lundi 27 janvier 2020

Mur méditerranée ★★★★★ de Louis-Philippe Dalembert

Quel monde se trouve au-delà de cette mer, je ne sais,
mais chaque mer a une autre rive, et j'y arriverai.
CESARE PAVESE

Roman de l'effroi. 
Roman du désespoir. 
Roman profondément humain. 
Roman des candidats à la vie.
Roman de la dignité.
Roman des fuites. Vers un meilleur lendemain. Coûte que coûte. Même si les chemins (et ça les migrants ont ont conscience avant de prendre le départ) sont semés d'embûches, d'incertitudes, de désillusions, de peurs, de souffrances physiques (atroces) et morales. De rencontres aussi...Fuir la guerre et les cauchemars, fuir une dictature, fuir une terre de moins en moins nourricière. Trois destins de femmes fortes et courageuses, qui ont fait le choix du départ et pas par gaieté de coeur. Qui aurait le coeur à la fuite quand on sait d'avance qu'elle a de fortes chances de prendre la forme d'une plongée dans l'horreur ?

Il y a bien des années que le seuil de l'horreur a été atteint, et pourtant, pourtant...

Louis-Philippe Dalembert, merci pour cet écrit puissant et ô combien nécessaire. Nous savons les naufrages. Nous savons la Méditerranée cimetière. Nous savons le désastre humain, le trafic humain (juteux/mortifère), la tragédie de l'immigration. Nous comprenons, en vous lisant, pourquoi ce titre  Mur Méditerranée. Et réalisons notre impuissance...
Un roman dur. Un roman à lire.

J'ai aimé la dédicace :
À la chancelière Angela Merkel, pour son courage politique. 
Merci pour eux. Merci pour nous, humains.
Aux amis de Lampedusa, qui se battent pour redonner 
leur dignité aux vivants comme aux morts.

« Ils ont vendu le peu qu'ils possédaient pour venir chercher une vie meilleure. À l'arrivée, on les a jetés en prison.[...] Certains ne sont d'ailleurs pas arrivés. Les requins les ont dévorés en route. Des tempêtes les ont surpris en mer. MAGNUM BAND
Où une terrible siccité frappa la village natal de Chochana, pareille aux dix plaies que Hachem infligea à l'Egypte pour obliger le Pharaon à libérer les enfants d'Israël. Elle assécha le fleuve, rendit stérile la terre, décima les troupeaux, avant de larguer la jeunesse sur toutes les routes de la Méditerranée. 
L'expérience des jours et des mois passés lui avait enseigné que le pire n'avait pas de fond.
Où un ancien guérillero devenu un cerbère à sandales, paranoïaque et alcoolique, prit en otage une population entière, multipliant les camps disciplinaires, les services militaires à rallonge, les disparitions ciblées et aléatoires, jusqu'à transformer son pays en un immense bagne et à pousser les plus valides à déserter les rives de la mer Rouge.
La mort, paraît-il, ne surprend jamais personne. Au contraire, elle annonce toujours son arrivée. Elle veut qu'on la regarde bien en face, pour voir la peur dans nos yeux blêmes d'humains.
Mais que penserait son père si intolérant, s'il voyait une femme prier pour le repos de l'âme d'un goy ? Qui pis est, sans le minyan, le quorum de dix hommes indispensables à la réalisation de la prière. Au bout d'un moment, n'y tenant plus, elle finit par dire, dans le silence de son cœur, le Kaddish Avelim : " Yitgaddal vèyitqaddash sh'meh rabba / [...] dans le monde qui sera renouvelé / et [où] Il ressuscitera les morts / et les élèvera à la vie éternelle..."
Quelle race d'hommes étaient ces types qui pouvaient tuer comme on égorgerait, puis se remettre à discuter entre eux comme si de rien n'était ?
Son cœur était encore un poulain indompté, lâché dans des cavalcades en zigzag dans la nature, qu'elle tentait en vain de rattraper avec des subterfuges les uns plus foireux que les autres.
Claquemurée dans l'opacité de la cale, les yeux clos, Chochana se mit à chantonner le Va' pensiero. Les paroles du "chœur des esclaves" lui vinrent à l'esprit avec une facilité troublante. Elle ne tenta pas d'arrêter les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Elle se sentait seule au monde. [...] Les vagues avaient beau cogner, Chochana ne les entendait plus. Elle était ailleurs. Le chœur des esclaves" résonnait dans sa tête, la déplaçait en pensée au large de ce cloaque où se consumait son espoir d'une vie meilleure. [...] La scène est installée sur une très grande et belle place d'une ville d'Italie. [...] Le public conquis d'avance, avait applaudi dès les premières notes. C'est comme ça qu'elle imaginait l'opéra, joué en plein air, déployant les "ailes dorées" de la liberté "sur les pentes des et les collines" dont parle le Va' pensiero. T'arrachant, malgré toi, des larmes d'émotion. T'apportant dans les tréfonds de la cale où tu croupis "les douces brises du sol natal". T'empêchant d'entendre les assauts mortifères des vagues contre la coque du chalutier.
Qu'est-ce que ça fait d'être banni de la terre natale ? D'être réduit en esclavage ? À des centaines de kilomètres des siens, de sa langue maternelle, des paysages et des odeurs de son enfance. Qu'est-ce que l'on ressent ? L'exil rend-il la partie perdue plus chère à son cœur ? Plus vivaces les "souvenirs", le "temps passé" ? La servitude invite-t-elle à maudire à jamais son oppresseur et ses descendants ? Engendre-t-elle la haine de soi ?
LE VA' PENSIERO APPORTA À CHOCHANA UN RÉPIT, hélas, provisoire. Le temps de son exécution deux ou trois fois dans sa tête, l'effet apaisant avait disparu. Malin, son cœur avait compris la manœuvre. Il avait opéré un repli dilatoire, à l'image des vagues qui s'en allaient au large reprendre des forces avant de revenir plus impétueuses. Le voilà qui repartait tel un taureau lâché dans l'arène. Filait à bride battue. Se cabrait. Pilait net. Dans l'intention évidente de désarçonner son adversaire et, une fois celui-ci à terre, de s'essuyer les sabots sur sa poitrine. Son forfait accompli, il repartait tout aussi sec. Grimpait les marches pour défier les spectateurs du regard ; voir dans leurs yeux, la peur de changer de camp.
Le chalutier ré-exécutait sa chorégraphie de bateau ivre et fou, faite de plaquages impressionnants à bâbord et à tribord, de précipités abyssaux et de montées golgothéennes [...].
Depuis les premiers gros naufrages du début des années 2000, dont certains avaient défrayé la chronique internationale, Lampedusa regroupait l'essentiel du flux de réfugiés. Selon les rumeurs, cette concentration faisait l'affaire de plus d'un. L'enveloppe fournie par le gouvernement et l'Union européenne était soulagée de plusieurs millions en route - et les points de péage abondaient - avant que le reliquat ne soit affecté à la gestion du centre et à l'amélioration des conditions de vie des réfugiés. Allez savoir.
Où un déluge de bombes des plus improbables s'abattit des années durant sur Alep la Blanche, raya de toute mémoire humaine les empreintes de soie, les pins centenaires et les demeures de marbre, avant de jeter ses habitants sur les chemins de l'exil. En quête de paix et d'espoir.
Le couple raya également la France se la liste des potentielles terres d'asile. D'après des amis installés en Belgique, si de simples citoyens parmi les plus modestes savaient se montrer d'une grande générosité vis-à-vis des étrangers, les politiques, eux, passaient leur temps à se gargariser de mots : pays des droits de l'homme par-ci, terre d'accueil par-là... Mais à la moindre tension sociale, ils jetaient la question de l'immigration en pâture à la vindicte populaire, relayés par des intellectuels frileux, au verbe haut, versés dans l'art de la courtisanerie. Sous prétexte de ne pas créer d'appel d'air, ils restaient plus enclins à accueillir les dictateurs déchus que leurs victimes. Ou, dans le meilleur des cas, des artistes et des intellectuels dont la notoriété servirait à perpétuer le mythe d'une terre d'accueil.
Pour elle, Alep, c'étaient leurs racines. Et les humains, c'est pareil aux arbres, ils ne peuvent vivre sans racines. C'est comme ça qu'on tient dans cette grande aventure qu'est la vie. Qu'on arrive à partir, même très loin, et revenir sans se perdre. Sinon, on dessèche sur pied jusqu'à se consumer.
Alep la fière, la Vienne du Levant avec ses multiples portes, ses monuments séculaires : la Citadelle fortifiée, le palais Joumblatt, la tour-horloge de Bab-al-Faradj, la cathédrale des Quarante-Martyrs...
Quand ton estomac gargouille, que la faim te fait tordre de douleur et que, certains jours, tu t'entends dire "qui dort dîne" ; quand tu te réveilles en hurlant, au sortir d'un cauchemar où tu as vu d'énormes chenilles te foncer dessus et t'avaler vivante, tu as beau avoir six et huit ans, tu comprends un précipité de choses.
"Je préfère mourir debout que de vivre toujours à genoux" se dit [Semhar].
Où sont vos monuments, vos batailles, martyrs ? Où est votre mémoire tribale ? Messieurs, dans ce caveau gris. La mer. La mer les a enfermés . DEREK WALCOTT
Prises en tenaille entre les différentes chapelles, les autorités portuaires n'avaient souvent pour elles que leur conscience d'hommes et de femmes. Les différentes réunions au sommet entre les diverses instances de l'Union européenne avaient donné lieu à des déclarations d'intention. Comme toujours. À l'arrivée, entre les pays de l' Est, dont la plupart avaient basculé à l'extrême droite, et les éternels donneurs de leçon comme le Vatican et la France, personne n'avait levé le petit doigt. »

Quatrième de couverture

À Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l’entrepôt des femmes. Parmi celles qu’ils rudoient, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Érythréenne. Les deux se sont rencontrées là après des mois d’errance sur les routes du continent. Depuis qu’elles ont quitté leur terre natale, elles travaillent à réunir la somme qui pourra satisfaire l’avidité des passeurs. Ce soir, elles embarquent enfin pour la traversée.
Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance, se sont installées dans des minibus climatisés. Quatre semaines déjà que Dima, son mari et leurs deux fillettes attendaient d’appareiller pour Lampedusa. Ce 16 juillet 2014, c’est le grand départ.
Ces femmes aux trajectoires si différentes – Dima la bourgeoise voyage sur le pont, Chochana et Semhar dans la cale – ont toutes trois franchi le point de non-retour et se retrouvent à bord du chalutier unies dans le même espoir d’une nouvelle vie en Europe.
Dans son village de la communauté juive ibo, Chochana se rêvait avocate avant que la sécheresse ne la contraigne à l’exode ; enrôlée, comme tous les jeunes Érythréens, pour un service national dont la durée dépend du bon vouloir du dictateur, Semhar a déserté ; quant à Dima, terrée dans les caves de sa ville d’Alep en guerre, elle a vite compris que la douceur et l’aisance de son existence passée étaient perdues à jamais.
Sur le rafiot de fortune, l’énergie et le tempérament des trois protagonistes – que l’écrivain campe avec humour et une manifeste empathie – leur seront un indispensable viatique au cours d’une navigation apocalyptique.
S’inspirant de la tragédie d’un bateau de clandestins sauvé par le pétrolier danois Torm Lotte pendant l’été 2014, Louis-Philippe Dalembert, à travers trois magnifiques portraits de femmes, nous confronte de manière frappante à l’humaine condition, dans une ample fresque de la migration et de l’exil.

Né à Port-au-Prince, LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT publie depuis 1993, en France et en Haïti, des nouvelles, de la poésie, des essais et des romans. Le dernier en date, Avant que les ombres s'effacent, paru en mars 2017 chez Sabine Wespieser éditeur, a remporté le prix Orange du Livre et le prix France Bleu/Page des libraires.

Éditions Sabine Wespieser éditeur, août 2019
326 pages
Prix de la langue française 2019

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