mercredi 31 août 2022

Le guerrier de porcelaine ★★★★★♥ de Mathias Malzieu

Mainou. 
Louise.
Émile.
Marlène.

Des doux prénoms qui me ramèneront à cette lecture.

Un voyage, (littéralement un voyage coup de coeur pour moi), dans l'enfance de son père. Dans la folie guerrière et meurtrière des hommes. Dans l'exil, la douleur, la souffrance, le deuil. Un voyage à hauteur d'enfant. Accrochant l'espoir. 
Mainou a dû apprendre à repousser la guerre, à ne pas se faire envahir par les souvenirs, pour continuer à ressentir, à vibrer, à vivre.
Les mots sont justes. Les émotions saisissent. 
Humour et Poésie. Pour parler de la vie. De la mort aussi.
C'est beau. Très beau.

Mathias Malzieu, vous êtes un sacré personnage ! Vous même dans l'adversité, vous avez recueilli le témoignage de votre papa menant à ce recueil d'une exquise profondeur, et ce que vous avez fait pour rencontrer votre donneuse est si dingue. Simple, engageant, singulier. Exemplaire.

Merci.
« J'ai la sensation que tout est monté à l'envers depuis que tu es partie, comme si la nuit tu avais travaillé à remettre le monde en place. C'est à moi de le faire maintenant. Je ne sais pas trop comment ça marche, le monde. L'Émile dit que je dois commencer par essayer de faire fonctionner le mien.
- Le seul jouet sur lequel tu peux compter, c'est ton cerveau! Fouille sous la colère ce qu'il reste de joie et rééduque ton rire.
Je vais devoir écrire un mode d'emploi pour mon cerveau, je crois. Sauf que je le reconnais à peine. Plus rien ne fonctionne comme avant. Tout est mélangé, le cœur et les souvenirs. Dès que j'en allume un, ça me réchauffe un instant avant de foutre le feu partout. Toute l'électricité est à refaire. Le cœur fait des faux contacts, je respire n'importe comment. »

« Je voudrais que tu sois là Que tu frappes à la porte Et tu me dirais c'est moi Devine ce que je t'apporte Et tu m'apporterais toi. »
Boris Vian, Berceuse pour les ours qui ne sont pas là,  cité en exergue 

« Papa réajuste mon nœud de cravate. Le meilleur nœud de cravate de l'histoire des nœuds de cravate.
J'arrive plus à respirer ni rien. 
-Et... tu donneras cette boîte à ta grand-mère, dit il en glissant un petit coffre en bois dans ma valise. Elle appartenait à ta mère... qui y tenait beaucoup. Je te la confie. Donne-la-lui dès que tu arrives et surtout, quoi qu'il se passe, ne l'ouvre pas. Tu as bien compris, mon petit ?
Je hoche encore la tête pour imiter le gars qui comprend tout. En vrai, mon cœur est en train de foutre le feu à mon cerveau. »

« Dans le train qui éloigne, le 4 juin 1944

Une voix dit que le train démarre mais c'est Montpellier qui recule. Nous, on ne bouge pas. Les mots ne servent à rien, donc on ne s'en sert pas. On pense.
Papa recouvre mon épaule gauche de sa très grande main. Les voisins endormis ont l'air exactement morts. Tout semble déjà si loin. Nous voyageons avec une boîte, deux valises remplies de fantômes et l'impossibilité de soigner l'angine de questions. Si le pourlinstant dure très longtemps, est-ce que Papa reviendra quand même de temps en temps? Qu'est-ce qu'il y a dans cette boîte? Pourquoi j'ai pas le droit de l'ouvrir ? Et la mort, c'est vraiment pour toujours ? »

« Quelque part dans le Jura, le 4 juin 1944

Nous marchons le long d'un champ de blé qui se fout totalement de cette histoire de guerre. Le vent lui fait des trucs de vent, le soleil des trucs de soleil. Nous marchons longtemps. »

« Je note tout du coup, enfin je note qu'il faut que je note les règles du code, alors que je les sais par cœur.
Je les note quand même, pour faire plaisir.

" Quoi qu'il arrive, ne jamais sortir seul, même la nuit. 
Si jamais quelqu'un entre dans la maison, se cacher dans la cave. 
Si jamais je croise quelqu'un par accident dans la maison, ne surtout pas parler français. "

- Très bien ! dit Louise.
- Il y a un passage secret dans ton cerveau qui mène directement à ton cœur. Pour l'emprunter, il va falloir muscler ton imagination, reprend l'Émile. 
Je note à fond.
- Et les séances de musculation sont les plus amusantes du monde ! 
- Tu crois qu'en écrivant des trucs sur les murs comme un homme préhistorique tu vas l'aider ? Tu ferais mieux de lui montrer le véritable passage secret ! dit la tante Louise. »

« J'ai la sensation que tout est monté à l'envers depuis que tu es partie, comme si la nuit tu avais travaillé à remettre le monde en place. C'est à moi de le faire maintenant. Je ne sais pas trop comment ça marche, le monde. L'Émile dit que je dois commencer par essayer de faire fonctionner le mien.
- Le seul jouet sur lequel tu peux compter, c'est ton cerveau! Fouille sous la colère ce qu'il reste de joie et rééduque ton rire.
Je vais devoir écrire un mode d'emploi pour mon cerveau, je crois. Sauf que je le reconnais à peine. Plus rien ne fonctionne comme avant. Tout est mélangé, le cœur et les souvenirs. Dès que j'en allume un, ça me réchauffe un instant avant de foutre le feu partout. Toute l'électricité est à refaire. Le cœur fait des faux contacts, je respire n'importe comment. »

« Je suis comme un diabétique qui rêve de nager dans un océan de crème chantilly. J'aime tellement la joie que je ne peux m'empêcher d'en fabriquer, même si c'est mauvais pour ma santé. Parce que je finis toujours par me coincer entre la réalité et les souvenirs. Là où les rêveries explosent comme des bulles de savon. Je vais penser à un petit déjeuner normal à Montpellier, sans vol de poussins ni écureuils domestiques. Juste toi et l'odeur du pain grillé. Et là, je suis cuit pour plusieurs heures d'affilée. Je vais rester coincé dans le souvenir. Ça me fera un peu de joie en plus et un chagrin de boule de pétanque dans la gorge. »

« Parfois je n'écris rien. Je dessine des dinosaures et j'invente des constellations. Parfois j'écris tout. Le fond de mon cœur. Tu es toujours morte. Je ne m'y ferai sans doute pas avant que je sois mort à mon tour. En attendant, je crois que je voudrais écrire un livre. C'est doux d'écrire un livre. On peut toujours tout recommencer. Il commencerait comme ça :

" Je m'appelle Mainou, version escamotable de « Germain le petit qui se cache tout le temps par tout ». Je suis un enfant de la balle et des bombes à retardement. Je suis né le 31 décembre 1934 à Bitche, une petite ville de Lorraine que l'Histoire a transformée en toupie. Tantôt française en bord d'Allemagne, tantôt penchée de l'autre côté.
Le jour de mes cinq ans, mon père et ma mère se sont souhaité: « Bonne année à nous trois virgule cinq», et quelques mois plus tard la guerre éclatait comme un pop-corn.
Grand-mère dit que je suis le portrait craché de Charlie Chaplin sans moustache ni chapeau. Disons que je suis habillé comme lui quand il était enfant.
On raconte qu'une sorcière a saupoudré des taches de rousseur sur mon visage et mes bras. « Le sel de l'Enfer ! » dit le prêtre du village. « L'apanage des hommes-crises de nerfs ! » dit l'Émile. Toute la famille est comme ça. Roux, à feu et à sang. Peau blanche translucide et rouge l'été. 
Je suis le plus petit. Le plus colérique. Le plus fragile.
Depuis que ma mère est partie et mon père pas vrai ment revenu, je me sens à la fois plus grand et encore plus petit. J'ai un certain talent pour imiter les animaux plus ou moins sauvages. Je fais très bien le chat, je progresse en grenouille.
Mes yeux sont plus verts qu'une pelouse écossaise. Grand-mère s'applique à me faire une raie de côté nette et précise comme lorsqu'elle coupe une tranche de tomate. J'ai l'impression que c'est toujours dimanche ou que c'est jamais dimanche.
Depuis l'enchaînement des catastrophes, je passe énormément de temps dans ma tête. Tout est fort tout le temps. Il pourrait neiger sous mon crâne que je ne serais même pas étonné. Comme si j'avais vécu trois vies alors que je n'ai que neuf ans et demi. "
Je continue d'avoir envie que tu sois fière de moi. Comme quand je grimpais à la cime d'un arbre. Si j'écrivais notre histoire, je serais fier de penser que tu serais fière de moi.
J'apprends de nouveaux mots et note mes préférés à la fin de mon cahier : Crépuscule, Métamorphose, Pourlinstant, Panache, Cigogneau, Résistance, Écureuil, Bicyclette. »

« Marlene Dietrich bouge dans sa chambre en carton. On voit dépasser ses yeux trop grands pour sa tête. Elle a la manie de claquer du bec quand je me concentre pour t'écrire un truc important. Alors je sursaute comme un con. Je la balancerais bien par la fenêtre, pour voir si elle est une vraie cigogne qui vole et tout. Dire que plus grande, elle est censée porter des bébés dans son bec... si on ne trouve pas de solution pour son haleine, ils vont tous mourir asphyxiés.
Parfois, je me dis qu'elle serait mieux dans un nid avec d'autres cigogneaux à faire des trucs de ciel que dans la chambre d'un orphelin clandestin qui écrit à sa mère morte. D'autres fois, quand elle me réveille au milieu d'un cauchemar, je la sors de la boîte en carton qui lui sert de nid et je la pose sur mon épaule. Alors, le temps d'un instant, je me sens capitaine de quelque chose. »

« [...] mais je t'assure qu'essayer de rire, c'est une bonne technique. Du moins c'est la mienne. Quand les Allemands ont fait une descente dans l'épicerie, j'étais si terrifiée que je me suis mise à écrire la vie que j'aurais eue si ce type avec sa moustache en ticket de métro était resté peintre en bâtiment. Je m'imaginais chanter et danser dans un cabaret. C'est que je ferai si la guerre finit par finir. J'imaginais Adolf Hitler s'il était tombé amoureux d'une Juive. Une pratiquante, beau coup plus juive que moi. Hitler avec une kippa, dansant sur de la musique klezmer bras dessus, bras dessous avec sa fiancée. Hitler dégustant un falafel, ce genre de choses. J'ai entendu l'accent allemand passer entre les lattes du plancher et ma gorge s'est serrée. J'ai pris ma respiration, et j'ai continué à me raconter l'histoire de l'autre Hitler et de l'autre moi. 
- Vous l'écrivez encore?
- La mienne, tous les jours. Hitler, c'est vraiment quand je suis en colère. Mais tant que j'arrive à me moquer de lui et de sa secte, il reste un arpent de liberté caché sous mon crâne qu'il ne pourra jamais atteindre. Ça peut paraître dérisoire, mais ça me réconforte. »

« Je voudrais grandir en accéléré pour que la guerre finisse plus vite et me promener en forêt en plein jour. On ira déterrer la boîte et tu reviendras un tout petit peu. Papa sera rentré, tante Louise pourra soulager son envie d'église, du coup elle y habitera pour toujours. J'aurai le droit de ne pas y aller. J'apprendrai à fabriquer de nouveaux souvenirs, histoire de ne pas me fracasser contre les tiens. Mieux, j'apprendrai à les toucher sans m'électrocuter la tête. Ce sera bien d'accélérer encore. Ça fera comme le vent sur le vélo de l'Émile. Il y aura des cris de match de football, l'odeur du vent de la mer et des nuages collés à l'horizon. Tellement bien collés qu'on pourra nager dans le ciel. Si leur truc de Dieu existe, ce sera la porte d'entrée de l'autre monde. »

« Le pourlinstant s'est tellement étiré que j'ai failli oublier que j'étais dans un placard. Toute cette nuit rien que pour moi et rien d'autre à faire qu'avoir peur... ou rêver. Alors je rêve à fond. Quelque chose s'agrandit entre mon cœur et mon cerveau. C'est peut-être en tra vaux pour toujours, mais ça avance. J'avance.
On y trouve des terrains de football avec de l'herbe assortie aux yeux de Papa. On y trouve des bicyclettes, du printemps, un ballon de volley avec du sable collé dessus, la plage comme avant, des crabes entre les rochers, mon chalutier. La proue, la quille, le bastingage.
Quelque chose s'allège un peu. Le désir de retrouver Montpellier sans toi pique les yeux et le nez, mais par moments, j'arrive à séparer le futur du passé. Ça me fait toujours froid dans le dos d'avoir un peu moins mal. J'avance de deux cases et recule de cinq. Qui perd gagne. Je ressens, je trie, et puis tout s'écroule en un aller-retour de pensées. Mon cœur est un studio de cinéma. Mon cerveau une salle de projection. Je me fais des films sur « l'après-guerre » comme disent les adultes, avec des lacs gelés où patiner les yeux fermés en plein centre de Montpellier. »

« Je l'aime bien le matin, quand elle ne parle pas encore de Dieu et qu'elle se balade en chemise de nuit. L'hippopodame. Je la trouve belle par moments. Gracieuse ou je sais pas quoi. Une danseuse au ralenti gonflée à l'hélium qui nourrit un enfant cigogne. »

« J'ai le cœur gros, j'ai le cœur grand. Même tante Louise y trouve sa place. J'aimerais ne jamais vraiment me réveiller. Vivre avec une transfusion du parfum iodé de Sylvia dans le bras, errer en pyjama au grenier. Juste sentir, renifler, me blottir. Repousser la guerre dans les catacombes des choses à penser. Oublier. M'oublier. Mais t'oublier, je crois que je n'y arriverai jamais. »

« ... Tes mots m'ont fait l'effet d'un aimant. J'ai commencé par la dernière page, celle où tu racontes notre rencontre au grenier.
C'était comme entrer par effraction dans ton coeur, cet autre grenier. Plus grand que la maison-ton-corps. Ce n'est pas un studio de cinéma, ton cœur, c'est une planète. Les volcans poussent et se renversent dans les océans, il neige sur la mer car tu ressens tout, tout et tout le temps. J'ai tout ressenti. Tout et tout le temps. Parfois, tu bougeais dans ton lit. Je me demandais si tu faisais semblant de dormir ou semblant de te réveiller.
Ce que j'ai lu là a relancé les travaux d'agrandisse ment du cœur. Le mien. Je me contentais de ne pas le laisser rapetisser, en l'ouvrant aux amis. Et voilà que là, j'ai tout qui prend vent. J'ai des ailes de géant qui poussent, des fourmis dans les jambes, que dis-je, une fourmilière ivre de danser. Danser! Danser! Danser! J'avais presque oublié à quel point cela pouvait me manquer. J'ai été prise. Surprise par ce cadeau à la dérobée.
Et j'ai une proposition à te faire. Elle ne sera pas malhonnête, tu es beaucoup trop jeune pour ça, mais honnêtement, il se pourrait qu'elle te plaise. Je ne sais pas si je dois dire «merci» ou « désolée», disons les deux. »

« L'Émile repart de plus belle. Il accuse Louise de ne pas avoir lu Nietzsche, pour dire des conneries pareilles. Tu répètes ce que tu entends dire au lieu de réfléchir!
- J'ai pas envie de réfléchir... Alors tu es mûre pour une société fasciste !
Louise s'allonge sur son lit et nous tourne le dos. Son fabuleux popotin en guise de «Bonne nuit, la compagnie ». Considérant que sa tête est malade, l'Émile continue de parler à son cul. Il s'adresse à lui comme s'il allait lui répondre.
Quand on ne réfléchit pas mais qu'on se contente de penser comme son voisin, même s'il n'a pas plus réfléchi et dit des conneries, on perd la « grande santé » ! Tu sais ce que c'est la grande santé ? Le « gai savoir », ça te dit rien? Hé non! Puisque tu n'as jamais ouvert un livre de Nietzsche. Il continue de s'adresser à son cul et j'ai une envie de rire terrible. Grand-mère me voit et je vois qu'elle me voit.
- La grande santé, c'est l'âme Et une âme qui ne se nourrit ni de poésie ni d'imagination, une âme qui ne réfléchit pas, ça pourrit ! »


Quatrième de couverture

Mathias Malzieu entame sa carrière d'homme poétique en 1993 en fondant le groupe de rock Dionysos. Peu enclin à choisir entre sa vocation de chanteur et d'auteur, il développe depuis lors un univers sous forme de livres, de disques et de films. Il connaît un immense succès populaire en 2007 avec La Mécanique du cœur, traduit dans plus de vingt pays et adapté au cinéma; son bouleversant récit autobiographique, Journal d'un vampire en pyjama (2016), a reçu le Prix Essai France Télévisions et le Grand Prix des Lectrices de Elle, et son dernier roman, Une Sirène à Paris (2020), s'est accompagné d'un disque et d'un film éponyme réalisé par Mathias Malzieu avec Nicolas Duvauchelle et Marilyn Lima.

« Mon père voyageait beaucoup et rapportait toujours de très bonnes histoires, qu'il racontait avec implication et malice... Mais sa plus grande histoire commençait par sa traversée de la ligne de démarcation, caché dans une charrette à foin. »

Éditions Albin Michel,  janvier 2022
338 pages

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire