mardi 14 janvier 2020

L'invention des corps ★★★★★ de Pierre Ducrozet

Waouh waouh waouh ! Quelle belle découverte

Le roman débute par un fait divers terrifiant : le massacre de quarante-trois étudiants à Iguala au Mexique. Un survivant de cette tuerie, Alvaro Beltran, tout jeune professeur d'informatique surdoué. Il fuit, prend la tangente, prend le risque d'être considéré comme un traître, ne prend pas part à la révolte qui s'en suit, et parvient, non sans mal, à rejoindre L.A. Intérieurement, les images de la tuerie bouillonnent en lui, le hantent. La rage. Une rage qu'il apprendra à dompter; la vengeance, au bout du chemin.
 « Il a failli crever, c'est sûr, mais le ver, le ver il l'avait toujours connu, son goût âcre et sucré baignait sa bouche depuis l'enfance, il n'en veut plus, il ne veut plus rien. Bientôt il fera à nouveau ce qu'il sait faire, se couler dans les tubes, bâtir des systèmes, bientôt il sera loin. Pour l'instant, il s'applique à troquer la rage contre l'oubli. »
Sa rencontre avec Parker Hayes, milliardaire de la Silicon Valley, qui « croit en un homme augmenté, amélioré, qui parviendrait à s'élever au-dessus de sa condition actuelle, bien piteuse au regard de ses possibilités » marquera un tournant assez radical dans sa vie ; son corps jeune, musclé et vaillant servira aux recherches sur l'immortalité.

Une bouleversante épopée qui suscite réflexions et questionnements sur le XXIème siècle, siècle du Net, dirigé par des savants fous milliardaires prêts à tout pour rendre leur pensée immortelle.

Une construction atypique, faite de flash-backs, de croisements, de liens, d'assemblages, une structure en réseau sans nœud central, comme un clin d’œil à la toile.

Un grand plaisir de lecture, Pierre Ducrozet nous tient en haleine, et même si ce récit n'est pas structuré autour d'une intrigue centrale, l'auteur réussit à nous embarquer dans un thriller quasi haletant et brasse un grand nombre de sujets (transhumanisme, utopie libertaire, cellules souches, Holocauste, impact des réseaux sociaux sur notre quotidien, hyper-connexion...), qui densifient ce récit et le rendent époustouflant in fine.

Attention, démarrage un peu long...

« Il n'y a rien ici ou presque mais il faut pourtant en dire quelque chose. Des baraques seules sous un ciel bas, des chemins qui serpentent vers des amas de pierres. La terre a été pelée par des siècles de soleil. Les gestes ont un temps de retard sur les choses. Les fils électriques s'entortillent autour d'une taqueria aux relents de porc grillé. Au loin, sur les collines, des plantations de pavot et de marijuana, un village qui porte un nom. Les mots qui pouvaient reformuler le réel se sont englués le long des parois en chaux.L'un des chemins monte vers l' école normale Isidro Burgos, seule possibilité pour les gosses des montagnes alentour de sortir leurs mains de la terre.Ayotzinapa, État du Guerrero, à six heures au sud de Mexico DF.
Le problème c'est tout ce qu'il a devant lui. Il hait le trou abject où on l'a laissé pousser comme une mauvaise herbe. C'est une splendeur pourtant ce garçon à la peau sombre qui marche d'un pas délié, ses longues mains le long du corps. Mais ça bout là-dedans à des températures qu'il faudrait pas. L'embrouille c'est tout ce qu'il y a devant lui. Ici on appelle ça Mexique, mais ça pourrait être le Mozambique ou la Bolivie ce serait pareil.
Il découvre enfin quelques choses à la hauteur de la rage qui bat en lui : le monde radical des hackers, dernier repaire de pirates. Le XXIème siècle s'invente là, dans cet espace sans limites.
Il reste des nuits entières fasciné par ce puits sans fond devant lui, suites infinies de 0 et de 1, câbles jaunes rouges bleus, agglomérats d'aluminium, d'âme en cuivre, de silicone et de tresse isolante dans lesquels coule toute l'information du monde ; il se glisse dedans et gicle comme un fluide sur les autoroutes souterraines.
Le soir, ses nerfs se heurtent frontalement à la léthargie de son père et à l'hystérie de sa mère. Ce qu'il voit dans ce salon humide, ce sont deux petits fonctionnaires de la culture au service du savoir et de la sagesse (dont ils ignorent tout), qui pensent encore que les seuls noms de Bunuel et d'Octavio Paz vous sauvent de quoi que ce soit. Ce qui sauve, c'est de savoir utiliser Bunuel et Octavio Paz pour changer sa vie - en tant que tels, ils ne signifient rien de plus qu'une truie ou qu'un boyau.
Usé par la torpeur de la ville infiniment déroulée sous lui, Alvaro se tire. Il se sent coupable de n'avoir jamais rien tenté, ne serait-ce qu'un geste ou un mot, contre la glaise qui enlisé son pays, ce mélange boueux de corruption et d'indifférence, de violence et d'effroi, et, doublement coupable sans doute d'avoir, en un sens, lui-même participé à son érosion éthique, comme tous, il offre ses services à différentes écoles normales du Mexique, héritières des préceptes de Zapata et de la Révolution de 1910 dans leur volonté d'offrir aux fils de paysans un savoir et un avenir.
Rien n'est donné ici, et moins encore aux étudiants rouges, contraints comme tous de trouver une poche d'air entre les narcos d'un côté et l'armée de l'autre. On sait ça tout de suite, on naît le souffle court, le visage vers le sol. On a le regard fermé des grands. On n'a jamais été un enfant.
C'est l'air qui vous assèche le cœur. Les humiliations aussi, tout le temps, et puis l'assaut final, le couteau qui vous saigne.
Personne n'est prêt à crever pour un regard trop haut, pour une rue qu'on n'aurait pas dû prendre, pour votre mur défoncé à la kalachnikov parce que le voisin était narco chez les Zetas. Personne veut ça. El Cochiloco lui a expliqué trois jours plus tôt l'histoire de son village. Les militaires y avaient fait des descentes pendant toute son enfance, enlevant un dixième de ses habitants, qu'ils présumaient tous plus ou moins liés à un guérillero originaire d'ici. Sous la table où il s'abritait des tirs, el Cochiloco, sept ans, serrait les poings. Dans le bus aujourd'hui contre la vitre, il les serre toujours.
Les gars autour ne voient pas les cendres qu'on leur souffle tout le jour au visage, ils ne distinguent pas la mélancolie extrême des maisons et des lampes, ils ne voient pas ou bien ils ne voient plus, ils marchent somnambules au milieu des ombres. Toujours Alvaro a eu cette hypersensibilité à tout ce qui tombe, le regard de son père, les gestes des passants, la résignation, les défaites toute cette mort en suspension dans l'air le déchire.

Alvaro avale la nuit qui l'apaise.

[...] tout dans cette histoire donne la nausée aux Mexicains et au monde entier, l'attaque des étudiants innocents, révolutionnaires, des pauvres parmi les pauvres, leur mort probable, la collusion extrême entre l'État et le crime organisé, les fausses pistes et entraves à l'enquête du gouvernement, la fuite du maire et de sa femme, tous les jours pourtant il y a des exécutions et des morts pendus ou découpés, mais là une limite semble avoir été franchie. Les quarante-trois étudiants entraînent tout avec eux, les années de terreur, les mensonges d'État, la corruption, la violence à chaque minute, les disparus, 27 659 en neuf ans la jeunesse rouge massacrée, tout remonte avec les quarante-trois. [...] Le cri étouffé depuis des années jaillit finalement. Un torrent secoue les rues du pays.
Parker Hayes est depuis 1997 une des figures majeures de la Silicon Valley. Cette année-là, il fonde avec Elon Musk (qui créera cinq ans plus tard Tesla Motors, constructeur de la voiture électrique dans laquelle Parker circule aujourd'hui) le premier système de paiement en ligne, Cashflow , qui devient vite incontournable. L'idée (pas de commission, paiement direct de particulier à particulier échappant aux taxes étatiques) était brillante. Quatre ans plus tard, après s'être brouillé avec son associé il revend Cashflow pour 1,5 milliard de dollars à eBay.
Parker Hayes a tout. Comme Elon Musk, fondateur de SpaceX qui bientôt peuplera Mars, comme Larry Page et Sergueï Brin, les fondateurs de Google, comme Mark Zuckerberg de Facebook. Tout : les milliards, le pouvoir économique, politique, social, ils mènent la danse, ils parlent à l'oreille des présidents de la Bank of America et des États-Unis, ils vivent dans des manoirs bois blanc sur bord de mer, ils partent en week-end à Salonique où les vieilles pierres les apaisent, ils couchent avec des femmes qui semblent irréelles à force d' échapper aux lois biologiques, ce n'est plus de la peau c'est de la soie, ils couchent aussi avec des hommes parfois, ils dorment dans des lits qui n'en sont pas, dans lesquels on flotte, ils partiraient en vacances dans l'espace mais les vacances les ennuient. Ils vivent dans la baie de San Francisco, se déplacent en jet, ils sont les rois du monde, dont ils infléchissent le cours. Oui. Oui mais. Il y a une chose qui leur résiste.
- Beth, si je t'introduis un flingue dans l'anus, à priori t'es pas contre ?
- Oh tu es fou, Parker, complètement fou. Vas-y.
D'une manière générale la vie se plie à leurs désirs. Il faut dire qu'eux aussi ont beaucoup fait pour la vie. Que feriez-vous aujourd'hui, pauvres de vous, sans Google, sans Mac , sans Internet, sans iPhone ? Que feriez-vous, bande de tocards ?
Mais quelque chose leur résiste. Une anomalie, une erreur de système. Ils contrôlent pourtant l'ensemble du processus.
- La mort est une idéologie comme une autre.
[...]
- De nombreux obstacles entravent l'évolution de l'homme, et en premier lieu sa mortalité. C'est un immense handicap. Or la mort n'est pas obligatoire et inévitable comme on veut bien nous le faire croire. Ce n'est pas une nécessité. Moi, par exemple, je compte bien m'en passer. [...] À quoi bon vieillir ? Ça vous intéresse, vous ?
Adèle aime puissamment, c'est pas un truc de cartes postales. Du coup c'est compliqué, les hommes préfèrent à priori qu'on les aime tranquillement, ils trouvent ça agréable, une femme disponible, fraîche, une amante exercée, mais il faut pas non plus les emmerder outre mesure avec les bagatelles du cœur, ils ont des trucs à faire (dominer le monde, instaurer leur loi, bouffer des chips), alors les parties de jambes en l'air, c'est sympathique, ça les calme pour le reste de leurs affaires (certains avaient même remarqué que le sexe à profusion leur quittait l'envie de faire la guerre ; on leur coupa les couilles, à ces putains de hippies), mais après ça se complique toujours, les femmes veulent en parler, elles entortillent la chose à un point insensé, quand tout est pourtant extrêmement clair.
L'idée de la conquête de l'Ouest était de repousser toujours plus loin la frontière, dit Sergueï Brin, co-fondateur de Google, à la tribune. Et puis les pionniers ont buté contre l'océan, alors ils ont dû s'arrêter. Partir vers le nord chercher de l'or. Mais on est en 2015, chers amis. L'or nous l'avons entre les mains. Nous roulerons bientôt tous en Google Car, nous traverserons le globe avec l'Hyperloop, ce train magnétique qui nous propulsera à 1 200 kilomètres-heure, nous partirons vivre sur Mars. Et nous repousserons la dernière frontière de l'Ouest : nous vaincrons la mort.
Adèle connaît parfaitement ces gars-là, les transhumanistes de la Silicon Valley, elle en a marre d'entendre leurs noms à toutes les sauces. C'est une bande de dingues qui ont envahi tous les domaines scientifiques et technologiques, une secte maquillée en pensée libre et transversale, des fanatiques de la pureté qui rêvent d'immortalité, de cerveaux téléchargés sur des disques durs et d'humains sans corps.
Mon idée est très simple : je veux qu'on puisse baiser direct avec son iPhone. Je vous explique.Les journées passent plutôt vite.
T'es qu'une vieille conne, maman. Tu es comme tous ces imbéciles dans toutes ces tours, tu ne sers à rien. (La voix de Lin est montée brusquement dans les aigus.) Vous vivez dans un monde qui n'existe plus, qui n'a jamais existé en réalité, vous êtes des fossiles, en moins bien, parce que les fossiles nous disent quelque chose. Le monde est excitant et vous ne l'êtes pas. Des centaines de révolutions sont en cours, je parle avec des gens de Buenos Aires et de New York des nouvelles manières de créer une démocratie et de répartir le pouvoir, et toi tu nous prépares la même putain de soupe aux oignons et au porc depuis quoi vingt ans ? Regarde, tu la vois ta soupe, vieille conne ?
Il respire lentement. Il baisse les yeux vers ses mains : il ne les voit plus. Il les met sur son visage. L'air emplit ses poumons. Il tombe.On le tire par les bras. On le jette au feu. La peau brûle vite, puis les tendons, les ligaments, les muscles, dans une lourde odeur de bête. Les flammes rongent les intestins, le foie, la vessie, elles avalent le cœur. Le cerveau fond dans un bruit de plastique. Les cheminées le recrachent entièrement.
[...] il crie, elle le secoue, il crie plus fort. Si elle ne peut rien y faire, c'est parce qu'elle est elle-même pleine de nuit. Elle est fissurée de toutes parts, et ce ne sont pas les avenues folles, leurs lumières et leurs tours, les pardessus et les trottoirs emmêlés qui vont arranger ça. Elle ne la voyait pas comme ça, l'Amérique. Elle avait imaginé de grands espaces, des chevaux et des plumes, des routes droites entre les arbres, mais c'est plein de mort comme le reste.
L'Amérique de l'après-guerre est traversée par des mouvements contradictoires et incontrôlables, qui sécrètent des liquides inflammables. Le pays, corseté, empêtré dans ses valeurs traditionnelles et sa moraline, connaît des bouffées d'érotisme, des coups de fièvre. Des corps déferlent qui la secouent : il y a celui, lascif, furieux, ondulant d'Elvis, qui gicle des écrans et des scènes en 1954, hystérise l'Amérique, glace d'effroi les pères de famille, ce corps qui danse, qui enfle, liane folle, cette voix grave qui ensorcelle ; il y a les corps incandescents de Jack Kerouac et d'Allen Ginsberg qui cavalent & hurlent & cherchent la lumière, il y a la froide machine létale de William Burroughs qui lance des insanités à la face de l'Amérique d'une voix d'opinel, la puissance charnelle de Marlon Brando, le regard frondeur de James Dean, la grâce élastique de Little Richard, des milliers d'appels d'air ; il y a les corps ardents d'une jeunesse qui se lance à leur suite.
Facebook ne partage rien de ses secrets, Google (dont la devise Don't be evil n'est bien sûr là que pour dissimuler son antiphrase) sait tout sur ses usagers qui ne savent rien sur lui, Apple vend des téléphones entièrement refermés sur leur technologie à des prix démentiels, irréparables objets du bonheur. Ce sont des entreprises comme les autres, à savoir des machines à cash, avec un zeste supplémentaire qui fait leur succès : un discours messianique qui promet à l'humanité le passage à un stade supérieur.
Quand ils se réveillent plus rien ne reste que leurs corps en chantier, adoucis par les rêves, une pâte secouée et pétrie. Ils émergent d'un ruban de lumière et se regardent. Elle le prend dans ses bras. Ils ne disent rien.
2003 c'est un joli début de siècle, Jérôme Bosch sans la grâce : pendaisons, viols, dénonciations, des insectes qui enculent des enfants, des hommes qui enculent des brebis, des hommes politiques qui enculent des femmes de ménage et des prostituées ukrainiennes dans des hôtels perdus dans la brume, des pères qui baisent leurs filles et leurs petites-filles dans des sous-sols puis les laissent allongées là, devant la télé, dans l'humidité d'un cageot, pendant des décennies, quand le soleil dehors lèche les porte-fenêtres - c'est un début de siècle imaginatif, on envoie des têtes coupées par la poste, on torture, humilie, sodomise les prisonniers dans des prisons militaires, on les traîne en laisse, on trucide ses nouveau-nés et on les garde au congélateur ; on a conservé le meilleur des siècles passés auquel on a rajouté une petite touche de fantaisie ; on encule toujours les pauvres mais à sec désormais et sans vergogne, on brûle les faibles et les forêts, on fait ce qu'on a toujours fait mais en mieux.
Adèle a toujours été un cheval mal dompté. Elle sait depuis l'enfance que les espaces confinés ne lui conviennent pas. Ce n'est pas une vertu, ce n'est pas un vice, c'est ainsi, elle a le sang qui bout fort et de travers. Si elle n'étend pas les jambes, l'espace lui pète à la gueule. »

Quatrième de couverture

Rescapé du massacre des quarante-trois disparus d’Iguala, dans la nuit du 26 septembre 2014, Álvaro, qui n’a plus rien à perdre, file vers la frontière américaine. Aussi indomptable que blessé, ce surdoué de l’informatique se retrouve bientôt entre les griffes d’un magnat du Net, apprenti sorcier de la Silicon Valley, mécène et apôtre du transhumanisme, qui vient de recruter une brillante biologiste française. En mettant sa vie en jeu, Álvaro se rapproche lentement de l’amour, et du désir d’être lui-même.

Exploration tentaculaire des réseaux qui irriguent le contemporain – du corps humain au World Wide Web –, L’invention des corps cristallise les enjeux de la modernité avec un sens crucial du suspense, de la vitesse et de la mise en espace.

Éditions Actes-Sud, mai 2019
304 pages
Prix Flore 2017

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