mercredi 31 août 2022

Le guerrier de porcelaine ★★★★★♥ de Mathias Malzieu

Mainou. 
Louise.
Émile.
Marlène.

Des doux prénoms qui me ramèneront à cette lecture.

Un voyage, (littéralement un voyage coup de coeur pour moi), dans l'enfance de son père. Dans la folie guerrière et meurtrière des hommes. Dans l'exil, la douleur, la souffrance, le deuil. Un voyage à hauteur d'enfant. Accrochant l'espoir. 
Mainou a dû apprendre à repousser la guerre, à ne pas se faire envahir par les souvenirs, pour continuer à ressentir, à vibrer, à vivre.
Les mots sont justes. Les émotions saisissent. 
Humour et Poésie. Pour parler de la vie. De la mort aussi.
C'est beau. Très beau.

Mathias Malzieu, vous êtes un sacré personnage ! Vous même dans l'adversité, vous avez recueilli le témoignage de votre papa menant à ce recueil d'une exquise profondeur, et ce que vous avez fait pour rencontrer votre donneuse est si dingue. Simple, engageant, singulier. Exemplaire.

Merci.
« J'ai la sensation que tout est monté à l'envers depuis que tu es partie, comme si la nuit tu avais travaillé à remettre le monde en place. C'est à moi de le faire maintenant. Je ne sais pas trop comment ça marche, le monde. L'Émile dit que je dois commencer par essayer de faire fonctionner le mien.
- Le seul jouet sur lequel tu peux compter, c'est ton cerveau! Fouille sous la colère ce qu'il reste de joie et rééduque ton rire.
Je vais devoir écrire un mode d'emploi pour mon cerveau, je crois. Sauf que je le reconnais à peine. Plus rien ne fonctionne comme avant. Tout est mélangé, le cœur et les souvenirs. Dès que j'en allume un, ça me réchauffe un instant avant de foutre le feu partout. Toute l'électricité est à refaire. Le cœur fait des faux contacts, je respire n'importe comment. »

« Je voudrais que tu sois là Que tu frappes à la porte Et tu me dirais c'est moi Devine ce que je t'apporte Et tu m'apporterais toi. »
Boris Vian, Berceuse pour les ours qui ne sont pas là,  cité en exergue 

« Papa réajuste mon nœud de cravate. Le meilleur nœud de cravate de l'histoire des nœuds de cravate.
J'arrive plus à respirer ni rien. 
-Et... tu donneras cette boîte à ta grand-mère, dit il en glissant un petit coffre en bois dans ma valise. Elle appartenait à ta mère... qui y tenait beaucoup. Je te la confie. Donne-la-lui dès que tu arrives et surtout, quoi qu'il se passe, ne l'ouvre pas. Tu as bien compris, mon petit ?
Je hoche encore la tête pour imiter le gars qui comprend tout. En vrai, mon cœur est en train de foutre le feu à mon cerveau. »

« Dans le train qui éloigne, le 4 juin 1944

Une voix dit que le train démarre mais c'est Montpellier qui recule. Nous, on ne bouge pas. Les mots ne servent à rien, donc on ne s'en sert pas. On pense.
Papa recouvre mon épaule gauche de sa très grande main. Les voisins endormis ont l'air exactement morts. Tout semble déjà si loin. Nous voyageons avec une boîte, deux valises remplies de fantômes et l'impossibilité de soigner l'angine de questions. Si le pourlinstant dure très longtemps, est-ce que Papa reviendra quand même de temps en temps? Qu'est-ce qu'il y a dans cette boîte? Pourquoi j'ai pas le droit de l'ouvrir ? Et la mort, c'est vraiment pour toujours ? »

« Quelque part dans le Jura, le 4 juin 1944

Nous marchons le long d'un champ de blé qui se fout totalement de cette histoire de guerre. Le vent lui fait des trucs de vent, le soleil des trucs de soleil. Nous marchons longtemps. »

« Je note tout du coup, enfin je note qu'il faut que je note les règles du code, alors que je les sais par cœur.
Je les note quand même, pour faire plaisir.

" Quoi qu'il arrive, ne jamais sortir seul, même la nuit. 
Si jamais quelqu'un entre dans la maison, se cacher dans la cave. 
Si jamais je croise quelqu'un par accident dans la maison, ne surtout pas parler français. "

- Très bien ! dit Louise.
- Il y a un passage secret dans ton cerveau qui mène directement à ton cœur. Pour l'emprunter, il va falloir muscler ton imagination, reprend l'Émile. 
Je note à fond.
- Et les séances de musculation sont les plus amusantes du monde ! 
- Tu crois qu'en écrivant des trucs sur les murs comme un homme préhistorique tu vas l'aider ? Tu ferais mieux de lui montrer le véritable passage secret ! dit la tante Louise. »

« J'ai la sensation que tout est monté à l'envers depuis que tu es partie, comme si la nuit tu avais travaillé à remettre le monde en place. C'est à moi de le faire maintenant. Je ne sais pas trop comment ça marche, le monde. L'Émile dit que je dois commencer par essayer de faire fonctionner le mien.
- Le seul jouet sur lequel tu peux compter, c'est ton cerveau! Fouille sous la colère ce qu'il reste de joie et rééduque ton rire.
Je vais devoir écrire un mode d'emploi pour mon cerveau, je crois. Sauf que je le reconnais à peine. Plus rien ne fonctionne comme avant. Tout est mélangé, le cœur et les souvenirs. Dès que j'en allume un, ça me réchauffe un instant avant de foutre le feu partout. Toute l'électricité est à refaire. Le cœur fait des faux contacts, je respire n'importe comment. »

« Je suis comme un diabétique qui rêve de nager dans un océan de crème chantilly. J'aime tellement la joie que je ne peux m'empêcher d'en fabriquer, même si c'est mauvais pour ma santé. Parce que je finis toujours par me coincer entre la réalité et les souvenirs. Là où les rêveries explosent comme des bulles de savon. Je vais penser à un petit déjeuner normal à Montpellier, sans vol de poussins ni écureuils domestiques. Juste toi et l'odeur du pain grillé. Et là, je suis cuit pour plusieurs heures d'affilée. Je vais rester coincé dans le souvenir. Ça me fera un peu de joie en plus et un chagrin de boule de pétanque dans la gorge. »

« Parfois je n'écris rien. Je dessine des dinosaures et j'invente des constellations. Parfois j'écris tout. Le fond de mon cœur. Tu es toujours morte. Je ne m'y ferai sans doute pas avant que je sois mort à mon tour. En attendant, je crois que je voudrais écrire un livre. C'est doux d'écrire un livre. On peut toujours tout recommencer. Il commencerait comme ça :

" Je m'appelle Mainou, version escamotable de « Germain le petit qui se cache tout le temps par tout ». Je suis un enfant de la balle et des bombes à retardement. Je suis né le 31 décembre 1934 à Bitche, une petite ville de Lorraine que l'Histoire a transformée en toupie. Tantôt française en bord d'Allemagne, tantôt penchée de l'autre côté.
Le jour de mes cinq ans, mon père et ma mère se sont souhaité: « Bonne année à nous trois virgule cinq», et quelques mois plus tard la guerre éclatait comme un pop-corn.
Grand-mère dit que je suis le portrait craché de Charlie Chaplin sans moustache ni chapeau. Disons que je suis habillé comme lui quand il était enfant.
On raconte qu'une sorcière a saupoudré des taches de rousseur sur mon visage et mes bras. « Le sel de l'Enfer ! » dit le prêtre du village. « L'apanage des hommes-crises de nerfs ! » dit l'Émile. Toute la famille est comme ça. Roux, à feu et à sang. Peau blanche translucide et rouge l'été. 
Je suis le plus petit. Le plus colérique. Le plus fragile.
Depuis que ma mère est partie et mon père pas vrai ment revenu, je me sens à la fois plus grand et encore plus petit. J'ai un certain talent pour imiter les animaux plus ou moins sauvages. Je fais très bien le chat, je progresse en grenouille.
Mes yeux sont plus verts qu'une pelouse écossaise. Grand-mère s'applique à me faire une raie de côté nette et précise comme lorsqu'elle coupe une tranche de tomate. J'ai l'impression que c'est toujours dimanche ou que c'est jamais dimanche.
Depuis l'enchaînement des catastrophes, je passe énormément de temps dans ma tête. Tout est fort tout le temps. Il pourrait neiger sous mon crâne que je ne serais même pas étonné. Comme si j'avais vécu trois vies alors que je n'ai que neuf ans et demi. "
Je continue d'avoir envie que tu sois fière de moi. Comme quand je grimpais à la cime d'un arbre. Si j'écrivais notre histoire, je serais fier de penser que tu serais fière de moi.
J'apprends de nouveaux mots et note mes préférés à la fin de mon cahier : Crépuscule, Métamorphose, Pourlinstant, Panache, Cigogneau, Résistance, Écureuil, Bicyclette. »

« Marlene Dietrich bouge dans sa chambre en carton. On voit dépasser ses yeux trop grands pour sa tête. Elle a la manie de claquer du bec quand je me concentre pour t'écrire un truc important. Alors je sursaute comme un con. Je la balancerais bien par la fenêtre, pour voir si elle est une vraie cigogne qui vole et tout. Dire que plus grande, elle est censée porter des bébés dans son bec... si on ne trouve pas de solution pour son haleine, ils vont tous mourir asphyxiés.
Parfois, je me dis qu'elle serait mieux dans un nid avec d'autres cigogneaux à faire des trucs de ciel que dans la chambre d'un orphelin clandestin qui écrit à sa mère morte. D'autres fois, quand elle me réveille au milieu d'un cauchemar, je la sors de la boîte en carton qui lui sert de nid et je la pose sur mon épaule. Alors, le temps d'un instant, je me sens capitaine de quelque chose. »

« [...] mais je t'assure qu'essayer de rire, c'est une bonne technique. Du moins c'est la mienne. Quand les Allemands ont fait une descente dans l'épicerie, j'étais si terrifiée que je me suis mise à écrire la vie que j'aurais eue si ce type avec sa moustache en ticket de métro était resté peintre en bâtiment. Je m'imaginais chanter et danser dans un cabaret. C'est que je ferai si la guerre finit par finir. J'imaginais Adolf Hitler s'il était tombé amoureux d'une Juive. Une pratiquante, beau coup plus juive que moi. Hitler avec une kippa, dansant sur de la musique klezmer bras dessus, bras dessous avec sa fiancée. Hitler dégustant un falafel, ce genre de choses. J'ai entendu l'accent allemand passer entre les lattes du plancher et ma gorge s'est serrée. J'ai pris ma respiration, et j'ai continué à me raconter l'histoire de l'autre Hitler et de l'autre moi. 
- Vous l'écrivez encore?
- La mienne, tous les jours. Hitler, c'est vraiment quand je suis en colère. Mais tant que j'arrive à me moquer de lui et de sa secte, il reste un arpent de liberté caché sous mon crâne qu'il ne pourra jamais atteindre. Ça peut paraître dérisoire, mais ça me réconforte. »

« Je voudrais grandir en accéléré pour que la guerre finisse plus vite et me promener en forêt en plein jour. On ira déterrer la boîte et tu reviendras un tout petit peu. Papa sera rentré, tante Louise pourra soulager son envie d'église, du coup elle y habitera pour toujours. J'aurai le droit de ne pas y aller. J'apprendrai à fabriquer de nouveaux souvenirs, histoire de ne pas me fracasser contre les tiens. Mieux, j'apprendrai à les toucher sans m'électrocuter la tête. Ce sera bien d'accélérer encore. Ça fera comme le vent sur le vélo de l'Émile. Il y aura des cris de match de football, l'odeur du vent de la mer et des nuages collés à l'horizon. Tellement bien collés qu'on pourra nager dans le ciel. Si leur truc de Dieu existe, ce sera la porte d'entrée de l'autre monde. »

« Le pourlinstant s'est tellement étiré que j'ai failli oublier que j'étais dans un placard. Toute cette nuit rien que pour moi et rien d'autre à faire qu'avoir peur... ou rêver. Alors je rêve à fond. Quelque chose s'agrandit entre mon cœur et mon cerveau. C'est peut-être en tra vaux pour toujours, mais ça avance. J'avance.
On y trouve des terrains de football avec de l'herbe assortie aux yeux de Papa. On y trouve des bicyclettes, du printemps, un ballon de volley avec du sable collé dessus, la plage comme avant, des crabes entre les rochers, mon chalutier. La proue, la quille, le bastingage.
Quelque chose s'allège un peu. Le désir de retrouver Montpellier sans toi pique les yeux et le nez, mais par moments, j'arrive à séparer le futur du passé. Ça me fait toujours froid dans le dos d'avoir un peu moins mal. J'avance de deux cases et recule de cinq. Qui perd gagne. Je ressens, je trie, et puis tout s'écroule en un aller-retour de pensées. Mon cœur est un studio de cinéma. Mon cerveau une salle de projection. Je me fais des films sur « l'après-guerre » comme disent les adultes, avec des lacs gelés où patiner les yeux fermés en plein centre de Montpellier. »

« Je l'aime bien le matin, quand elle ne parle pas encore de Dieu et qu'elle se balade en chemise de nuit. L'hippopodame. Je la trouve belle par moments. Gracieuse ou je sais pas quoi. Une danseuse au ralenti gonflée à l'hélium qui nourrit un enfant cigogne. »

« J'ai le cœur gros, j'ai le cœur grand. Même tante Louise y trouve sa place. J'aimerais ne jamais vraiment me réveiller. Vivre avec une transfusion du parfum iodé de Sylvia dans le bras, errer en pyjama au grenier. Juste sentir, renifler, me blottir. Repousser la guerre dans les catacombes des choses à penser. Oublier. M'oublier. Mais t'oublier, je crois que je n'y arriverai jamais. »

« ... Tes mots m'ont fait l'effet d'un aimant. J'ai commencé par la dernière page, celle où tu racontes notre rencontre au grenier.
C'était comme entrer par effraction dans ton coeur, cet autre grenier. Plus grand que la maison-ton-corps. Ce n'est pas un studio de cinéma, ton cœur, c'est une planète. Les volcans poussent et se renversent dans les océans, il neige sur la mer car tu ressens tout, tout et tout le temps. J'ai tout ressenti. Tout et tout le temps. Parfois, tu bougeais dans ton lit. Je me demandais si tu faisais semblant de dormir ou semblant de te réveiller.
Ce que j'ai lu là a relancé les travaux d'agrandisse ment du cœur. Le mien. Je me contentais de ne pas le laisser rapetisser, en l'ouvrant aux amis. Et voilà que là, j'ai tout qui prend vent. J'ai des ailes de géant qui poussent, des fourmis dans les jambes, que dis-je, une fourmilière ivre de danser. Danser! Danser! Danser! J'avais presque oublié à quel point cela pouvait me manquer. J'ai été prise. Surprise par ce cadeau à la dérobée.
Et j'ai une proposition à te faire. Elle ne sera pas malhonnête, tu es beaucoup trop jeune pour ça, mais honnêtement, il se pourrait qu'elle te plaise. Je ne sais pas si je dois dire «merci» ou « désolée», disons les deux. »

« L'Émile repart de plus belle. Il accuse Louise de ne pas avoir lu Nietzsche, pour dire des conneries pareilles. Tu répètes ce que tu entends dire au lieu de réfléchir!
- J'ai pas envie de réfléchir... Alors tu es mûre pour une société fasciste !
Louise s'allonge sur son lit et nous tourne le dos. Son fabuleux popotin en guise de «Bonne nuit, la compagnie ». Considérant que sa tête est malade, l'Émile continue de parler à son cul. Il s'adresse à lui comme s'il allait lui répondre.
Quand on ne réfléchit pas mais qu'on se contente de penser comme son voisin, même s'il n'a pas plus réfléchi et dit des conneries, on perd la « grande santé » ! Tu sais ce que c'est la grande santé ? Le « gai savoir », ça te dit rien? Hé non! Puisque tu n'as jamais ouvert un livre de Nietzsche. Il continue de s'adresser à son cul et j'ai une envie de rire terrible. Grand-mère me voit et je vois qu'elle me voit.
- La grande santé, c'est l'âme Et une âme qui ne se nourrit ni de poésie ni d'imagination, une âme qui ne réfléchit pas, ça pourrit ! »


Quatrième de couverture

Mathias Malzieu entame sa carrière d'homme poétique en 1993 en fondant le groupe de rock Dionysos. Peu enclin à choisir entre sa vocation de chanteur et d'auteur, il développe depuis lors un univers sous forme de livres, de disques et de films. Il connaît un immense succès populaire en 2007 avec La Mécanique du cœur, traduit dans plus de vingt pays et adapté au cinéma; son bouleversant récit autobiographique, Journal d'un vampire en pyjama (2016), a reçu le Prix Essai France Télévisions et le Grand Prix des Lectrices de Elle, et son dernier roman, Une Sirène à Paris (2020), s'est accompagné d'un disque et d'un film éponyme réalisé par Mathias Malzieu avec Nicolas Duvauchelle et Marilyn Lima.

« Mon père voyageait beaucoup et rapportait toujours de très bonnes histoires, qu'il racontait avec implication et malice... Mais sa plus grande histoire commençait par sa traversée de la ligne de démarcation, caché dans une charrette à foin. »

Éditions Albin Michel,  janvier 2022
338 pages

samedi 20 août 2022

Mesrine n'en saura rien ★★★★☆ de Laurent Vincent-Bardin

J'ai aimé cette plongée dans le mitan des seventies, suivre le narrateur à qui j'ai fini par m'attacher pour des raisons que je ne peux vous confier ici au risque d'en dire un peu trop. Jean vit de larcins, un petit calibre niché dans le ceinturon et, forcément aux lendemains souvent incertains.  À l'heure d'un pseudo bilan, il réalise que cette vie lui colle à la peau, qu'elle le nourrit, qu'il n'en changerait pour rien au monde. Risque. Adrénaline. L'engrenage. Quand on y a goûté, s'en départir n'est, n'était, certainement pas une mince affaire.
J'ai adoré l'entame.
Ce roman plonge son lecteur au cœur du grand banditisme des années 70 : braquages,  fusillades musclées, repérages, arrestations .... Un livre qui a rappelé à mon mari l'ambiance des "Tontons flingueurs". Il a beaucoup aimé.
Pour un premier roman, l'histoire se tient, le vocabulaire d'une précision redoutable et la plume est prometteuse. Une écriture un poil trop contrôlée pour moi mais ce n'est qu'un détail. Parce que si Jean reprend sa plume pour nous conter d'autres pans de sa vie, je serai de la partie.
Merci Éric et Val pour la découverte et bravo à toi Laurent. Je te souhaite le meilleur pour la suite. 

« Dans la mafia Sicilienne, chacun se doit de rester à sa place et de faire ce que les strates supérieures imposent. Une seule base: l'argent. Pour soi bien sûr, mais aussi pour la famille et les amis. Le tout sur fond de tuerie en toute impunité. Le fait est que lorsque tu as un petit doigt dans l'organisation, ou bien tu marches ou bien tu crèves.
D'un autre côté, la « fratellanza », fraternité, n'est pas un vain mot. »

« Les fauves ne sortent que la nuit et Paris aime les accueillir dans ses bouis-bouis, ses bars, ses lieux branchés où le funk, la soul et le disco se donnent à fond. Personnellement, je préfère aller traîner du côté de La Bulle, rue de la Montagne sainte Geneviève. C'est là que le vrai rock des années 1970 explose, après que le Rock'n'roll Circus et l'Open One ont fermé. C'est aussi là que se croise le gratin de la voyoucratie parisienne du moment. Il faut y aimer les odeurs d'herbe et la présence de mannequins ou de gens du showbiz. Ça fume, ça deale, ça picole, ça se tripote et ça se pique dans les alcôves. Et ça baise aussi bien dans les chiottes que dans les contre-allées entre les tables. Par contre, sur scène, c'est que du top. Un régal pour les cages à miel. »

«  Recroquevillé sur le lit à attendre que les heures passent, je me remémore les bribes de connaissances littéraires que j'avais reçues pour enseignement à l'orphelinat de la Charité à Béthune. Une citation de Blaise Pascal me revient en mémoire « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre » et à cet instant précis, j'ai comme une envie soudaine de lui mettre à travers la tronche sa citation. Suis-je en train de vivre une expérience Pascalienne ? Je n'en sais rien, mais ce qui est sûr, c'est que je n'y ajoute pas le facteur « Dieu ». Je serai plutôt en ce moment dans un passage Baudelairien « l'homme ivre du nombre qui passe porte toujours le châtiment d'avoir voulu changer de place ». Comme quoi nous sommes tous des orphelins. Bon, maintenant si les poètes, philosophes, moralistes et autres théologiens voulaient bien sortir de ma tête cela me libérerait de la place. »

« J'opte pour ma direction favorite: l'azimut. Mes pas me guident vers quelques édifices comme l'Église des jésuites Saint-Georges, la Chapelle Notre Dame ou l'église romane Saint Pierre. Que de bondieuseries au kilomètre carré... Je remercie mon scepticisme à la limite du pyrrhonisme de m'épargner l'envie de visiter ces lieux. Oui, on peut être un voyou et avoir une culture critique et de fait, je vous emmerde. »

Quatrième de couverture



Éditions youstory, novembre 2021
259 pages

lundi 15 août 2022

Clara lit Proust ★★★★☆ de Stéphane Carlier

D'aucuns diront que Proust c'est somnifère, direct. Clara ne l'entend pas de cette oreille. Les mots de Proust l'emporte à Balbec ou ailleurs, bien loin de son quotidien et du salon de coiffure dans lequel elle exerce.
Proust sera sa libération, son salut, son bonheur. 
Un petit livre de cette rentrée littéraire fort appréciable. Proust vu sous un autre angle, révélant les touches d'humour qui parsèment ses écrits. De nombreuses citations inspirantes.
Jamais lu un Proust en entier, alors merci à Babelio Masse critique privilégiée, aux éditions Gallimard, à vous Stéphane Carlier. Grâce à Clara, mes livres de Proust vont cesser de prendre la poussière ;‐)

« L'affaire est de se libérer soi-même : trouver ses vraies dimensions, ne pas se laisser gêner.  » VIRGINIA WOOLF

« Une phrase a été soulignée au bille bleu. Vous avez une jolie âme, d'une qualité rare, une nature d'artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu'il lui faut. »

« Elle a lu quoi, douze pages, et elle sait déjà comment ça va marcher entre eux. A elle de s'accrocher, de continuer à avancer, souvent dans le brouillard, parfois dans le noir, de ne pas se formaliser de ses phrases à tiroir et de ses imparfaits du subjonctif, de se munir de patience et, s'il le faut, d'un dictionnaire. À lui, en retour, à intervalles réguliers, chaque fois qu'elle s'y attend le moins, de l'éblouir. »

« Plus elle le lit, mieux elle le comprend. Il n'emploie pas de mots compliqués, c'est juste que ses phrases, souvent, vont voir ailleurs. Une fois qu'elle le sait, qu'elle a compris qu'il ne l'abandonne pas mais reviendra la chercher, ça va tout seul. En fait, ce qui le rend si particulier, c'est sa sensi bilité. On n'a pas l'habitude, dans la vie courante, d'éprou ver les choses de cette façon. Et c'est se hisser à ce degré de finesse qui demande un effort à celui qui le lit. Qui requiert toute son attention. Qui fait qu'il ne peut pas lire Du côté de chez Swann avec Rage Against the Machine en fond sonore. Bon, c'est un exemple. »

« [...] son esprit est ailleurs, dans un village du nom de Combray, à la fin du dix-neuvième siècle. Là, dans une chambre d'enfant, à l'étage d'une maison à colombages, se joue un drame poignant. Marcel, qui a décidément des problèmes de sommeil, n'attend qu'une chose, une fois couché : que sa mère vienne l'embrasser. Ce soir-là, la visite impromp tue de Swann, un ami de la famille, retarde encore le moment du baiser maternel. Comme il n'imagine pas attendre tout ce temps, Marcel a l'idée d'écrire à sa mère un mot dans lequel il dit avoir besoin de la voir d'urgence et qu'il fait porter par Françoise, la bonne. Celle-ci vient de le quitter, la missive à la main, il attend fébrilement la venue de sa mère... »

« - C'est très organique, À la recherche du temps perdu. Ça parle beaucoup de corps, de peau. Si Proust décrit les vêtements avec autant de précision, c'est pour qu'on sente les corps en dessous. Les corps travaillés par le désir. C'est pour ça que ses personnages ont souvent le visage rouge. 
Clara se fige, saisie par ce qu'elle entend de la bouche d'une conductrice de car scolaire, qui continue: 
- Il va partir à Balbec, vous allez voir, ce sont des pages merveilleuses...»

« Proust, ce n'est pas difficile, c'est différent.

Mais bon, il pourrait quand même aller à la ligne plus souvent.

En attendant, entre son trajet en bus, sa pause déjeuner et son coucher, elle lit ses trente pages tous les jours. Proust n'est pas Harlan Coben et, compte tenu du rythme qu'impose sa lecture, on peut parler d'un exploit, surtout pour une personne active. »

« - Elle ne voit en lui qu'un écrivain mondain, dit Claudie. J'ai beau lui répéter qu'il ne l'est pas...
- Ce qui me dérange, c'est qu'il soit resté bien au chaud dans son lit à raconter ses histoires de duchesses pendant que toute une génération se faisait faucher dans les tranchées.
- Il était asthmatique, il pouvait à peine se traîner de son lit jusqu'en bas de chez lui! Et je ne parle pas de son hypersensibilité. Enfin, Michèle, le tintement d'une cuillère contre un verre pouvait le faire défaillir, comment voulais tu qu'il soit mobilisé? Au lieu de ça, il a rendu service à l'humanité en écrivant un chef-d'œuvre de la littérature mondiale.
Clara les regarde, l'une puis l'autre, comme au tennis.
- Il aurait pu au moins en parler, dit Michèle. -De ?
- La guerre. Et des conditions de vie des ouvriers à l'époque, des enfants qu'on envoyait à l'usine.
- La guerre, il en parle ! Il n'y en a que pour elle dans Le Temps retrouvé. Et pour les conditions de vie des ouvriers, tu as Zola ou Louise Michel qui font ça très bien. Cela dit, je crois que si Proust avait été pauvre, il n'aurait pas écrit un livre très différent. Je pense qu'il aurait hypocrisie. »

« Se peut-il que tout ne soit chez l'homme que mensonge, hypocrisie, médiocrité ? Que la vie ne soit qu'une comédie des apparences à peine plus plaisante qu'un reflux gas trique? Que rien ne soit jamais à la hauteur du désir qui le précède? Que le seul salut possible, la seule expérience envisageable de bonheur se trouve dans les ceuvres d'art ? »

« La meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-mêmes ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné. »

« Dernières réflexions portées dans son carnet:

Souvent, dans ce livre, les gens ne savent pas qu'on les regarde (Charlus, la duchesse de Guermantes, la grand mère).

Sublime, quand il parle à sa grand-mère au téléphone (c'est comme lui parler dans l'au-delà).

Livre sensuel et généreux comme un fruit, comme une pêche.

Et ces citations:

Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par l'habitude, définitifs.
La vérité n'a pas besoin d'être dite pour être manifes tée [...] on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d'elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques.
Le trottoir encore mouillé, changé par la lumière en laque d'or. »

Quatrième de couverture

« Proust. Avant, ce nom mythique était pour elle comme celui de certaines villes - Capri, Saint-Pétersbourg... - où il était entendu qu'elle ne mettrait jamais les pieds. »

Clara est coiffeuse dans une petite ville de Saône et-Loire. Son quotidien, c'est une patronne mélancolique, un copain beau comme un prince de Disney, un chat qui ne se laisse pas caresser. Le temps passe au rythme des histoires du salon et des tubes diffusés par Nostalgie, jusqu'au jour où Clara rencontre l'homme qui va changer sa vie : Marcel Proust.

Tendre, ironique et attachant, ce récit d'une éman cipation est aussi un formidable hommage au pouvoir des livres. Clara lit Proust est le huitième roman de Stéphane Carlier, auteur notamment du Chien de Ma dame Halberstadt (Le Tripode, 2019).

Éditions Gallimard, août 2022
180 pages

vendredi 12 août 2022

Blizzard ★★★★☆ de Marie Vingtras

La lecture est un voyage. Elle a cette magie de nous transporter d'un lieu à un autre. J'ai navigué des Alizés vers le grand Nord, sauvage, battu par son puissant blizzard. 

Un voyage dans l'intimité des âmes de quelques habitants de ce confins du monde.
Sur le chemin de leurs âmes, des événements ont laissé des empreintes indélébiles. Qui tiraillent. Qui tourmentent. 
Qui bâtissent, conditionnent une vie.

Émue aux larmes, Blizzard m'a transportée bien loin, étreinte par tout l'amour que je porte aux miens. Les vivants. Les absents. Les disparus.

Un livre salué par les Libraires. Une évidence pour moi.

Allez je retourne apprécier la douceur des Alizés ;-)

« Bess

Je l'ai perdu. J'ai lâché sa main pour refaire mes lacets et je l'ai perdu. Je sentais mon pied flotter dans ma chaussure, je n'allais pas tarder à déchausser et ce n'était pas le moment de tomber. Saleté de lacets. J'aurais pourtant juré que j'avais fait un double noeud avant de sortir. Si Benedict était là, il me dirait que je ne suis pas suffisamment attentive, il me signifierait encore que je ne fais pas les choses comme il faut, à sa manière. Il n'y a qu'une seule manière de faire, à l'entendre. C'est drôle. Des manières de faire, il y en a autant que d'individus sur terre, mais ça doit le rassurer de penser qu'il sait. Peu importe, j'ai lâché sa main combien de temps ? Une minute? Peut-être deux ? Quand je me suis relevée, il n'était plus là. J'ai tendu les bras autour de moi pour essayer de le toucher, je l'ai appelé, j'ai crié autant que j'ai pu, mais seul le souffle du vent m'a répondu. J'avais déjà  de la neige plein la bouche et la tête qui tournait. Je l'ai perdu et je ne pourrai jamais rentrer. Il ne comprendrait pas, il n'a pas toutes les cartes en main pour savoir ce qui se joue. S'il avait posé les bonnes questions, si j'avais donné les vraies réponses, jamais il ne me l'aurait confié. Il a préféré se taire, entretenir l'illusion, prétendre que j'étais capable de faire ce qu'il me demandait. Au lieu de cela, dans cette terre de désolation qui suinte le malheur, je vais ajouter à sa peine, apporter ma touche personnelle au tableau. Il faut croire que c'est plus fort que moi. »

« Mais un gosse et une bonne femme perdus dans le blizzard, autant que je m'en sou vienne, c'était pas encore arrivé. Et Benedict savait bien pourquoi. Parce que ça n'a pas de sens, et qu'ici tout a un sens, parce que chaque geste vous coûte un effort et que Dame Nature, elle vous fait jamais de cadeaux. C'est ça le deal. Vous voulez vivre ici? Profiter de l'air pur, du gibier, du poisson? Être libre de vos actes, ne rendre de comptes à personne et peut-être ne croiser aucun être humain pendant des semaines? Libre à vous. Mais le jour où vous vous retrouverez nez à nez avec un kodiak ou que votre motoneige ne voudra plus démarrer alors que vous êtes à des miles de votre piaule, il faudra accepter l'idée que personne vous viendra en aide, à part vous-même. »

« Chez nous, tu réfléchis pas pour savoir si t'es beau en t'habillant ; tu t'habilles juste pour pas te geler les roubignoles et pour qu'on soit pas obligé de te couper des orteils gelés. Et même en faisant attention, ça arrive parfois, comme à Moses qu'avait plus qu'un seul orteil au pied gauche ou Hanson le Suédois - qui soit dit en passant n'avait plus grand-chose à voir avec la Suède – à qui il manquait deux doigts à cause de sa tronçonneuse grippée par le froid qui lui avait échappé des mains. Ici, il faut pas attendre d'avoir les doigts gelés pour s'en soucier. »

« Ma vie a vraiment changé quand j'ai été appelé pour combattre au Vietnam. J'avais le profil pour y être envoyé, disaient mes sœurs, trop pauvre pour pouvoir refuser, trop stupide pour me rebeller. Ce qu'elles ne parvenaient pas à concevoir, c'est que j'avais trouvé cela parfaitement normal. Je n'ai pas cherché à être réformé et je n'aurais même pas su comment faire, à vrai dire. J'étais d'accord pour tout ce qui pourrait me faire devenir un homme, tout ce qui me permettrait de ne plus être le petit dernier d'une famille de filles. Je rêvais de partir, même si j'allais devoir me battre, moi qui étais si calme par nature et si réservé. Évidemment, je ne savais pas vraiment ce que cela impliquait de deve nir un soldat, j'avais une idée si lointaine de la violence. Il faut me voir sur la photo de mes dix-neuf ans, tout sourire, comme un jeune homme à peine sorti de l'enfance. J'étais tout simplement incapable d'imaginer ce qui m'attendait. »

« C'est bien une idée de môme, ça, s'inquiéter de briser le cœur de quelqu'un. »

« Thomas avait éclaté de rire en lui disant que, chez nous, notre père aurait préféré noyer un psychanalyste au fond du lac avec une pierre attachée à ses chevilles plutôt que d'envisager de lui confier un seul membre de la famille. Plutôt qu'une fuite, Thomas voulait des images nouvelles, des paysages jamais vus auparavant, pour offrir à son esprit un succédané du premier plaisir, quelque chose qui pour rait remplir l'espace libre avec tant de force que le reste, le sombre, tout ce que la vie avait d'odieux se trouverait confiné dans un coin, terrassé par le beau. Tout ce que Faye m'a raconté de cette soirée me paraissait trop abstrait pour que j'y reconnaisse mon propre frère, mais peut-être ne connaît-on jamais les gens. Aujourd'hui encore je ne sais toujours pas s'il fuyait quelque chose. Tout ce que je sais, c'est que ni cette ville ni ses occupants ne sont parvenus à le retenir. »

« Fermer les yeux. Ne pas voir. C'est confortable, j'imagine. J'en rêverais. Moi, j'ai assisté à tour, à la chute, à la dégringolade, à la déchéance, jusqu'au moment où il faut dire adieu à celle que l'on a connue, telle qu'on l'a connue, puisqu'elle ne ressemble plus à rien de familier. Dans ses moments de lucidité, elle me disait qu'elle voulait que je parte, le simple fait de me voir lui était insuppor table. Je n'étais pas la bonne fille, quelqu'un s'était trompé de numéro, quelqu'un avait commis une erreur en me laissant en vie plutôt qu'elle. Je suis partie, puisque c'était ce qu'elle voulait. J'avais dix-huit ans. J'ai arrêté mes études, je n'avais pas un sou en poche. »

« Ce n'était pas la même époque ni le même décor, les conflits étaient moins meurtriers pour les soldats. Mais, quelle que soit la technologie utilisée, l'homme trouvera toujours un moyen inédit de blesser, de trancher, d'amputer ses frères à n'en plus finir, c'est dans sa nature. La guerre reste la guerre. Elle terrifie et galvanise en même temps. Elle banalise le fait que vous puissiez tuer d'autres êtres humains, juste parce qu'on vous a dit que vous aviez une bonne raison de le faire, que vous étiez le tenant du bien contre le mal. Il y a toujours une bonne raison pour justifier que nos enfants se fassent sauter sur des mines, pour qu'ils reviennent écharpés, silencieux comme des ombres, incapables de mettre des mots sur ce qu'ils ont vu. »

« La guerre nous avait pris notre fils et elle ne nous avait restitué guerre que le négatif de la photo, juste une ombre blanche sur un fond désespérément sombre. »

« Avant les enfants, vous croyez que votre vie est pleine et palpitante, que les événements insignifiants qui la rythment suffiront à vous rendre heureux. Après, vous mesurez ce que sera le vide quand ils seront partis, quand il n'y aura plus rien qui vaille tout à fait la peine d'être vécu, rien qui vaille plus que le bonheur de les avoir vus grandir, changer de statut, d'enfants hésitants à jeunes adultes qui contestent la moindre de vos décisions. »

« Je voulais lui montrer qu'un vide, même vertigineux, pouvait être comblé par la chaleur humaine, rempli petit à petit, comme un verre gradué, millilitre par millilitre. »

« Les disparus occupent parfois plus de place que les vivants. »

Quatrième de couverture

Le blizzard fait rage en Alaska.

Au cœur de la tempête, un jeune garçon disparaît. Il n'aura fallu que quelques secondes, le temps de refaire ses lacets, pour que Bess lâche la main de l'enfant et le perde de vue. Elle se lance à sa recherche, suivie de près par les rares habitants de ce bout du monde. Une course effrénée contre la mort s'engage alors, où la destinée de chacun, face aux éléments, se dévoile.

Avec ce huis clos en pleine nature, Marie Vingtras, d'une écriture incisive, s'attache à l'intimité de ses personnages et, tout en finesse, révèle les tourments de leur âme.

Marie Vingtras est née à Rennes en 1972. Blizzard est son premier roman.

Éditions de l'Olivier, août 2021
182 pages
Prix des Libraires 2022

lundi 8 août 2022

Paris-Briançon ★★★★☆ de Philippe Besson

♫ « La nuit je mens
Je prends des trains à travers la plaine
La nuit je mens
Je m'en lave les mains ...» ♫ 

Un train de nuit, une douzaine de passagers, 2 contrôleurs, 2 conducteurs... Des rencontres inévitables, des échanges et autant de prétexte pour aborder plusieurs sujets : la violence conjugale, la monoparentalité, le deuil, la jeunesse et leur avenir dans la société d'aujourd'hui, les différences intergénérationnelles, la maladie, la nostalgie, la dangerosité des réseaux sociaux, la différence... parce que dans un train, on a plus de repères alors on se lâche. C'est Catherine une des voyageuses qui le dit. Elle et son mari viennent de taper le carton avec 2 jeunes de la bande du compartiment d'à côté. Manon, la plus mature du groupe de jeunes et Enzo, le mélenchoniste.
Il règne une bonne ambiance dans ce wagon. Chacun fait connaissance avec son voisin, son partenaire de compartiment. Chacun s'épanche, se raconte. Des rencontres improbables. Touchantes. « [...] tout garder pour soi c'est le meilleur moyen que ça nous dévore. » Ça c'est Manon qui le dit. Quand je vous disais qu'elle était mature. Et pour cause...
Ils ne le savent pas en montant dans ce train, mais ils vont être confrontés à un cas extrême.

Des vies ordinaires, évoquées avec beaucoup de sobriété et qui ont rendez-vous avec la fatalité (ou le hasard). 
Une lecture sensible, fluide, une écriture simple, des émotions, des sensations fortes au rendez-vous. 
J'ai beaucoup aimé cette lecture dont les dernières pages m'ont coupé le souffle.

« La vie c'est si peu de choses, et ça passe si vite. »

« Pourtant, il a connu son heure de gloire. Qui ne se souvient de l'Orient-Express, du Train Bleu, de la Flèche d'or ? Rien que les noms nous transportaient. Même sans les avoir jamais empruntées, on imaginait sans peine des berlines profilées trouant l'obscurité, traversant la vieille Europe, et on avait vu dans les magazines les photos des cabines en bois d'acajou, des banquettes rouge bordel, des serveurs en habit, on pouvait rêver de se réveiller sur la Riviera ou à Venise. »

« La réalité était plus prosaïque ; comme souvent. À côté de ces vaisseaux de luxe, les convois modestes, les omnibus, les tortillards étaient la règle mais qu'importe, on pouvait aussi trouver du plaisir à tanguer sur des rails au beau milieu de la nuit comme on flotte sur une mer sombre, à passer d'un wagon à l'autre en ouvrant des soufflets pour enjamber un attelage mouvant, à slalomer entre des garçons jouant aux cartes assis par terre et des militaires rentrant de garnison encombrés de leur barda, à respirer des effluves de tabac et de sueur, on s'étonnait de faire des haltes dans des gares improbables, plantées au milieu de nulle part, et même les crissements qui sciaient les oreilles participaient au charme.
Et puis le train à grande vitesse est arrivé, c'était au commencement des années 80, il a comblé notre obsession du temps et de la célérité, notre besoin maladif de réduire les distances, il a soudain rendu obsolètes ces transports nocturnes, trop longs, trop lents, il a démodé ces Corail malgré la livrée carmillon ou le bandeau bleu qui tentaient de cacher la misère. Alors, l'argent s'est tari, le renoncement a gagné, les lignes ont presque toutes été supprimées. Pour celles qui ont miraculeusement échappé au grand ménage, les rames ont vieilli, les locomotives diesel se sont épuisées, les perpétuels colmatages sur les voies ou l'abandon des wagons-bars ont découragé même les plus motivés. Tant et si bien qu'on se demande si les cent et quelques qui prennent place à bord ce soir sont de doux rêveurs, d'incurables nostalgiques, ou tout simplement des gens qui n'ont pas eu le choix. »

« Hugo, Dylan et Leïla pourraient se dire : cette société ne nous attend pas, elle ne nous fera pas de cadeaux, l'époque est même hostile, on va galérer à trouver notre place, on ne nous proposera pas de CDI, peut-être même pas de CDD, peut-être même pas de stages. Ils pourraient ajouter : la planète est foutue, les ouragans, les inondations, les incendies se multiplient, la fonte des glaces s'aggrave, la viande est industrielle, les pesticides sont partout, on s'empoisonne chaque jour. Ils pourraient surenchérir : ce monde est fou, les guerres prolifèrent, des dingues dirigent des empires, des terroristes décapitent des innocents à la machette, des dieux méchants gouvernent les esprits. En réalité, ils se disent tout cela, ils y pensent même régulièrement, mais pas ce soir, pas maintenant, pas dans cette nuit printanière, pas dans ce compartiment mouvant. Non, ce soir, ils ont juste envie d'osciller au rythme du train qui les conduit vers des sommets, vers des ailleurs. »

« C'est à ce moment que la porte des toilettes s'ouvre. Leila en sort. Elle a défait ses cheveux, elle est très belle. Catherine et Julia devraient le lui faire remarquer, à elle qui est convaincue qu'elle ne peut pas plaire. Mais vous savez ce que c'est, il faut s'avancer pour pousser la porte que l'autre retient et prendre sa place, il faut s'écarter un peu pour la laisser se faufiler afin qu'elle regagne sa couchette, et on ne dit rien, le compliment ne sera pas formulé, ça lui aurait fait du bien pourtant à Leila, ça l'aurait rassurée, l'occasion sera manquée, la vie quelquefois c'est des occasions manquées. »

« L’homme du train est un inconnu. Il est beaucoup plus facile de se confesser devant une personne qui ne sait rien de vous, qui ne vous jugera pas, qui n’osera pas, qui ne vous délivrera pas de conseils, qui ne s’y sentira pas autorisée, c’est comme parler au vent, ou parler à la mer du haut d’une falaise. »

« L'Intercités n° 5789 traverse le parc du Morvan et personne ou presque ne s'en rend compte. Parce que la nuit recouvre la petite montagne bourguignonne et parce que le sommeil a déjà gagné une grande partie des voyageurs. Ainsi, on ne verra rien de ces formes arrondies semblables à des ventres de femme enceinte, rien des vallées encaissées qu'alimentent d'innombrables cours d'eau, rien des étangs ni des lacs où d'aucuns aiment aller pêcher le dimanche, rien des forêts de résineux où serpentent des sentiers de randonnées, rien des prairies où paissent des vaches, rien de ces haies de bocage qui brisent le vent ou fournissent le bois de chauffage, certains peut-être, envoûtés par l'entêtante oscillation, imagineront des plaines sans se douter qu'enterrées profond, sous ce calme apparent, il demeure des roches volcaniques. »

« Le mensonge, parfois, est moins périlleux que la vérité nue. L'aveuglement, parfois, vaut mieux que la lumière crue. Les regrets sont moins corrosifs que les remords. Les accommodements moins coûteux que les bravades. »

« Mais la nuit, encore elle, fait son office, le lieu, décidément, a son mystère, sa réputation, ses injonctions irrésistibles. »

« L'Intercités nº 5789 poursuit invariablement sa route et passe à proximité de Saint-Donat, que fort peu de gens connaissent, sauf, peut-être, ceux qui s'intéressent à Louis Aragon et Elsa Triolet, lesquels furent cachés au cours de la Seconde Guerre mondiale dans ce haut lieu de la Résistance que les Allemands mitraillèrent pour punir les maquisards. Et sauf Hugo, que cet épisode, raconté en cours d'histoire, avait marqué. Probablement parce que l'amour et le désastre s'y rejoignaient. Il sait également que des amateurs de poésie se rendent en pèlerinage aux côtés de ceux à qui le devoir de mémoire importe en vue de se recueillir devant une maison aux volets bleus. Mais pour l'instant, Hugo pionce. »

« (C'est bien Manon, la même qui relève sa mère chaque fois qu'elle tombe, vaincue par l'alcool, et elle tombe souvent, et depuis longtemps, qui comble ses défaillances ou contre ses violences, ça dépend des soirs, qui tient la maison parce qu'il faut bien que quelqu'un la tienne, Manon qui sait gérer les catastrophes parce qu'elles ne l'effraient pas vraiment et parce qu'elle est capable de recouvrer ses esprits en un claquement de doigts, question de nature et d'habitude.) »

« Soudain, ça y est, on aperçoit l'éclat entêtant de leurs gyrophares dans le matin bleu et froid, on découvre leurs gilets fluorescents, leurs casques rutilants. Leur surgissement, dans la lumière rasante, parmi les débris éparpillés, a quelque chose de cinématographique, notamment parce que tout semble irréel, inconcevable, ça ne peut être qu'un film; un mauvais film. Mais cet irréel s'estompe vite car rien n'est fluide, agile ou simple, au contraire tout n'est qu'agitation, désordre, tout paraît décousu. Le professionnalisme de ces soldats a ses limites, fixées par l'ampleur des désastres et par la géographie. Et par leur propre humanité. Car, bien qu'aguerris, ils embrassent un environnement très dur, percevant des cris de détresse, des pleurs et repérant, au premier coup d'oeil, parce que c'est leur métier d'identifier ce qui exige de la diligence, ce qui induit de la complexité, de nombreux blessés, prisonniers de la bête agonisante. »

« Époque vulgaire, où plus rien n'est privé, où tout est spectacle, et surtout la souffrance, surtout la désolation, où la décence pèse si peu devant la prétendue « priorité à l'information », où le goût de l'immédiateté prive de tout discernement, où les dommages collatéraux constituent un détail dérisoire. »
 
« La vie c'est si peu de choses, et ça passe si vite. »

« « Avant de te rencontrer, j'avais une vie simple », poursuit-il. Ses mots cueillent Alexis à froid. Ils ont la sonorité de l'amertume, du remords.
Mais il veut dire : tranquille au moins en apparence, une vie sage, linéaire, modeste et décente. Alexis, de son côté, la qualifierait de prévisible, contemplative, inoffensive, propre sur elle et duplice. Et cela, Victor l'a bien saisi. »

Quatrième de couverture

Rien ne relie les passagers montés à bord du train de nuit n°5789. À la faveur d'un huis clos imposé, tandis qu'ils sillonnent des territoires endormis, ils sont une dizaine à nouer des liens, laissant l'intimité et la confiance naître, les mots s'échanger, et les secrets aussi. Derrière les apparences se révèlent des êtres vulnérables, victimes de maux ordinaires ou de la violence de l'époque, des voyageurs tentant d'échapper à leur solitude, leur routine ou leurs mensonges. Ils l'ignorent encore, mais à l'aube, certains trouveront la mort.

Ce roman au suspense redoutable nous rappelle que nul ne maîtrise son destin. Par la délicatesse et la justesse de ses observations, Paris-Briançon célèbre le miracle des rencontres fortuites, et la grâce des instants suspendus, où toutes les vérités peuvent enfin se dire.


Depuis 2001, Philippe Besson a publié une vingtaine de romans, dont Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L'Arrière-saison (Grand Prix RTL-Lire). La Maison atlantique,« Arrête avec tes mensonges et Le Dernier Enfant.

Éditions Julliard,  janvier 2022
203 pages

vendredi 5 août 2022

La patience des traces ★★★★☆ de Jeanne Benameur

Il suffit d'un bol qui vous glisse entre les mains. Et l'histoire ancienne resurgit, harponne.
La mémoire qui vous rattrape. La nostalgie.
« Il sait si bien la reconnaître chez chacun de ses patients. On y arrive toujours, au paradis perdu. Combien de pas faut-il et quel épuisement pour enfin comprendre. »
Pour Simon Lhumain, psychanalyste, il est venu le temps de désencombrer sa vie. 
Parce que c'est le moment.
Le temps d'une pause, une coupure.
La vie qui va, une autre qui vient, qui se présente, à saisir...pas une vie nouvelle, comme il le dit lui-même, il trouve ça un peu niais même. À la confluence de ses chemins de vies, il décide d'emprunter celui qui lui permettra de se confronter à son passé. 
Un analyste qui, à son tour, à l'instar de ses patients, va chercher l'écoute au pays du soleil levant. Point de divan. Mais un décor qui amène à la paix. Et un couple bienveillant et adorable.
« Retrouver l'état sauvage d'avant l'alphabet. Ce moment où la pensée sait, d'un savoir archaïque, qu'elle est du corps. Avant tout du corps. Il est en train d'en faire l'expérience. Et il éprouve par son propre corps ce que c'est. Un état précieux. Celui d'avant toute chose désirée. La matrice de tous les désirs, elle est là. »
Jeanne Benameur a l'art de distiller, de captiver, de donner l'envie de découvrir, de comprendre, de dénouer les intrigues subtilement évoquée. J'ai imaginé des réponses, le livre ouvert, le regard ailleurs, perdu, attiré par ces paysages maritimes et artistiques dans lesquels Jeanne Benameur nous convie, nous lecteurs. Du grand art !
Embarquée. Harponnée. 
Une lecture tout en délicatesse, apaisante, lumineuse. 
À savourer.

« Il est libre. Presque. C'est dans le "presque" que tout se joue. Toujours.
Il suffit parfois d'un bol qui échappe. Ça va s'accélérer.
Il regarde ses mains.
Les mots, ça suffit. »

« Tant d'années de sa vie à écouter le mystère de toute vie. À s'en approcher. »

« Tant d'années pour accepter qu'au fond de toute clarté, l'opaque subsiste. C'est le plus difficile. Pour l'analysant comme pour l'analyste.
On lève une à une les choses tues qui bordent chaque enfance, on traverse les secrets inutiles, on peut à nouveau caresser une cicatrice. Et pour autant on n'a rien résolu. On se retrouve toujours devant le même mystère, le même pour tous, on n'y échappe pas.
Son métier, c'est pour ceux qui ne s'en débarrassent pas en invoquant Dieu ou quelque transcendance bien pratique. Il a été ce serviteur discret qui fait approcher l'énigme de vivre, en se sachant mortel, au plus près. Celui à qui on se confie pour accepter de faire le chemin jusqu'à l'inconnu. »

« Un verre sur le port et filer dans l'ile. Un remède éprouvé. Il laisse tout en plan et dégringole les marches. Les années lui ont laissé des jambes rapides. À la porte, il marque un arrêt. Il regarde sa propre plaque.
S'appeler Lhumain quand on est psychanalyste, c'est un comble. Et pourtant, combien de gens ont appuyé sur ce bouton de cuivre, juste sous ce nom gravé.
Il passe légèrement la main dessus, comme pour en balayer une invisible poussière et il se demande quand il va l'enlever. Redevenir simplement Simon Lhumain. Simon Lhumain, c'est tout.
Il marche dans la rue et il ne peut s'empêcher de jeter un œil à son propre reflet dans une vitrine. Ça va se dit-il. Toujours la silhouette bien droite, haute. Les analystes n'échappent pas à la sensation du temps qui passe et se rassurent aussi. Moi c'est avec mon corps de "jeune homme".
On a besoin du reflet de sa jeunesse.
Il s'installe à "sa" terrasse, sur le port, commande son whisky préféré, même si ce n'est pas l'heure. Il laisse son oeil capter ce qu'il voudra, une tasse, une main, les pages ouvertes du journal abandonné sur une autre table. L'oeil dessine. Puis il laisse son regard se perdre dans le paysage des vivants. Sa façon de se préparer pour l'île. »

« Elle lui avait dit il y a longtemps, la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse aux bougainvilliers, Com ment tu veux qu'on fasse maintenant ? Il avait haussé les épaules. Elle avait quitté la chambre où ils avaient parlé. On ne devrait jamais parler dans les chambres. Les chambres, c'est pour les corps nus, les mains pour comprendre. Tout ce qui frémit, tout ce qu'on provoque, qu'on attise, qu'on apaise. Le plaisir brut. La peau sans rien pour faire barrière, ni tissu ni conversation. Les sexes qui, enfin, dans les moments de grâce, font resurgir la parole d'avant tout alphabet, celle qui s'accorde à la quête farouche des corps, aux reins cambrés, aux poitrines palpitantes, au sang battant au rythme des caresses les plus simples, les plus hardies. La seule parole qui vaille. Celle des corps enfin éveillés. Et le chant unique. Il avait connu ça. Oh, avec elle, il avait connu ça. »

« Il la revoit se tourner vers lui avant de franchir le seuil et trébucher, comme une enfant. Elle était là, sa bonté, dans ce corps qui perd l'équilibre, se reprend, puis repart. Il a continué à l'aimer sans le lui dire. Longtemps. Juste pour ça. Parce qu'elle avait trébuché. Cette chute retenue. Il était là, leur amour. Lui l'avait su à ce moment-là mais c'était trop tard. Les mots avaient fait leur sale travail. Ils le savaient tous les deux et ils étaient parvenus au bout. Si jeunes et déjà au bout. »

« À vouloir fuir on est toujours pris. »

« ...être analyste c'est abandonner l'impatience... »

« Il ne sait pas s'il va poursuivre la lecture pendant le vol mais de tenir le livre entre ses mains, déjà, c'est bien. Un peu de calme posé sur ses genoux.
On a les viatiques qu'on peut. Il pense au bol cassé au fond de l'armoire. Il a failli le glisser dans son sac, a renoncé en se traitant d'idiot. Il l'a quand même enveloppé de papier bulle comme s'il allait lui aussi voyager et d'un pull aux manches serrées autour. On prend dans ses bras comme on peut. »

« Il caresse la tasse rouge de la main très doucement. La vie est plus inventive que ce qu'on imagine, pour peu qu'on veuille bien la laisser faire. »

« Toute sa vie passée à écouter les autres. Il n'écoute plus personne. Il y a là une paix profonde et une tristesse. Aussi profonde l'une que l'autre. Il vient de déposer l'habit. Pas défroqué non, parce que sur sa route il n'y a ni dieu ni vœu éternel. Il s'éloigne simplement et il se sent de plus en plus nu. Parfois une question le saisit. Écouter et parler n'est-ce pas ce qui rend humain chaque être ? Est-ce qu'il n'est pas en train de trop s'éloigner ? »

« Le silence de l'écriture ne rompt rien. Il convient. Ce silence-là est le sien. Vraiment. Ce n'est pas le silence de la parole qui se cherche ou qui laisse l'interlocuteur parler. C'est un silence qui écoute aussi bien les morts que les vivants. Plus ample. Un silence qui n'est pas soumis au temps des horloges. Un abîme profond à l'intérieur de soi. Et ici, pour la première fois, il ose s'y laisser glisser. Il découvre. Ce courage-là. Sa pratique de psychanalyste l'a toujours maintenu sur le bord. Très près. Au plus près. Mais sur le bord. Il faut bien que l'un des deux reste sur le bord quand l'autre s'aventure. Lui il a choisi d'être celui à qui on s'arrime pour pouvoir aller au plus profond. Aujourd'hui il se dit que ça lui a bien évité d'y aller. »

« La répétition du mot scande quelque chose. Il pense à Lacan. De la répétition naît la différence.
Il pense à Jésus qui tend l'autre joue. C'est quoi la différence entre la première gifle et la deuxième ? La main du centurion hésite-t-elle parce qu'elle est consciente du geste ? Ou Jésus se débarrasse-t-il de la peur par la répétition annoncée ?
Simon maintenant a fait une page entière de peur. Il se promet qu'il en fera à chaque fois que ce sera nécessaire. Peu importe. Personne n'est là à pour voir ce qu'il fait. C'est secret. Il faut le secret pour accepter de laisser les quatre lettres faire leur travail. Il attend. Se dire et accepter qu'il a peur. Il n'y a pas d'autre moyen pour affronter. Est-ce qu'il a toujours eu peur ? Est-ce qu'il y a toujours eu ça, tapi au fond de lui, à lui interdire de lâcher la barre ? »

« Il sait qu'il n'est pas au bout de sa peine comme on dit, mais ce soir, cette nuit, il désire juste la paix qu'on lui offre ici.
Cette nuit, il dormira sous les étoiles. Il refuse à son esprit d'aller plus loin.
Il aime la voix d'Akiko. Il veut en savoir plus sur l'art de Daisuke. Un jour au XVe siècle, lui raconte Akiko, un samouraï avait envoyé un bol cassé auquel il tenait très fort en Chine pour qu'il soit réparé. Simon sourit. On le lui a renvoyé, couturé de vilaines agrafes. L'objet pouvait servir à nouveau mais il était défiguré. Alors le samouraï demanda à ses plus fins artisans de trouver comment redonner à son bol toute sa beauté. Et l'art du kintsugi est né. Kin c'est l'or et Tsugi la jointure.
Simon se laisse emporter par l'histoire. Daisuke boit lentement l'alcool puis il repose ses deux mains sur ses genoux. Sa présence immobile et silencieuse donne à tout ce qui se passe ici sa densité. Simon s'appuie sur cette présence pour garder son attention rivée au présent. Kin l'or et Tsugi la jointure. Akiko raconte les différentes étapes, toutes aussi minutieuses les unes que les autres. Un processus long, patient. Simon écoute.
Coller les bords séparés.
Retirer ce qui de la colle est en trop.
Poncer.
Puis le trait fin de la laque. Et la poudre d'or.
Entre chaque étape, le patient séchage.
Alors Daisuke prend la parole et Akiko traduit Mon époux dit que c'est votre art à vous aussi. »

« ... toutes ces années lui ont appris que ce qui se passe dans le cœur et la tête de chacun n'appartient qu'à celui dont le souffle anime et ce cœur et cette tête. C'est le cœur de la plante. On n'est maître de rien. On peut juste accepter et mettre tout son art, toute sa vie, à comprendre ce qu'est le fil de l'eau, le sens du bois, le rythme des choses sans nous. Et c'est un travail et c'est une paix e de s'y accorder enfin. La seule vraie liberté. »

Quatrième de couverture

Psychanalyste, Simon a fait profession d'écouter les autres, au risque de faire taire sa propre histoire. À la faveur d'une brèche dans le quotidien - un bol cassé vient le temps du rendez-vous avec lui-même. Il lui faudra quitter sa ville au bord de l'océan et l'ile des émotions intenses de sa jeunesse, s'éloigner du trio tragiquement éclaté qui hante son ciel depuis si long temps. Aussi laisser derrière lui les vies, les dérives intimes si patiemment écoutées dans le secret de son cabinet.

Ce sera un Japon inconnu - un autre rivage. Et sur les iles subtropicales de Yaeyama, avec les très sages et très vifs Monsieur et Madame Itô, la naissance d'une nouvelle géométrie amicale. Une confiance. À l'autre bout du monde et au-delà du langage, Simon en fait l'expérience sensible: la rencontre avec soi passe par la rencontre avec l'autre.

Jeanne Benameur accompagne un envol, observe le patient travail d'un être qui chemine vers sa liberté dans un livre de vie riche et stratifié : roman d'apprentissage, de fougue et de feu; histoire d'amitié et d'amour foudroyés ; entrée dans la complexité du désir ; ode à la nage, à l'eau, aux silences et aux rencontres d'une rare justesse.

Romancière, et poète, Jeanne Benameur est notamment l'auteure, chez Actes Sud, de Profanes (2013, grand prix du Roman RTL/Lire), Otages intimes (2015, prix Version Femina 2015, prix Libraires en Seine 2016), L'Enfant qui (2017) et, plus récemment, Ceux qui partent (2019, prix des Lecteurs de Corse 2020).

Éditions Actes Sud,  janvier 2022
200 pages

mercredi 3 août 2022

Le temps des grêlons ★★★★★ de Olivier Mak‐Bouchard

À hauteur d'enfant, le monde est définitivement moins âpre. Plus doux. Plus clément. Plus léger.

Ce ton naïf dans le contexte de l'histoire que nous conte ce livre et qui n'est pas sans rappeler certaines périodes tragiques de notre histoire, quelle excellente idée. J'adhère complètement. Le registre littéraire est judicieusement choisi. Par le truchement de l'imaginaire, l'auteur nous embarque dans un monde troublant de réalisme. Le parallèle avec notre société qui ne sait que faire de ses "indésirables" est à portée de mots. Des mots qui font échos aux travers de notre société d'hier et d'aujourd'hui qui s' "ismifie" dangereusement (extrémisme, racisme, consumérisme...).

Il est très fort ce livre. 
Parce qu'il n'est absolument pas pesant. 
On sourit beaucoup, on rit même. 
Le "conteur" enfant devenu au fil des pages un adulte-enfant, attaché à sa maman et à sa Floraline est très attachant et ses propos apportent beaucoup de fraîcheur à la lecture. 
Et quelle imagination de l'auteur ! 
Et un travail d'orfèvre certain à souligner. Rien n'a été tracé au hasard. Du prologue aux tout derniers paragraphes, qui viennent même après le "Achever d'imprimer". Des allusions à son précédent et premier roman "Le Dit Mistral" (un bonheur de lecture !) au déroulé des événements. Jusqu'au prénom du narrateur que l'on découvre à la toute fin. L'illumination ! 
Topissime ! 

Une histoire atypique qui vaut vraiment le détour. Et une chronique volontairement dépourvue de tout résumé ou détail du scénario dans l'espoir de vous laisser à vous aussi la surprise de la découverte si vous souhaitez le lire.
 
« .... « C'est là-dedans. Il faut tout lire, tu comprendras. » Il avait raison. J'ai tout lu, et j'ai compris. » (les mots de l'éditeur dans le prologue)


« Le temps et l'espace ne sont que des repères, non des limites insurmontables. » Hugo Pratt

« Avec toutes les photos et les vidéos que les gens mettent sur son ordinateur, il devait forcément avoir compris pourquoi les appareils photo ne marchaient plus. Il n'était plus un enfant mais ça se voyait qu'il n'avait pas voulu grandir trop vite non plus. La voix du journaliste passait sur la sienne et traduisait :
- On s'en est aperçus très vite, les gens nous ont signalé qu'ils avaient des problèmes avec leurs selfies et leurs posts. On a pensé à un hackeur qui nous aurait piratés, qui aurait attaqué nos serveurs, donc on a commencé à chercher du côté du Cloud. C'est là qu'on a observé un premier bug : des flux de données rentrent et sortent toujours dans le Nuage; par contre, de la data reste coincée à l'intérieur. On ne comprend pas encore pourquoi, c'est fou, mais c'est comme ça : on dirait que le Nuage fait le difficile, qu'il est plein, qu'il choisit ce qui peut sortir ou pas. Ça fait du sens ou pas plus que ça ?  
L'Homme le Plus Riche du Monde a fait une pause, puis a repris.
- Du coup, on s'est demandé comment le Nuage sélectionnait la data. On a décidé de commencer par le commencement, et de voir ce qui se passait avec un vieil appareil photo mécanique. Eh bien, on a augmenté le temps de pose jusqu'à une éternité, mais ça ne change rien : l'homme ne réfléchit plus la lumière. C'est comme si elle passait à travers nous. Elle est encore réfléchie par votre chien, ou vos géraniums, mais plus par nous. Ne me demandez pas pourquoi c'est arrivé aujourd'hui, ce qui a changé ou qui a pu déclencher tout ça, je n'en ai pas la moindre idée. »

« Les semaines passaient et les Grêlons, ceux d'Arthur Rimbaud comme les autres, non seulement ne faisaient toujours pas de vers, n'ajoutaient aucune rime à leur oeuvre, mais restaient farouchement hébétés, ne disaient rien, ne savaient rien. Les yeux ailleurs ils étaient là sans être là. Ils ne faisaient que nous regarder, fixement. La déception a été grande, la moitié des profs de lettres et d'histoire se sont mis en dépression jusqu'à la fin de l'année. »

« Là, ce que Le Nuage relâche, ce n'est pas des 0 et des 1, du binaire. C'est autre chose, un langage qui n'a ni queue ni tête, de la data d'un nouveau type, qui s'échappe du Nuage au milieu du reste en petits paquets. de micro-averses qui tombent comme ça, alors qu'on n'a rien demandé. Il ne s'agit pas de flux, qui sont vectorisés ; non, Le Nuage nous crache dessus des micro-averses de data sauvage. Un peu comme si Le Nuage était plein à ras bord, qu'il était trop lourd et qu'il n'arrivait plus à se contenir un jour de plus de façon normale. Imaginez des grêlons qui tombent du Nuage : de la date congelé à l'intérieur et maintenant elle est trop lourde pour y rester alors elle chute. »

« - C'est incroyable ce qui se passe, avec les Grêlons, on se croirait dans un film de science-fiction.
-C-c'est clair, quand tu penses à t-tout ce qu'ils avaient i-imaginé à Hollywood, les p-petits hommes verts, les sou-soucoupes volantes, les v-voyages dans le temps, et au final r-rien de tout ça, juste nos p-propres photos qui nous t-tombent dessus.» Jean-Jean bégayait encore plus que d'habitude, à cause de Gwendo sans doute, Il faisait quand même moins le fier, tout gen-gendarme qu'il était.
- Vous avez de la chance. En Angleterre, l'arrivée de la photogwaphie et sa... euh... démocratisation ont pris plus de temps, on a moins de retours pour l'instant. Comment vous appelez ça déjà? Hmm... Ah! Oui, les Éclipses Grêlonnes... C'est toujours plus joli en fwançais qu'en anglais, plus poétique. À Londres, on appelle ça un P.R.E., un Photonics Retro Event. »

« La Photographie accoutuma les yeux à attendre ce qu'ils doivent voir; et elle les instruisit à ne pas voir ce qui n'existe pas, et qu'ils voyaient fort bien avant elles. »

Quatrième de couverture

Du jour au lendemain, partout sur la planète, c’est la stupéfaction : les appareils photographiques ont cessé de fonctionner, ils refusent d’enregistrer la présence des personnes ! C’est à croire que l’univers, saturé de nos présences, a décidé de se révolter contre l’espèce humaine. En Provence, trois enfants doivent grandir avec ce phénomène inexplicable, et voient leur monde basculer dans une direction que personne n’aurait imaginée...
Olivier Mak~Bouchard est l’auteur du Dit du Mistral (Le Tripode, 2020). Avec Le Temps des Grêlons, il nous offre un second roman tout aussi étonnant, une fable envoûtante, douce et âpre, qui questionne une nouvelle fois les menaces qui pèsent sur notre temps.

L'illustration de couverture a été réalisée par Phileas Dog.

Olivier Mak-Bouchard a grandi dans le Luberon. Il vit désormais à San Francisco. Il est l’auteur au Tripode du Dit du Mistral (prix Première Plume, 2020) et du Temps des Grêlons (2022).

Éditions Le Tripode,  mars 2022
352 pages