur.
Quand ils se réveillent plus rien ne reste que leurs corps en chantier, adoucis par les rêves, une pâte secouée et pétrie. Ils émergent d'un ruban de lumière et se regardent. Elle le prend dans ses bras. Ils ne disent rien.
2003 c'est un joli début de siècle, Jérôme Bosch sans la grâce : pendaisons, viols, dénonciations, des insectes qui enculent des enfants, des hommes qui enculent des brebis, des hommes politiques qui enculent des femmes de ménage et des prostituées ukrainiennes dans des hôtels perdus dans la brume, des pères qui baisent leurs filles et leurs petites-filles dans des sous-sols puis les laissent allongées là, devant la télé, dans l'humidité d'un cageot, pendant des décennies, quand le soleil dehors lèche les porte-fenêtres - c'est un début de siècle imaginatif, on envoie des têtes coupées par la poste, on torture, humilie, sodomise les prisonniers dans des prisons militaires, on les traîne en laisse, on trucide ses nouveau-nés et on les garde au congélateur ; on a conservé le meilleur des siècles passés auquel on a rajouté une petite touche de fantaisie ; on encule toujours les pauvres mais à sec désormais et sans vergogne, on brûle les faibles et les forêts, on fait ce qu'on a toujours fait mais en mieux.
Adèle a toujours été un cheval mal dompté. Elle sait depuis l'enfance que les espaces confinés ne lui conviennent pas. Ce n'est pas une vertu, ce n'est pas un vice, c'est ainsi, elle a le sang qui bout fort et de travers. Si elle n'étend pas les jambes, l'espace lui pète à la gueule. »

Quatrième de couverture

Rescapé du massacre des quarante-trois disparus d’Iguala, dans la nuit du 26 septembre 2014, Álvaro, qui n’a plus rien à perdre, file vers la frontière américaine. Aussi indomptable que blessé, ce surdoué de l’informatique se retrouve bientôt entre les griffes d’un magnat du Net, apprenti sorcier de la Silicon Valley, mécène et apôtre du transhumanisme, qui vient de recruter une brillante biologiste française. En mettant sa vie en jeu, Álvaro se rapproche lentement de l’amour, et du désir d’être lui-même.

Exploration tentaculaire des réseaux qui irriguent le contemporain – du corps humain au World Wide Web –, L’invention des corps cristallise les enjeux de la modernité avec un sens crucial du suspense, de la vitesse et de la mise en espace.

Éditions Actes-Sud, mai 2019
304 pages
Prix Flore 2017

Le Procès du cochon ★★★★☆ de Oscar Coop-Phane

Une plume acerbe et sarcastique pour parler de faits, à peine croyables, qui ont pourtant eu lieu, en Europe, du XIIème au XVIIIème siècle : le procès des animaux. Les chrétiens considéraient que les animaux avaient une âme et que, s'ils enfreignaient la loi, ils devaient alors être jugés et condamnés. 
Condamnés par la force des choses puisque la défense était inexistante, le jugement imparable.

Une plongée déroutante dans l'absurde, une réflexion sur les comportements animaux des hommes prêts à tout pour assouvir leur vengeance.

Une lecture originale, bien construite et intéressante, un peu courte peut être, mais qui sort vraiment des sentiers battus.
« De tous les criminels qu’il avait rencontrés, celui-là était le plus atypique. Il grognait comme une bête et ne vous regardait jamais dans les yeux. Aussi mystérieux qu’insipide. C’était un mur. »

« Regardez encore mon client. Regardez ses dents, ses oreilles. Oui, il pue. Non, il ne parle pas. Enfin bon, vous le voyez comme moi. Je vous mets au défi de trouver en lui de la responsabilité. Je vous mets au défi de le juger comme un homme. 
Ce n’était pas un crime, c’était un accident. Les accidents sont terribles mais la justice ne doit pas s’en mêler.
Certains cris tranchent le monde.
On s’appuie les uns sur les autres, non pour se soulever mais pour se crever lentement, comme on dégonfle un ballon. On contrarie déjà les solitudes. Si les hommes n’arrivent pas à marcher sur le même trottoir sans se bousculer, comment pourraient-ils vivre ensemble sans se battre ?
L'escorte du criminel s'était passée sans encombre. On avait fait vite, pour éviter les foudres de la foule. On ne sait jamais ce qui peut arriver, des glaviots ou des pierres, de revolver ou des mouvements de masse. On apprend ça pendant la formation - un gendarme doit aussi canaliser les vengeances.
Les bruits des taulards, ils ne s'y étaient pas faits, non, mais ils les laissaient couler comme on accepte, enfant, de voir que les cailloux entassés avec sagesse ne retiendront jamais le cours de la rivière. Il faut souvent s'avouer vaincu.
Dans le voisinage, on ne lui serre pas la main. Il y a une superstition à ce sujet. Avant d'être un homme, Jean est un bourreau. Il n'est pas question, alors, de passer sans trace. Des fonctions comme celle-là laissent des empreintes. On est souillé. On promène avec soi les perles de la mort. »

Quatrième de couverture

Dans un village et un temps reculé, un monstre croque la joue et l’épaule d’un bébé laissé quelques instants seul par sa mère, puis repart tranquillement vers la forêt. Il est bientôt rattrapé par une horde d’hommes décidés à le tuer, mais dans le monde des hommes, la justice, comme la mort, se rendent au tribunal. Même si le monstre en question est un cochon qui n’a ni conscience ni parole pour se défendre. Peut-on se faire entendre sans mots ? Les gendarmes l’embarquent donc et le jettent en prison, avant son grand procès.
Dans un texte court et puissant, Oscar Coop-Phane nous raconte le procès d’un cochon, à l’image de ceux qu’on intentait aux animaux jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, une pratique aussi étrange que méconnue de nos jours. Divisé en quatre parties, le texte retrace d’abord Le Crime, puis Le Procès, écrit comme une pièce de théâtre dans laquelle interviennent tour à tour les avocats des deux parties, la famille de la victime, les témoins et experts consultés, le public et les jurés, et le cochon, comme il peut, comme vous verrez, avant que le Président ne rende sa sentence : la pendaison. Viennent ensuite L’Attente, où chacun se prépare à la mort du porc ; Jean, le bourreau, Louis, le tout jeune officier chargé de mener l’accusé, le père Paul, en route pour confesser la bête, la famille éplorée, et le cochon que Le Supplice viendra libérer. D’une langue tranchante et pénétrante, Oscar Coop-Phane nous ramène des siècles en arrière pour fouiller les sentiments humains, la peur, la colère, la cruauté et la soif de vengeance, mais aussi l’empathie ou la peine. Un texte allégorique où chacun reconnaitra dans l’animal, le porc qu’il voudra.

Éditions Grasset, janvier 2019
128 pages