mardi 28 janvier 2020

Un livre de martyrs américains ★★★★☆ de Joyce Carol Oates

Une lecture achevée quelques jours avant que Donald Trump affirme son soutien au mouvement anti-avortement en faisant une allocution lors de la quarante-septième marche Pro-Life à Washington. Cette Marche pour la vie a lieu depuis 1973, le jour de l'anniversaire de Roe v.Wade, jour marqué par la légalisation de la pratique de l'avortement par la cour suprême des Etats-Unis. 
Je n'ai pas aimé ce que j'ai entendu.
Parce qu' à l'instar du personnage de Gus Voorhees, dans le livre de Joyce Carol Oates, un médecin "avorteur", porte-parole de la médecine de santé publique et champion du droit des femmes, j'adhère plus que tout à l'idée que la grossesse est un choix. Une femme doit avoir la maîtrise de son corps, c'est un droit humain fondamental. 
Je  fustige l'hypocrisie plus que tout également. Parce que le jour où la fille d'une "marcheuse pro-vie" se fera violée, ou parce que c'est son oncle, son père, son frère, ou parce que le père est marié ou  que simplement elle perdrait son travail si elle avait un enfant...elle ira mendier les services d'un médecin, lui implorera de lui venir en aide, de lui sauver la vie, sa vie et celle de sa fille. Un secret avec lequel il faudra vivre parce qu'il ne faudrait pas que la communauté l'apprenne sous peine d'être la honte de sa famille. 
Il répéta ce qu'il avait dit. Et le répéta encore. Car beaucoup de ce qu'il disait à ces femmes désemparées devait être dit et répété plusieurs fois. Une bonne dizaine de fois. Viol sur mineure. Trop jeune pour consentir. Le signaler. Loi de l'État. Crime grave. Cet enfant est une victime. Et la mère s'écria Non ! Je vous en prie, docteur, ce serait la fin de notre famille.Elle l'implorer d' « arranger les choses ».
Les pro-Vie  revendiquent le droit à la vie. Aucun enfant n'a envie de mourir, bien sûr, on est d'accord. Ce qui m'irrite, c'est que cette leçon est dictée, inculquée avec colère, menace et violence. Sous le voile d'une conviction religieuse déformée et pervertie, les fervents pro-life dérapent (c'est mon avis), ils attaquent, insultent, font des sitings devant les centres pour femmes, interpellent, agressent les patientes et puis, il y a ces illuminés, braves soldats de Dieu qui osent des mesures extrêmes et commettent l'irréparable. En obéissant aux ordres divins, ils se pensent au-dessus des lois et aux yeux de la communauté leur homicide est justifiable.
Je partage les principes de ce médecin avorteur, protagoniste emblématique du récit de Joyce-Carol Oates : des principes féministes d'égalité et de dignité aussi inattaquables que des vérités scientifiques, et que des femmes soient avilies et exploitées, sans doute de leur plein gré, me fait sortir de mes gonds !
[...] des ouvrages de « sagesse » - textes sacrés des grands religions, apologies de l'oppression, de l'ignorance, de la superstition, du pacifisme face à la tyrannie politique. Sans parler de l'asservissement et du mauvais traitement des femmes. Aucune « sagesse» ne mérite autant d'ignorance [...]. Une ignorance qui avait pour furoncle la haine de la science.
J'ai dérapé ! Désolée pour ce coup de gueule, pas pu me retenir. Je cesse sur le champ de vitupérer ;-) pour parler du livre en lui-même, parce que ce livre mérite vraiment qu'on s'y attarde un peu. Il faut dire que le thème de l'avortement passionne les foules et divise l'opinion publique. 
La guerre ? Que voulaient-ils dire ? Je pensais qu'ils parlaient d'une guerre comme celle du Vietnam ou de la Corée...Il me fallut un certain temps pour comprendre qu'ils parlaient d'une guerre à l'intérieur des États-Unis, chrétiens contre athées, pour l'âme de l'Amérique.
Le livre donc :
Quelle prouesse ! Quel portrait saisissant et subtile de ce pays déchiré, oppressé, par les ressentiments, les inimitiés, les aigreurs ! Un portrait inspiré d'un fait-divers : le meurtre d'un médecin avorteur dans l'Ohio dans les années 90. Il y a bien sûr quelques longueurs parmi ces quelques 850 pages, mais il y a surtout une structure qui tient le lecteur en haleine, des personnages fragiles, touchants, empreints de paradoxes qui apportent une vraie richesse à ce récit. Un récit foisonnant de détails, qui chamboule l'intellect et pousse le lecteur à la réflexion, parce qu'au-delà des faits et des motivations, ce sont les conséquences que Joyce-Carol Oates nous donne à voir et qu'elle dépeint avec beaucoup de talent. 
Un grand roman. Passionnant. Important. A lire !
Dans sa naïveté d'enfant, il s'était imaginé ou avait peut-être souhaité imaginer que l'hostilité était idéologique, politique.Leurs croyances s'opposent aux nôtres, avait expliqué Gus. Le débat devra trouver sa conclusion dans les isoloirs de ce pays.
« Un livre de martyrs américains cristallise quelque chose d'intime, 
de littéraire, de politique et de furieusement contemporain. » Libération

« De cette voix fascinante à entendre parce qu'il fallait écouter chaque mot, le professeur Wohlman parla soixante-cinq minutes. Il ne s'exprimait pas comme les prêcheurs auxquels nous étions habitués, mais plus doucement, comme quelqu'un qui s'adresse à vous. Il parla de la « corruption morale » de l' « état séculier », de la « brutalité barbare » de l'arrêt Roe contre Wade, « qui a autorisé l'État à assassiner les innocents ».
« Et qu'a dit Terrence Mitchell ? " Je n'avais pas le choix. Si je n'avais pas arrêté ce médecin, il aurait tué d'autres enfants ce jour-là." »
Avec gravité, le professeur Wohlman poursuivit : « Pour certains, ces hommes courageux sont des "criminels", des "meurtriers". Mais nous savons à quoi nous en tenir. J'ai soutenu que ces actes étaient des "homicides moralement justifiables". Il n'y a pas d'"homicide" dans une guerre, par exemple : un soldat n'est pas un criminel ni un meurtrier parce qu'il combat l'ennemi. La situation est la même ici. Tout acte de désobéissance civile contre des meurtres sanctionnés par le gouvernement est "justifié". Car, réfléchissez-y, si un enfant était agressé et assassiné sous vos yeux, auriez-vous d'autre choix que d'intervenir ? Si, ici, sur cette estrade, en cet instant précis, un jeune enfant était mis à mort , taillé en pièces avec un couteau de boucher, et qu'il hurlait de terreur et de douleur... Si vous pouviez empêcher le meurtrier pervers de tuer cet enfant, il est évident que vous le feriez. Si une scène aussi horrible se déroulait sous vos yeux, pas un seul d'entre vous ne pourrait rester là sans réagir. Vous ne le pourriez pas. »[...]« Et toujours, et à jamais, à moins que nous ne les arrêtions, ces meurtriers avorteurs détruiront et démembreront des bébés dans le ventre de leur mère avec le consentement d'un gouvernement impie. À moins que nous ne les arrêtions. »
Un chrétien est quelqu'un qui insuffle aux autres espoir et confiance en soi. Et non des sentiments de honte, de tristesse ou d'angoisse.
La guerre ? Que voulaient-ils dire ? Je pensais qu'ils parlaient d'une guerre comme celle du Vietnam ou de la Corée...Il me fallut un certain temps pour comprendre qu'ils parlaient d'une guerre à l'intérieur des États-Unis, chrétiens contre athées, pour l'âme de l'Amérique.
Je pense...je pense que c'est terrible...pour leurs femmes et pour leurs mères, et pour leurs enfants s'ils en ont. Je pense que bien des vies prennent fin quand un homme est un soldat du Christ... pas seulement celles de médecins avorteurs.
Nous étions des enfants rendus méchants par le chagrin. Nous étions des enfants au petit coeur ratatiné et au sourire de tête de mort. Vous faisiez bien, si vous étiez enfant convenable, de passer au large.
Il répéta ce qu'il avait dit. Et le répéta encore. Car beaucoup de ce qu'il disait à ces femmes désemparées devait être dit et répété plusieurs fois. Une bonne dizaine de fois. Viol sur mineure. Trop jeune pour consentir. Le signaler. Loi de l'État. Crime grave. Cet enfant est une victime. Et la mère s'écria Non ! Je vous en prie, docteur, ce serait la fin de notre famille.Elle l'implorer d' « arranger les choses ».
AUCUNE BONNE ACTION NE RESTE IMPUNIE.
Avez-vous quitté votre famille parce que vous l'aimiez trop ? Parce que vous saviez que l'amour et la fierté sont un hameçon qu'on avale sans le savoir et qu'on découvre un jour planté dans ses entrailles ?
Des mois auparavant, il y avait un an ou plus, son père lui avait arraché la promesse de ne jamais lire la propagande anti-avortement. Jamais.Darren avait demandé pourquoi et son père lui avait pressé l'épaule avec un sourire douloureux en disant : Parce que je te le demande, Darren. S'il te plaît.L'ennemi. Les militants anti-avortement. Les menaces. Les images ignobles. Ignore-les.Darren ne s'était pas vraiment rendu compte que son père bien-aimé était une cible de prédilection pour ces publications. Dans sa naïveté d'enfant, il s'était imaginé ou avait peut-être souhaité imaginer que l'hostilité était idéologique, politique.Leurs croyances s'opposent aux nôtres, avait expliqué Gus. Le débat devra trouver sa conclusion dans les isoloirs de ce pays.
Son chagrin, il le tenait bien au chaud dans ses bras comme on porterait un engin explosif délicat, prêt à exploser.Son chagrin lui était précieux. Celui de sa soeur était abominable, insupportable.
Il y avait dans le district scolaire de Mad River des chrétiens évangélistes qui interdisaient les déodorants comme ils interdisaient les films, la radio et la télévision ; la plupart des livres, dont des classiques américains tels que Huckleberry Finn et Ne tire pas sur l'oiseau moqueur ; les boissons sucrées « colorées »  ou « gazeuses » ; les vaccinations et inoculations. Utiliser des Tampax était « indécent » et « péché » : filles et femmes devaient utiliser des serviettes hygiéniques lavables en coton épais.
[...] elle comprenait la loyauté du sang, les liens familiaux. La foi aveugle - qui est la foi la plus forte.
Ils savent que c'est absurde...mais ils agissent comme leur conscience leur ordonne de le faire. Comme Luther Dunphy. Leur foi fait d'eux des monstres...et cela aussi ils l'acceptent.
La mort de l'idéaliste, d'un homme désintéressé. C'est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l'ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux États-Unis - cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l'emporter, car le penchant américain pour l'irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent. Comment dit-on déjà ... "My country, right or wrong" - "mon pays qu'il ait raison ou tort" - ce patriotisme écœurant et servile. Un patriotisme qui est un Dieu-isme, car ils sont tous chrétiens. Éviter une défaite totale est tout ce que nous pouvons espérer. Il y a quelques poches relativement éclairées à travers le pays - les grandes villes, où la culture et l'intelligence se sont réfugiées. Le reste est un immense désert ... "religieux" et "patriotique". On s'y aventure à ses risques et périls... ils sont si nombreux à être armés ! Et ils dissimulent leurs armes avec eux !
[...] des ouvrages de « sagesse » - textes sacrés des grands religions, apologies de l'oppression, de l'ignorance, de la superstition, du pacifisme face à la tyrannie politique. Sans parler de l'asservissement et du mauvais traitement des femmes. Aucune « sagesse» ne mérite autant d'ignorance [...]. Une ignorance qui avait pour furoncle la haine de la science. »

Quatrième de couverture

2 novembre 1999. Luther Dunphy prend la route du Centre des femmes d’une petite ville de l’Ohio et tire sur le Dr Augustus Voorhees, l’un des « médecins avorteurs » de l'hôpital.

De façon remarquable, Joyce Carol Oates dévoile les mécanismes qui ont mené à cet acte meurtrier : Luther Dunphy est à la fois un père rongé par la culpabilité et un mari démuni. Pour ne pas sombrer, il se raccroche à son église, où il fait la rencontre décisive du professeur Wohlman, activiste antiavortement. Bientôt, il se sent lui aussi investi d'une mission divine, celle de défendre les enfants à naître, peu importe le prix à payer y compris sa future condamnation à mort.

Dans le virulent débat sur l'avortement, chaque camp est convaincu du bien-fondé de ses actions. Mené par des idéaux humanistes, Augustus Voorhees a consacré sa vie à la défense du droit des femmes à disposer de leur corps. Les morts des deux hommes laissent leurs familles en état de fragilité. En particulier leurs filles, Naomi Voorhees et Dawn Dunphy, obsédées par la mémoire de leurs pères.

Joyce Carol Oates offre le portrait acéré d'une société ébranlée dans ses valeurs profondes. Sans jamais prendre position, elle rend compte d’une réalité trop complexe pour reposer sur des oppositions binaires. Entre les fœtus avortés, les médecins assassinés ou les « soldats de Dieu » condamnés à la peine capitale, qui sont les véritables martyrs ?

Un roman d'une rare puissance, une question qui déchire avec violence le peuple américain.

Éditions Philippe Rey, janvier 2020
Traduit de l'anglais par Claude Seban
860 pages   

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