dimanche 22 mai 2022

Encabanée ★★★★☆ de Gabrielle Filteau-Chiba

Quitter la ville pour la nature. La frénésie pour le calme. Le bitume pour des contrées sauvages. Le confort pour une autre forme de bien-être, celui que l'on puise au fond de soi, celui qui permet/oblige à être soi-même, qui s'affranchit de tout artifice. C'est ce défi que s'est lancé Anouk. S'encabaner pour se retrouver. Passer en mode "Slowlife" pour se reconnecter avec son soi intérieur, observer, prendre le temps d'observer, reconsidérer ses propres valeurs, faire appel à ses sens, écrire. Pour s'éloigner des sollicitations, d'un monde qui ne lui parle plus. Un monde qui s'auto-détruit.
L'Homme n'est pas tendre avec la Terre, ce n'est pas ou plus un scoop. Le dernier rapport du GIEC a lancé le compte à rebourre. L'ultimatum est limpide. Les intérêts des uns s'accrochent, se répandent comme de la mauvaise herbe et rendent la vie dure aux apprentis écolos. 
Gabrielle Filteau-Chiba dénonce comme l'a brillamment fait Edouard Abbey avant elle.
Le roman est court, fort, fluide et engagé. D'actualité. 
Pour être tout à fait honnête, le ton moralisateur que l'auteure emprunte à quelques reprises m'a parfois gênée. Le combat est universel, chacun fait sa part, avec ses moyens. La compétitivité est à placer en haut de l'échelle, là où s'accrochent les décisionnaires. Malheureusement, c'est surtout à leur soif pouvoir qu'ils s'accrochent. Peu ont les cojones de s'accrocher à de saines idées.
Une toute petite fausse note pour ce premier tome. Mais une auteure à suivre. "Sauvagines" m'attend. Envie de relire Thoreau, Abbey et son Gang de la clef à mollette, ou encore  "Le Poids de la neige de Christian Guay-Poliquin. 


« La mémoire se cultive comme une terre. Il faut y mettre le feu parfois. Brûler les mauvaises herbes jusqu'à la racine. Y planter un champ de roses imaginaires, à la place. » Anne Hébert, Kamouraska, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p.75
 

« Inspire, expire. Mon coeur va lâcher. Rire démonique dans la nuit, comme un appel. Inspire, expire. Je n'ose pas bouger d'un poil. La sueur coule le long de mon dos. Leurs cris résonnent tous azimuts. Les coyotes encerclent mon refuge, me rappellent ma petite princesse. Leurs yeux d'affamés dansent comme les lampions d'un cimetière. Je ne pensais jamais un jour flatter autant un fusil. De l'autre côté de la vitre, les coyotes gagnent la rivière. C'est ici, leur traverse marquée de phéromones, leur autoroute millénaire qui serpente dans la forêt. Et moi, j'ai peut-être bien seulement halluciné qu'ils voulaient ma peau, alors qu'ils avaient simplement envie de lapées d'eau. Cherchez l'intrus. Au fond, c'est moi. »

« Ma cabane. Quelques planches dans le bois. Un petit prisme rectangulaire. Une boîte de Pandore. Je n'ai jamais vu les choses aussi clairement. Posé sur ma vie d'avant un jugement aussi net. Sanctuaire de neige, merci. Je suis confrontée à toutes mes bibittes, mais j'ai retrouvé ce qui est si facile d'échapper...l'espoir. »




Quatrième de couverture

Lassée de participer au cirque social et aliénant qu’elle observe quotidiennement à Montréal, Anouk quitte son appartement pour une cabane rustique et un bout de forêt au Kamouraska, là où naissent les bélugas. Encabanée dans le plus rude des hivers, elle apprend à se détacher de son ancienne vie et renoue avec ses racines. Couper du bois, s’approvisionner en eau, dégager les chemins, les gestes du quotidien deviennent ceux de la survie. Débarrassée du superflu, accompagnée par quelques-uns de ses poètes essentiels et de sa marie-jeanne, elle se recentre, sur ses désirs, ses envies et apprivoise cahin-caha la terre des coyotes et les sublimes nuits glacées du Bas-Saint-Laurent. Par touches subtiles, Gabrielle Filteau-Chiba mêle au roman, récit et réflexions écologiques, enrichissant ainsi la narration d’un isolement qui ne sera pas aussi solitaire qu’espéré.

Éditions Le Mot et le Reste,  janvier 2021
120 pages
Finaliste du Prix Hors Concours 2021
Sélection Prix Récit de l'Ailleurs 2022

lundi 16 mai 2022

Les enchanteurs ★★★☆☆ de Geneviève Brisac

« Pour survivre, il ne faut ni obéir, ni désobéir, il faut ruser. »
Un récit, une autofiction, tout en distance, non sans implication mais en retenue, j'ai trouvé, comme si l'exercice de pleinement se livrer avait été compliqué. Pas évident à expliquer, mais c'est un peu comme si on m'avait, oralement, raconté une histoire sans me regarder droit dans les yeux. La technique de narration du double y est certainement pour quelque chose, ce mélange de "je" et de "elle" demande un peu de concentration et je ne l'étais certainement pas assez ;-)  Je n'ai pas totalement adhéré à la détresse de Nouk. Je l'ai entraperçue mais je n'y ai pas toujours cru. 
Donc j'étais plutôt mitigée en refermant ce livre, mais cette lecture a fait son chemin, et je me dis que c'était plutôt astucieux finalement d' embarquer le lecteur dans ce mélange de "je", de "elle", dans ce tourbillon de la vie , à l'instar des thèmes abordés qui donnent le tournis, d'alléchants sujets qui me parlent et qui peuvent clairement donner le vertige  : le féminisme, l'univers misogyne dans certains milieux (ici dans le monde de l'édition avec les trophées de chasse des éditeurs de l'époque, on est en 1970 (et d'aujourd'hui ?)), l'engagement militant pour de nos nobles causes, l'abus de pouvoir, le management du pouvoir en entreprise et ses déceptions, ses désillusions ...
Le fond est intéressant, nécessaire. La forme, pas si mal in fine, avec un peu de recul ;-) 
Geneviève Brisac est une auteure prolifique ; je me suis notée "Petite" pour poursuivre ma découverte de l'auteure.

« Merci, oh merci !
De n'avoir jamais rien compris...
Merci, oh merci !
De m'avoir donné cette rage
Libre, libre, libre
De venir jusqu'ici »
Anne Sylvestre (citée en exergue) 

« Comme tant d'autres, convaincus de jouer une partie décisive avec l'histoire de leur temps, Nouk consacre ses journées à défendre le peuple chilien contre les attaques fascistes, bataille perdue ô combien.
Augusto Pinochet prend le pouvoir le 11 septembre 1973. Les camionneurs et les tanks ont gagné. Dans son palais de la Moneda, le président Salvador Allende se suicide d'une rafale de mitraillette dans la tête. Le palais est pillé et saccagé par les militaires. La violence se déchaîne. Je n'arrive pas à y croire. Des milliers de révolutionnaires et de démocrates chiliens sont assassinés et des milliers d'hommes et de femmes, torturés. Le stade de Santiago se remplit de corps maltraités. Les putschistes y déversent leurs victimes humiliées, insultées, tabassées. On viole, on torture, on terrorise à tout-va.
Nous avions si souvent crié plus jamais ça.
Nous l'avions promis à nos ancêtres assassinés.
Juré de faire de nos corps un rempart au fascisme.
Nous nous réunissons sans cesse, nous manifestons sans cesse, et nous créons des dizaines de comités de soutien au peuple chilien. Venceremos.
Nouk roule dans sa 4L dorée, pleine à ras bord de tracts et d’affiches vainement solidaires du peuple chilien. El pueblo unido. Elle pense comme tout le monde à la guerre d’Espagne, Andaluces de Jaén.
Jamais elle ne repense à cette École remplie de filles en robe de chambre. Un autre monde. »

« - Et le soir, tu fais quoi ? Tu vas à des réunions encore ?
- Oui, mais les temps ont changé. C'est le temps des réunions de femmes. Le temps des combats pour l'avortement libre et gratuit. Le temps de la lutte contre le viol. Viol de nuit, terre des hommes.
- Alors, le soir, Nous se rend discrètement, non sans timidité, à des réunions féministes, au lieu de réviser ses poèmes ?
- Oui, et elle rédige des tracts qui disent "notre corps nous appartient".
- Permets-moi de sourire. Elle se rend donc dans une tour de la faculté de Jussieu où se tient le comité de soutien au peuple chilien ?
Oui. Ampoules qui pendent de plafonds aux coffrages démolis. Chaises précaires. Je vais à mes réunions, mes réunions, mes réunions. Pompidou meurt. Je prends des notes. Giscard est élu. Je prends des notes, assises sur un radiateur éteint. Je lis, je lis, je lis le tendre Antonio Gramsci. Je prends des notes. L'indifférence est le pire des crimes/ J'étudie. Je travaille probablement cent fois moins que les autres. Mais comment comparer ma vie et celles des autres. Celles que je vois par la fenêtre ouverte ne sont que des destins imaginés.
Ce qui est sûr : je sais désormais prendre des notes ( du moins on peut l'espérer).
En mai, le concours de l'agrégation. Vingt-deux ans. On m'agrège. J'attends. Mais quoi ? Que la vie commence ! »

« - Il ne l'aime plus ?
- Peut-être ne l'a-t-il jamais aimée. Peut-être. Comment savoir ? Voici ce qui s'est passé : ils vivaient tous les deux dans une bergerie en pierres sèches, sans eau courante, sans électricité, elle à écrire, lui à rêver. C'était bien. C'était l'été. Cigales, tomates en terrasse, odeurs de prunes, vols de moustiques. Le soir, la lampe à pétrole se balançait au vent. Il y avait, inoubliables, les odeurs d'eucalyptus. Et Consuelo les a rejoints. Elle travaillait avec Nouk.
- Consuelo ?
- Une camarade chilienne.
- Une rescapée du coup d'Etat ?
- Oui. Ce soir-là, Nouk les a vus. Il caressait les cheveux lisses et doux de Consuelo. Il avait passé une veste sur des épaules nues, car elle frissonnait dans la nuit. Toutes les deux regardaient la mer, au loin. 
- Et alors ?
- Je ne sais pas, c'était limpide. Ils s'aimaient. Le mot prenait enfin sens. Nouk était enceinte, Berg l'abandonnait. OK.
- Elle n'a rien dit ?
- Chacun est libre, non ? Qu'aurait-elle dit ? Elle est partie pleurer comme une idiote dans la garrigue. Elle s'est mise, bizarrement, à cracher un peu de sang. Et puis voilà.
- Et elle est restée ?
- Oui, elle est restée, mais , par un mécanisme étrange, c'est elle qui est devenue la prisonnière. Plus elle luttait pour les droits et la liberté des femmes, plus le filet qui l'étranglait déjà se resserrait. Parce qu'il l'avait abandonnée, Berg avait peur désormais de la perdre. »

« - Tu ne peux pas raconter dans l'ordre ?
- Les choses finissent toujours par ressembler à la manière dont elles ont commencé. Alors, oui, je reprends du début. »

« - Réunions du matin, réunions de bilan, réunions de projets, c'est là que vous apprenez tous à faire semblant de travailler, à faire des phrases, à vous mettre en avant, à vous vanter, c'est très français. Mais on perd son temps. Ah ça, vous savez prendre des notes et parler dans le vide pendant des heures, mais quoi d'autre ? Ici, chacun est libre, tu comprends, libre, vraiment libre, chacun fait son travail, tu n'es même pas obligée de faire tes horaires, tu viens quand tu veux, tu pars quand tu veux. Je veux que les types qui travaillent avec moi aient les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi. Ce qui compte, c'est le résultat. Et tu n'as plus aucun prétexte pour ne pas faire de ta vie une oeuvre d'art. Remarque, avec des enfants, ce n'est pas très bien parti. »

« La vie de Nouk à sa grande surprise est désormais une vie d'employée de maison d'édition comme les autres, routinière et prévisible. Employée avec enfants. Elle n'avait pas imaginé cela, mais elle s'y est habituée très vite.
Il suffit de ne penser à rien, sinon aux choses à faire. Fais ton petit programme, comme dit Werther.
- C'est ce que tu voulais, non ? Être normale ? »

« [...] l'imprévu nous ramène à l'essentiel. »


Quatrième de couverture

À dix-huit ans, Nouk pensait que le monde allait changer de base. Il semblerait que quelque chose ait mal tourné...
Nouk est rebelle, insolente. Quand Olaf l'embarque dans sa maison d'édition, elle n'imagine pas qu'il puisse un jour se séparer d'elle. C'est pourtant ce qu'il fait. N'a-t-elle vraiment rien vu venir ?
Avec Werther, c'est autre chose. Ce grand éditeur, excentrique et visionnaire, devient son mentor. Mais il se montrera incapable de la protéger.

Cinglant, poétique, d'un humour féroce, Les Enchanteurs jette un regard lucide sur le mélange détonant que forment le sexe et le pouvoir dans l'entreprise.
Mais c'est d'abord la désillusion, la colère et la mélancolie que convoque ici Geneviève Brisac, dans un hymne à la résistance, c'est-à-dire à la vie.

Geneviève Brisac construit une oeuvre d'une absolue sincérité tout en s'attachant à transmettre sa passion pour les grandes écrivaines qui ont marqué la littérature. Lauréate du prix Femina avec Week-end de chasse à la mère (L'Olivier, 1996), elle a récemment publié avec succès Vie de ma voisine et Le Chagrin d'aimer (Grasset), ainsi qu'un recueil d'essais, Sisyphe est une femme (L'Olivier, 2019).
 
Éditions de l'Olivier,  janvier 2022
183 pages

mercredi 11 mai 2022

Héritage et milieu ★★★★★ de Vigdis HJORTH

Une fratrie de quatre enfants, dont deux, Astrid et Åsa qui sont proches de leurs parents. Bård et Bergljot, les aînés, quant à eux, ont eu une enfance très différente avec leurs parents,  ont un vécu avec eux différent des benjamines. Bergljot a fini par couper complètement les ponts, pour la tranquillité de son âme, pour  «  ne plus avoir à faire semblant, [...] échapper aux larmes, aux reproches, aux menaces, [..] ne plus avoir à trouver des excuses, [à se] défendre et [...] expliquer sans relâche pour au bout du compte ne pas être comprise ».
« C'est la rue de l'enfance, ... celle qui t'a appris à haïr, qui t'a appris la dureté et les moqueries, qui t'a donné tes meilleures armes, tu dois apprendre à en faire bon usage. »
Une sombre et tragique histoire de famille, de non-dits. Le choix des parents de privilégier deux des enfants dans l'héritage va faire remonter à la surface les traumatismes enfouis, attiser les flammes, les rancœurs. 
Comment réussir à ne pas se nier soi-même, quand personne ne vous croit, quand l'affaire qui vous concerne, celle qui vous a dévasté, saccagé, ravagé est, pour vos proches, une simple histoire de fabulation, inventée, une bête invention car impossible à croire tout simplement pour eux. Quand aux yeux de vos parents, frère et soeurs vous n'êtes qu'une menteuse, une traitresse, une égoïste,  comment ne pas se sentir renier ? Comment ne pas devenir cinglée ? Comment ne pas être rongée par la culpabilité aussi ? Quel cheminement possible pour arriver à les considérer insignifiants et se transformer en guerrière ? Comment vivre avec les traumatismes liés à l'enfance ? Et comment garder un soupçon de lien avec sa famille pour ses propres enfants, se forcer un peu, pour eux, pour qu'ils tissent des liens avec leurs grands-parents, leurs cousins, .leurs oncle et tantes, même si le mal a été dit, fait, qu'il a creusé un fossé. Des enfants malgré eux emprisonnés dans l'histoire de leur mère, qui fatalement devenait aussi leur histoire. 
« Celui qui a été lâche ne doit pas être félicité d'avoir avoué sa lâcheté avant que le désespoir, le chagrin et la colère de la personne blessée soient reconnus. Sans cela, les regrets tombent au sol comme une pierre. C'est une loi naturelle, écrivait-il, elle est inscrite dans notre moelle, nous ne pouvons pas faire fi de la chronologie. »
Petit à petit, on comprend toute la mécanique qui s'est mise en place dans cette famille. Comment les liens se sont brisés ? Comment en sont-ils arrivés à rendre toute réconciliation quasiment impossible ?  
Le regard des autres, la commisération et la bienveillance d'autrui ont prévalu pour une partie de cette famille, ont compté  davantage que protéger et aider son propre enfant. Nier, refouler ... ce n'est pas sain, n'amène rien de bon dans une relation.
C'est intelligemment écrit et construit. Nous sommes clairement dans la tête de l'auteure. La psychologie des protagonistes est affinée avec précision et beaucoup de pudeur. 
J'ai refermé ce livre le souffle court. 
« Selon le philosophe Arne Johan Vetlesen, la faiblesse des commissions de vérité, de tous les processus de réconciliation après les guerres est qu'en générale ils exigent autant des victimes que des bourreaux et qu'il y a là une injustice. »

« Faire comme une action voulue ce que tu es obligé de faire. »
Slavoj Žižek, cité en exergue

« [...] les mails nocturnes en colère étaient les plus vrais, et je les regrettais seulement parce que j'avais appris que je n'avais pas le droit de dire la vérité, que dire la vérité me coûterait cher. »

« Tout est lié. Aucune phrase n'est innocente pour celle qui avance, les oreilles dressées, pour comprendre. »

« [Elle]écrivait que père et mère pouvaient commettre des erreurs comme tout un chacun. Là était l'erreur, l'erreur d'Astrid. Qu'elle affirme être neutre, mais ne l'était pas dans la réalité, car parler en bien de tout le monde n'est pas de la neutralisation, quand une partie s'est rendue coupable envers une autre, mais elle n'en tenait pas compte, ou alors n'y croyait pas. Elle ne semblait pas comprendre ou ne voulait pas reconnaître que certains conflits ne se résolvaient pas de la manière qui lui aurait plu, qu'il est des contradictions qu'on ne peut pas lever, recouvrir de belles paroles, contourner, où il faut choisir son camp. »

« Mais j'étais loin, à Copenhague, je prenais un verre avec Klara au café Eiffel, le pub préféré d'Anton Vindskev, pleine de gratitude que Klara existe et qu'il existe aussi des pubs sombres où l'on pouvait se saouler, car si tout devait être éclairé en permanence, on serait obligé de porter cette obscurité au fond de soi et ce serait insupportable. »

« Père avait évité et craint ses deux enfants aînés parce qu'ils lui rappelaient la monstruosité de ses actes. »

« Ma douleur n'était pas malade, mais absolue. Je partis chez Klara et Anton Vindskev à Copenhague, eux savaient ce qu'ils devaient dire à des gens comme moi, ce qui remontait le moral. Être au fond du trou vous donne une compétence. Perdre quelqu'un vous donne une compétence. Manquer d'argent vous donne une compétence, avoir des problèmes avec le percepteur vous donne une compétence, être opprimé vous donne une compétence. Si l'on a la chance que ma vie vous sourie quand même, on ne doit pas oublier les compétences que l'on a acquises du temps où l'on était malheureux. »


« [...] chaque victime est un bourreau potentiel, alors il ne faut pas être trop généreux avec la compassion. »


« [...] cela fait mal si on veut faire que ça aille mieux. »

« Ils buvaient et se querellaient : un jour mère eut un bras cassé, elle était tombée dans l'escalier. Un jour elle eut un oeil au beurre noir, elle s'était pris une porte. Un jour elle s'était cassé une dent, elle avait glissé sur du verglas. Beaucoup de gens trouvent que ton père est amusant, dit mère.
[...]
Que devais-je dire, que tout alors est OK, père est amusant, père a de grandes connaissances, alors oublions le reste ? »

« [...] comment irait le monde si des gens se comportaient comme la famille à Bråteveien et échappaient à toute justice. »

« Selon le philosophe Arne Johan Vetlesen, la faiblesse des commissions de vérité, de tous les processus de réconciliation après les guerres est qu'en générale ils exigent autant des victimes que des bourreaux et qu'il y a là une injustice. »

« On ne devient pas gentil d'avoir eu mal. En règle générale, on devient méchant d'avoir eu mal. Se quereller pour savoir qui a le plus souffert est infantile. En règle générale, les opprimés sont estropiés et ont une vie affective détruite, en règle générale, les opprimés reprennent à leur compte la pensée et les méthodes des oppresseurs : c'est la conséquence la plus infâme de l'oppression qu'elle détruit les opprimés et les rend moins en mesure de se libérer. Il faut effectuer tout un travail pour que cette souffrance soit utile à quelqu'un, en particulier pour la personne elle-même en souffrance. »

« Et comment aurait-elle pu me comprendre quand elle ne faisait pas son propre examen de conscience ? »

« [J'étais] furieuse contre mère, car qu'avait-elle fait ? Rien. C'était ce "rien" qu'elle avait fait. »


« Pauvre mère peu claire, pauvre Astrid si ensorcelé durant toutes ces années par son langage de bonté qu'elle se croyait une âme charitable. Ce qu'elle était sans doute, tout au fond, à l'image des autres. Astrid transgressait mes frontières, c'était ce que je ressentais quand elle voulait me pousser à une réunion de famille où leur trahison serait passée sous silence, c'était cela qui était insupportable, son insistance à croire que tout pouvait être normal était précisément ce qui était anormal du début à la fin. »

« Celui qui a été lâche ne doit pas être félicité d'avoir avoué sa lâcheté avant que le désespoir, le chagrin et la colère de la personne blessée soient reconnus. Sans cela, les regrets tombent au sol comme une pierre. C'est une loi naturelle, écrivait-il, elle est inscrite dans notre moelle, nous ne pouvons pas faire fi de la chronologie. »


Quatrième de couverture

Quatre frère et sœurs. Deux chalets. Un secret épou­vantable. Lorsque la dispute autour d’un partage d’héritage s’envenime, Bergljot est rattrapée par le maelström familial qu’elle avait fui vingt ans plus tôt. Ses parents ont décidé de laisser les chalets à ses sœurs cadettes, la privant ainsi que son frère de la partie la plus significative de l’héritage. Vu de l’extérieur, c’est une simple histoire d’argent, une question de favori­tisme et de jalousie. Mais Bergljot, qui porte un terri­ble secret depuis son enfance, interprète ce geste d’une tout autre manière : pour elle, c’est une ultime tenta­tive d’occulter la vérité et une insulte suprême aux victimes déjà profondément meurtries.
D’une sincérité impitoyable, Héritage et milieu est une méditation déchirante sur le traumatisme et la mémoire. C’est aussi le récit furieux du combat d’une femme pour survivre et être entendue. Un tour de force littéraire qui a marqué les esprits et divisé une famille, mais aussi tout un pays.

Éditions Actes Sud, novembre 2021
397 pages
Traduit du norvégien par Hélène Hervieu
Nominé au National Book Award 2019

samedi 7 mai 2022

Jacqueline Jacqueline ★★★★★ de Jean-Claude Grumberg

« C'est un livre pour parler la nuit, en silence, avec les mots des morts trop vite partis. »
Jean-Claude Grumberg crie sa douleur et son amour pour sa bien-aimée Jacqueline, partie le 04 mai 2019 à l'âge de 82 ans. Et ce cri est à la fois beau, tendre et déchirant. 60 ans de vie partagée, à s'aimer, vivre côté à côté, peau à peau, à s'éloigner aussi parfois. Une histoire d'amour qui prend merveilleusement vie sous la plume de l'auteur, une plume poétique, fluide, délicate.
Il écrit pour lui, pour la garder auprès d'elle le plus longtemps possible, pour ne pas qu'elle lui échappe, pour la respirer, la toucher encore et encore, la faire vibrer et rire encore une fois, une dernière fois, « pour garder la douceur et la douleur de [l]'avoir en [lui] ».
Il écrit pour elle, une promesse de tenter de réparer, de l'aimer aussi du bout de sa plume.
Du bout des lèvres en songe.
Quand il ne reste plus que les songes.
L'absence crève le cœur.
La colère s'immisce.
L'incapacité à trouver les mots justes, les mots tout court.
À déposer le point final.

La sincérité, la spontanéité, l'urgence de ce témoignage, presque obligatoire, l'autodérision aussi, la lucidité et l'humour toujours et encore... sont les mots qui me viennent spontanément en refermant ce livre.

Une lecture comme un chemin vers nos propres anges, nos disparus, de nos trop tôt disparus. 
Une errance sans but ni préméditation. Des fragments. Des questionnements. Et beaucoup d'amour.

Merci Monsieur Grumberg pour ce chaotique et doux voyage à la fois, pour cet intime partage. 
Vous m'avez donné très envie de découvrir Tchekhov.« Comme moi tu devins très vite accro à Tchekhov, qui devint pour toi et moi celui qui nous fit découvrir notre propre humanité à travers celle des petites gens dont il peuplait ses nouvelles. Il nous montrait leur médiocrité, leur grandeur, leurs misères, leurs ridicules, tous ces amours gâchés, ces vies perdues et cependant vécues, dans la résignation certes, mais aussi dans la joie et l'espérance d'un monde meilleur, ce que nous vivions nous-mêmes. Ainsi, à travers Tchekhov et ses nouvelles nous espérions, malgré tout, sans trop y croire. »  

« Incipit
Cette nuit
Tu es revenue cette nuit, chérie, sans prévenir. Je marchais dans une rue, harassé, hésitant, seul, vieux en somme, pourquoi ne pas le dire ? Vieux ? Quand je suis assis et que je parle, quand je dis des bêtises disons, pour peu que mon ou mes interlocuteurs se montrent assez complaisants pour rire de ces bêtises, je ne me sens pas vieux. Triste oui, mais vieux, non. Une fois seul, marchant, bousculé par les passants, évitant les trottinettes, les travaux, les vélos, les planches à roulettes, je me sens soudain si vieux, si seul...Enfin, cette nuit donc, dans cette rue inconnue, sans trottoirs, comme le sont les rues des vieilles villes de province, ou les rues piétonnes dans les villes italiennes, je marche et je sens comme une tape dans mon dos, légère, amicale, espiègle même. Je tourne la tête, bien sûr je ne vois personne. Mon œil droit ne voit jamais personne. Et comme je me tourne toujours du côté droit, je ne vois jamais personne. Je continue donc à marcher. Nouvelle tape, un tout petit peu plus forte. Cette fois je pivote sur la gauche, et là, mon œil valide te découvre ! Quelle joie ! Quel  bonheur ! Tu es là devant moi. Je pourrais, si je le pouvais, si je le voulais même, te toucher. Tu souris, tu me souris, mutine, tendre, heureuse de m'avoir surpris. Pour toi, tout semble normal. Pour moi, c'est comme si je renaissais. »

« Peut-il y avoir soixante ans d'amour sans haine ? »

« Si j'écrivais non pas pour te ramener à moi - patati-patata pipeau et tralala -, mais bien plutôt pour tenter de réparer, l'une des dernières nuits de notre vie passée peu contre peau, unis dans notre lit matrimonial du siècle dernier. Oui, si c'était pour réparer ce que tu m'as demandé de réparer d'une voix amicale, aimante mais ferme, à savoir que selon toi, je n'aurais pas assez parlé de toi, de notre amour, disons, de l'importance de cet amour, dans ce que tu as eu la délicatesse de nommer « mon œuvre ». »

« Moi j'écris comme d'autres édifient des monuments pour honorer la mémoire de leurs disparus. Je tente ainsi d'ériger du bout de ma plume un palais de papier accessible à tous ceux qui n'ont pas eu la chance de te connaître, donc de t'aimer. »

« J'en étais là quand Nadia, à l'âge de cinq mois, fut frappée par la mort subite des nourrissons. Dans la nuit qui suivit j'écrivis Chez Pierrot. Une pièce où ma douleur, ma rage, mon désespoir et mon dégoût s'exprimèrent sans retenue, comme malgré moi. Ce fut cette nuit-là que je découvris qu'on n'écrivait pas pour gagner sa vie, qu'on écrivait pour exprimer ce qu'on ne pouvait dire, qu'on écrivait pour crier sa douleur ou son amour, sa joie ou son désespoir, ou les deux. Et depuis je n'ai jamais pu revenir en arrière et écrire quoi que ce soit « pour gagner ma vie », ou la tienne. »


« « Ah je voudrais tant que tu te souviennes
Des jours heureux où nous étions...» 

Merde, je n'ai pas voulu au soir de ce 4 mai laisser le désespoir s'emparer de moi, et me voilà au bord des larmes, seul sur ce quai, alors que le train part et que j'agite mon mouchoir pour te dire au revoir. »

« On disait d'eux qu'ils s'étaient laissé conduire à l'abattoir comme des moutons, et nous, nous étions les agnelets de ces moutons-là. Il y eut même, au procès Papon, un témoin de « moralité », ancien ministre, ancien collègue donc de ce Papon, qui déclara qu'il ferait toujours une distinction entre ceux qui s'étaient laissé conduire à la mort sans résister et ceux morts les armes à la main. Honte à vous, ministres intègres, conseillers vertueux... »


« Il y a, dans Le Bréviaire de la haine de Léon Poliakov, paru en 1951 et que nous avons dû lire, toi et moi, dans les années 60, deux trois pages d'un témoignage. Ni d'une victime qui aurait miraculeusement échappé à l'assassinat, ni d'un bourreau, juste d'un témoin qui se trouvait là, par hasard, au bord d'une fosse, dans une sorte de terrain vague où on l'avait laissé inexplicablement pénétrer. Il relate en quelques mots la grandeur de ces gens. Des familles complètes, un village complet, attendent, nus, au bord d'une fosse. Ils attendent le moment d'être assassinés à leur tour, au bord de la fosse, alignés. C'est difficile. Certains risquent de tomber sur les morts pas encore tout à fait morts qui gisent à leurs pieds. Et sans cesse les parents, note le témoin, parlent à leurs enfants. Les jeunes aident et soutiennent les plus âgés. Ceux qui prient, prient. Un homme, vieux, barbe en bataille, désigne le ciel de son index comme s'il voulait indiquer aux autres leur destination prochaine. Nul n'implore, nul ne demande grâce, nul ne crie. Une jeune femme, nue, belle, se tape la poitrine entre ses deux seins en répétant « 24 », elle a vingt-quatre ans. L'âge peut-être de ce soldat qui fume, sa mitraillette posée sur ses genoux, assis en bord de fosse, jambes ballantes. Il jouit de sa pause règlementaire sans doute.
Qui est humain ? Qui est indigne de vivre ? Qui doit avoir honte, éternellement honte ? L'espèce humaine ? 
Cette honte, je m'en suis peu à peu sorti, mais je n'ai pas été capable pendant mes soixante années d'écriture d'honorer, de célébrer, la mort et la dignité de ces gens. Est-ce ainsi qu'on doit mourir ? Sans crier grâce, sans pleurer, sans colère, sans rage, comme tu as su le faire, comme je ne savais pas que j'aurais à mon tout à le faire. »

« Trop de morceaux, trop de tout, et surtout trop de mots, trop d'adjectifs. Tu le sais, j'ai toujours voulu écrire comme Samuel Becket, à l'os, mais mon amour des adjectifs me fait en poser un, puis le considérant, solitaire, esseulé, je lui octroie un compagnon de jeu. Les deux adjectifs ensemble en appellent un troisième sans me consulter, et en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire ou le lire, je me trouve à la tête d'un quatuor d'adjectifs qui joue une musique inutile mais que je n'ose pas couper par amour de la musique. »

« Aujourd'hui, juste avant de poser mon stylo, arme fatale, sur le tas de cahiers noircis à l'encre noire de ma douleur, tempérée par le bleu et le rose de nos souvenirs heureux, je suis obligée de me poser cette question : à qui s'adresse un livre écrit pour toi que tu ne liras pas. »

« Te souviens-tu d'une de mes dernières critiques ? « Minces tranches de vie coupées très fines par un esprit très gros. » Ça nous avait fait beaucoup rire. Mais c'est la seule que nous connaissions tous deux par cœur et immanquablement elle te rappelait une note dans ton carnet à faire signer par tes parents : « Peut peu, fais moins. » »

Quatrième de couverture

C’est durant la réception internationale de La Plus Précieuse des marchandises que Jean-Claude Grumberg perd Jacqueline son épouse.
Depuis, jour et nuit, il tente de lui dire tout ce qu’il n’a pas pu ou pas osé lui dire. Sans se protéger, ni rejeter ce qu’il ne peut ni ne veut comprendre, il dialogue avec la disparue.
Incrédulité, révolte, colère se succèdent. Dans ses propos en cascades, réels ou imaginaires, qui évoquent la vie de tous les jours, Grumberg refuse de se raisonner, de brider son deuil. Les jeux de mots, l’humour, l’ironie, l’autodérision n’y changent rien.
Dans ce livre, où alternent trivialité et gravité, entre clichés et souvenirs, l’auteur dit la difficulté d’exprimer ce qu’il ressent.
Jean-Claude Grumberg fait son livre « pour et avec » Jacqueline, exaltant l’amour et l’intimité de la vie d’un couple uni pendant soixante ans.

Éditions Seuil, août 2021
282 pages
Prix littéraire le monde 2021

Qu'est-ce que j'irais faire au paradis ? ★★★★☆ de Walid Hajar Rachedi

C'est en voyage à Malaga,  que je me suis imprégnée de cette histoire, non loin de quelques points de chute de Malek. Les pieds dans l'eau, sous le soleil éreintant, les mots de Walid Hajar Rachedi racontant les destins de Malek, un jeune français d'origine algérienne en quête de lui-même, de sa propre identité, d'Atiq, un afghan en quête de revanche, ou encore de Kathleen, une jeune anglaise, en quête de son père, m'ont touchée
Une inégalité dans la narration ne m'a pas permis d'aller au coup de coeur. On s'y perd un peu parfois.  Pourtant, ces périples, ces destins croisés me hantent encore, quelques jours après avoir refermé ce livre. Comme un appel à le rouvrir, à m'y replonger. La fin magistrale doit y être pour quelque chose.  
Le destin tragique de l'Afghanistan inonde ces pages, et n'a pas été sans me rappeler l'analyse géopolitique de Barack Obama sur les conflits en Afghanistan dans "Une terre promise". 
« Toutes les histoires ont déjà été racontées. Il n'y a que la voix de celui qui raconte qui change. »
Un roman d'apprentissage aux histoires qui s'entremêlent et qui interroge sur l'identité, l'exil, le métissage, la foi, les dérives de l'islam, l'engagement humanitaire, l'espoir de la jeunesse, l'amour.

Merci à lecteurs.com, aux éditions Emmanuelle Collas, à Walid Hajar Rachedi, à Geneviève Munier pour cet intense moment de lecture.
#prixorangedulivre2022
« Aussi, mais j’allais dire : toutes les histoires n’ont de valeur que pour ce qu’elles peuvent éveiller chez le prochain lecteur. C’est toujours la même histoire qu’on raconte, c’est toujours une nouvelle histoire qu’on entend. »


« - C'était qui ces gens ? Ces "Arabes" ? Al-Qaida ? 
- Au début, on ne leur donnait pas ce nom-là. C'étaient seulement des combattants venus nous aider à mettre fin à l'occupation. Je me souviens que mon père ne les portait pas dans son coeur. Il se méfiait de leur influence. Il ne croyait pas à la vertu des gens qui ne connaissent pas la valeur d'une vie. Il disait ; "Les communistes disaient vouloir construire le paradis sur terre, eux promettent qu'ils sont les seuls à savoir comment l'obtenir dans l'au-delà. Tous des arrogants. On peut attirer les Afghans en enfer, mais pas les pousser au paradis..." »

« Juste un mur bordant la plage côté nord où s'écrasent les lumières des ferries. Juste un mur fermant la mer jusqu'aux confins de l'espace Schengen, au pied duquel apparaîtront bientôt ceux qui n'ont à perdre que leur vie. Et Atiq, si proche de l'Angleterre, si loin de son frère, se demande combien de temps encore il faudra s'enfoncer dans l'impasse du monde sans ciller. »


« Scotchant. Sur la légende du tableau, j'ai appris que Guernica n'était pas un nom inventé pour un conflit annoncé, mais seulement celui d'un village basque bombardé pendant la guerre civile espagnole par les nazis et les fascistes italiens à la demande de Franco. Et, tandis que le dictateur espagnol pilonnait son peuple, en France et en Angleterre on faisait comme si on n'avait rien vu - de bonnes habitudes qui ne dataient pas d'aujourd'hui. 
Alors j'ai regardé ces visages apeurés, ces couleurs qui ont disparu, ces deuils qu'on n'arrive pas à faire, et j'ai repensé aux bombardements, à l'Afghanistan, à Atiq, à sa traversée en solitaire, à la vengeance que réclamait Wassim, son frère. Autre conflit, autres protagonistes, mais toujours le même résultat : une haine qui n'en finit pas.
Pour une toile, combien de Guernica, en vérité ? »

« Le visage de la danseuse de flamenco exprimait la même concentration, la même passion, la même intensité que des B-boys, si bien que je n'aurais pas été totalement surpris de la voir exécuter des figures au sol. Mais debout elle était, debout elle resterait, les volants de sa robe fendant l'air, le corps ensorcelé. J'étais subjugué par ce spectacle, par sa force, par sa beauté, par tout ce que cette transe convoquait d'émotions, de cultures, de mélanges. À Séville, le métissage n'était pas à chercher du côté des vieilles pierres, aussi belles soient-elles. Des hommes et des femmes avaient partagé quelque chose de plus profond, de plus important que des terres et des biens. Des hommes et des femmes s'étaient émus des mêmes choses, s'étaient reconnus dans les mêmes paysages, avaient transcendé leur peine par les mêmes danses, les mêmes chants. Avec leur flamenco, ces gitans, nomades parmi les nomades, en étaient à leur insu les flamboyants dépositaires.
Mon voyage commençait à trouver un sens.  »

« Toutes les histoires ont déjà été racontées, il n'y a que la voix de celui qui raconte qui change. »


« J'ai moins peur de nos ennemis que de l'influence de nos mauvais amis. [...] Au siège de votre organisation, on doit considérer qu'après tout, la situation actuelle est un moindre mal. Quitte à faire quelques entorses à ses principes pour que l'ONG puisse continuer ses activités, il est plus simple de négocier avec les militaires américains qu'avec les talibans. [...] C'est sous l'influence de ces "mauvais amis" que nous, Afghans, n'avons eu pratiquement aucun mot à dire sur les décisions qui ont affecté notre pays, notre peuple depuis plus de vingt ans : avons-nous demandé aux Russes d'envahir notre pays ? Avons-nous demandé aux Américains de financer et d'armer les plus extrémistes des moudjahidines ? Avons-nous demandé aux services secrets pakistanais et saoudiens, à la CIA de soutenir l'émergence des talibans ? Avons-nous demandé que notre pays devienne le terrain d'entraînement des combattants d'Al-Qaida ? Monsieur Jeffrey, vous m'avez dit, une fois, que vous rêviez d'unité et d'un avenir meilleur pour l'Afghanistan et pour ses enfants. C'est un rêve que je partage du plus profond de mon âme. Mais comment notre pays peut-il être uni ou œuvrer à un avenir meilleur pour les générations futures s'il est le jouet de puissances pour lesquelles nos vies n'ont aucune valeur, dépossédé de son destin, ébranlé jusque dans son âme ? »

« J'ai demandé au chauffeur de monter le son, de ne pas nous tuer sur la route. Il roulait comme un dératé. J'ai fermé les yeux. J'aurais voulu mettre ce moment dans une boîte. Une boîte que je garderais précieusement pour les jours où j'oublierais qu'il existe d'autres vies que la mienne. »

« - Oui, c'est beau de s'abandonner à quelque chose qu'on n'est pas certain de comprendre, croire à ce qu'on ne peut pas voir... Ce que tu appelles la foi, j'appelle ça l'amour. Pour moi, il n'y a de paradis que dans les moments que nous passons avec ceux que nous aimons. »

« - Mais, Papa, t’entends ce que tu dis ! Donc tout ce qu’on nous raconte ne serait qu’un tissu de mensonges ? Big Brother, quoi ! à ce compte-là, on n’a plus qu’à jeter tous les livres d’histoire à la poubelle…
- Mais l’histoire, ma fille, c’est un récit. Un récit qu’un peuple se raconte à lui-même. Un récit qui a ses biais. Tu sais ce que disait Churchill sur l’histoire ?
- « L’histoire est écrite par les vainqueurs », c’est ça ?
- Et tu crois qu’il avait tort ? Qu’est-ce que tu vois par la fenêtre ?
- L’entrée de la gare de Waterloo ?
- Et Waterloo, c’est quoi pour nous, Waterloo ? C’est le nom de la bataille qui a défait Napoléon, qui a défait un tyran. « Napoléon le tyran », est-ce que tu crois que c’est ce qu’apprennent les petits Français à l’école ? Non, dans leurs livres, Napoléon, c’est un héros, le bâtisseur de l’Europe, le dernier empereur français, inhumé tel un pharaon aux Invalides… Et la gare qui porte son souvenir à Paris, comment s’appelle-t-elle ? Waterloo ? Non, bien sûr, c’est la gare d’Austerlitz ! Austerlitz, du nom d’une bataille victorieuse et décisive pour la France… Toute histoire a un autre versant. Le propre d’un empire, c’est de créer sa propre réalité. »

« Je n'ai jamais compris à quoi pourraient servir Thalès, Pythagore et leurs foutus théorèmes, mais j'entends le mot « contraposée » qui résonne dans ma tête. Un raisonnement par l'absurde qui dit que, si je ne fais pas partie de cet ensemble, c'est que je dois faire partie de l'autre. 
Contraposé. Posé contre, vraiment tout contre.
Au milieu de cette place, à Oran, j'ai leur visage, un million de fois leur visage, mais je ne partage rien de leurs desseins, de leurs destins. Dans ma vie, j'ai eu des galères. Ceux qui ont mon âge ont connu la guerre civile. De celles qui ébranlent jusqu'à l'âme, tachent de noir votre enfance, confisquent votre adolescence. La paix reste une idée fragile, une réalité plus fragile encore. En témoignent ces barbelés qui éclipsent les petites merveilles d'architecture mauresque, ces regards inquisiteurs quand je m'exprime dans un arabe hésitant, ces malheurs qu'on veut me raconter. J'écoute, gêné. Je ne sais pas quoi dire. J'ai tout à coup envie de leur parler d'ailleurs. »

« C’est peut-être ça, l’amour : un abri. »

Quatrième de couverture

Quand Malek, 17 ans, rencontre Atiq, jeune Afghan en exil à la recherche de son frère qu'il veut empêcher de se faire justice contre les Américains, il cède à l'envie d'aller voir le monde de ses propres yeux. En route vers Tanger, il rencontre Kathleen, Londonienne dont il tombe amoureux et dont le père, humanitaire, a disparu à son retour d'Afghanistan. Paris, Kaboul, Grenade, Oran, Le Caire. C'est la même histoire que Malek se raconte et s'entend raconter, celle d'un ailleurs fantasmé qui n'existe plus ou qui n'a jamais existé.

Avec ce premier roman d'une grande maîtrise, Walid Hajar Rachedi nous embarque dans une quête terrible et solaire jusqu'à l'ultime dénouement à Londres, où convergent récits et destins.

« Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, où j'ai vu pêle-mêle des noms connus parmi les victimes et les bourreaux, j'ai fait le triste constat que nous n'étions finalement pas si nombreux à pouvoir convoquer une double conscience. »
Walid Hajar Rachedi

Éditions Stock,  janvier 20222
296 pages

vendredi 6 mai 2022

Vies et morts de Stanley Ketchel ★★★★☆ de James Carlos Blake

Une biographie romancée d'un boxeur de légende
, Stanislaus Kaicel (1886–1910), alias Stanley Ketchel.
Révéler ou imaginer l'intime, s'emparer du parcours d'un homme, peindre ses tranches de vies, le visiter l'égratigner, retranscrire ses combats dans les moindres détails, ses multiples combats, ses K.O administrés avec une rare violence, ses douleurs, ses rages. Nous amener à comprendre comment Stanislaus est devenu Stan the Man aux yeux des plus grands boxeurs. 
Stanley Ketchel avait un père pas simple, de ceux qui cognent. Il a rendu tous les coups sur le ring comme en dehors du ring. Et nous lecteurs, on en prend aussi des coups. 
Si vous aimez la boxe et la violence inhérente à ce sport, les personnages aux vies multiples, aux morts multiples aussi, vagabonder, sauter de wagons en wagons, alors n'hésitez pas. La vie de Ketchel n'est pas des plus inspirante, peut-être ; elle est celle d'un écorché qui a utilisé comme langage, celui des poings.
J'ai profondément aimé marcher dans les pas de ce célèbre boxer, et avec lui, entrapercevoir Jack London, et parce qu'en fond, c'est aussi l'Histoire et ses tendances, ses mœurs qui laissent une empreinte et donnent un puissant intérêt à ce roman. 

« Il entendit parler des coups de grisou qui avaient causé la mort de dizaines de mineurs. il entendit parler des violentes luttes ouvrières en Pennsylvanie, dans le Kentucky, le Colorado, des combats de rue entre les grévistes et la police soutenue par les détéctives de l'agence Pinkerton, de grévistes abattus, tabassés jusqu'au sang, emportés dans le fourgons. Il entendit souvent les mêmes histoires amères sur l'assassinat du président McKinley, deux ans auparavant, par un étranger, un misérable dont on n'arrivait même pas à prononcer le nom et encore moins à l'écrire, un anarchiste huileux, l'exemple même qui prouvait que ces hordes de sales immigrants qui envahissaient le territoire américain allaient semer la discorde et corrompre la race, un salaud, un lâche qui avait tiré par surprise sur un homme qui lui tendait la main. Puis il entendit tout un tas de rumeurs sur le successeur de McKinley, le jeune Roosevelt, héros de la récente guerre contre l'Espagne à Cuba, un homme de l'Ouest par l'esprit et peu importait qu'il fût né à l'Est une cuillère d'argent dans la bouche, un homme qui promettait de diriger le pays avec une main de fer dans un gant de velours, programme pour lequel Stanislaus éprouvait une vive admiration. »
« London couvrait le combat pour le San Francisco Chronicle. Il avait trente-quatre ans et paraissait plus en forme qu'il ne l'était vraiment. Ketchel avait entendu parler de lui, bien sûr, et il s'excusa de n'avoir lu aucun de ses livres.
- Oh, au diable, c'est sans importance. Mais à bien réfléchir, j'ai là quelque chose qui pourrait retenir votre attention. 
Il sortit un petit volume de sa serviette et se mit à écrire quelques mots sur la page de titre puis il le tendit à Ketchel. 
- Tenez, Champion, J'espère que ça vous plaira.
C'était un exemplaire de La Route, avec cette dédicace :

À Stanley Ketchel,
Dont les poings transmettent une vérité poétique
Bien plus forte que n'importe quelle plume.
Avec mon admiration sans bornes.
Jack London »
« - Tu vas te contenter de regarder, chéri ? dit la fille. Ou tu vas te décider à faire quelque chose ?
Sur ce, London passa sa langue dans la fente de son décolleté et toute la tablée hurla de rire.
La nuit se prolongeait dans un brouillard toujours plus épais, un tintamarre de notes de ragtime et de rires tonitruants, avec parfois le bruit d'un verre cassé suivi du cri joyeux d'une fille.
À un moment, London demande à Johnson s'il couchait avec des Blanches simplement pour choquer la société des Blancs. 
- Hé mon pote, bien sûr que non ! répondit Johnson, qu'est-ce que j'en ai à faire de ce que pense la société des Blancs !
- C'est parce que nous, il ne peut pas nous dire ce qu'on a à faire comme avec ces Blanches avec leurs petits culs, dit une des filles.
- Hé, ma petite, personne t'a sonnée, dit Johnson. La vraie raison c'est toutes les Noires avec qui j'ai couché m'ont trompé, et je dis bien toutes. Alors que les filles avec des petits doigts de pied roses ne m'ont jamais fait ça. 
- Pauvre Little Arthur, dit la fille sur ses genoux en caressant son crâne chauve, on est si méchantes avec vous, les salopes de Noires.
- La vérité absolue, merde ! dit Johnson en montrant ses dents en or et passant sa main dans le dos de la fille. »

« La plupart des gens par ici te diront que la région la plus belle des Ozarks est un peu plus au Sud, dit le colonel. Et je ne peux qu'être d'accord avec eux. Il y a des montagnes, là-bas, même si quelqu'un comme toi qui as vu les Rocheuses rirait de ce que les habitants du Missouri considèrent comme des montagnes. C'est plutôt de grosses collines, traversées de ravins et de rivières encaissées, avec des grottes un peu partout. Il y a parfois des vallées si profondes et étroites et si boisées que le soleil ne perce jamais à travers le feuillage. Le plus souvent elles sont plongées dans le brouillard. C'est vrai que c'est bien joli, mais c'est un enfer que d'essayer de faire pousser quoi que ce soit sur ces rochers. Alors que par ici j'ai pu planter un peu de maïs, un peu de blé. 
Tout ce que Ketchel savait des Orzaks, c'est que pendant la guerre de Sécession, c'était l'une des régions où régnaient de terribles bandes d'irréguliers confédérés comme celle de William Clarke Quantrill et Bloody Bill Anderson. Il avait lu les récits de leurs exploits audacieux. Il voyait maintenant pourquoi ces bandes s'étaient aussi bien débrouillées. Ce pays était idéal pour monter des embuscades. »
« - Je sais ce que tu veux, mon salaud ! Mais c'est pas possible. Tu ne peux pas me battre. Je sais que t'en crèves, mais tu ne peux pas et je sais que tu serais prêt à risquer ta vie pour y arriver. Mais tu vois... j'ai pas envie de te tuer seulement parce que t'es prêt à l'accepter. »

« ... Il est accroché sous un wagon de marchandises par une nuit étoilée et il rit à une blague que vient de faire le hobo qui s'appelle Steamer et il voit l'autre qui s'appelle Eight Ball qui tombe et qui se fait déchiqueter et il se souvient des hivers de Butte à vous geler les os et de la puanteur des étés et de l'absence de couleur et d'oiseaux et les yeux si parlants de Kate Morgan et son cul magnifique et les rires et quand il lui apprend à tirer au revolver et il l'aime plus qu'il n'aimera jamais personne sur terre et le brouillard bleu de San Francisco comme un rêve et de la jolie Molly à la Saint-Sylvestre si heureuse puis si effrayée et le combat contre Joe Thomas la nuit sous l'orage et les rires avec les merveilleuses soeurs Arapaho quand ils dansaient ensemble tous les trois et qu'elles le convainquaient de se faire tatouer et tous ces jours merveilleux dans les camps d'entraînement et les parties de poker avec Joe O'Connor et The Goat et quand il s'est fait prendre à tricher et le train qui traverse ce pays d'une beauté inouïe et la déception de Billy Papke sur son visage ensanglanté après leur dernier combat et la rousse aux côtés de Jack Johnson et ses seins comme des pêches et lui qui se demande s'ils sont couverts de taches de rousseur et le gros costaud de Jack à terre qui lève les yeux vers lui incrédule et qui rit avec ces dents en or tandis qu'il frappe encore une fois Jeffries et qu'il agite le bras pour dire aurevoir dans sa Packard jaune et la magnifique dédicace de Jack London qui titube sur la table chez Raul en gueulant à propos de la poussière et des cendres et la grande vie à New York avec Willie Britt et les fleurs écrasées sur sa tombe et Jewel qui lisait sur son derrière et Evelyn qui lui montrait la meilleure place au théâtre et qui sanglotait dans son oreiller et sa mère au piano et lui et John en train de chanter et Killer Kid Tracy qui dit où est-ce qu'on envoie le corps...
... Il rit il saigne et ... »

Quatrième de couverture

Stanislaus Kaicel (1886–1910), alias Stanley Ketchel, est considéré comme l’un des meilleurs boxeurs poids moyens de l’histoire. D’origine polonaise, il fuit un père alcoolique et violent, vagabonde à travers l’Amérique misérable et trouve une place de videur de saloon dans le Montana. Un monde de mineurs violents, de capitalistes impitoyables et de prostituées au grand coeur, qui va lui donner sa chance. Dur, agressif et sans scrupule, Ketchel monte sur le ring pour vivre une carrière aussi fulgurante que tragique. Surnommé “l’assassin du Michigan”, il battra par K.-O. tous les adversaires de sa catégorie pour oser affronter, en 1909, le champion des poids lourds, Jack Johnson, lors d’un combat féroce qui deviendra mythique et changera son destin. Entre les derniers saloons de l’Ouest sauvage et les grands hôtels de New York, sa destinée de champion maudit, flamboyant et charismatique revêt les accents d’une authentique épopée américaine.

Sacrément dur et étonnamment émouvant.
KIRKUS REVIEWS

James Carlos Blake naît au Mexique en 1947 dans une famille mélangeant des ascendances britanniques, irlandaises et mexicaines. Il émigre aux États- Unis où il est successivement mécanicien, chasseur de serpent, préposé à l'entretien d'une piscine dans une prison puis professeur dans un collège. En 1995, son premier roman, L’Homme aux pistolets, sur le célèbre hors-la-loi John Wesley Hardin, remporte un grand succès.

Auteur d’une dizaine de romans, d’essais et de biographies, il aime brosser les portraits flamboyants de bandits, célèbres ou non, de marginaux et de personnalités historiques hautes en couleur. Il est notamment lauréat du Los Angeles Times Book Prize et du Southern Book Award.

Éditions Gallmeister,  septembre 2020
378 pages
Traduit de l'américain par Elie Robert-Nicoud